Introduction
p. 1-6
Texte intégral
Du ḥiṣn au village
1L’histoire et l’archéologie d’al-Andalus ont connu ces dernières décennies un essor remarquable en Espagne comme au Portugal. Bénéficiant d’une conjoncture matérielle favorable, nombre de chercheurs sont partis à la recherche des traces d’un passé souvent objet de controverses, tant en milieu urbain qu’en zone rurale. Si le nombre de chantiers de fouilles s’avère aujourd’hui plus réduit par suite d’une diminution sensible des financements consacrés à la recherche archéologique, il n’empêche que les résultats obtenus s’avèrent exceptionnels et que la place occupée par le domaine hispanique dans l’archéologie médiévale est devenue incontournable. Il serait trop long de détailler ici les multiples acquis auxquels ces efforts ont abouti depuis l’Andalousie jusqu’aux confins pyrénéens en passant par la région valencienne et l’Estrémadure. S’imprégnant de ce que certains chercheurs anglo-saxons qualifiaient au siècle dernier de new archaeology, les recherches entreprises n’ont pas seulement conduit les archéologues et les historiens du peuplement à étendre leur regard au-delà d’un site en s’intéressant aux paysages, aux parcellaires ou aux modes d’irrigation, elles ont également permis d’affiner la chronologie des établissements et des vestiges matériels, tout en apportant de précieuses informations sur les modes de construction, les cultures, l’alimentation et, dans son ensemble, sur la vie quotidienne des populations d’al-Andalus entre le début du viiie siècle et la fin du xve siècle.
2Sans faire preuve du moindre chauvinisme, il n’est pas inconvenant de souligner l’importance du rôle occupé par la Casa de Velázquez dans ce registre depuis les années 1970. C’est en effet à cette époque que plusieurs historiens médiévistes liés à cette institution ont commencé à compléter les données des sources écrites, qu’elles soient arabes ou latines, par des recherches sur le terrain. Les premiers furent sans conteste Pierre Guichard et André Bazzana. Malgré les réticences des archéologues et des historiens qui mettaient en cause l’existence de vestiges d’époque islamique dans la région valencienne, la collaboration de ces deux chercheurs fut à l’origine d’une longue série d’interventions menées sur des sites tels que Bétera, Uxó et Xivert. Ces enquêtes dépassèrent rapidement le Šarq al-Andalus pour s’étendre à l’Andalousie autour de Murcie, de Grenade et d’Almería sous l’influence de Patrice Cressier, et c’est en 1988, à Madrid, que fut publié l’ouvrage de synthèse qui devait rénover l’histoire du peuplement musulman dans la Péninsule sous le titre Les châteaux ruraux d’al-Andalus. Histoire et archéologie des ḥuṣūn du sud-est de l’Espagne. En accordant une place privilégiée au monde rural et en soulignant l’existence de communautés paysannes autonomes, ces travaux invitaient à réviser le rôle des villes jusque-là considérées comme l’élément dominant de la civilisation arabo-andalouse.
3C’est dans le sillage de ces recherches que fut entreprise, dès l’automne 1985, toute une série d’enquêtes fondées sur le dépouillement des sources textuelles et sur des prospections archéologiques afin de mesurer la densité et les formes du peuplement musulman dans la Marche Supérieure, et en tout premier lieu en Aragon. Jusqu’à cette date, les études consacrées à cette région étaient principalement des ouvrages d’histoire, parmi lesquels ceux de María Jesús Viguera Molíns, d’Afif Turk et d’Eduardo Manzano Moreno1. Sur le plan archéologique, la plupart des publications concernaient des sites urbains et le lieu le plus fréquemment évoqué était le somptueux palais de l’Aljafería de Saragosse. Ce n’est qu’en 1995, sous l’effet des premières recherches en cours, que María Jesús Viguera publia un bel ouvrage de vulgarisation intitulé El Islam en Aragón dans lequel figurait heureusement une première synthèse des données archéologiques consacrées à cette partie d’al-Andalus2.
