Conclusion générale
p. 489-493
Texte intégral
1Faire l'histoire d'une institution comporte toujours deux dangers. L'excès de narcissisme fausse de nombreuses perspectives. La Casa de Velázquez a été et reste un établissement discret. Sa réputation ne touche que quelques milieux artistiques, universitaires ou diplomatiques. Elle demeure ignorée du grand public, sa « couverture médiatique » ayant même plutôt régressé par rapport à l'avant-guerre. De multiples raisons l'expliquent : la maigreur des moyens d'information au service des responsables, le sentiment diffus que l'on se trouve face à une institution ne désirant pas être trop attractive. « La France tranquille », comme l'écrivait un journaliste de La Croix, en janvier 1987 ?
2Mais l'autre péril serait de banaliser et de dénigrer l'œuvre accomplie, en l'étouffant dans le vaste réseau de la présence culturelle française à l'étranger. Les fondations de l'Institut français d'Espagne et de la Casa sont originales à divers titres. Premières à s'installer au sud des Pyrénées, elles devancent largement les initiatives de pays tiers. Ensuite, elles ont associé, de façon aussi complémentaire que concurrente, des initiatives très diverses : universités de Toulouse et de Bordeaux, d'une part, Académie des beaux-arts et université de Bordeaux, d'autre part. Et l'on sait maintenant combien la cohabitation des responsables madrilènes des deux centres d'enseignement du midi de la France était devenue insupportable au véritable et unique créateur du palais de la Moncloa que fut Pierre Paris. À partir des années vingt, la lutte d'influence et de patronage entre le Quai d'Orsay, le Quai Conti et la Rue de Grenelle fut une longue succession d'escarmouches courtoises, que la Rue de Rivoli modula en fonction de ses possibilités et de ses décisions budgétaires.
3Au moment de conclure, je voudrais non pas résumer les propos antérieurement écrits dans ce travail, mais plutôt présenter au lecteur trois clés pour une même porte. L'essentiel me semble être que ce schéma tridimensionnel pourrait s'appliquer à toute recherche dans le domaine, bien précis, des institutions culturelles à l'étranger.
4Tout d'abord, la clé nationale, qui nous permettrait de comprendre sur quelles « forces profondes » - le terme semble se justifier tout particulièrement ici - les réalisateurs de l'expansion culturelle s'appuyèrent, sur quels modèles plus anciens, ils calquèrent leur démarche. Ainsi, pour l'École des hautes études hispaniques, les autorités universitaires bordelaises avaient en vue le paradigme des institutions similaires d'Athènes et de Rome. L'union forcée avec Toulouse, dans le cadre d'un Institut français, prenait exemple sur un nouveau type d'établissement, à la présence plus pédagogique, que la création de Florence avait illustré, dès 1908. Tous ces mouvements trouvent leurs origines dans la rénovation de l'université, désormais laïque, de la fin du XIXe siècle. L'apparition de l'hispanisme et de l'histoire « scientifiques » fut décisive. Ainsi, collaborations et concurrences franco-françaises expliquent les cheminements tortueux de cette expansion. Il en sera de même lors de la création de la Casa. Mais ces « forces profondes » sont instables par nature. Or, la France du XXe siècle, puissante et faible à la fois, souffrit de telles difficultés politiques et économiques que le support financier fut lent à se mettre en place. L'histoire d'une institution à l'étranger résume, en grande part, le destin de ses créateurs, individualités s'appuyant sur des réalités collectives, voire nationales.
