Évolution de l’équipement portuaire des grands ports marchands français à l’époque moderne
Texte intégral
1Le commerce français a connu une belle croissance tout au long de l’époque moderne1. Si la France est un acteur tardif dans la colonisation et la première mondialisation des échanges, il ne faut pas sous-estimer la force de son marché intérieur avec une population qui passe de 20 à 28 millions d’habitants. Sa grande façade maritime et l’importance de son réseau hydrographique confèrent au cabotage un rôle particulièrement important dans le commerce intérieur2. Au xviiie siècle, la croissance en valeur des exportations françaises mesurées en prix constants s’avère légèrement plus importante que celle de l’Angleterre avec un triplement contre une multiplication de 2,53.
2Ce développement commercial soutenu, tiré en avant par le commerce intra-européen, puis le commerce colonial et sa part de redistribution en Europe du Nord, invite à mesurer le degré de transformation des équipements portuaires dans les principales villes maritimes qui en assurent la continuité. Le principal enjeu est de savoir si l’accroissement du volume des échanges maritimes a provoqué un saut technologique et d’en mesurer l’importance ou, à l’inverse, si cela a pu se produire dans l’exploitation maximale d’un système traditionnel. Pour serrer au mieux la réalité, les exemples analysés ont été choisis dans trois niveaux portuaires différents, du supérieur à l’inférieur en passant par le médian.
LE PROBLÈME DE L’ACCESSIBILITÉ PORTUAIRE
L’adaptation à la marée dans les ports de la Manche et de l’océan Atlantique
3Les variations journalières du niveau de la mer liées au phénomène de la marée séparent les ports méditerranéens des ports de la Manche et de l’océan Atlantique. Pour ces derniers, les marins et les marchands sont obligés de prendre en compte les contraintes temporelles d’entrée et de sortie, en intégrant le rythme de succession des marées hautes et basses et les variations de coefficient selon la conjonction des rotations des planètes terre et lune, entre équinoxes et solstices. Tous les ports atlantiques sont touchés, mais l’impact reste variable selon qu’il s’agit de la façade océanique ou du littoral de la Manche qui exacerbe le phénomène par sa géomorphologie de canal étroit entre le continent et les Îles Britanniques ou encore des ports maritimes de fond d’estuaire. Pour ces derniers, l’influence sensible de la marée contribue largement à la perception de leur identité maritime. Dans tous les mémoires et enquêtes du temps cherchant à évaluer la qualité du mouillage et les performances relatives d’accueil du site portuaire, il est vivement tenu compte des marées hautes de nouvelle ou de pleine lune pour tirer vers le haut les potentialités d’accueil, en allégeant même les cargaisons pour parvenir aux meilleurs chiffres. D’où des divergences d’appréciation selon la position de ceux qui renseignent les enquêtes. Ainsi, dans leurs réponses en 1665 à l’enquête diligentée par Colbert, les marchands de Dieppe estiment le meilleur niveau d’eau à 7/8 brasses (11,4 /13 mètres) alors que le lieutenant général de l’amirauté pousse jusqu’à 9/10 brasses (14,5/16,2 mètres)4. À La Rochelle, le port extérieur, entre les vestiges de la digue de Richelieu et les deux tours d’entrée, n’était qu’une vaste étendue de vase traversée par un chenal soigneusement protégé, avec un tirant d’eau de 4,4 mètres en faible marée haute descendant jusqu’à 0,4 mètres en basses mers d’équinoxe. Les navires supérieurs à 200 tonneaux n’entraient dans le bassin de l’intra-muros qu’avec l’aide des fortes marées de nouvelle ou pleine lune5.
4Un mémoire des juges et consuls de Nantes, adressé aux États de Bretagne en décembre 1770, critique ainsi les estimations de Jean-Rodolphe Perronet, premier ingénieur des Ponts-et-Chaussées, livrées dans son rapport de la même année limitant la remontée jusqu’à Nantes aux navires de 150/180 tonneaux, sous réserve d’une facture hollandaise et d’une bonne conjonction de la marée et du vent ou d’une crue. Il convient de noter que la consultation des archives et des enquêtes antérieures (l’intendant Béchameil de Nointel en 1698 ou le subdélégué-maire Gérard Mellier en 1719) donne raison à l’ingénieur6.
5Lorsque la marée basse mène jusqu’à un assèchement total du bassin, les variations régulières entre la flottaison et l’échouement inquiètent les armateurs car cela met à mal la structure même des navires avec de hauts risques de déformation qui accélèrent la rotation des opérations de radoub et augmentent donc le coût d’entretien, sans parler de la moindre résistance aux tempêtes. Ce risque pose surtout le problème de la construction navale et du décalage entre les flottes méditerranéennes et atlantiques. Les premiers chantiers, principalement orientés vers la fourniture de bâtiments adaptés à une mer à très faibles marées, n’avaient pas la même priorité que les seconds qui avaient intégré cette réalité depuis toujours.
6Pour se dégager de cette contrainte nautique, la meilleure solution était l’édification d’un bassin à flot. Le coût financier de l’opération réservait cela à l’État pour sa marine de guerre. Jamais à l’époque moderne les élites marchandes d’un port français ne formèrent le projet d’une telle réalisation car le seul principe retenu était celui du fonctionnement au moindre coût, l’essentiel du capital devant être réservé aux opérations d’armement maritime des commerces intérieur et extérieur. Dans cette perspective, il est nécessaire de distinguer deux types de ports-arsenaux : les grands sites comme Brest et Toulon, à fonction militaire prioritaire ne laissant qu’une place marginale au commerce, et les sites secondaires comme Le Havre ou Dunkerque dans lequel une cohabitation plus équilibrée a fini par s’établir, dans des chronologies très variées. Rochefort est un bel exemple de glissement de la première à la seconde catégorie, devenant au xviiie siècle, surtout jusqu’à la guerre de Sept Ans, le grand fournisseur militaire des colonies7. Lorsque Richelieu et surtout Colbert affirment le rôle militaire du Havre au xviie siècle en dotant cet arsenal d’un bassin à flot, le port est aussi très orienté vers la pêche hauturière, occupant le premier rang dans cet armement maritime pour la pêche à la morue avant de se faire ensuite doubler par Saint-Malo8.
