Chapitre vi
L’histoire fil d’Ariane dans la création : le Fisal
p. 167-202
Texte intégral
Vers l’Islam
1Le Fisal est une œuvre tardive d’Ibn Hazm1 et l’une des plus impressionnantes par ses dimensions et son projet : un peu plus d’un millier de pages pour résumer les thèses et les divergences de toutes les religions de l’Humanité, de toutes les sectes de l’Islam : une encyclopédie, non pas des connaissances, mais de la connaissance, de ses principes, de ses méthodes, de ses problèmes et de leur résolution. Un livre incontestablement touffu, d’analyse difficile voire incertaine, mais dont l’examen s’impose à qui veut déterminer —et c’est ici mon but— la place de l’Histoire dans cette pensée-charnière à mi-distance entre la disparition du Califat et l’effondrement déjà pressenti des constructions « taifales ». Cette sensibilité historique que le titre arabe ne livre pas, Miguel Asín Palacios l’avait bien perçue en traduisant « Historia crítica de las ideas religiosas »2. Il ne se trompait pas. La preuve en est donnée dès le premier chapitre. Ibn Hazm y définit les principes, les postulats de sa démonstration. Les seules voies d’accès à la vérité, dit-il, ce sont les preuves apodictiques (barāhīn), universellement admises. Elles se limitent à trois : les enseignements des sens, les évidences immédiates de la raison [nous savons « immédiatement » la hiérarchie des grandeurs —la partie est plus petite que le tout—, l’impossibilité matérielle et logique —être assis et debout à la fois— ; nous concevons « immédiatement » le temps, l’espace, la nécessité d’une cause à chaque objet ou à chaque effet ou encore que le vrai s’oppose au faux] ; et enfin, « pour connaître les choses absentes ou cachées », le ou plutôt les témoignages concordants sur les événements auxquels nous n’avons pas assisté ou les objets que nous dérobe leur éloignement :
[…] les morts et les naissances […] les pays éloignés, les faits historiques, les rois d’autrefois, les prophètes et leurs religions, les sages et leurs doctrines, les philosophes et leurs systèmes3.
2Cette troisième preuve est très évidemment historique, au sens qu’Ibn Hazm donne à ce mot : un témoignage corroboré par une communauté d’au moins deux témoins, dont la parole est recueillie directement ou indirectement à travers une chaîne de garants sûrs. On aura bien entendu reconnu dans cette définition l’isnād qui fonde l’information dans la science du hadīth et plus généralement dans la connaissance musulmane4. Retenons, pour la suite, que l’Histoire ne se conçoit pas hors de cette continuité vivante, sans cet échange qui associe autour d’une connaissance commune.
3Mieux encore : à défaut d’une démarche historique —au sens strict que je viens de préciser— on peut reconstruire dans ce premier chapitre, dont l’importance est évidemment capitale, une progression dans le temps : d’abord, quand l’être humain vient au monde
[…] son âme a perdu complètement le souvenir de sa vie antérieure —si on suit la doctrine qui affirme que l’âme existait auparavant avec une vie consciente— ou […] elle est complètement vide de toute idée —si on suit la doctrine qui veut qu’elle vienne pour la première fois à l’existence ». Puis « quand l’âme se fortifie […] ou qu’elle retrouve le souvenir et le discernement […] elle appréhende les perceptions des cinq sens ». Enfin « l’âme de l’enfant possède de plus un sixième sens, qui est la connaissance des vérités intellectuelles d’évidence immédiate […] »5
4Ces certitudes sont acquises, et non innées, même si elles le sont très tôt, dans les premières expériences de la vie6. Et c’est ce même processus temporel qui sert de fil directeur au premier traité : de la Création (chapitres I-VII) à la Prophétie (VIII-XIV) et à l’Islam (XV-XXI), les trois derniers chapitres (XXII-XXIV) reprenant largement ces trois temps. Ce plan implicite rejoint celui, logique, qu’Ibn Hazm expose dès l’introduction. Il s’agit de prouver la vérité de l’Islam en réfutant les opinions adverses, depuis les plus éloignées de ses dogmes (celle des sophistes qui nient toute vérité) jusqu’aux plus proches (celle des Juifs, par exemple, qui admettent la Création du monde, l’Unicité et l’Éternité du Créateur, l’existence de la prophétie, mais qui nient la mission de Muhammad)7. Ces thèses erronées mises bout à bout reconstituent le temps, de la Création à l’Islam qui en est le sceau, comme une Histoire, cette fois, dont elles seraient les témoins successifs. Ces deux aspects d’apparence contradictoire —lier dans une continuité des croyances rejetées— dominent pourtant l’ensemble de cette première partie, qu’il convient maintenant d’examiner en détail.
La raison prouve la création
5Après avoir posé les règles de son raisonnement (chapitre I), Ibn Hazm s’en prend aux sophistes qui reconnaissent autant de vérités que d’opinions (II) puis aux partisans de l’éternité du monde (III). Après un court chapitre central contre ceux qui défendent la même erreur tout en admettant l’existence d’un Dieu unique (IV), il démontre que le temps, l’espace, l’âme sont eux aussi créés (V) ; que le monde n’a qu’un Agent (VI — contre le dualisme et la religion des astres de la secte des Sabéens) pour finir sur une première attaque du Christianisme, ici considéré comme un polythéisme trinitaire (VII)8. Le sens général du passage est assez clair : le monde est créé ; Dieu en est l’Agent unique et éternel. Le chapitre central résume cette opposition du Créateur et de sa création. L’adversaire présumé y soutient que l’éternité du Principe implique celle de sa conséquence, ou encore qu’une Cause éternelle ne saurait produire qu’un effet éternel. L’attaque est repoussée — la création divine est gratuite ; le monde n’est nullement l’effet nécessaire d’une Cause créatrice éternelle9, mais l’argument adverse n’en est pas moins redoutable, car il utilise précisément les mêmes prémisses qui soutiennent la démarche d’Ibn Hazm : le témoignage des sens et de la raison qui répugnent à concevoir l’Éternité créant le Temps. Non seulement Ibn Hazm n’a pas cherché à dissimuler cette aporie, mais il l’a accentuée par la disposition même des chapitres de cette première section. Confrontons, de part et d’autre du chapitre IV que nous venons de décrire les six autres :
I : Principes.
II : Contre la multiplicité des vérités.
III : Contre l’éternité du monde et l’absence de Créateur.
V : Contre l’éternité de l’âme, du temps, de l’espace.
VI : Contre la multiplicité des agents qui gouvernent le monde.
VII : Contre le Christianisme trinitaire (Jacobites, Melchites).
(Les titres sont ici résumés d’après le contenu).