4Pour rénover ce tableau, un programme de recherches concernant le peuplement musulman dans le haut Aragon vit donc le jour en 1986 avec l’appui de la Diputación General de Aragón et de la direction des Études antiques et médiévales de l’École des hautes études hispaniques et ibériques de la Casa de Velázquez. En quelques mois, cette recherche révéla l’existence d’un nombre considérable d’habitats musulmans, en particulier dans la région de Huesca (Wašqa), le chef-lieu d’un des sept districts de la Marche Supérieure3. Des enquêtes similaires se poursuivirent dans le cadre d’une thèse d’État autour de Barbastro, de Lérida et au nord de Saragosse, attestant, là encore, en particulier dans les vallées du Cinca et de l’Alcanadre, une densité d’établissements musulmans jusque-là insoupçonnée4. Près de trois cents sites d’époque islamique furent ainsi repérés entre l’Aragon et le Segre, et des travaux plus récents, menés par d’autres chercheurs, ont encore accru ce nombre, en particulier dans les environs de Lérida5.
5Résistant à toute typologie, ce peuplement rural se composait de forteresses (ḥuṣūn), d’habitats fortifiés désignés par les mots castrum ou castellum, de sites perchés parfois qualifiés de turris, de nombreuses almunias mentionnées dans les documents latins contemporains de la reconquête, voire d’abris souterrains connus en arabe sous le nom de al-fuǧǧūǧ dans les environs de Fraga et de Lérida. Si l’enquête révélait ainsi l’existence d’une densité de peuplement tout aussi importante que dans des régions plus méridionales et si la situation de « frontière » ne semblait pas avoir constitué un obstacle à l’islamisation des campagnes, il n’empêche qu’une absence notable se dessinait dans ce tableau, à savoir celle du village, les mots aldea (ḍay‘a) et alquería (qarya) n’apparaissant de surcroît rigoureusement jamais, ni dans les sources arabes ni dans les sources latines. Sans doute la variété et la polysémie des vocables employés pour se référer aux habitats ruraux était-elle sensible, mais tandis que les travaux engagés dans le Levant et l’Andalousie avaient mis en évidence la présence de nombreux villages gravitant autour d’un ḥiṣn, le lieu de résidence des communautés paysannes échappait ici à l’enquête. Plus généralement, alors que des fouilles archéologiques s’étaient développées dans les principales villes de la vallée de l’Èbre, à Balaguer, Calatayud, Daroca, Huesca, Lérida et Saragosse, et que la mise en valeur des vestiges d’époque islamique faisait l’objet d’un effort louable, le monde rural dans son ensemble demeurait dans l’ombre, comme si, au-delà des champs, des jardins et des vergers situés à la périphérie de chaque madīna, les campagnes formaient un monde méconnu alors qu’elles allaient surgir en pleine lumière lors de la repoblación de ces régions.
6Face à cette situation, une attention particulière fut donc portée aux établissements ruraux, non seulement pour apprécier les structures du peuplement, mais aussi pour tenter d’éclairer les activités et la vie quotidienne de ce monde paysan. Dans cette perspective, après avoir choisi comme champ de recherche l’ancien district de Huesca puis, dans un deuxième temps, le territoire relevant du ḥiṣn de Gabarda (‘Abarrada), entre la vallée du Flumen et celle du Guatizalema, toute une série de prospections, de sondages et de fouilles fut réalisée sur des sites tels que Piracés, Gabarda, La Iglesieta et Alberuela de Tubo. L’intérêt se porta finalement sur un établissement découvert à proximité d’un hameau relevant du término municipal de Lalueza, à savoir le site de Las Sillas à Marcén. D’un accès plus aisé que les autres établissements découverts et mentionnés dans la documentation latine de la reconquista, ce site fit donc l’objet de plusieurs interventions à partir de 1993, sous la forme de chantiers annuels d’une quinzaine de jours6. Ce n’est que depuis 2010 que le rythme et la durée de ces interventions se sont accrus, grâce à l’appui logistique de la Comarca de Los Monegros et de l’aide matérielle fournie par la Casa de Velázquez et divers laboratoires de recherche tels que le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM) de l’université de Poitiers, le FRAMESPA (Unité mixte de recherche « France, Amériques, Espagne – Sociétés, pouvoirs, acteurs ») de l’université de Toulouse – Jean Jaurès (UT2) et le Centre Roland Mousnier (CRM) de Sorbonne Université. C’est également à partir de cette date que Sébastien Gasc, Jordi Gibert Rebull et José Miguel Pesqué Lecina vinrent participer aux travaux en tant que codirecteurs.