7Saint-Malo bénéficiait depuis des siècles d’un magnifique site d’échouage formé par une baie d’ennoyage d’environ 600 hectares dont la poldérisation progressive laissait quand même 200/300 hectares et 4 kilomètres de grèves au régime des marées qui atteignaient ici les plus fortes amplitudes européennes avec un dénivelé de 32 pieds (près de 10 mètres) en coefficient ordinaire, allant jusqu’à 40/42 pieds (environ 11 mètres) lors des plus grandes marées (voir fig. 1). Les marchands malouins vantaient aisément l’amplitude et la qualité de leur zone d’échouage constituée d’un fond de sable légèrement vaseux nettoyé deux fois par jour par les flux et reflux des marées. Sous la muraille orientale, les navires venaient s’échouer et s’amarrer à des piliers (pots) plantés dans le sable pour charger ou décharger à chaque marée basse et transporter en ville à l’aide de charrettes en passant par la Grande Porte. Lorsque Vauban eut l’idée d’en faire un immense bassin à flot en 1696 grâce à la construction d’une digue-chaussée de 500 mètres de long entre le rocher de Saint-Malo et les hauteurs du faubourg de Saint-Servan sur l’embouchure de la Rance, équipée d’une écluse de 42 pieds de large — projet arrêté au conseil du roi le 22 avril 1697 —, il se heurta à la tenace opposition de l’élite malouine. Relancé par l’ingénieur Garangeau en 1720, le projet trouva du soutien aux États de Bretagne, mais se heurta encore à la même opposition9. Faut-il déplorer le manque de hauteur de vue des Malouins ? Il convient surtout de bien comprendre que leur vision portuaire ne se limitait pas à la zone d’échouage car s’y ajoutaient les rades de la baie extérieure et de l’estuaire de la Rance. Ce fut surtout l’occasion d’exprimer avec fermeté la vocation commerciale du port, repoussant l’hypothèse de sa transformation militaire en annexe du port de Brest10.
Les problèmes de l’envasement du bassin protégé
8L’entretien de la qualité du mouillage était un problème structurel permanent car celle-ci était doublement menacée par les phénomènes géographiques physiques et les conséquences des activités et des comportements humains. Le comblement par effet naturel était dû aux actions des courants marins transportant dans les havres les produits de l’érosion des reliefs avoisinants correspondant au littoral ou à l’encadrement géomorphologique du site portuaire.
9De la Normandie à la Flandre maritime, les zones à falaises et les littoraux dunaires ponctués de marais fournissaient leur lot de galets et de sables que les courants marins, orientés par les vents dominants, faisaient affluer de l’entrée des ports jusqu’à l’intérieur des bassins11. En Méditerranée, la côte languedocienne était réputée hostile à la vie portuaire à cause de sa propension à la construction de cordons littoraux isolant des lagunes. Il fallut attendre la construction du canal du Midi rejoignant la Garonne à Toulouse pour voir la création volontariste du port de Sète. Par contraste, la côte provençale, avec son association de hauteurs calcaires propices aux calanques et de massifs granitiques favorables à une côte découpée en caps et baies, entretenait depuis toujours une riche vie maritime. Cependant, les caractéristiques du climat méditerranéen faisant se succéder une forte sécheresse estivale et de violentes averses automnales favorisaient une intense érosion sur les pentes des collines et des moyennes montagnes pourvu que l’agriculture n’y prenne pas assez garde12. Sur l’ensemble de la façade maritime, pour les ports de fond d’estuaire ou de delta, l’alluvionnement résultait de l’addition du ralentissement du débit par affaiblissement de la pente ou élargissement du lit et des effets des crues ou des prises de glace ou du rôle de contre-courant de la marée remontante.
10L’abaissement des qualités de mouillage était aussi une conséquence des activités industrieuses et des comportements habituels des habitants quant à la production de déchets. La grande question était celle de la maîtrise du délestage. Nombre de navires entraient sans grande cargaison pour en repartir les cales pleines selon le profil commercial du port et le niveau de son insertion dans les grands circuits. Les exigences de navigabilité imposaient le recours au lest, formé le plus souvent de sable ou de pierres, sinon de lourdes pièces de métal. Pour le voyage retour, il fallait regagner du volume pour entreposer les marchandises, donc se débarrasser du lest en tout ou partie. Cette manœuvre était réglementée et organisée dans tous les ports qui affectaient les moyens contre le paiement d’une taxe par l’utilisateur. Les corps de ville passaient généralement un contrat avec un gabarrier pour le transport du lest dans un lieu déterminé, souvent une zone en creux appelant du remblaiement.
11Partout ces dispositifs fonctionnent mal, entretenant des difficultés récurrentes. Avant l’existence de quais, le lest a pu être déposé devant les murailles du front d’eau pour les protéger contre les intempéries qui finissent pourtant par renvoyer une partie des matériaux au fond du bassin. Le corps de ville de La Rochelle se préoccupe du problème au xve siècle en plantant des pieux afin d’en retenir le maximum13. Dans l’enquête de 1665, la copieuse réponse de Dieppe est presque entièrement consacrée à cette question14 (voir fig. 2).
12L’abandon des épaves dans le lit du fleuve ou dans le port est un autre laisser-aller dont se plaint en 1721 le subdélégué-maire de Nantes Mellier au maréchal d’Estrées, commandant en chef en Bretagne15. Dans le port de Saint-Tropez, les carcasses de cinq galères espagnoles coulées par les Anglais en 1742 ne furent retirées qu’à la troisième tentative en 1748, après deux essais infructueux en 1742 et 174516.
Une obligation incessante de recreusement, gérée de manière très irrégulière
13Dans les ports de fond d’estuaire, la solution recherchée est celle de l’augmentation du débit par resserrement du canal d’écoulement suite à la construction de quais à l’intérieur de l’espace urbanisé et par formation d’un chenal grâce à la pose d’épis perpendiculaires à chaque rive dans la partie du fleuve hors espace portuaire. Ce modèle est particulièrement lisible dans la série de travaux conduits par l’ingénieur de la marine Magin pour Nantes, de 1755 à 1768. Dans son état des lieux en 1770, Perronet, premier ingénieur des Ponts-et-Chaussées, approuve le dispositif et propose de le renforcer pour débloquer les trois verrous subsistant à la sortie du port dont deux sont dus selon lui à l’élargissement excessif de la rivière17. Consulté pour améliorer l’accès au port du Havre en 1758, le même Magin suggéra la pose d’épis flottants pour resserrer le flux d’eau en direction du bassin à flot18. Les deux autres grands ports français ne connaissaient pas de telles difficultés sur leur site propre, même si leur accès depuis la mer était lui aussi parsemé d’embûches. Une fois franchis les méandres de la Seine, l’arrivée à Rouen s’opérait sur un vaste plan d’eau de 120 toises en largeur (233 m) offrant une hauteur d’eau de 22 pieds laissant ainsi n’importe quel type de bâtiment toujours à flot19.