6À la lecture du détail de la polémique, la symétrie se fait évidente. L’âme, le temps, l’espace du chapitre V sont précisément ces « données immédiates de l’entendement » qu’Ibn Hazm posait au chapitre I. Les défenseurs de la pluralité des Créateurs ou des Agents de la création (Dualistes, Sabéens adorateurs des sphères du Cosmos) insistent sur les données contradictoires du monde (le froid et le chaud, le sec et l’humide et, surtout chez les Manichéens bien sûr, le Bien et le Mal) qui impliquent la multiplicité, voire l’opposition de leurs principes (VI). Les sens, la raison, disent-ils, ne peuvent admettre une Création à la fois unique et contradictoire. Ibn Hazm ne réfutait pas autrement les sophistes : les sens, la raison n’avouent qu’une seule vérité (II). Les Chrétiens « trinitariens » enfin soumettent Dieu au nombre —3—, à la génération dans le ventre de Marie et à la mort sur la Croix (chap. VII). C’est sur ces mêmes constats des sens et de la raison (le nombre, la génération et la mort de toutes les réalités perçues) qu’Ibn Hazm avait conclu à la nécessaire —logiquement nécessaire— création du monde (chap. III). Tout se passe comme s’il combattait dans ce second groupe de chapitres les positions qu’il avait défendues dans le premier ; comme si, de part et d’autre d’un point de renversement (l’affirmation de l’existence d’un seul Créateur éternel, et de la diversité temporelle du monde), les mêmes démarches affectées de signes opposés se répondaient. Et cette rupture centrale est temporelle : le raisonnement d’Ibn Hazm se retourne sur lui-même dans sa propre courbe. Dès lors que nos sens ne perçoivent que des objets finis, dans le temps et dans l’espace (III), il ne leur est pas possible d’envisager un temps et un espace abstraits de ces corps, et par conséquent éternels (V). Dès lors que la raison exige une unique vérité fondatrice (II), il ne lui est pas possible de juger de cette Vérité qui l’a elle-même créée, ni de discerner le « bien » du « mal » hors des préceptes que cette Vérité éternelle lui fait connaître (VI)10. Dès lors que le témoignage historique repose sur ce qu’ont vu ou entendu les premiers garants de la chaîne qui le transmet (I), il bute sur la Toute-puissance divine, capable de dérober aux témoins eux-mêmes la réalité de l’événement (VII)11. Ainsi la crucifixion du Christ, quand bien même elle n’aurait pas été inventée par les Juifs et les Apôtres —c’est le plus vraisemblable pour Ibn Hazm— ne fut sans doute qu’un mirage dont Dieu voulut frapper les assistants :
Si la société humaine qui a transmis la nouvelle de la crucifixion est digne de foi, alors l’affirmation de Dieu dans le Coran qu’« elle parut réelle aux Chrétiens » signifierait que Dieu lui-même a subjugué leurs sens et les a altérés comme quand le Prophète sortit de nuit, pendant sa fuite de La Mecque, en présence de 100 hommes de la tribu des Quraysh, et que Dieu couvrit leurs yeux comme d’un voile, et qu’ils ne le virent pas12.
7De sorte que ces six chapitres se disposent selon deux schémas différents qu’on pourrait représenter ainsi :
8Le premier souligne l’identité des principes du raisonnement. Le second met en relief, au contraire, les limites de ces moyens dont tous les hommes jouissent pour atteindre le vrai, dès lors que la rupture de la Création et la transcendance du Créateur ont été reconnues. Ou si on préfère, la première disposition resserre les rangs des Humains, tandis que la seconde creuse le fossé qui les sépare de leur Créateur. Et c’est ce dernier mouvement, de rupture, qui permet l’Histoire : parce qu’il impose l’évidence de la finitude du temps et de l’espace, qu’il découpe un champ où elle va s’inscrire (V) ; parce qu’il ouvre sur la multiplicité des sectes qui fait écho à la diversité et à la finitude de la Création ; c’est-à-dire, pour la première fois, sur des religions « historiques » dont le témoignage s’est enraciné dans une communauté encore vivante : Zoroastriens, Manichéens, Sabéens (VI)13 ; parce qu’il s’achève sut le Christianisme, cette religion de l’incarnation du Créateur qui le réduit au nombre, à l’Espace, au Temps et à la fragilité du témoignage humain, et qui a payé de sa division en partis antagonistes sa conception d’un Dieu divisé. Jacobites, Nestoriens, Ariens, Melchites (catholiques), dans leurs pauvres tentatives d’explication du Mystère, sont le signe même, pour Ibn Hazm, de l’échec d’une religion des limites de l’Humain : limites des sens, de la raison, du témoignage historique, si bien établi soit-il, quand ils se heurtent au silence de Dieu, à l’absence d’un Envoyé14. Répétons-le en effet : à la fin de cette première section, le Christianisme n’est pas envisagé comme l’enseignement d’un Messie —l’analyse des Évangiles n’intervient que beaucoup plus tard15— mais comme le regard que des hommes ont voulu porter directement sur Dieu, sans la médiation d’une parole. Leur échec nous amène à la seconde section, précisément consacrée à la Prophétie.
Les sens attestent la Prophétie
9Le schéma reste identique ; je dispose donc les sept chapitres de cette section comme je l’avais fait des sept premiers (en en résumant de la même façon les titres) :
VIII : Contre la Création fixe.
IX : Contre la négation de la Prophétie.
X : Contre la présence de prophètes chez les animaux.
XI : Contre la limitation de la Prophétie à un temps déterminé.
XII : Contre la métempsychose.
XIII : Contre les philosophes.
XIV : Contre les Juifs et les Chrétiens « anti-trinitariens ».
10Le balancement des arguments, entre chapitres qui se font face, souligne, ici encore, la parenté de raisonnements opposés. Dans le chapitre VIII, l’auteur défend, contre les partisans d’une Création donnée une fois pour toutes, et par conséquent « polygénique », l’enseignement de la Prophétie, ou plutôt de toutes les prophéties, et même de toutes les traditions, jusqu’à celle des Indiens et des Zoroastriens16 : toutes les espèces ont été créées —ou recréées— dans l’Arche de Noé, à partir d’un seul couple de chacune d’entre elles. Elles se sont ensuite étendues et diversifiées au cours du temps. Immensité de la durée, unité des êtres vivants à l’origine, corroborée par l’unanimité des Humains. Dans le chapitre XII, l’interlocuteur reprend les mêmes thèses, menées jusqu’à leur terme logique : si tous les êtres vivants tiennent de la même matrice (l’Arche), leurs âmes peuvent migrer, soit d’une espèce à l’autre, soit, au moins, d’un individu à l’autre à l’intérieur de la même espèce. Réplique : la Prophétie musulmane nous apprend le contraire. L’âme doit être soumise à l’épreuve dans la tombe et surtout subir le Jugement auquel chacune est convoquée17. Étroite finitude de la vie, rigoureuse distinction des âmes affirmée par la seule Communauté musulmane —c’est du moins la seule dont les préceptes soient ici pris en compte. Nous sommes aux antipodes du chapitre VIII, de l’autre côté d’un point de renversement comme nous l’avions déjà noté dans le premier groupe de chapitres. C’était alors la Création ou la reconnaissance du Créateur. C’est ici la Prophétie de l’Islam —ou sa reconnaissance—, sceau du temps que la Création (rappelée par l’Arche) avait ouvert, sceau de la Communauté qu’elle enferme dans une différence aussi irréductible et exclusive que chaque âme.
11De même au chapitre IX, la polémique s’engage contre les brahmanes, négateurs de toute prophétie. Ibn Hazm se contente ici d’en prouver la possibilité, comme il convient, dit-il, avant que Dieu n’ait envoyé l’un de ses Elus. De fait, on peut, et il faut même penser que Dieu a choisi parmi les hommes ceux qui ont enseigné les langues, les arts, les sciences18. Leur mission est prouvée par le miracle, et donc authentifiée par les sens. Et l’auteur conclut :
Donc, puisque les miracles manifestés par les prophètes sont un témoignage venant de Dieu de la véracité de leur parole, il s’ensuit que nous sommes obligés d’obéir à tout ce qu’ils ordonnent et de croire tout ce qu’ils disent19.
12Mais la division historique de l’Humanité par la diversité des Lois qu’ont imposées les différents Messagers ne semble pas mise en cause. C’est naturellement l’inverse au chapitre XIII. Les « philosophes » ont remplacé les brahmanes. Nous ne sommes plus avant, mais après la Prophétie ; qui plus est, après la dernière d’entre elles, et à l’intérieur de l’Islam20. Et l’argument se retourne : Dieu avait distingué les prophètes pour apporter aux hommes la connaissance ; mais il ne revient pas à des hommes qui prétendent à la connaissance (les Philosophes) de se distinguer du vulgaire des Musulmans. La « philosophie » comme la Prophétie vise à bien gouverner la cité21. Mais la seconde unit la Communauté en lui révélant le vrai ; la première la brise en réservant ses « vérités » à l’élite sans craindre d’abandonner les autres au mensonge. Enfin et surtout, les philosophes admettent indifféremment la validité de toutes les religions. Ne suivent-ils pas ainsi la démonstration de l’auteur au chapitre précédent ? Tous les Messages ne sont-ils pas également respectables dès lors que le miracle garantit la qualité du Messager ? Il n’en est rien et l’universelle raison prend ici sa revanche :
Entre les différentes religions positives, il doit y en avoir une, et une seule, qui est vraie et d’origine divine, cependant que toutes les autres doivent être fausses22.