7La variété de ces appuis institutionnels ne saurait masquer l’ampleur des difficultés que soulevait un tel projet. La première était d’ordre pratique et il n’est pas inutile de rappeler que l’évolution récente du métier d’enseignant-chercheur ne laisse dorénavant que peu de place à de telles opérations dans la mesure où les campagnes de fouilles ne peuvent être menées qu’à l’occasion de vacances universitaires de plus en plus réduites, conditionnant ainsi le rythme des travaux et par conséquent la diffusion des résultats obtenus. Il est clair que la pratique de l’archéologie est devenue plus délicate pour les universitaires et que seuls les chercheurs du CNRS ou les archéologues des administrations régionales et des entreprises privées se trouvent encore en mesure de répondre aux exigences de plus en plus lourdes imposées par la direction d’un chantier. Les contraintes d’une fouille à l’étranger pesèrent également ici de tout leur poids, impliquant une intendance complexe, de multiples voyages et des frais conséquents qui affectèrent les dotations obtenues, même si tous les étudiants français et espagnols qui participèrent aux fouilles tout au long de ces années intervinrent à titre bénévole.
Des sources limitées et déformantes
8Dans un registre différent, privilégier un habitat rural répondant davantage à l’idée de « village » qu’à celle de « château » soulevait aussi un autre problème majeur, même si les recherches concernant l’habitat rural dans le monde méditerranéen se sont multipliées depuis peu. Délaissant en effet la piste habituellement suivie par nombre d’archéologues — sans doute parce que les sites fortifiés constituent les vestiges les plus fréquents et les mieux conservés —, il convenait en effet de s’intéresser à des établissements fort mal éclairés par la documentation écrite. Comme plusieurs auteurs tels que Claude Cahen, Pierre Guichard ou Miquel Barceló l’avaient déjà souligné, les chroniqueurs et les géographes arabes étaient des auteurs issus de milieux urbains pour lesquels les campagnes ne comptaient guère7 et si les recueils de consultations juridiques (fatāwá), à l’exemple du Mi‘yār d’al-Wanšarīsī (xve siècle), évoquent parfois les secteurs ruraux, leur apport n’en demeure pas moins limité en ce qui concerne le monde paysan, à plus forte raison pour l’époque omeyyade et celle des taifas8.
9Ces lacunes sont particulièrement sensibles dans la vallée de l’Èbre. Le dépouillement des dictionnaires biographiques de savants et de juristes musulmans de la Marche Supérieure d’al-Andalus, à commencer par ceux d’al-Ḫušānī ou d’Ibn al-Faraḍī pour les périodes antérieures à l’an mil, révèle en effet qu’aucun de ces hommes ne résidait en zone rurale, à l’exception peut-être d’un certain ‘Abd al-‘Azīz b. ‘Umar b. Habnūn qui fut qāḍī de Monzón (ḥiṣn Munt Šūn) dans la seconde moitié du xie siècle et dont on sait qu’il était encore en vie en 463/10709. Il s’agit vraisemblablement de ce musulman nommé Auenhauanon dont les demeures sont mentionnées dans un document latin de la reconquête10. Avant cette date, quelques juristes sont également associés à la localité de Monzón, comme ‘Abd al-Malik b. ‘Ismā‘īl qui y mourut en 437/1045, mais il s’agit là de cas particuliers dans la mesure où ce ḥiṣn de la région de Lérida était déjà une grosse bourgade aux allures de madīna qui fut d’ailleurs qualifiée de civitas peu après la prise de la ville (1089).
