Chapitre III
Le site et les données des sources écrites
p. 21-24
Texte intégral
Le site de Las Sillas
1Situé à près d’une demi-lieue au nord du ḥiṣn de Gabarda dont il est séparé depuis 1983 par une vaste retenue d’eau, connue sous le nom de Embalse del Torrollón, l’établissement occupe le sommet d’une plate-forme rocheuse rectangulaire culminant à 420 m d’altitude au-dessus de la vallée du Flumen (coord. x : 41o36’ ; y : 3o24’). Couvrant une superficie de près d’un hectare (9 250 m2), cette table de grès d’environ cent vingt mètres de long sur une quarantaine de mètres de large est naturellement protégée sur trois de ses côtés par un à-pic de plusieurs mètres et, à l’est, par un large fossé creusé de main d’homme sur une hauteur d’environ quatre mètres. Le site prend ainsi l’allure d’un éperon barré, volontairement séparé du massif de Mogache qui le surplombe du haut de ses 538 m d’altitude.
2Les prospections menées dans les environs ont permis de repérer la présence d’une source où les habitants allaient s’approvisionner en eau : celle-ci se trouvait à une cinquantaine de mètres de l’établissement, sur le versant d’un petit vallon aujourd’hui voué à la culture de l’olivier. L’eau de cette source était recueillie dans une conduite creusée dans des blocs de grès rectangulaires soigneusement joints et supportés par une maçonnerie descendant de la colline voisine. Le site de La Fuente, à quelques centaines de mètres au nord en direction de Fraella, constituait probablement un autre point d’approvisionnement.
3La rareté des précipitations affectant encore aujourd’hui la région explique sans aucun doute la présence de nombreuses citernes tantôt creusées dans la roche, tantôt soigneusement appareillées au moyen de moellons disposés en boutisses et parfaitement joints à l’aide d’un solide mortier. De forme généralement rectangulaire et d’une hauteur pouvant atteindre jusqu’à 2,20 m, ces citernes étaient majoritairement localisées dans la partie nord du site, dans les secteurs les moins élevés, à l’approche du rebord de la plate-forme. Il n’est pas exclu que d’autres cavités plus ou moins circulaires, creusées sur le versant sud de l’établissement, aient également été destinées à conserver les eaux de pluies pour servir d’abreuvoir à des animaux.
Les données des sources écrites
4Comme dans l’ensemble de la Marche Supérieure d’al-Andalus, les sources arabes ne mentionnent ici que des forteresses ou ḥuṣūn, comme Piracés, Gabarda et Monte Tubo, dont les premières mentions figurent dans la Description de l’Espagne d’Aḥmad al-Rāzī (889-955), puis chez Aḥmad al-‘Uḏrī (1002-1085)1. Le toponyme Marcén apparaît pour sa part à plusieurs reprises dans la documentation latine contemporaine de la reconquête aragonaise. En mai 1093, une donation faite au monastère de Montearagón par le roi Sanche Ramire et son fils Pierre y mentionne d’abord une mosquée : « Concedimus insuper prefate ecclesie Ihesu Nazareni mezquitas de Petrasilice et de Marcen2 ». Marcén apparaît ensuite dans une donation faite en novembre 1102 par le roi Pierre Ier au senior Lope Íñiguez, pour édifier des constructions (bonas casas) à Marcén et mettre en valeur les terres environnantes :
In Dei nomine. Ego Petrus Sanchiz, Dei gratia rex. Placuit michi libenti animo et spontanea voluntate et facio hanc cartam donacionis a te Lope Enneconis, et dono tibi in Marcen locum ubi et facias bonas casas et illa hereditate de Galiet Ibern Zavazala; et concedo tibi quantum et potueritis ibi compare in Marcen et examplare; et quod habeas hoc donativum supra scriptum salvum et liberum et franchum et ingenuum ad tua propia hereditate, tu et filii tui et omnis generacio vel posteritas tua, salva mea fidelitate et de omni mea posteritate, per cuncta secula seculorum. Facta carta era millesima centesima XL. in mense novembri, me Dei gratia regnante in Aragone vel Pampilona et in Superarvi vel Ripacurtia, dompnus Petrus episcopus in Erunia. dompnus Stephanus episcopus in Osca, dompnus Raimundus episcopus in Barbastro, Adefonsus frater meus in Biele, senior Mango Eximenones in Marcen, senior Fortunio Garcez in Novales. Ego Sancius Garcez hanc carta scripsi et hoc signum feci3.