13C’est que l’Islam n’est plus, comme au chapitre IX un simple possible parmi d’autres, mais déjà la Loi qui abroge toutes les autres. Étrange paradoxe : la Prophétie porte la Parole de Dieu, l’Éternel ; elle est universelle et contraignante. Les sens, la raison s’obligent à la reconnaître pour vraie et unique. Mais elle naît et meurt dans l’Histoire ; ou plutôt elle crée l’Histoire avec la Communauté qu’elle délimite et qui en fait vivre l’Appel, de génération en génération. Avant l’Histoire, l’Humanité est une, dans l’ignorance des intentions divines, et cent définitions du Bien et du Mal, du permis et de l’interdit restent ouvertes. Après la délivrance du Message, l’unanimité est rompue : il n’y a plus qu’une seule vérité légale. Non seulement les constructions profanes, mais la législation divine antérieure sont abolies. Et l’Islam lui-même n’échapperait pas à cette loi si Muhammad n’avait pris soin de préciser qu’il était le dernier des Envoyés. C’est tout le sens de la dernière symétrie de ce groupe de chapitres : X (Contre l’idée d’une prophétie animale), XIV (Contre les Juifs). Dans le premier, Ibn Hazm réserve le privilège de recevoir la parole divine à ceux qui jouissent du langage, les Hommes dans leur ensemble. Une fois de plus, nous sommes avant la Révélation, dans le temps originel d’une Humanité regroupée. Dans le second au contraire, Ibn Hazm affronte les Juifs dans un débat crucial. Car Israël, le premier a reçu le Message, nul ne le nie. Il faut donc expliquer que Dieu puisse changer Ses Commandements. Écoutons :
Toutes les lois religieuses [sont] seulement des prescriptions pour un temps déterminé, et qui prescrivent l’accomplissement d’un acte déterminé ; ainsi le travail est licite pour les Juifs le vendredi et interdit le samedi, et redevient licite les jours suivants ; ainsi le jeûne, les sacrifices et toutes les autres pratiques légales. Eh bien, c’est exactement la même chose que cette abrogation qu’ils se refusent à admettre […] Dieu commande de pratiquer une obligation quelconque pendant un temps quel qu’il soit, puis, passé ce temps, interdit de la pratiquer23.
14La Parole varie aux rythmes de l’Histoire. Mais le souvenir de l’aboli ne survit-il pas ? Moïse, Jésus ne sont-ils pas des prophètes reconnus en terre d’Islam ? Distinguons :
Quant à nous, nous ne croyons qu’à la mission divine de ce Moïse qui a annoncé la mission divine de Muhammad et à la divine révélation de la Torah dans la mesure où elle comporte l’annonce en question de la divine mission de Muhammad, avec la citation de son nom, de son lignage et la description des qualités de ses disciples. Nous disons littéralement la même chose de Jésus et de l’Évangile. Nous ne croyons donc pas à la mission divine de ce prophète Moïse qui n’aurait pas annoncé celle de Muhammad ; nous ne croyons ni à ce Moïse, ni à ce Jésus, ni à cette Torah, ni à ces Évangiles qui ne contiendraient pas [cette] annonce24.
15On ne saurait mieux dire que Moïse ou Jésus ne sont prophètes que par la mention qu’en fait le Coran ; ou encore que le Croyant est prisonnier du temps de sa Révélation, celle de sa Communauté, celle de l’Histoire dont il a hérité, aussi étroitement que l’Homme, en général, l’est dans les limites des sens et de la raison. Il ne s’agit pas seulement de cycles ou de rythmes de Message divin. L’Histoire, c’est-à-dire le temps qu’institue une rupture prophétique, efface, dissout tout ce qui l’a précédée. C’est bien pourquoi le chapitre central de cette section (XI) réaffirme le difficile paradoxe : la Prophétie est Histoire, mais Dieu exige des Croyants qu’ils la vivent comme éternelle et immédiate. Toute l’argumentation repose sur la lettre du Coran et sur la pratique quotidienne de l’Islam, hors desquelles elle perdrait sa valeur ; toute l’insistance est mise sur la forme inaccomplie (et donc présente, en vigueur) des verbes décisifs, ou mieux encore sur leur absence, sur l’immédiate juxtaposition des mots : la shahāda témoigne que Muhammad [est] l’Envoyé de Dieu, sans tolérer le moindre hiatus entre « Muhammad » et rasul (Envoyé). L’Islam est la seule réalité vivante de la Prophétie, ou, plus simplement, la seule réalité, que confirme chaque jour la prière des Croyants.
16La relation « croisée » de ces mêmes chapitres accentue encore ces frontières du temps de l’Islam : Dieu a anéanti et recréé les espèces (VIII) comme il a anéanti et recréé le Message prophétique (octroyé à l’Islam après le Christianisme et le Judaïsme-XIV). Il n’appartient pas au regard des Hommes d’aller au-delà de cette origine (VIII) ni au regard des Croyants de s’égarer au-delà du Coran (XIV). Dieu a concédé la science par la Prophétie (IX) mais il n’appartient pas à la fausse science des philosophes d’évaluer la mission des Envoyés qui lui a donné le jour (XIII)25. Dieu a accordé la raison aux Hommes seuls (X) mais il ne leur appartient pas de penser qu’ils peuvent fuir cette forme humaine dont ils rendront compte au jour du Jugement (XII). Histoire (VIII-XIV), raison (IX-XIII) et corps (X-XII) sont ainsi enclos et, par le même mouvement, l’Islam constitué dans ses trois moments : la Création, le Message, le Jugement. Dans la première section (I-VII) la raison, les sens avouaient leur impuissance faute d’une Parole divine qui leur servît de guide. Ici (VIII-XIV) la Parole s’est incarnée dans une Histoire qui en circonscrit la validité. Nous allons voir maintenant que l’Histoire doit se plier à son tour au jugement rigoureux de la raison, des sens et des règles du témoignage.
Le témoignage historique confirme l’Islam
17Encore sept chapitres (XV-XXI) dont voici la liste :
XV : Les contradictions de la Torah.
XVI : Les absurdités des Évangiles.
XVII : Les contradictions mutuelles des Évangiles et de la Torah.
XVIII : Les contradictions internes des Évangiles.
XIX : Les contradictions d’autres livres chrétiens.
XX : Les objections chrétiennes au Coran.
XXI : La vérité historique du Coran.
18Laissons d’abord l’auteur préciser les termes de cette longue polémique :
Ce qui nous a toujours beaucoup étonné, c’est que tous les Chrétiens s’accordent à admettre de tels textes [les Évangiles], absurdes et contradictoires, dont la fausseté ne peut échapper à qui les examine. Mais notre étonnement cessa lorsque nous eûmes lu les textes que manient les Juifs : nous vîmes alors que le chemin des Juifs et celui des Chrétiens sont exactement le même et qu’ils sont aussi semblables que les deux moitiés d’une feuille de palmier26.