14L’obligation de l’entretien d’un chenal d’accès existe tout autant pour les ports littoraux atlantiques, que ce soit pour maintenir une circulation dans les baies envasées comme à La Rochelle ou pour préserver l’entrée des ports des barres de sable ou de galets. En 1452, le corps de ville rochelais confie à l’un de ses membres le soin de planter une rangée de pieux pour empêcher les cailloux d’obstruer l’entrée du port entre les deux tours. Malgré l’effort significatif de 500 livres, il fallut recommencer en 1499 avec 2500 pieux20. Les problèmes posés par la divagation des bancs de sable dans l’embouchure de l’Adour ont préoccupé les responsables du commerce de Bayonne du xvie au xviiie siècle21. Dans la Manche, sur le littoral normand, picard et flamand, ce danger est particulièrement prégnant. Les principaux ports essaient de s’en prémunir en édifiant des digues ou des jetées s’avançant dans la mer. Au Havre, la réponse de 1665 suggère de prolonger en mer de 40 toises (environ 80 m) les deux jetées protectrices en jetant une grande quantité de gros quartiers de pierre22. Dans sa réponse à l’enquête de 1665, le lieutenant général de l’amirauté de Dieppe souligne l’importance de tels équipements23. Dans ce type d’intervention, le chef-d’œuvre indiscutable fut l’aménagement du port de Dunkerque à partir de 1678 pour des raisons essentiellement militaires, avec la construction de deux longues jetées traversant le banc de sable pour porter l’entrée protégée du port en plus haute mer. L’excellence de l’équipement au service d’un arsenal doté d’un bassin à écluse en 1686 fut vite appréciée à sa hauteur de dangerosité par le Royaume-Uni qui exigea son démantèlement à chaque victoire militaire lors des grands conflits maritimes du xviiie siècle, aussi bien dans le traité d’Utrecht en 1713 que dans celui de Paris en 176324.
15La construction d’écluses dans les ports situés en zone de marais fut vite perçue comme une bonne solution pour augmenter la puissance de chasse des petits cours d’eau sur lesquels s’étaient fondés les ports. Dès 1602, La Rochelle améliora ainsi une capacité de nettoyage que le seul courant naturel du canal Maubec qui mettait le bassin fortifié en jonction avec le marais intérieur ne parvenait guère à soutenir25. La réponse havraise de 1665 entend utiliser au bénéfice de l’évacuation des débris les écluses de la digue de la citadelle car la rivière sur laquelle s’est créé le port en 1517 sert aussi à remplir les douves du système de remparts. Le canal de Dunkerque est principalement lié au bon fonctionnement de l’écluse de Bergues reconstruite par les Espagnols en 1634.
16Dans les ports provençaux, la lutte contre l’envasement nécessite une intervention humaine et mécanique faute de rivières ou de marées à utiliser. Un grand port comme Marseille disposait d’une machine formée d’une sorte de noria à godets montée sur un ponton. Toutefois, les campagnes de nettoyage furent très irrégulières car le coût financier était jugé trop lourd à supporter dans une continuité d’efforts. D’où le cri d’alarme poussé en 1665 par Nicolas Arnoul, intendant des galères chargé par Colbert d’y installer un nouvel arsenal. Si l’enlèvement de la vase ne posait pas de problème insurmontable, l’élimination des affleurements de roches dures du côté sud de la calanque du Lacydon était une autre affaire. Après Arnoul (1665-1673), il fallut longtemps se contenter de chenaux de 12 à 15 toises de largeur et de 8/10 pieds de profondeur pour accéder avec des bateaux d’importance sur la rive neuve. La mise au point d’une machine beaucoup plus performante par l’ingénieur Morainville en 1783 permit seule de franchir un seuil technologique et de donner une profondeur d’eau régulière d’environ 20 pieds à tout le bassin, soit environ 24 hectares selon les estimations de l’ingénieur26.
17Dans le petit port de Saint-Tropez, certains travaux se faisaient avec les moyens du bord, fort limités, mais toute opération de dévasement plus significative nécessitait le recours au matériel de ports voisins plus puissants, parfois Antibes mais surtout Toulon. En 1688, il est fait appel à Nicolas Angallier, entrepreneur toulonnais, qui utilise du matériel du port arsenal, un ponton et deux bateaux percés pour transporter la vase selon la technique éprouvée à Marseille. En 1700, une nouvelle opération est confiée à Louis Daniel, de la Seyne-sur-Mer. En 1738, le plan d’intervention ne peut se concrétiser ; il faut attendre 1772 grâce à une machine de Toulon et deux bateaux venus d’Antibes27.
L’AMÉNAGEMENT DE QUAIS
La construction de quais d’accostage
18La construction de quais s’affirme nettement comme la principale amélioration du site portuaire en termes d’implantation d’équipements dans les principales villes de commerce maritime en France à l’époque moderne. Cet effort est presque généralisé, avec toutefois une chronologie très variable. Reste cependant l’illustre exception de Bordeaux, de loin premier port français du xviiie siècle, qui n’a jamais cru nécessaire d’investir dans un tel équipement.
19La situation de La Rochelle au xve siècle peut servir d’exemple pour décrire le meilleur niveau d’équipement à l’aube des temps modernes. Deux grandes zones d’activité se déployaient de chaque côté du bassin intérieur de l’intra-muros : la Grande Rive, côté ville, de la tour de la Chaîne au pont Saint-Sauveur, et la Petite Rive, du pont à la tour Saint-Nicolas. Leurs rives étaient stabilisées par une association de pilotis fichés dans la vase et de palplanches et aménagées de cales en pente douce vers l’eau. L’essentiel de l’armature était en bois de charpente et l’emploi de la pierre demeurait exceptionnel. Une simple planche servait à passer facilement de la rive aux soutes des bateaux. L’effort d’amélioration porta logiquement sur Grande Rive, dédiée totalement au commerce, avec l’adjonction de pierres taillées au-dessus d’une armature de pilotis. La Petite Rive, où se mêlaient le commerce et la construction navale, demeura à l’état naturel de grave pour les besoins de cette dernière activité28. Les quais demeuraient instables et nécessitèrent de nombreuses réparations, notamment sous Colbert (voir fig. 3).