10En dehors du chroniqueur andalou Aḥmad al-‘Uḏrī (1002-1085) qui évoque des moulins dans le ḥiṣn de Bolea et des terroirs irrigués entre Saragosse et Zuera, d’al-Ḥimyarī (xve siècle) qui mentionne 3 000 qurá dans les environs de Fraga où se tenait la ḫuṭba et d’al-Qazwīnī (xiiie siècle) qui signale tardivement la présence d’habitats souterrains (sarādīb) près de Lleida et de Fraga où les paysans venaient se réfugier en cas de menace, les auteurs arabes se bornent à célébrer, en des termes souvent analogues, la fertilité des sols et la richesse des productions agricoles aux abords des cités, sans jamais étendre plus loin leur regard. Phénomène aggravant, les sources arabes relatives à ces régions signalent seulement la présence de forteresses (ḥuṣūn) dans lesquelles se regroupaient des populations rurales : ainsi, au sud de Huesca, Piracés (ḥiṣn Bītrah Šilǧ), est simplement décrit comme un ḥiṣn très peuplé (āhilun) dans lequel se trouvait une Grande mosquée (masǧid al-ǧāmi‘a).
11À ce déficit documentaire vient s’ajouter l’aspect déformant de la documentation latine contemporaine de la reconquista et de la repoblación. Rédigés par des scribes qui ignoraient tout de la civilisation du vaincu, les actes de donation ou les contrats de vente conservés n’évoquent les habitats ruraux qu’au travers d’un vocabulaire stéréotypé et totalement étranger aux réalités antérieures. Ils ne font allusion aux anciens habitats musulmans qu’au moyen des mots castrum, castellum, villa, turris et almunia, sans jamais fournir de précision sur la morphologie des établissements et encore moins sur leurs occupants avant l’arrivée des guerriers chrétiens puis des nouveaux populatores. Les actes signalant des hereditates de moros se limitent à citer le nom de l’ancien propriétaire des lieux au moyen de la formule « qui fuit de », suivie du qualificatif moro et, à en croire les documents, ces musulmans formaient des familles réduites, composées d’un couple et de leurs enfants. À titre d’exemple, peu après la prise de Huesca, un acte de 1099 évoque Abdella, filius Abderramen, sa femme Chieli, leurs fils Muça et Maumet, et leurs filles Almuneia et Zezi et, en 1100, un document mentionne également Abnalabar, sa femme Adiri, et leurs enfants Iucef, Alboneia, Fatima et Emali11. Tout au plus les actes conservés permettent-ils d’observer qu’il s’agissait d’hommes libres, ayant le droit de disposer de leurs biens, de les échanger ou de les vendre.
12Au travers de la documentation latine, la paysannerie musulmane apparaît ainsi comme la copie de la société chrétienne, à ceci près que des actes du début du xiie siècle, relatifs à des secteurs plus occidentaux, comme à Cervera, dans la vallée de l’Alhama, évoquent des conseios de moros et des aljamas, qui rappellent les conseils d’anciens ou de šuyūḫ, indices probables d’une forte cohésion communautaire en milieu rural. Au nord de l’Èbre, dans la région de Huesca, de Barbastro, de Monzón, voire de Lérida, ces modes d’organisation n’apparaissent jamais, et si le mot aljama est bien utilisé dans la documentation aragonaise, pour la première fois sous le règne de Sanche Ramire (1063-1094), c’est pour évoquer des paysans chrétiens, à Monclús, sur le versant méridional des Pyrénées12. Il est cependant probable que de telles formes d’organisation existèrent auparavant comme semble en témoigner un document du mois d’octobre 1099 concernant l’ancienne forteresse musulmane de Naval, au nord de Barbastro : l’acte mentionne ainsi des « barones de Naval » qui livrèrent au roi Pierre Ier le castillo musulman et qui, en échange, furent exemptés de « totas parias et totas azofras ». Ils obtinrent même le droit de disposer d’une mosquée à l’intérieur du village.