19Insistons sur ce point, capital pour comprendre ce qui suit : le Judaïsme et le Christianisme ne font qu’un. Ce ne sont pas deux, mais une seule croyance qu’il s’agit de réfuter. La raison en est simple et peut déjà éclairer en partie le mécanisme de la démonstration : les Chrétiens reconnaissent l’Ancien Testament comme une part de leurs Écritures. La Prophétie, nous l’avons vu, peut se définir comme l’institution d’une origine et la délivrance d’un nouveau Message divin, qui abroge les précédents. Mais le Christianisme n’a jamais aboli la Torah, qui reste donc en vigueur pour les Juifs comme pour les Chrétiens. L’adversaire n’en est que plus redoutable, car il prétend s’approprier toute l’Histoire de la Création, depuis la Genèse jusqu’au Jugement dernier, dont on sait le rôle que doit y tenir Jésus fils de Marie selon la tradition musulmane27. Mais c’est précisément l’ampleur du champ historique du judéo-christianisme qui fait sa faiblesse. Ses contradictions, signale Ibn Hazm, sont immédiatement perceptibles pour qui use de sa raison, pour qui se rend aux évidences sensibles, pour qui vérifie le témoignage de l’Histoire. Le chapitre central (XVIII) résume cette démarche : les Évangiles, c’est-à-dire le cœur du dispositif judéo-chrétien prouvent d’eux-mêmes la fausseté —ou l’abrogation— de l’ensemble. Mais ici plus encore qu’ailleurs, il nous faut suivre pas à pas, depuis le début, le fil d’une Histoire rompue. Tout commence avec la Torah, ou plutôt avec l’Ancien Testament dont la critique occupe le chapitre XV. Car Ibn Hazm n’ignore pas la traditionnelle distinction de la Torah (le Pentateuque), des Nevi’īm (livres prophétiques) dont la réunion constitue (avec les Ketūvīm) le Livre des Juifs. Il y adjoint en outre les commentaires talmudiques. Chacune de ces trois parties s’identifie à l’un des moments de la réception, puis de la perte et de la falsification des Écritures. Moïse reçut indiscutablement de Dieu la Torah : le Coran le confirme28. On peut admettre que le texte s’en soit ensuite préservé, malgré les fréquentes apostasies d’Israël29, jusqu’à la destruction du premier Temple. La loi mosaïque se perdit alors30. Elle fut réécrite par Esdras, puis par les Septantes dont les versions divergent31. Première solution de continuité historique et première fracture sectaire : les Juifs suivront Esdras, les Chrétiens les soixante-dix Sages. Après avoir prouvé la disparition de la Torah, Ibn Hazm examine les Écrits prophétiques, évidemment apocryphes à ses yeux32. Mais il y a plus grave : peut-on accorder l’inspiration prophétique à leurs auteurs supposés, Josué, Salomon, Ezéchiel… ? Où sont donc leurs miracles, preuves de leur mission ? Et ceux de Moïse lui-même ? Aux dires mêmes des Juifs,
[…] les mages [d’Égypte] firent beaucoup de merveilles, comparables à celles de Moïse ; les unes et les autres étaient par conséquent à la portée de l’homme, produit de quelque artifice facile à connaître.
20Si le miracle est authentique, les sens de tous les Humains doivent en rendre témoignage ; or
[les Juifs] reconnaissent […] qu’aucun autre peuple qu’eux-mêmes ne suivit Moïse et qu’aucune autre tradition historique ne confirme l’existence de ces miracles. Les Chrétiens, en effet, ont pris aux Juifs [la croyance] à l’inspiration prophétique de Moïse et à ses miracles. Mais […] parmi tous les autres peuples […] Zoroastriens, Perses, Sabéens […] il n’existe pas un seul individu sur la face de la Terre pour [y] croire…
21Faut-il donc mettre en doute toute la Prophétie juive ? Non.
Pour nous les Musulmans, si nous acceptons l’inspiration prophétique de Moïse, Aaron, David, Salomon, Elie, Elisée […] c’est seulement parce que Muhammad, l’Envoyé de Dieu, nous a informés de la vérité de leur inspiration prophétique et de leurs miracles33.
22Citation très comparable —plus nette encore peut-être— à celle que nous donnions plus haut. Les prophètes juifs ne le sont que par ricochet en somme. Ce sont les miracles et la mission de Muhammad qui prouvent les leurs. Voilà la seconde et subtile rupture de ce chapitre : celle qui tout à la fois nie la véracité intrinsèque de l’Ancien Testament et détache du tronc judéo-chrétien le rameau de l’Islam, à la fois héritier et origine de l’inspiration juive. Restent les commentaires. Aucune difficulté : non seulement ils sont pleins d’absurdités mais surtout, selon le témoignage unanime, et cette fois vérifié, des Juifs et des Chrétiens, il s’agit de créations humaines34. Les trois temps de la réfutation renvoient encore aux trois instances universelles du jugement : la raison rejette la Torah, les miracles des prophètes juifs n’ont pas été constatés par les sens, la chaîne des garants ramène les Écrits à leur origine profane.
23On peut s’étonner de trouver en face de ce chapitre fondamental (XV) celui qu’Ibn Hazm consacre aux Actes des Apôtres, aux épîtres de Paul et de Jean et, brièvement, aux Pères de l’Église (XIX). La raison en est simple :
Toute la tradition des Chrétiens du début à la fin […] se réduit [à] trois personnes […] Paul, Marc et Luc ; et ces trois n’ont dérivé leur tradition que de cinq autres seulement : Pierre, Mathieu, Jean, Jacques et Judas35.
24Ceux dont les textes sont ici passés au crible ne sont pas pour Ibn Hazm de simples commentateurs, mais les créateurs —profanes— des canons du Christianisme. À la Torah, Loi révélée et perdue, prétend répondre une sagesse humaine, dont les auteurs sont nommés et dont les écrits authentiques —Ibn Hazm n’en doute pas— nous sont parvenus36. D’où l’accent mis sur l’inanité de cette tentative : la circoncision, par exemple, est-elle abolie ? Ou sa pratique implique-t-elle au contraire qu’il faille suivre la Loi ancienne ? Sur ce point décisif, fidélité à la Loi juive ou rupture avec elle, Saint Paul, dit l’auteur, est incapable de choisir37. Or la circoncision délimitait la unima juive ; renoncer à la confirmer ou à la rejeter, c’est priver la umma chrétienne des marques qui la distingueraient ; c’est avouer son impuissance à la faire naître. Rien de bien surprenant : les capacités humaines ne suffisent pas à cette tâche réservée aux Prophètes : rassembler un peuple. Ibn Hazm y insiste sans cesse : les Apôtres sont seuls, persécutés, mis à mort. C’est qu’ils sont réduits à leurs propres forces et que leur prétendue « mission » ne recueille aucun assentiment. Le triomphe final du Christianisme ? L’effet de la séduction d’une femme, Hélène, mère de Constantin, 300 ans après le Christ, quand déjà la preuve de ses miracles s’était engloutie dans l’oubli38. On peut mettre encore en parallèle ce raisonnement avec celui du chapitre XV. N’était le Coran, on pourrait discuter l’authenticité de la prophétie juive, dont Israël prétend garder le souvenir. Nul ne peut douter au contraire des miracles du Messie, mais il n’a pas trouvé de Communauté qui les rapporte, sans solution de continuité, jusqu’à l’époque de Constantin. Les Chrétiens se glorifient de leurs martyrs. Mais bien des peuples qui n’ont pas reçu, ou pas accepté la Révélation en comptent autant. Ce n’est là qu’un témoignage humain sur lequel une Communauté ne peut reposer, non plus que sur celui des rabbins qui écrivirent le Talmud39. Échec de la raison, impuissance des sens à confirmer le miracle, hiatus historique : le Christianisme n’est qu’une passion profane que la lumière de la Prophétie n’a pas guidée.