5L’intérêt du document réside dans le fait qu’il précise le nom d’un ancien propriétaire musulman d’un lieu situé à Marcén, Galiet Ibern Zavazala (sans doute Ḫalīd ibn ṣāḥib al-ṣalāt, c’est-à-dire « le fils du responsable de la prière ») et qu’il atteste la présence d’un tenente à Marcén après la reconquête, à savoir le senior Mango Eximenones (Munio Jiménez). La disparition précoce de ce personnage dans les textes et l’absence de toute mention postérieure de tenencia à Marcén laissent supposer qu’il devait s’agir d’une petite fortification dont il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un mur de courtine, à l’est de l’église paroissiale de San Pedro. Marcén apparaît encore en 1103, dans la délimitation d’un territoire castral voisin, avec mention d’un casal et d’un four établi entre Marcén et Gabarda4, puis en 1105, lors de la donation du castrum d’Alcalá del Obispo à la cathédrale de Huesca et à l’évêque Esteban5. D’après les trois documents que l’on vient de citer, il semble donc que l’établissement était désigné avant son contrôle par les chrétiens sous le nom de Marcén (de Marcius ou Martius, le maître d’une probable villa antique jusque-là non repérée), même si nous ignorons le nom sous lequel il était éventuellement désigné en arabe6.
6Bien que plus abondante, la documentation latine des xiie et xiiie siècles ne fournit guère d’informations complémentaires sur le site puisque les textes concernent alors seulement le village chrétien et son castillo. En octobre 1177, un certain Don Astanova vendait sa part du castillo et de la villa de Marcén à l’abbaye de Montearagón et remettait son fils Palacín comme chanoine « per D solidos denariorum iaccensis ». L’année suivante, en 1178, le même Don Astanova vendait à l’abbaye de Montearagón la part de Marcén qu’il avait achetée à Ferrando, fils de Fortun Sanz de Perias, « per DL solidos denariorum moneta iacesa ». En avril 1184, Nicolás de Torres et sa femme échangeaient avec Bérenger, l’abbé de Montearagón, le quart de tout ce qu’ils possédaient à Marcén contre d’autres biens situés à Pueyo de Fañanas. En juillet 1188, Marcén apparaît encore dans la protection octroyée par le pape Clément III à l’abbaye de Montearagón (« ecclesiam de Marcen »)7. Le castrum et la villa de Marcén, associés à une villa nommée Pedrosa, figurent enfin en 1251, à l’occasion d’un échange passé entre le roi Jacques Ier et l’abbaye de Montearagón8.
7Comme on le voit, ces mentions n’apportent aucune nouvelle donnée sur l’ancien habitat musulman, à ceci près qu’elles ne signalent pas la présence de moros demeurés là après la reconquête, à la différence de nombreux autres établissements de la vallée du Flumen. Elles montrent surtout que l’appellation de Las Sillas (« les chaises »), sous laquelle on désigne les lieux, est d’origine récente. Dans la réalité, il est probable qu’il s’agisse d’une mauvaise transcription et que le vrai nom du site soit Las Cías, en référence aux nombreuses cavités creusées dans la roche que l’on y trouve, et que l’on peut encore observer dans plusieurs villages des alentours, sous la forme de silos à grains ou de lieux de stockage permettant de conserver au frais des aliments ou des produits liquides9.