13En somme, l’image de la paysannerie de la Marche Supérieure que fournissent les sources latines ne correspond guère à celle que reflètent les documents concernant le Levant et l’Andalousie, où l’on repère souvent la trace de formes de peuplement rural fondées sur des structures claniques, tribales ou gentilices. À la veille de la reconquista, sous l’effet de la documentation latine, l’impression dominante est davantage celle de campagnes dominées par la ville, soit par le biais d’un réseau de ḥuṣūn servant de relais au pouvoir, soit par la multiplication de biens ḥabūs (« alhobces ») gérés par des mosquées urbaines, comme celle d’Iben Abtalib à Huesca qui possédait des biens dans plusieurs localités situées au nord de la ville (Banastas, Yéqueda, Chimillas, Nueno et Sabayés), soit encore par la profusion de domaines connus sous le nom d’almunias ou de rahales. Ceux-ci appartenaient à de riches citadins occupant des charges religieuses, juridiques ou militaires comme l’indiquent les noms portés par les almunias de çaalmedina ou d’Yben Alfachi dans la Comarca de La Litera. À lui seul, un document de 1092 en signale plusieurs dizaines autour de Monzón et les noms portés par ces établissements, tels Binaced ou Binéfar, reflètent bien la nature privée de ces domaines : de fait, à la différence des toponymes gentilices de la région de Valence, ils ne sont pas formés du préfixe Beni, transcription de Banū ou de Banī, mais du préfixe Ibn, « fils de », et c’est d’ailleurs sous cette forme qu’ils apparaissent dans les sources latines (Avinaced et Avinefar). Ils ne désignent donc pas des villages (qurá) mais des exploitations privées dont l’étendue pouvait être conséquente : à titre d’exemple, en 1097, peu après la chute de Monzón (1089), un certain Galefon sarracenus vendait une partie de ses biens aux chrétiens, et un immense domaine de plusieurs dizaines de km2 situé au nord de la bourgade porte encore aujourd’hui le nom de Galefon.
14Pour conforter encore cette différence, on ajoutera enfin que l’on ne trouve nulle trace au nord de l’Èbre de ces grands refuges connus sous le nom d’albacares, édifiés par des communautés paysannes, et que le souvenir d’anciens établissements de tribus berbères ne se manifeste qu’aux abords de l’Èbre, comme à Manzil Barbar, près de Saragosse, à Velilla del Ebro ou encore à Mequinenza, le ḥiṣn des Miknāsa13. Il ne semble pas non plus que la présence d’éléments musulmans dans les campagnes ait été plus fréquente, même s’il n’est pas rare de voir figurer dans les documents de la reconquista des biens ayant appartenu à des musulmans portant une nisba telle que al-Murādī, al-Ḥumaydī, ou al-Salūlī. Il s’agissait vraisemblablement de descendants de convertis entrés dans la clientèle de lignages dont ils avaient conservé le nom et non d’Arabes eux-mêmes. Après une forte implantation arabe dans la région après la conquête, et en premier lieu dans les villes, leur nombre déclina au profit des muwallad-s et des auteurs tels que al-‘Uḏrī et al-Ḥimyarī n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer qu’il ne restait plus au xie siècle à Huesca de descendants des Arabes qui s’étaient établis là lors de la conquête. En somme, l’extrême majorité des populations musulmanes résidant dans cette partie de la Marche Supérieure était formée par des muwallad-s, c’est-à-dire des descendants de familles converties à l’islam dont les plus célèbres furent les Banū ‘Amrūs et les Banū al-Ṭawīl.
Des établissements ruraux mal étudiés
15Il n’est pas exclu que les obstacles évoqués précédemment expliquent le petit nombre de travaux relatifs au monde rural et à la paysannerie, comme si ce thème de recherche n’avait guère suscité d’intérêt. De fait, les publications concernant ce domaine s’avèrent en effet fort réduites, en particulier pour les périodes antérieures à l’an mil. Ce sont davantage les communautés mudéjares et les exaricos14 qui ont retenu l’attention des chercheurs, sans doute parce que la documentation des xiie et xiiie siècles se montrait moins indigente à leur égard. À l’exception des travaux réalisés par Felix Montón sur le site de Los Zafranales près de Fraga15 ou d’une récente étude de María Ángeles Magallón consacrée au site musulman du Cerro Calvario en Ribagorce16, les fouilles d’établissements ruraux d’époque islamique sont longtemps restées inexistantes et, en Aragon comme ailleurs, ce sont principalement les villes qui furent l’objet des recherches, à commencer par Huesca, Calatayud, Daroca et surtout Saragosse, la capitale de la Marche Supérieure, récemment éclairée par la publication des fouilles du Paseo de la Independencia17. Le monde rural dans son ensemble n’a guère suscité d’intérêt majeur, à l’exception de petits établissements comme Castelflorite, au sud de Huesca. Ajoutons enfin que dans ces campagnes, ce sont principalement les châteaux, les forteresses et les ḥuṣūn qui attirèrent les chercheurs dans une perspective castellologique, sans doute parce que ces sites fortifiés pouvaient éventuellement faire l’objet d’une mise en valeur à des fins touristiques, à l’exemple du château de Mequinenza, restauré et transformé en « Parador Nacional ».