25La symétrie des chapitres XVI et XX est trop claire pour être longuement démontrée : ce sont les mêmes reproches qu’Ibn Hazm adresse aux Évangiles (XVI) et que les Chrétiens font au Coran (XX) : l’authenticité du Livre, la variété de ses interprétations (les 4 Évangiles, les 7 lectures coraniques), l’anthropomorphisme, et la dépendance vis-à-vis d’une Révélation antérieure (l’éloge du Messie dans le Coran et l’annonce du Christ chez les Prophètes juifs). L’argument d’Ibn Hazm est toujours le même : opposer la certitude de l’origine unique —et divine— du Coran à l’incertitude des sources du Christianisme. Le Coran est rapporté par une multitude de garants depuis Muhammad ; les Évangiles sont écrits par quatre témoins lointains. Les Évangiles divergent entre eux ; toutes les lectures du Coran furent autorisées par Muhammad40. L’anthropomorphisme coranique ne vient que des particularités de la langue arabe ; si le Coran accorde au Messie des Croyants (mu’minīn), il ne peut s’agir, dans la langue arabe, que des Musulmans41. Au contraire, les Juifs réfutent les allusions à Jésus que les Chrétiens croient découvrir dans leurs livres42. Dans l’Islam, on le voit, tout se rapporte au Prophète, ferme garantie de l’origine, et au Coran ; l’un et l’autre organisent une Communauté soudée par sa pratique religieuse, sa langue et son Histoire —au sens strict : sa continuité. La comparaison des chapitres XVII et XXI permet de souligner encore cet avantage de l’Islam. Le premier met en relief la discordance des Évangiles et de la Torah sur la longévité et les généalogies des Patriarches43 : l’intention prêtée aux Chrétiens d’appuyer leur croyance sur des fondations juives est ainsi privée de sens. Le second réaffirme la solidité des preuves historiques de l’Islam, ou mieux, que l’Islam est une Histoire, compacte, serrée, de l’instant prophétique au moment présent : continuité du culte et de la foi, de l’Espagne à l’Indus44 ; continuité du témoignage des miracles du Prophète, depuis l’armée des Compagnons qui les vit jusqu’aux Musulmans contemporains45 ; continuité des chaînes généalogiques du savoir qui mènent de la parole et de l’exemple de Muhammad jusqu’aux savants46. Raison soumise à la Loi, sens subjugués par le miracle, témoins fidèles de la présence de l’Envoyé : de nouveau ces mêmes principes de la connaissance qui guidaient la critique de la Torah (XV). Ce qui était là-bas rompu par l’oubli est ici rétabli par la proximité de la source, toujours vivante, de l’Islam, qui triomphe, non seulement sur les autres religions, mais sur toute la Création. Car il est à la fois la seule Histoire et la seule foi qui s’accorde aux règles universelles de la connaissance : religion « naturelle » faite Histoire.
26Assertion peut-être aventurée et que les trois derniers chapitres viennent nuancer. Dans le premier (XXII), Ibn Hazm bannit la possibilité d’une astrologie scientifique. La raison démontre que le mouvement des astres n’est pas libre ; et cette contrainte exclut les objets célestes du nombre des créatures capables de choisir, donc douées de raison. Les sens prouvent que leur marche est irrégulière ou contradictoire : la neuvième sphère se meut en direction inverse de toutes les autres. Les planètes subissent des alternances de va-et-vient incompatibles avec une supposée perfection47. C’est dire que les astrologues ne s’appuient sur rien d’autre qu’un témoignage humain, celui de « certains Sabéens anciens »48. La réalité de l’influence des astres sur l’avenir —qu’Ibn Hazm ne nie pas49— échappe ainsi à l’Islam. Il en est de même des spéculations sur la durée du monde (XXIV) : les traditions des Juifs, des Chrétiens, des Indiens sont trop contradictoires et corrompues, celles du Prophète trop (volontairement) vagues pour qu’on puisse en tirer des conclusions certaines50.
27En revanche, tout Croyant doit savoir que la Terre est ronde (XXIII) : par la raison, en interprétant littéralement le texte du Coran ; par les sens, puisque leur appréciation fixe le moment de la prière du milieu du jour ; et par la nécessité pour la Communauté musulmane d’accomplir ses obligations. Si la terre était plate, le passage du soleil au méridien à l’une de ses extrémités serait très proche de la fin du jour, et ne laisserait pas le temps matériel des prières suivantes51. Raison, sens et continuité spatiale et temporelle de la umma d’un « bout » de la Terre à l’autre : les Croyants prient au même moment relatif de la journée, que leur sensibilité évalue, et donc à des moments différents mais contigus dans l’absolu, et qui forment une succession ininterrompue d’instants. Même triple preuve au chapitre XXIV, sur les délices du Paradis :
Il convient de donner trois réponses : l’une est une preuve (burhān) d’évidence nécessaire, fondée sur les textes révélés ; la seconde est aussi une preuve apodictique […] fondée sur des faits d’évidence sensible ; la troisième est un argument simplement persuasif…52.
28Cet « argument persuasif », ce sont les traditions chrétiennes et indiennes sur le Paradis. De sorte que nous pouvons mieux cerner le domaine de la connaissance du Croyant : ni le passé ni l’avenir de cette Création, que Dieu seul connaît ; mais le temps quotidien de la prière et celui d’après le Jugement. Pas davantage l’espace des sphères incorruptibles, dont la logique ne se perçoit pas ; mais l’espace de cette terre, et celui du Paradis. Entre le présent absolu que vit chacun et l’Outre-Jugement, l’Islam est un pont fragile sur un abîme d’ignorance, une histoire resserrée à l’épaisseur d’un fil. Et dans cette correspondance de l’instant et de l’éternité, mieux, cette continuité, réside l’un des secrets du zahirisme d’Ibn Hazm : connaître l’un et l’autre, l’un par l’autre, et négliger le reste.
À l’intérieur de l’Islam
Le Coran limite fondatrice de la création
29La deuxième partie du Fisal ne comprend pas moins de quatre traités dans le plan proposé par Asín Palacios. Ibn Hazm s’en explique dès l’introduction du second traité, « Sur les sectes » ; l’Islam, à ses yeux, se divise en cinq sectes fondamentales : l’orthodoxie (c’est-à-dire le groupe des partisans de la Sunna du Prophète authentifiée par la rigoureuse continuité de sa transmission)53 ; les Murjites (il s’agit en fait de l’école asharite), les Mu‘tazilites, les Shiites et les Kharijites. Et ces cinq sectes divergent sur cinq thèmes : le sens qu’il faut donner au tawhīd (l’Unicité de Dieu) ; à la liberté humaine et à la puissance divine dans les actes des hommes (c’est le second traité) ; à la foi ; à la Promesse et à la Menace (c’est l’objet du troisième traité) ; à l’imamat enfin (auquel les quatrième et cinquième traités sont consacrés). Notons déjà que si deux de ces cinq sectes (Mu‘tazilites et Murjites) se séparent de l’orthodoxie sur des points de « doctrine », les deux autres (Shiites et Kharijites) sont beaucoup plus nettement enracinées dans les conflits historiques de la première génération de l’Islam54 ; et que la fidélité aux enseignements de cette même génération qui a témoigné de la Révélation définit à elle seule l’orthodoxie (le « sunnisme » au sens strict), hors de tout contenu doctrinal a priori. L’Histoire, entendons l’Histoire du Message coranique, jouera cette fois encore un rôle décisif. En ce sens la théologie des Mu‘tazilites et des Asharites n’a d’autre fondement et d’autre juge qu’une parole octroyée dans une langue et dans un temps déterminés, « historique » puisqu’elle autorise une Histoire.
30De ces cinq thèmes, je me contenterai d’analyser plus à fond le dernier, qui touche au Califat. Je ne pourrai le faire cependant, sans résumer la pensée d’Ibn Hazm sur les quatre premiers, ou du moins plus modestement sans préciser ce que l’angle d’incidence d’où j’ai choisi d’y pénétrer —l’histoire— me permet d’y voir.