20Depuis la reprise commerciale du second xve siècle, le trafic portuaire nantais, localisé jusqu’ici devant l’enceinte urbaine sur la rive droite du bras nord de la Loire, avait tendance à déborder vers l’aval mettant à profit un vaste espace en avant de la muraille occidentale qui prit le nom de place du Port-au-Vin au xvie siècle, marquant ainsi sa principale activité. Longtemps soumis aux flux et reflux de la Loire sous l’effet de la marée, cet espace de travail connut un premier aménagement dans le premier quart du xvie siècle. Longtemps, le trafic portuaire avait dû se contenter d’équipements en bois très sommaires réutilisant des bordages anciens selon les découvertes archéologiques. Grâce aux droits sur les vins concédés par la duchesse Anne et confirmés par les rois, le conseil des bourgeois put engager des travaux importants. La place profita d’abord du remblai extrait des douves Saint-Nicolas en 1503-1506 à l’occasion de l’amélioration du système défensif. Un premier quai en pierre fut édifié en 1510 avec un appareillage de blocs de granit maçonnés à la chaux29, munis de boucles d’amarrage pour les bateaux, et comblé en arrière de pierres et de sable provenant du surcreusement des douves Saint-Nicolas réalisé conjointement. Ce premier aménagement fut prolongé rapidement vers l’aval en direction de la Fosse à partir de pierres de blocage et de terres de remblai provenant du creusement de la douve sèche de Sauvetout, arrière de la douve humide de Saint-Nicolas30. Les travaux s’achevèrent en 1516 ou 1517. De juin 1524 à janvier 1525, le conseil entreprit le raccordement de ce quai Saint-Julien à la douve Saint-Nicolas afin d’agrandir l’espace de travail. Un mur en pierre fut élevé grâce au recours à « six seilles à puiser l’eau », avec des blocs de granit amené par charrettes depuis Sauvetout et du sable de mortier par voie d’eau.
21Ce premier aménagement ne fut pas à la hauteur du développement du trafic portuaire puisqu’un demi-siècle plus tard, les marchands à la Fosse se plaignirent auprès du corps de ville de sa détérioration. À cette date, l’ancien conseil des bourgeois avait été transformé en véritable municipalité avec un maire et dix échevins. Octroyé par lettres patentes de François II en 1559, mais seulement installé en décembre 1564, l’échevinage favorisa la création d’un consulat du commerce érigé en 1565, ce qui assura une forte solidarité entre les deux institutions. En août 1573, le procès-verbal municipal de visite concluait à la nécessité « de mettre en tablier le quai, de pousser la descente à la rivière le plus loin qu’il serait possible, de manière qu’on put y rouler facilement les vins pour les charger ou les rendre dans les celliers, et d’arrêter le pavé le long de l’eau par de gros grisons ou des poutres31 ». La collaboration étroite entre les deux institutions, où se retrouvaient les mêmes familles de l’élite commerçante, permit une répartition des charges : au consulat, à partir d’une taxation des marchands de la Fosse, les travaux de quai, à la ville le pavement de ce dernier. Les fouilles archéologiques ont confirmé le respect du devis prévu avec le gain d’un large espace de travail32. Cette descente pavée demeura fonctionnelle jusqu’en 1706, dans un état sans doute irrégulier selon les périodes.
22Le développement du trafic portuaire nantais, tiré en avant par le marché castillan et surtout l’armement morutier vers Terre-Neuve, imposa l’adjonction de 327 toises (638 m) au quai de la Fosse en 1622-1624. Malgré le décollage du commerce colonial à partir de Colbert, il fallut attendre les années 1726-1734 pour voir aménager le quai d’Estrées sur la zone marécageuse de l’embouchure de la rivière Chézine. L’espace était suffisamment occupé pour que le duc d’Aiguillon, commandant en chef en Bretagne, lance l’idée d’une nouvelle extension vers l’aval en 1763, de part et d’autre du rocher de l’Hermitage. Ceci ne fut ouvert qu’après 1780, mais terriblement ralenti puis stoppé par l’effondrement du commerce colonial atlantique français sous la Révolution à partir de 1793 et sous l’Empire.
23À Saint-Malo, l’essentiel de l’activité se concentrait sous les murailles de ville malgré l’existence de deux zones d’échouage de part et d’autre du promontoire de Solidor à l’embouchure de la Rance et de trois belles rades en eau profonde un peu plus à l’intérieur. Un premier quai en pierre fut édifié en 1581-1583, perpendiculaire à la muraille, au nord de la grande porte. Il fut complété par un second construit entre 1661 et 1673, dans l’intervalle menant au château. Un troisième élément, dit « quai neuf », parallèle à la muraille, vint compléter l’ensemble en 1683-1685, ce qui ne totalisait toutefois que 250 mètres, laissant une large place à la technique d’échouage sur l’estran et au déchargement à marée basse. Après le rejet du plan Vauban, l’agrandissement de l’ingénieur militaire Garandeau (1708-1725) ajouta 430 mètres de nouveaux quais encore plus solides33. Il faut souligner ici combien ces aménagements correspondent à la phase d’apogée du site malouin. Après son échec dans la captation de la gestion de la compagnie des Indes orientales en 1716 et 1720, sa difficulté à soutenir la concurrence dans le commerce colonial et son repli sur la grande pêche hauturière limitèrent ses ambitions à l’entretien de l’existant.
24Selon les estimations du xviiie siècle, le plan d’eau de Marseille faisait entre 400/450 toises de long pour 130/150 de large. Jusqu’à Colbert, l’élite marchande s’est contentée d’équiper la rive nord, le long de la vieille ville extraordinairement entassée sur sa colline, à la limite de l’asphyxie. Un premier quai édifié en 1511-1512 a été élargi à deux reprises en 1602 et 1631 pour parvenir à 8/9 mètres de profondeur. La mission militaire et urbanistique de Nicolas Arnoul (1665-1673) fut l’occasion d’équiper le fond du port, connu sous le nom de plan Fourmiguier, suite à l’implantation du premier arsenal dans l’angle sud-est. L’aménagement d’un second établissement beaucoup plus imposant le long de la rive sud, son abandon avec le transfert des galères vers Toulon au milieu du xviiie siècle et sa démolition rythmèrent l’aménagement de la rive sud dont le rôle gagna en puissance dans le trafic portuaire34.