16En somme, entre l’Antiquité tardive et le temps de la repoblación chrétienne, les archéologues se sont assez peu intéressés aux établissements ruraux et cette lacune concerne également toute la période wisigothique, même si quelques manifestations récentes comme les colloques de la série Villa, la réunion intitulée Primeras jornadas de arqueología medieval en Aragón: balances y novedades, ou encore l’enquête menée par Carlos Laliena et Julián Ortega dans la vallée du Río Martín sont venus éclairer ces Dark Ages. Grâce aux récents colloques d’archéologie médiévale aragonaise organisés à Saragosse et à Teruel, nombre de sites d’époque islamique, comme Alcañiz, Daroca ou Albarracín, sont maintenant mieux connus, même si les travaux les plus récents concernent davantage les établissements islamiques situés au sud de l’Èbre18.
17Loin de prétendre opérer le moindre bouleversement historiographique, les pages qui suivent n’ont d’autre objectif que de fournir à la communauté scientifique les résultats d’une longue enquête, tout en espérant qu’elles susciteront de nouvelles vocations à une époque où l’extension irraisonnée des surfaces vouées à l’agriculture céréalière menace chaque jour davantage le patrimoine archéologique aragonais. À titre d’exemple, le site de La Iglesieta, sur le término municipal de Usón, l’un des plus remarquables établissements islamiques de la région, a minutieusement fait l’objet voici quelques années d’une destruction au moyen d’engins mécaniques afin d’étendre la superficie des terres céréalières. Il ne subsiste plus aujourd’hui de cet habitat qu’un promontoire rocheux où se dresse encore fièrement une fortification en grand appareil à bossages, alors que le vaste habitat rural qui s’était établi en contrebas a complètement disparu.
Notes de bas de page
1 Viguera Molins, 1988 ; Turk, 1978 ; Manzano Moreno, 1991.
2 Viguera Molins, 1995.
3 Sénac, Escó Sampériz, 1991.
4 Sénac, 2000.
5 Id., 2006a (éd.), 2007 (éd.) et 2009b (éd.).
6 Id., 1999, 2005, 2006c, 2008 et 2009a.
7 Comme le relevait Pierre Guichard au sujet des ouvrages géographiques concernant al-Andalus, « c’est une géographie faite par des citadins et pour des citadins, lettrés ou marchands, elle ne nous apporte pratiquement rien sur ces plaines, ces vallées et ces montagnes hâtivement traversées ou entrevues de loin » (Guichard, 1985, p. 129). Ces observations rejoignent l’opinion de Claude Cahen selon lequel « une grande partie de la terre appartient à des gens des villes et que par conséquent la littérature dont nous dépendons est une littérature de citadins, qui méprisent ou oublient le paysan » (Cahen, 1982).
8 Lagardère, 1995.
9 Ibn Baškuwāl, al-Ṣila, vol. 3, p. 970.
10 DSRII, doc. no 43 (1090).
11 Sénac, 2000, p. 268.
12 Ibid., p. 138.
13 Une enquête récente menée sur la présence berbère dans ces régions avant le xie siècle a confirmé ce phénomène. Rappelant la présence de Berbères dans les environs de Saragosse au cours du viiie siècle, l’auteur ne relève qu’une dizaine de juristes d’origine maghrébine dans l’ensemble de la Marche Supérieure avant l’arrivée des Almoravides au début du xiie siècle (Sarr, 2014).
14 « Paysans musulmans demeurés sur place après la conquête chrétienne ».
15 Montón Broto, 1997.
16 Asensio Esteban, Magallón Botaya, López Gracia, 2008.
17 Gutiérrez González, 2006.
18 Ortega Ortega, Escriche Jaime (éd.), 2010.
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