31Les deux premiers problèmes, l’« Unicité » de Dieu et la liberté humaine, reprennent en fait la polémique engagée dès le IXe siècle en Orient sur la nature du Coran. Les deux suivants, la foi et les limites de la communauté musulmane, questionnent le sens de la Prophétie. Les conflits sur le Califat se résument enfin aux divergences des témoins de la première génération de l’Islam dont chaque parti se prévaut d’avoir gardé l’exacte mémoire. Les trois instances que dégageait le premier traité de l’œuvre sont ainsi reprises à l’intérieur de l’Islam : la Création, dont le Coran, « science de Dieu » est la traduction musulmane ; la Prophétie dont Muhammad est le sceau ; le témoignage historique des Compagnons, recueilli par les sectes qui se divisent la communauté. Plan d’une parfaite cohérence que seule la commodité de l’exposé me conduira à déséquilibrer en en privilégiant le troisième terme au détriment des deux premiers, dont je me bornerai à donner le fil directeur.
32Le second traité du Fisal ouvre donc sur le débat de « l’Unicité de Dieu » (Tawhīd) qui distingue aux yeux des Musulmans leur monothéisme strict de presque toutes les autres religions. Le problème est ici de réfuter toute atteinte au mystère de l’éternité indivisible du Créateur. Or certaines expressions du Coran prêtent à Dieu des attributs corporels (la main, l’œil, le pied, le trône, la vue, l’ouïe, la vie même) par définition incompatibles avec l’Être que l’espace et le temps épargnent. Ibn Hazm, on s’en doute, ne fut pas le premier à se mesurer au problème. Il ne prétend pas toujours y apporter des arguments neufs. Ce qui m’intéresse c’est la place de cette polémique dans le plan de l’ouvrage et surtout dans la vision de l’histoire dont l’auteur, je crois, nourrit sa théologie.
33Les erreurs anthropomorphiques qu’il dénonce sont disposées en cinq chapitres (II, 3-7) qui dessinent une sorte d’itinéraire illusoire vers le corps divin : son lieu —le « Trône » dont parle le Coran (II, 3)— sa science, abusivement rapprochée de celle qu’acquiert la raison humaine (II, 4), ses noms (II, 5), sa vie (II, 6), sa main, son œil, son pied (II, 7). Mais à mesure qu’on progresse dans cette fausse connaissance, ce sont les voies de l’enquête qui s’égarent, c’est-à-dire la raison et les sens de l’homme qui aspire à savoir. Le Trône ? C’est la limite de la création, donc de l’espace et du temps au-delà desquels la raison, les sens se savent impuissants, puisqu’ils ne saisissent rien qui ne soit dans l’espace et le temps (II, 3). La science divine ? La raison la conçoit éternelle55, science sans objet qui la définisse, au contraire de celle des créatures toujours liée à la réalité qu’elle connaît ou qu’elle explique (II, 4). De même la vue, l’ouïe divine incréées n’exigent l’existence d’aucune créature visible ou audible. L’homme voit, entend quelque chose. Dieu voit, entend, absolument (II, 5)56. Chaque fois les facultés humaines avouent leurs limites en posant ce qui les excède et brisent l’universel jugement qui leur fut concédé sur la création en s’attachant à découvrir le Créateur. Mieux même : à pénétrer plus avant le secret de l’infini, la conscience se scinde, sens et raison opposés57. La raison admet l’Éternel vivant, tandis que l’expérience sensible ramène la vie au périssable (II, 6). Au contraire les sens appréhendent « la main », « l’œil », « le pied » de Dieu, mais la raison se refuse à leur donner réalité (II, 7)58.
34Cet écartèlement intime de la conscience se retrouve dans l’irréductibilité des temps (II, 8-12). Les croyants répugnent à concevoir l’essence de Dieu, ou à penser qu’on puisse le voir. Mais Moïse, le Coran l’affirme, vit Dieu, dont la contemplation est aussi promise aux Élus. Moïse sut répondre quand Pharaon lui demanda qui était son Dieu (II, 8, 10). Le pouvoir divin transgresse les impossibilités logiques où il a arrêté la raison. C’est la définition même du miracle, qui sépare les prophètes des autres hommes (II, 9). Ce qui dépasse ici-bas les ressources d’un homme lui sera donné en Paradis ou le lui serait si Dieu faisait descendre sur lui l’inspiration.
35C’est dans les mêmes termes qu’on peut expliquer l’« unicité » du Coran, ce Livre éternel. Le même mot, la même réalité indivisible recouvre le Verbe incréé et le texte qu’on récite ou qu’on recopie dans la durée humaine, la lettre inaccessible et le commandement clair, les versets les plus banals d’apparence et les incompréhensibles fulgurances poétiques (II, 11, 12). Cette plénitude vierge d’une ambiguïté insaisissable, l’homme n’en saisit que le miracle qui l’en éloigne et l’y soumet à la fois59. Le Livre est un miracle constamment proposé à l’étonnement des croyants. Et comme tout miracle, il trace une faille entre les temps qu’il partage : celui des Prophètes et celui des fidèles, celui de l’ici-bas et celui du Paradis. La parole du Créateur tranche sa Création et y pratique la brèche d’une histoire divine.
36Le schéma de la seconde partie du traité (II, 15-24) est très comparable à celui de la première, sinon que les problèmes de l’action s’y substituent à ceux de la connaissance. Les actes des hommes sont-ils libres ? Et d’abord l’acte décisif, celui de la conversion de l’Infidèle ? Oui, répond l’école mu‘tazilite au nom de la raison : Dieu ne saurait exiger de l’Incroyant une conversion dont il n’aurait pas la liberté60. Non, rétorque Ibn Hazm. La raison ne peut pas évaluer la justice du Coran et y conduire l’Incroyant, puisque c’est le Coran qui règle le juste et l’injuste au mépris de la raison. La Loi musulmane autorise le meurtre des Infidèles, le viol de leurs femmes, le rapt de leurs enfants. Elle promet au contraire la lapidation à celui qui fornique avec une femme musulmane consentante61. Comment la raison pourrait-elle le concevoir, l’approuver (II, 21) ? Il est vrai que le Livre fait obligation de la conversion (II, 19). Mais si Dieu a montré la voie à tous les hommes (hudā), il n’a donné qu’aux seuls croyants la force de la parcourir (tawfīq, II, 16)62. Pire : envisager qu’un Infidèle puisse croire, c’est le supposer à la fois croyant et incroyant, assis et debout en même temps (II, 15). Rompre ce cercle contradictoire n’appartient qu’au miracle : lui seul force la foi (II, 22)63.
37En un mot la même fracture déjà ouverte dans l’énoncé du problème : foi et infidélité. On la retrouve dans la distinction des termes (Hudā et tawfīq), dans l’antinomie de la raison et de la Loi, et dans l’impasse logique où l’irréductibilité des deux états mène la raison. La conclusion rejoint celle de la première partie du traité : le Coran, science divine et matrice de la création, divise les créatures, hommes et raison. Il appelle le miracle dont il est l’exemple, c’est-à-dire la prophétie, que le miracle autorise. L’éternel qui disloque l’humain convoque ainsi l’histoire pour le réconcilier. Paradoxalement, cette césure du temps qu’ouvre le message d’un Envoyé de Dieu rétablit l’unité rompue des fils d’Adam, le premier prophète.