5La seconde clé est, bien évidemment, internationale. Dans un cadre bilatéral et multilatéral, l'Espagne, aux carrefours du passé et de l'avenir, offrait avec profusion aux étrangers les attraits de ses réalités et de son imaginaire. Les possibilités de pénétration culturelle se forgèrent au gré des rapprochements et des besoins mutuels. À diverses reprises, la réciprocité de création fut proposée aux Espagnols. Une réciprocité imparfaite, car elle excluait le domaine des écoles primaires et secondaires. En outre, l'Espagne, puissance culturelle mondiale longtemps inerte, n'avait guère de moyens financiers à consacrer à de telles réalisations qui furent tardives, tel le Collège de la Cité universitaire de Paris, inauguré en 1935. Conscientes de cette faiblesse, les autorités politiques et culturelles espagnoles furent cependant accueillantes aux initiatives françaises. L'appui du roi Alphonse XIII - un Bourbon, comme il se plaisait à le signaler - fut important, sinon décisif. Certes, dans le cadre des relations bilatérales, il espérait, ainsi que ses ministres, obtenir quelque compensation : le Maroc servait volontiers d'exutoire aux revendications ibériques. Le cas est flagrant pour l'EHEH et surtout pour la Casa de Velázquez. À peine achevé, le beau palais de la Moncloa fut détruit par une guerre civile espagnole, puisant ses racines dans des oppositions nationales latentes. Les difficultés d'adaptation furent réelles pour les œuvres françaises d'Espagne. De la monarchie constitutionnelle - et l'intermède Primo de Rivera - jusqu'en 1931, on franchit la République jusqu'en 1939, puis la dictature franquiste, jusqu'en 1975, avant de venir à la monarchie démocratique actuellement en place. Mais les réalités internationales, ou les images que les contemporains en tiraient, se superposèrent en permanence aux relations bilatérales. Le patriotisme exigeait l'action. Dès la fondation de l'École française d'Athènes, au milieu du XIXe siècle, il s'agissait d'occuper le terrain, afin que d'autres puissances n'y installassent leur prépondérance. De là l'importance du concept d'influence française, qui anime, depuis de longues décennies, la diplomatie et de nombreux milieux, dans notre pays.
6Les sphères de cette compétition culturelle internationale furent, avant tout, de vieux pays jugés décadents - l'Espagne, l'Empire ottoman, l'Égypte ou de jeunes nations encore frêles - la Grèce, l'Italie - pays qui ne pouvaient refuser « l'hommage » que venaient leur rendre les grandes nations du nord de l'Europe. Or, la France, baignée par la Méditerranée, considérait cette question de la présence intellectuelle et linguistique comme essentielle à sa sécurité. L'Espagne, volontiers négligée, fut ainsi l'objet d'une attention logiquement intéressée. Que l'Angleterre, devenue partenaire au début du siècle, pût agir assez librement dans ce domaine, ne posait pas problème. Mais que l'Allemagne en fit autant, relevait du péril grave.
7C'est pourquoi la création d'institutions culturelles, pédagogiques ou scientifiques, impliquait une politique d'attraction, qui fut lentement élaborée. L'Allemagne fut donc le prétexte permanent de l'effort patriotique. Plus tard l'Italie fasciste suscita les mêmes appréhensions. Dans la capitale espagnole, le collège et l'Institut français, puis la Casa de Velázquez bénéficièrent ainsi de l'aide permanente de l'ambassade. La contribution de Pierre Paris et de son collègue toulousain, Ernest Mérimée, à l'effort de propagande, en 1914-1918, est significative. Crise allemande de la pensée et de la mentalité françaises. Mais si Pierre Paris luttait durant la Grande Guerre, c'était aussi en l'honneur de ses fils au combat.
8Cet engagement personnel du fondateur me permet d'introduire la troisième clé : le tissu des trajectoires et des ambitions individuelles. En somme, l'histoire d'un homme, l'histoire des hommes et l'histoire d'une communauté humaine.
9Pierre Paris, par ses origines, fut prédisposé aux études les plus brillantes dans une période de profonde mutation politique et intellectuelle. Normalien, puis membre de l'École d'Athènes, il vit les portes de l'université de Bordeaux s'ouvrir à lui. Comme Toulouse, sa vieille rivale, la ville où mourut Goya était l'une des portes principales de la Péninsule ibérique. Il ne s'agit pas, ici, de réécrire l'histoire et de penser ce que serait devenu le jeune archéologue, s'il avait été nommé à Lille ou Rennes. C'était un homme du sud-ouest. Il travailla « au pays ». Mais, excité par la découverte d'un pays mal connu, il porta ses yeux vers l'outre-mont, au-delà des Pyrénées. Il y avait bien fait une croisière de noces, en 1886. Mais, eu égard à la difficile situation des Balkans et de l'empire turc, il lui fallait bien, après avoir soutenu sa thèse, trouver un nouveau champ d'actions. La récupération de la Dame d'Elche, en 1897, fut pour lui, une révélation qu'il avait déjà, néanmoins, pressentie au cours de deux voyages antérieurs : la richesse de la civilisation ibérique antique. Et ainsi, le germe d'une création fut posée en terre d'Espagne. Mais, à Bordeaux, où il était devenu titulaire de la chaire d'histoire de l'art, Pierre Paris dirigeait aussi au début du siècle, l'École municipale des beaux-arts. Cette double fonction, plus tard abandonnée, fut à l'origine de la création hybride qu'il formula, dès décembre 1915, et qui devait se traduire, en mai 1916, par l'appui inconditionnel d'académiciens en voyage.