25La technique de construction associait un assemblage de pierre de taille monté sur pilotis. Des pieux en bois de pin étaient enfoncés dans la vase jusqu’au refus du mouton. Des armatures les relayaient entre eux et des tirants étaient fixés de manière à les maintenir verticaux. Le sommet était coupé au ras de l’eau pour servir de soubassement au quai en pierre construit par-dessus. Pour gagner de la surface, on ajouta des petits môles au débouché des rues principales de la vieille ville35. Ce quai de Vieille Ville ou du port faisait environ 500 toises (970 m). Le quai de l’est ou de Monsieur fut offert au commerce après la vente du vieil arsenal. Il ajouta 170 mètres, avec ouverture sur la Canebière, élément de jonction avec le Cours, axe central et structurant de la ville neuve. Les quais de la rive neuve, au sud, de l’angle sud-est au fort Saint-Nicolas, ne formaient pas un ensemble homogène, mais plutôt une addition de sections de longueurs et de largeurs différentes. Au total, Marseille disposait de 960 mètres de quais autour de son bassin à la fin du xviiie siècle, auxquels s’ajoutaient ceux du canal de la douane ouvrant sur la rive sud, soit un total de 1383 mètres36 (voir fig. 4).
26La construction de quais en pierre n’est pas réservée aux principaux ports de premier ou second rang. Les avancées de l’aménagement d’un petit port peuvent être suivies avec l’exemple de Saint-Tropez (voir fig. 5). Le procès-verbal de la visite de 1665 mentionne explicitement deux quais37. En 1620-1626 avait été créé un quai extérieur à l’abri de la digue du Portalet. En 1733, le conseil de ville se prononça pour un quai « sur le port, pavé de briques et de pierres », entraînant la destruction de la tour du Pont, près du cloaque, ce qui provoqua un grand mécontentement chez les capitaines et patrons de barques qui utilisaient ce lieu central pour le halage des bateaux et chaloupes, mais aussi des entrepreneurs de construction navale, ce qui poussa la municipalité à réserver le quai Saint-Elme à cette activité en 1752.
27Pendant longtemps, les activités commerciales de Dunkerque ont été reléguées sur la partie orientale du quai placé devant la vieille muraille bourguignonne de la ville. Il faut attendre la relance engendrée par la guerre d’Indépendance américaine pour accélérer une reconstruction des quais qui profite d’abord aux militaires. Le vieux quai réparé en 1728-1729 est mal en point. Sur les 190 toises, 120 sont prêtes à tomber. Sous la direction de l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées Duclos, la réfection avance lentement, ce qui suscite des critiques parmi les négociants, accusés de menées spéculatives par le monde des ingénieurs. En 1789, l’ingénieur Cessart établit le bilan à 400 toises restaurées, permettant d’accueillir 66 navires au plus alors qu’il s’en présente journellement entre 200/300, ce qui exigerait de tripler leur longueur. Pourtant, dans aucune de ses délibérations la Chambre de commerce ne reprend cette vue pessimiste et surtout ce programme d’action38.
28Reste la singularité bordelaise où même le puissant décollage commercial colonial du xviiie siècle qui a porté la ville au premier rang des ports maritimes français n’a pas entraîné de changement dans l’analyse des conditions de travail et du niveau d’équipement nécessaire39. Situé à cent kilomètres de l’océan, dans un fond d’estuaire profond encore large d’une demi-lieue que les voyageurs du temps assimilaient à la mer à cause de l’impact des marées, le port de Bordeaux s’est installé en rivière de Garonne au xive siècle. Suite à son essor dans le commerce international, ses activités portuaires ont logiquement entamé une descente progressive vers l’aval, mettant ici à profit la concavité de la rive gauche qui offrait un excellent mouillage, d’où l’appellation de port de la Lune utilisée par les contemporains à cause de sa grande longueur incurvée rappelant la forme du croissant. Devant la vieille ville en amont du Château-Trompette, la rive découverte à marée basse et la grave insubmersible au pied des remparts avaient le statut de « padouen », c’est-à-dire de terrain communal, tandis que celle des Chartrons, la ville nouvelle en extension en aval du Château-Trompette, était considérée comme terrain privé, relevant des propriétaires de chais édifiés immédiatement en arrière de la bande d’alluvions séparant la Garonne d’un immense palus40.
29Sur la rive de la vieille ville, les jurats décidèrent d’aménager des « quais » de pierre dans la première moitié du xviie siècle, terme utilisé pour désigner des cales inclinées vers la Garonne pour empêcher le dépôt de la vase. En 1618, on commença par l’actif quartier Saint-Michel en prolongeant vers l’aval en 1646 pour la desserte des chais de la Rousselle, cœur du trafic commercial bordelais à cette époque. L’essor impétueux du commerce colonial avec redistribution intense en Europe du Nord n’y changea rien. En 1743, la Chambre de commerce repoussa un projet de quai sur pilotis permettant l’accostage des navires et l’utilisation de grues. Le grand programme d’embellissement du front fluvial avec destruction du rempart et remplacement par une ligne régulière d’immeubles à architecture programmée n’entraîna aucune modification dans le traitement de la rive. En 1789, un mémoire négociant entreprit de défendre l’usage de grues en prétendant ainsi réduire de 12 à 4 jours le déchargement d’un navire de 500 tonneaux. En 1791, le Commerce bloqua un projet de creusement d’un bassin à radoub et armement sur la rive gauche et rejeta le recours à des grues car cela entraînait logiquement l’édification de quais d’accostage. La construction du seul quai au sens plein du terme fut liée à l’aménagement d’une esplanade en avant de la place royale aménagée par Gabriel, premier architecte du roi, dans les années 1730. Il était hors de question de lui donner une fonction commerciale.
30Comment interpréter une telle originalité ? La principale explication semble résider dans une mentalité négociante profondément structurée par la longue domination du commerce du vin dans l’histoire économique de la ville. Les conditions de chargement de ce produit transporté dans des barriques ont fini par imposer l’idée de la supériorité du plan incliné parfaitement adapté à la roulaison des tonneaux transbordés sur des gabarres à l’aide de simples planches. Ce modèle s’est imposé aux autres types d’emballages et de manutentions, puissamment relayé par l’intérêt de n’avoir pas à investir fortement dans la réalisation d’ouvrages coûteux.