La prophétie limite fondatrice de l’Islam
38Le troisième traité du Fisal porte en effet sur la prophétie, sous le double aspect de la définition de la foi et des limites de la communauté musulmane. Le premier des deux thèmes enveloppe le second puisqu’il occupe les trois chapitres initiaux et les trois derniers, symétriquement disposés (III, 1-3 et 16-18). La rupture créatrice de la Révélation y promet dans chaque cas la fin des Temps. Dans le premier chapitre, Ibn Hazm définit la foi comme assentiment (mental et verbal) et œuvres (III, 1). Les Asharites objectent le sens du mot imān dans la langue arabe, qui n’inclut pas les œuvres. C’est, dit l’auteur, que la Prophétie a rompu le sens traditionnel du mot dans la langue en lui annexant l’accomplissement des devoirs rituels et sensibles qu’elle commande64. De la même manière, sala (la prière) désigne, en même temps qu’un contenu verbal, l’exécution d’un nombre déterminé de prosternations que le mot ignorait dans son acception antéislamique. Cette irruption du corps, des sens dans le royaume du langage, ou cette association du mot et du geste répond exactement à la prophétie, miracle sensible et parole légale tout à la fois. Elle fait écho, au chapitre 16, au « dogme », qu’Ibn Hazm défend avec la plus grande vigueur, de la résurrection des corps au Jour du Jugement. Même correspondance entre les chapitres 2 et 17 : la langue du Coran, qui s’éloigne en cela de l’idiome quotidien65, identifie infidélité et polythéisme (2) ; les Juifs, les Chrétiens sont dans ce camp-là, opposé à celui de l’Islam ; c’est qu’au Dernier Jour seuls subsisteront l’Enfer et le Paradis, créés aux origines (17)66. L’instant prophétique qui tranche la Création en deux —Fidélité et Incroyance— en relie pourtant les bornes, la malédiction d’Adam et Ève, chassés du Paradis, et le Jugement qui y fera rentrer les Croyants. La comparaison des chapitres 3 et 18 est encore plus éclairante. Le premier est consacré à un problème d’apparence mineur : le Musulman a-t-il le droit de se dire croyant, quand Dieu peut à chaque instant l’égarer ? Là encore la Prophétie a uni les significations :
L’homme connaît cette qualité de croyant par le témoignage de sa propre conscience ; il sait parfaitement s’il croit ou non à l’existence de Dieu, à la mission divine de Muhammad, et à la vérité de sa révélation […] et [il] doit donc dire « Je suis croyant et musulman, sans aucun doute, aux yeux de Dieu, en ce moment »67.
39Croire ici et maintenant, au moment où cette parole est proférée : c’est sur cette pointe sans épaisseur du temps, l’irréductible présent de la conscience, fugace comme la mission des prophètes dans le fil des siècles, immédiat comme l’évidence rationnelle68 que repose aussi la conception de l’éternité du Paradis (chap. 18). Une éternité qu’on ne saurait comparer à celle du Créateur, infinie et indivisible ; une éternité d’instants contigus et indéfiniment recréés par la puissance divine. Là, entre la Prophétie et le Jugement s’inscrit le temps de l’Islam, comme un pont entre l’éphémère de la délivrance du message et l’Éden sans fin. Son privilège, c’est dans la parole, les actes, le témoignage de l’Envoyé qu’Ibn Hazm le découvre. Car la foi n’est pas une aventure solitaire ; elle ramène à la Communauté que Muhammad a regroupée et qui affrontera soudée l’épreuve du Jugement. Ce sont les bornes de cette « nation du Prophète » qu’Ibn Hazm pose dans les douze chapitres intermédiaires du traité (III, 4-15).
40Circonscrire une communauté, c’est nommer ceux qui n’en sont pas. On pourrait attendre de cette reconnaissance des frontières de l’Islam qu’elle se résume à en prononcer les exclusions. C’est le contraire. Huit de ces douze chapitres désignent ceux qui sont exemptés de la damnation. L’Islam a tranché les croyances abolies qui l’ont précédé, mais pour mieux rassembler les humains. Presque tous rejoindront les Élus, mais la trace de l’amputation des temps est encore visible chez ces créatures imparfaites, sens et raison opposés comme dans le traité précédent. Malgré le péché de chair, ceux dont la raison a gardé la foi seront sauvés ; les âmes délivrées des corps seront purgées de ces fautes vénielles dans la tombe, avant le Jugement (III, 4 et 13). Malgré le péché de raison, les Musulmans incapables de justifier les préceptes qu’ils observent iront au Paradis (III, 10 et 11). En deçà du péché de chair, les Anges asexués, les prophètes préservés par la protection divine avant même qu’ils ne soient prophètes69 ou que la Loi ne définisse le péché ; en deçà du péché de raison, les enfants morts trop jeunes pour être soumis à la Loi et les hommes morts trop tôt ou trop loin pour avoir connu le Message ne seront pas damnés (III, 6, 7, 12 et 15)70. Seuls sont écartés de ce large pardon ceux qui les premiers ont reçu la Révélation et l’ont trahie : les Juifs et les Chrétiens, même purs, dont la raison s’acharne à nier la mission de Muhammad (III, 5) ; les génies Harūt et Marūt, familiers de Dieu, mais qui se révoltèrent au nom du désir charnel (III, 8)71. La sévérité de la sentence s’explique et se nuance dans les deux derniers chapitres (III, 11 et 14). On y suppose qu’un pieux Musulman renie sa foi dans ses derniers instants et meurt damné ; et qu’un infidèle, au terme d’une vie scandaleuse, se convertit à son heure dernière et se sauve. Les docteurs de l’école asharite en concluent que Dieu a toujours haï le premier, toujours secrètement aimé le dernier dans ses pires péchés. Car 1 Éternel ne peut pas changer ses décrets. Faux, rétorque Ibn Hazm. C’est nier la réalité de la conversion et de la chute. Si Dieu ne modifiait pas ses décrets, c’est-à-dire s’il n’inscrivait pas ses commandements dans le temps des hommes, la Loi serait toujours juive, puisque les Juifs les premiers la reçurent. À l’inverse, les Arabes, tard convertis dans les dernières heures de la création ne peuvent nier que Dieu marqua longtemps ses préférences à d’autres, Juifs ou Chrétiens. Le Salut est donc bien une histoire, une rupture fondatrice, miraculeuse et prophétique, d’avec l’Incroyance ; mais une rupture qui assure étrangement la continuité du message divin, porté de peuple en peuple des premiers aux derniers jours. Selon la tradition musulmane toutes les âmes furent créées dans le barzakh (Limbes ou Purgatoire), et toutes y retourneront après la mort pour y attendre le Jugement (III, 14). De même la Prophétie de Muhammad est le sceau d’une histoire où tous les peuples furent appelés. Ce Jugement dont l’Islam tient la clef, tous les hommes, croyants et incroyants, seront réunis pour le subir. Par ce même paradoxe qui commande toute la démonstration, c’est la Loi singulière de l’Islam qui rassemble la Création à son terme pour la diviser en Élus et Damnés avant de la rendre à l’éternité.