Notes de bas de page
1 Lévi-Provençal, 1953 ; Al-‘Uḏrī, Kitāb tarsī‘ al-aḫbār.
2 CDCH, doc. no 55 (1093).
3 CDPI, doc. no 116 (1102).
4 CDPI, doc. no 130 (1103) : « In Dei nomine. Ego Petrus Sancii, Dei gratia rex. Placuit mihi libenti animo et spontanea voluntate et facio hanc cartam donacionis ad te Santio Vita Bellito Crispo de Bescasa superior et dono tibi illam turrem de Alcait Almelch qui fuit neptus de Azube, senior de Gabarda, cum omnibus suis terminis et suis pertinentiis quod pertinent ad illam supra scriptam turrem, terminum scriptum et cognitum de illam pinnam qui est subtus Sudeto ad illo camino qui vadit a Saragena, aliam pinnam rotundam extremum salubrarem ex parte Carro freto; aliam bogam ad illum casalem de illo furno inter terminum de Gavarda et de Marcen, iuso in illo plano ad illa lacuna usque ad illa isola inter Mundote et Fundon de illo puialon, per totos tuos ganatos que fiant in tua comenda intrare et exire, ad erbalage et per tuos molendinos facere, et dono tibi istam supra scriptam hereditatem propter servicia quam mihi fecisti, obiuvasti mihi cum CCC inter milites et pedones, cum totas armas ad Alcoraz, allit campal de Aragon et lorunz de Ossale, totos tuos parentes naturales, et concedo et confirmo tibi hoc donativum supra scriptum, ut habeas illum salvum et liberum et francum ad tuam propriam hereditatem per facere tuam totam voluntatem, tu et filii tui et omni generacio vel posteritas tua, per secula cuncta, salva mea fidelitate. Signum regis Petro. Facta carta era T.C.XL.I, in mense augusto, regnante Domino nostro Ihesu Cristo et sub eius imperio ego autem Petrus Sancii Dei gratia regnante me in Aragone et Pampilonia et in Suprarvi et Ripacurcia, domnus Stephanus episcopus in Osca, domnus Poncius episcopus in Barbastro, domnus Petrus episcopus in Erunia, Adefonsus fratrer meus in Biele, comes Sancius in Erro et Tafalla, senior Sancio Arcez in Alcala, abbas Galindus maiordomini rex Petrus num feci. Ego autem Sancius de Iesero scriptor sub iussione domni mei regis hanc cartam scripsi et hoc signum feci. »
5 CDCH, doc. no 94 (1105).
6 Comme on a pu l’observer dans d’autres régions de l’Empire romain (Olesti, 2005), des toponymes se terminant de la sorte traduisent l’existence de fundi appartenant à de puissantes familles. Parmi plusieurs noms de lieux très proches figurent Marzà, dans la province de Gérone (Marciano en 902), Marsan en Gascogne, ainsi qu’un fundus Martianus mentionné dans la documentation du haut Moyen Âge de l’église de Ravenne (Bernhart, 1810, pp. 39 et 49-50).
7 DM, doc. no 89 (1177), 92 (1178), 119 (1184) et 132 (1188).
8 DJIA, doc. no 575 (1251) : « castrum et villam de Marcen et villam de Petrosis. » Plus tardivement, les données fournies par Pascual Madoz au xixe siècle ne fournissent pas non plus d’informations complémentaires en évoquant le village de Marcén à cette époque : « l. con ayunt. En la prov. y dióc. De Huesca (4 ½ leg.), part. jud. De Sariñena (3), aud. Terr. Y c. g. de Zaragoza (10 ½). Sit. Al pie occidental del monte denominado Movache, ventilado por los vientos del N. con clima templado y sano. Consta de 12 casas inferiores, varias calles irregulares y sin empedrar, y en el centro una plaza poco capaz ; igl. parr. (San Pedro Advinculada), unido a la cual se halla el cementerio muy comodo por estar elevado y fuera de la poblacion ; estando aquella servida por un cura párroco, de nombramiento de S. M. ó el diocesano. Confina el Térm. por el N. con monte de Fraella (1/2 hora); E. con monte redondo de Gabarda (1/2) ; S. con el de Poléñino (3/4), y O. con el de Curvez y Grañén (1/2) ; para consumo de agua potable hay una fuente en los confines de Fraella, de que se aprovechan los vec. para beber y dos balsas, una à oriente y otra à occidente del pueblo, que sirven para abrevadero de ganados y otros usos del vecindario. El terreno es montanoso y riscoso por E., y el resto llano aunque barrancosos y roturado ; es de seccano muy aranoso y arido, cultivandose como 100 fan. De tierra de primavera, segunda y tercera calidad. Los caminos son sendas que guian a los pueblos circunvecinos. Prod. : poco trigo, algo mas de centeno, poco ordio y avena, y algun aceite ; cria ganado lanar y poca caza de conejos y liebres. Pobl. : 21 vec. y 130 almas. Riqueza imp. : 27,913 rs. Contr. : 3,742 rs. » (Madoz Ibáñez, 1845-1850, p. 260).
9 Coromines Vigneaux, 1976, vol. 1, p. 785 : il s’agirait d’une variante aragonaise de cilla (« cámara donde se recogían los granos »).
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