Le travail de quai
31Sur les quais, les conditions de travail n’ont quasiment pas changé durant l’époque moderne. Les représentations iconographiques documentées du xviiie siècle, comme les séries des tableaux de Vernet ou des gravures d’Ozanne pour ne citer que les plus célèbres, illustrent des réalités qui sont celles des récits de voyage des xvie et xviie siècles41. L’hégémonie de la force humaine et animale est totale, à peine démultipliée par l’utilisation de rares mécaniques qui font figure d’exceptions. C’est bien l’addition de la force physique de la foule de très nombreux travailleurs qui assure l’essentiel du chargement et du déchargement, à peine amélioré par l’utilisation de quelques moyens de levage souvent limités à l’installation de poulies dans la mâture des bateaux. Les innombrables portefaix ou crocheteurs travaillent avant tout avec leurs épaules et leur dos, grâce à l’aide de matelas de protection accrochés à la tête lorsqu’ils agissent en individuel. Pour les marchandises plus volumineuses et plus lourdes, il faut se mettre à deux en utilisant une barre portée sur les épaules, ce qui permet de soulever peut-être jusqu’à 200 kg, grand maximum. Les instruments complémentaires les plus simples vont des brouettes poussées ou des claies tirées aux brancards portés à deux. Les animaux sont également utilisés au maximum, soit pour des charges de bâts, soit pour tracter divers instruments allant des claies et des traîneaux à toutes les formes de voiture, des chariots et charrettes aux tombereaux.
32Les efforts d’équipement technique sont très limités et fort tardifs. Les cabestans pour tirer les navires sur les cales ou les grèves sont assez connus, mais le port de Fécamp, dont le rôle dans la pêche au hareng est d’importance, ne s’équipe qu’en 174042. Ils servent également pour coucher les navires sur leurs flancs pour les opérations de radoub, sur grève ou sur l’eau, couplés à des pontons spécialisés dans le dernier cas. La chambre de commerce de Dunkerque fait installer deux cabestans en sus des quatre existants en 1735 et fait l’acquisition d’une pingue pour la transformer en ponton en 174843. Les instruments de levage de forte puissance demeurent très rares. La machine à mâter de Marseille, créée par Joachim Gilly, a fait « l’admiration de l’Europe » selon les dires de sa petite-fille en 1833. Il avait obtenu un privilège pour la réalisation d’une machine flottante, mais on préféra l’installer en avril 1765 sur le quai de Rive-Neuve devant l’arsenal désaffecté, sur un môle de 18,5 mètres de long et 9,75 mètres de large, relié au reste du quai par un pont en bois et un pont en pierre. Elle pouvait soulever un bon nombre de bateaux et décharger des blocs de marbre de 20 tonnes. Impressionné, le voyageur Van de Brande s’interroge : « Pourquoi n’aurions-nous pas l’esprit d’en construire une semblable à Bordeaux, où elle ne serait pas moins nécessaire » ? Le célèbre négociant Guillaume Grou, une des plus grosses fortunes nantaises du milieu du xviiie siècle, note dans une lettre du 17 mai 1766 : « Nous n’avons point ici d’ustensiles propres à enlever ces sortes de fardeau44 ».
33Ce besoin semble mieux pris en compte à la fin du xviiie siècle. À Dunkerque, le commissaire général aux transports d’artillerie a exigé l’installation d’une grue à l’occasion de la guerre d’Amérique, ce qui a exigé un investissement de 2 400 livres. Comme elle est réservée aux militaires, l’intendant Esmangard en autorise une seconde destinée au commerce en 1785. Réalisée par l’ingénieur du roi De Laval, elle est en fonctionnement dans l’été 1786. Un procès-verbal de visite du 11 août indique cependant qu’elle est « empêchée de tourner par le trop grand embarras du quai45 ». La chambre de commerce de La Rochelle se préoccupe d’obtenir un tel privilège en 1787.
La gestion des équipements portuaires
L’entretien et l’organisation des quais
34Après avoir édifié un quai encore fallait-il songer à son entretien. Nombreux sont les témoignages sur les dommages liés à un manque de vigilance avec des enfoncements par suite de surcharge en matériels et marchandises, des défectuosités du pavage et même des accumulations d’immondices suite aux mauvaises habitudes des habitants quant aux traitements de leurs déchets. Une correspondance datée du 24 février 1774 et adressée à la Gazette du commerce de Rouen résume bien une situation générale :
Nos quais, trop étroits, se trouvoient souvent embarrassés par la grande quantité de marchandises qu’on y décharge journellement. Embarras fait lenteur, et lenteur fait perte. Ces quais vont être élargis. Celui qui servoit à l’empilage des bois plioit sous le fardeau. On en construira un nouveau pour cet usage à l’entrée de la ville, sur un pré46.
35Grâce aux grands travaux soutenus par l’intendant De Crosne, les voitures de Dieppe et du Havre entraient désormais par les quais au lieu d’emprunter l’ancienne porte Cauchoise. Les réponses de Dieppe à l’enquête de Colbert en 1665 pointent des problèmes de même type.
36Tous les témoignages s’accordent pour insister sur l’encombrement excessif qui gêne les activités portuaires dans les villes maritimes françaises à l’époque moderne. Le phénomène est ancien et ne semble pas s’être amélioré comme si l’augmentation de la longueur de quais n’avait pu au mieux qu’accompagner l’essor général du trafic. Une partie des insuffisances vient de l’héritage ancien avec des quais installés devant le rempart médiéval, ce qui ne laisse le plus souvent qu’une largeur insuffisante. Le quai de Dunkerque devant la vieille muraille bourguignonne ne dépasse pas 6/7 pieds. Les demandes d’arasement de la Chambre de commerce au xviiie siècle se heurtent au refus des militaires jusqu’à la guerre de Sept Ans. Ensuite, un simple mur est monté sur les fondations des anciennes fortifications afin de lutter contre la fraude car la ville haute, jouissant d’une franchise, est considérée comme étrangère du point de vue fiscal47. Le vieux quai nord de Marseille n’a pas dépassé les 8/9 pieds malgré une série d’améliorations. Cette étroitesse le réserve aux portefaix car l’entrée de voitures y est quasiment impossible, à la différence du quai sud plus accessible, surtout lorsqu’on se rapproche du fort Saint-Nicolas. Au xve siècle, l’enceinte urbaine de La Rochelle du côté de Grande Rive avait vite été utilisée comme mur d’appui pour les installations du commerce. Des maisons implantées dans l’intra-muros se prolongeaient de l’autre côté du mur par leurs auvents et leurs chais, tandis que des échoppes et des magasins s’entremêlaient sur le quai. Cette croissance anarchique des infrastructures tendait à dissoudre le rempart dans le foisonnement de baraques à vocation commerciale48.