10De même, Maurice Legendre s'identifia-t-il intensément à l'œuvre de Pierre Paris. Mais profondément marqué par la séparation de l'Église - il n'y en avait qu'une, pour lui - et de l'État, il adhéra spirituellement et politiquement au régime franquiste quand celui-ci triompha. Il fut l'homme du souffle qui ne s'éteint pas. On peut, aujourd'hui, vilipender cette attitude éloignée de toute réserve. L'Histoire n'a que faire de ce genre de critiques. Ce fut un fait : Legendre, par son énergie, sauva la Casa de Velázquez de l'oubli et de la disparition pure et simple. Et l'on pourrait ainsi multiplier les exemples, en retraçant les trajectoires des responsables de la maison madrilène, qui dut un moment s'exiler au-delà du détroit de Gibraltar.
11Mais une autre personnalité ne doit pas être oubliée. C'est évidemment Charles-Marie Widor. Non pas tant qu'il fût porté vers les « choses d'Espagne », mais il comprit rapidement quelle merveilleuse opportunité, pour l'Académie des beaux-arts, pourrait représenter le projet d'une Villa Velázquez, qui serait le contrefort de la Villa Médicis. De plus en plus contestée au fil du siècle, la Compagnie du quai Conti, bénéficiaire, en 1920, de la loi espagnole de concession, vit, là, une parade à l'idée que l'on se faisait de sa décadence ou de son inutilité. Ainsi, le compositeur, secrétaire perpétuel depuis 1914, se transforma-t-il en « frère quêteur », selon son propre aveu. Certes, les sommes recueillies auprès d'un mécénat essoufflé, ne furent pas suffisantes, mais à sa mort, en 1937, l'homme n'oublia pas « sa fille » madrilène dans un testament... qui fut oublié.
12L'influence des académiciens et de leurs obligés fut décisive pour expliquer l'architecture du vaste palais construit entre 1922 et 1936. Là encore, les responsables techniques de l'édification étaient tous passés par la Villa Médicis. Fervents admirateurs et reproducteurs de l'Antiquité gréco-romaine et de la Renaissance, ils plaquèrent sur le terrain une réalité ancienne, plus tard copieusement dénoncée. À la différence des autres grandes écoles de recherches à l'étranger, le poids des questions de bâtiments - construction, refuges, destruction, reconstruction - fut accablant, comme nous l'avons vu.
13Ainsi, que d'itinéraires convergents qui donnèrent à l'institution même reconstruite, une allure de palais grandiose que vinrent rehausser des jardins à l'italienne. Et si l'on avait choisi Velázquez, ce n'était évidemment pas pour ses liens fort ténus avec la France, mais pour poser clairement que la peinture d'antan avait de l'allure et du savoir-faire, que n'auraient jamais les modernes non conformistes.
14L'histoire de ces « palais en Espagne » introduit aussi la nécessité de définir le concept de migration culturelle, jusqu'alors ignoré par l'historiographie contemporaine. Au-delà du groupe, quantitativement bien défini, des membres titulaires de l'EHEH et de la Casa, il faut tenter de cerner la réalité de déplacements vers l'étranger, pour des motifs non politiques ou économiques. Tant il est vrai que l'avenir des hommes passe par la découverte des autres hommes, sans esprit de domination politique d'enrichissement ou de survie. Mille possibilités s'offrent aux curieux.
15Ces trois niveaux de réflexion permettent de saisir ainsi la trame complexe de l'histoire d'une institution, c'est-à-dire de sa gestation, de sa création et de son évolution. L'École des hautes études hispaniques, officiellement disparue en 1961, a été récemment ressuscitée, à travers les nouveaux statuts de 1993-Quant à la Casa de Velázquez elle-même, qui ne fêta pas, en novembre 1988, son soixantième anniversaire, elle est encore à la mesure de l'âge d'homme. Sans doute, se transformera-t-elle. Elle est jeune, et pourtant, elle a déjà une histoire...
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