37Partout la multiplicité des usages, générée par l’attractivité de l’espace portuaire, entretenait une vive concurrence dont rendent compte les séries iconographiques du xviiie siècle. Le quai servait en même temps de lieu de charge et de décharge, de sas transitoire d’entrepôt entre les navires et les magasins ou les hangars, de lieu de circulation des hommes, des animaux et des voitures, d’espace de vente pour des structures légères, d’implantation pour de nombreux chantiers navals, de lieu d’abri pour les embarcations de pêche sans oublier son rôle de promenade pour les badauds de toutes conditions sociales et d’espace privilégié pour les opérations de filouterie. Les tableaux et les gravures insistent à juste titre sur l’amoncellement des barriques, des grandes jarres, des caisses de bois, des ballots de dimensions variables, mais aussi du matériel nautique comme les ancres, les chaînes, les mâtures et les cordages et surtout des dépôts de bois indispensables pour la construction navale. La réparation navale, avec surtout l’obligation du radoub, était un grand consommateur d’espace, même si on essayait de repousser la réfection du calfatage sur le bassin lui-même.
38Trois grands types d’activité entraient en compétition : la pêche, le commerce maritime et la construction ou réparation navale. Dans la plupart des ports, existait un quartier des pêcheurs avec une forte identité spécifique dans l’espace urbain suite au regroupement de la plus grande partie des membres de la communauté. Citons pour exemple les quartiers du Pollet à Dieppe49, du Pérot à La Rochelle, de Saint-Jean à Marseille ou de la Ponche à Saint-Tropez. Les déplacements successifs des chantiers de construction navale sont aussi un bon indicateur de cette tension structurelle avec le commerce, deux activités complémentaires mais rivales dans l’occupation de l’espace. L’évolution portuaire de Nantes illustre ainsi une descente continue vers l’aval, servant de moteur au front pionner de l’étalement de l’espace portuaire50. Centrée sur la haute Fosse, proche la place du Port-au-Vin, la construction navale chercha à s’y maintenir le plus longtemps possible. Une sentence de commissaires royaux du 9 septembre 1688 qui prétendait les délocaliser au-delà « dans un lieu destiné de tout temps immémorial à la construction et au radoub des vaisseaux » ne fut concrétisée qu’en 1738 après l’édification du quai d’Estrées sur l’embouchure marécageuse de la rivière Chézine. Tous les lots du nouvel espace étant occupés en 1763, le duc d’Aiguillon soutint le projet d’une autre avancée sur la zone dite de la Piperie, ce qui ne put commencer à se matérialiser qu’au cours des années 1780 selon le plan de l’architecte-voyer Mathurin Crucy. La Petite Rive de La Rochelle renforça son rôle d’espace prioritaire pour la construction navale. Celle-ci glissa également du fond du port de Marseille vers la Rive Neuve après le départ des galères pour Toulon en 1749. Le consulat de Saint-Tropez choisit de réserver le quai Saint-Elme à la construction navale en 1752 en l’évacuant ainsi de la partie la plus centrale et commerciale du port. La création d’un glacis pour aider au lancement des navires, envisagée en 1755, fut abandonnée suite à l’entrée dans la guerre de Sept Ans. Toutefois, le rythme soutenu du trafic portuaire convainquit en 1773 de l’intérêt du nivellement du quai de l’Annonciade et de la confection d’une cale entre la tour de Saint-Tropez et la chapelle Saint-Elme, avec élargissement en 1782. Le port tendait ainsi à se spécialiser en trois secteurs : la Ponche pour les pêcheurs, le môle du ponant pour la navale, ces deux extrémités encadrant le quai du port ou des fenêtres plutôt affecté aux marchands, aux transporteurs et aux badauds51. À Saint-Malo, la construction navale fut repoussée sur le Sillon, bande dunaire reliant le rocher à la terre ferme, et à Saint-Servan, sur les rives d’échouage de la Rance.
Le financement des travaux
39Le financement des équipements portuaires et de leur entretien relève avant tout des pouvoirs locaux, en priorité de la communauté de ville puisqu’il s’agit d’infrastructures urbaines qui concourent à la prospérité de la ville, mais aussi de la représentation marchande capable d’engager les usagers plus directement concernés par l’utilisation de ces équipements et donc susceptibles d’en tirer un profit particulier. Les corps de ville peuvent utiliser une partie de leurs octrois, soit en puisant dans la recette du bail général, soit en utilisant une fraction d’un bail particulier supplémentaire obtenu par privilège royal. En France, l’autorité marchande a été d’abord confondue avec les consulats, tribunaux de commerce établis plus ou moins rapidement dans les principales villes portuaires après la création du consulat de Paris en 1563. Au xviiie siècle, cette représentation est transférée aux chambres de commerce créées à la suite du conseil du commerce formé en 1700, supprimé en 1715 mais reformé en 1730. Dans cette liste, Louis XIV a inclus les huit ports les plus importants à côté de deux villes manufacturières et de Paris. Dans les villes portuaires, les consulats commerciaux sont plutôt restés sous la tutelle des corps de ville, la fonction étant souvent considérée comme un tremplin vers l’échevinage. Les chambres de commerce ont pu adopter une conduite beaucoup plus indépendante, aboutissant parfois à de fortes tensions, même si certaines familles de l’élite négociante continuaient à siéger dans les deux institutions52. Les négociants du xviiie siècle ont profité de l’affermissement très net de leur position sociale pour prétendre traiter directement avec le secrétariat d’Etat à la Marine et le Contrôle général.
40La prise en compte des questions portuaires pouvait être freinée par les rivalités institutionnelles traditionnelles rythmant l’exercice du pouvoir urbain, avec en premier lieu la compétition entre l’autorité municipale et les officiers royaux, surtout avec le siège d’amirauté. Dans la réponse de Dieppe de 1665, cette tension est palpable. On remarque toutefois que cette tension ne s’exerce que sur le fait de la police, le tribunal de justice maritime n’étant pas une source de financement, ce qui n’empêchait son premier juge de soutenir des propositions pour l’amélioration portuaire comme on le constate à Morlaix dans les décennies 1720-173053.
41Le suivi du financement des aménagements du petit port de Saint-Tropez au xviiie siècle offre une belle illustration des difficultés à rassembler les fonds nécessaires et de l’association indispensable des moyens dans des équilibres variables selon les périodes54. En 1766, le conseil de ville estimait à 150 000 livres la somme consacrée au port depuis 40 ans, doublant même ce chiffre en remontant à 1719. Cette année-là, la ville avait pensé couvrir les 81 138 livres du programme arrêté en sollicitant la province de Provence pour 23 000 livres et l’État monarchique pour 30 000 livres, les 34 138 livres restantes étant à la charge de la communauté. Cet investissement local était alimenté en partie par une taxe traditionnelle levée sur les bateaux tropéziens, fondée comme une aide exceptionnelle en juin 1570 avant d’être régularisée puis reconnue officiellement par un arrêt du parlement en 1674. Les subventions extérieures ne furent pas obtenues. L’obtention d’une aide du Contrôle général de 36 700 livres en 1772 passa pour les trois quarts dans le paiement des arriérés du creusage de 1756.
42Dans les ports de taille supérieure, les investissements requis atteignent des montants très supérieurs. En 1772, le Magistrat dunkerquois envisagea l’édification de deux quais pour un montant total de 535 000 livres et le contrôleur général Caumartin autorisa la levée d’un emprunt de 200 000 livres dont les intérêts seraient payés par la Chambre de commerce. Dans son bilan financier pour les années 1773-1789, cette dernière totalisait 170 598 livres engagées pour le port, principalement sur la période 1782-178955.
L’EXPLOITATION MAXIMALE D’UN SYSTÈME TRADITIONNEL
43Le bilan sur l’aménagement des ports de commerce français à l’époque moderne est celui d’une évolution lente, modérée et irrégulière afin de s’adapter à l’augmentation des tonnages et à la montée en puissance du commerce français, intérieur et extérieur. Il s’agit d’un travail de Sisyphe pour l’enlèvement des pierres, du sable et des vases, doublé d’un effort de construction de cales régularisées et de quais d’accostage, sans mécaniques de levage sauf exceptions. Il existe bien une forte concurrence entre fonction de charge/décharge, d’entrepôt transitoire, de construction navale et de services, favorisant une séparation tardive et progressive entre lieu résidentiel et commercial et lieu de magasinage. On ne constate donc pas de rupture technologique majeure, même dans la partie supérieure du réseau portuaire marchand français. Le port hégémonique est même le port sous-équipé au xviiie siècle.
44C’est le résultat d’une faiblesse de l’investissement financier car l’État privilégie les ports arsenaux, laissant le négoce soutenir ses équipements. La pression tardive des agents de l’État monarchique au xviiie siècle comme les ingénieurs militaires et des ponts et chaussées rencontre la réticence des élites marchandes qui ne veulent pas de charges fiscales fortes. La logique reste celle de l’exploitation maximale d’un modèle traditionnel par absence de révolution technologique majeure. Cela n’empêche pas la forte croissance du commerce français. Le manque d’innovation vient sans doute également de la stabilité relative au sommet de la hiérarchie portuaire française. Les quatre grands ports du xviiie siècle sont anciens et le recul de Rouen n’est que relatif dans la force du complexe formé avec Le Havre. L’élite secondaire est aussi ancienne et l’évolution ne lui est pas favorable, avec un essoufflement au xviiie pour Dieppe, Bayonne et même Saint-Malo. Il n’existe pas d’équivalence avec la percée de Liverpool en Angleterre, dont l’esprit d’initiative et l’intégration à une région motrice dans la Révolution industrielle naissante soutient l’esprit d’entreprise qui invente le système moderne des docks au milieu du xviiie siècle. Rien de tel en France.
Notes de bas de page
1 Cabantous, Lespagnol, Peron (dir.), 2005.
2 Le Bouëdec, 2008b.
3 Butel, 1993, pp. 80-81. Si le commerce extérieur français est globalement supérieur en valeur tout au long du xviiie siècle, il demeure naturellement très inférieur si le calcul est rapporté par tête d’habitant.
4 Flora, inédit.
5 Delafosse (dir.), 1991, pp. 162-184.
6 Michon, 2011, pp. 92-95.
7 Martin, 2015, pp. 401-413.
8 Peter, 1995, pp. 50-93.
9 Nières, 2004, p. 66.
10 Lespagnol, 1997 [1990], pp. 20-36.
11 Cabantous, 1991, pp. 57-67.
12 Buti, 2008.
13 Tranchant, 2003, pp. 140-141.
14 Flora, inédit, pp. 118-135.
15 Michon, 2011, p. 82.
16 Buti, 2010.
17 Michon, 2011, pp. 90-96.
18 Dardel, 1963, p. 241.
19 Id., p. 240.
20 Tranchant, 2003, p. 140.
21 Pontet-Fourmigue, 1990.
22 Flora, inédit, pp. 85-95.
23 Ibid., pp. 136-137.
24 Roux, 1997, pp. 76-81 et 86-90.
25 Delafosse (dir.), 1991, pp. 113-115.
26 Zysberg, 2007, pp. 139-146 et 223-232.
27 Buti, 2010, pp. 68-70.
28 Tranchant, 2003, pp. 134-139.
29 Fehrnbach, 1990, t. CXXVI, pp. 79-90.
30 Travers, Histoire civile, t. II, p. 276.
31 Ibid., p. 524.
32 Fehrnbach, 1990, p. 83.
33 Lespagnol, 1990, pp. 20-31.
34 Zysberg, 2007, pp. 223-228.
35 Rebuffat, 1950, pp. 31-45.
36 Carrière, 1973, pp. 174-184.
37 Buti, 2010, pp. 59-60.
38 Pfister Langanay, 1985, pp. 57-64.
39 Butel, 1974.
40 Id., 1999, pp. 26-28 et 162-163.
41 L’ouvrage d’André Zysberg sur Marseille a le grand mérite d’être richement illustré (Zysberg, 2007).
42 Cabantous, 1991, p. 68
43 Pfister Langanay, 1985, p. 62.
44 Carrière, 1973, p. 173.
45 Pfister Langanay, 1985, p. 72.
46 Dardel, 1963, p. 244.
47 Pfister Langanay, 1985, p. 72.
48 Tranchant, 2003, pp. 135-137.
49 Cabantous, 1995, pp. 95-113 ; Buti, 2010, pp. 63-64.
50 Cailleton, 1999 ; Michon, 2011, p. 85.
51 Buti, 2010, pp. 66-67 et 70-72.
52 Martinetti, 2013.
53 Nières, 2004, pp. 51 et 53.
54 Buti, 2010, pp. 72-76.
55 Pfister Langanay, 1985, pp. 83-86.
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La gobernanza de los puertos atlánticos, siglos xiv-xx
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