Le califat, mémoire de l’origine
41Du terme du Jugement, le texte revient dans les quatrième et cinquième traités du Fisal à la naissance de la Communauté musulmane. Deux courtes sections, du moins si on s’en tient au nombre de chapitres (7 et 5 respectivement), où l’auteur achève de préciser les principes de toute vérité musulmane. Récapitulons : le second traité était construit sur le Coran, image de la Création ; le troisième sur la Prophétie, fondatrice de la umma ; les quatrième et cinquième le sont autour du concept d’ijmā‘, de consensus de la Communauté. Coran, tradition prophétique et consensus : les trois piliers de la connaissance en Islam, selon Ibn Hazm, symétriques des trois instruments du savoir humain : la raison qui comprend les préceptes coraniques, les sens qui constatent le miracle prophétique, le témoignage historique enfin qui recueille l’ijmā‘, l’accord unanime des Compagnons du Prophète, puisque c’est ainsi qu’Ibn Hazm le définit72. Rien d’étonnant donc si nous retrouvons ici les chapitres les plus « historiques » —au sens où nous entendons, nous, ce mot— de tout le Fisal. Mais quelle Histoire ? Exclusivement celle de la première génération de l’Islam. Car le problème d’Ibn Hazm est double : d’une part prouver que les Compagnons sont restés fidèles à l’enseignement de Muhammad et qu’ils s’entendirent sur le gouvernement de la Communauté ; prouver en somme que l’ijmā‘ fut une réalité, et qu’elle prend sa source —et sa validité— dans la Sunna du Prophète. Montrer d’autre part que ce consensus prend fin dès la seconde génération des Croyants. Double propos qui prétend délimiter une origine proprement historique à cette umma dont la Prophétie a fixé les bornes sacrées —entre Révélation et Jugement— comme l’expliquait le traité précédent. La tâche n’est pas particulièrement aisée, puisque, de notoriété publique, c’est dans les conflits de cette génération des Compagnons que s’enracinent tous ceux de l’Islam postérieur. Le plan même que choisit Ibn Hazm dans ces deux traités suffit à indiquer qu’il n’esquive pas la difficulté. Le voici :
4e traité : L’imamat | 5e traité : Les énormités des sectes |
I La nécessité de l’imamat | |
II Quel fut le meilleur compagnon? | |
III De la Justice des guerres civiles | I Les Shiites |
IV L’imamat du «moins excellent» est-il acceptable? | II Les Kharijites |
V La désignation du Calife | III Les Mu‘tazilites |
VI La correction du Calife injuste | IV Les Murjites |
VII La prière faite sous un mauvais imām est-elle valable? | V Secte divisée en branches innombrables |
42J’ai disposé une fois de plus face à face les chapitres qui de toute évidence. Le shiisme est né avec les guerres civiles qui ont opposé ‘Alī à Mu‘āwiya73. Les Kharijites sont ceux qui n’admettent pas que l’imamat ne soit pas confié au meilleur des Musulmans, fût-il un exclave abyssin, selon la formule qu’ils ont popularisée. Les Mu‘tazilites tiennent pour une désignation collective du Calife qu’Ibn Hazm combat74. Les Murjites refusent le soulèvement contre un imām injuste, contre l’avis de l’auteur. Enfin, la dernière secte —« aux branches innombrables »— qu’Asín Palacios assimile à juste titre aux soufis, se caractérise par sa désinvolture à l’égard des obligations personnelles du Croyant (la prière, l’aumône, le jeûne) dont Ibn Hazm affirme la nécessité —et la validité, même sous un imām corrompu. Mais chaque secte et chaque problème renvoient à un événement précis de la première crise de l’Islam : la lutte entre ‘Alī et Mu‘āwiya, nous l’avons dit, ou plus précisément la bataille de Siffin et l’arbitrage qui la suivit dans le premier cas ; la dissidence des Kharijites et le combat que leur livra ‘Alī à Nahrawān ; l’abstention des Compagnons de Basra (i‘tizāl) lors de la bataille du Chameau, qui opposa ‘Āïcha, Talha et Zubayr à ‘Alī, dont ils contestaient précisément la validité de l’accession au Califat75 ; l’assassinat d’‘Uthmān enfin, par ceux qui lui reprochaient son injustice76. Les derniers chapitres respectifs des deux traités sont plus difficiles à identifier. Ils marquent à la fois l’éclatement de la Communauté (les « sectes innombrables » du soufisme) et le passage du califat à la wilāya, le gouvernement profane d’un souverain et non plus d’un Croyant. Je ne crois pas beaucoup m’avancer en proposant de voir, dans le rôle du mauvais imām, le fils de Mu‘āwiya, Yazīd (680-683)77 : non seulement parce que son « indifférence religieuse », réelle ou supposée, est restée proverbiale dans l’historiographie musulmane78 ; mais parce que son règne très bref fut endeuillé par deux événements très graves : la tentative de soulèvement d’al-Husayn, fils d’‘Alī, petit-fils du Prophète, et sa mort au combat —son martyre, aux yeux de la plupart des historiens, et pas seulement shiites— à Karbala79 ; et la dissidence de l’anticalife Ibn al-Zubayr, le fils du vaincu du Chameau, qui tiendra tête pendant dix ans aux Omeyyades, et dont la rébellion ne sera écrasée qu’au prix d’un siège brutal de La Mecque : la Ka‘aba y sera détruite80. Le symbole de Karbala va catalyser et durcir le radicalisme shiite ; la guerre portée sur le territoire sacré par Ibn al-Zubayr confirme qu’il n’est plus d’espace commun aux Musulmans. À partir de là, on peut dire en effet l’Islam « divisé en sectes innombrables ».
43Le mouvement du texte reprend bien les apparences du mouvement de l’Histoire. Le premier chapitre du quatrième traité proclame la nécessité de l’imamat pour assurer l’unité de la Communauté, comme le Prophète sut réaliser l’Union des Arabes. Deux ou plusieurs califats n’auraient —n’ont, à l’époque où ce livre est composé— aucun sens, Ibn Hazm le réaffirme solennellement81. Les deux traités s’achèvent sur le constat de l’infini morcellement de cette umma que la Révélation avait créée une. Est-ce si simple ? Reprenons. Au départ le Prophète, armé de l’inspiration, qui rassemble et choisit. Et ce choix rompt déjà toutes les règles, comme la Prophétie rompt l’ordre naturel de la Création. La suite du texte le prouve : au deuxième chapitre du quatrième traité, Ibn Hazm examine le problème tant débattu dans l’Islam médiéval —et d’une importance politique cruciale— du Meilleur Compagnon. Pour lui, aucun doute : dans l’ordre d’excellence décroissante, il convient de placer les femmes du Prophète, et d’abord ‘Aïsha, « mère des Croyants », puis Abu Bakr et ‘Umar avant tous les autres Compagnons. Cette hiérarchie, c’est le Prophète lui-même qui l’a établie en élisant celles qu’il voulait pour compagnes, ceux qu’il désignait comme les plus fidèles. Mais cette liberté presque arbitraire de l’élection bafoue toutes les données de la parenté, dont le poids n’est plus à dire dans la société arabe de l’Antéislam. L’épouse, ‘Aïsha, en effet, et non la fille Fātima ; les fidèles, Abū Bakr et ‘Umar, et non le cousin et gendre, ‘Alī. Bien sûr, la démonstration d’Ibn Hazm sert ici directement la cause sunnite contre le « légitimisme » shiite qui prétend fonder les droits des Alides (très précisément même, au temps d’Ibn Hazm, des Fatimides) sur la continuité de la lignée du Prophète. Mais le raisonnement va plus loin : Muhammad est mort sans descendance masculine : le petit Ibrahim ne lui a pas survécu. Al-‘Abbās —son oncle et l’ancêtre de la dynastie califale bagdadienne— fut bien son exécuteur testamentaire, mais
[…] le droit héréditaire d’al-‘Abbās, à supposer qu’il l’ait eu, aurait seulement porté sur les biens ; pour ce qui est des charges, les lois religieuses n’ont jamais prévu un tel héritage […] Comment peut-on le supposer quand on sait —par consensus de la Communauté à l’exception des Shiites— que le Prophète a affirmé : « Nous ne nommerons aucun héritier de ce que nous aurons laissé d’aumônes »82.
44Pas d’héritier, ou plutôt un unique héritier : la Communauté d’alors, c’est-à-dire l’ensemble des Compagnons. L’Islam s’édifie sur les ruines de la famille, une première fois. Car ce n’est pas la dernière. Je « traduis », dans le tableau suivant, en noms et en événements historiques, pour plus de clarté, les cinq derniers chapitres du quatrième traité, confrontés à ceux du cinquième traité. Soit :
‘Alī contre Mu‘āwiya | Siffin-arbitrage | Shiites |
‘Alī contre Abū Bakr | Nahrawān | Kharijites |
‘Alī contre ‘Umar | Chameau | Mu‘tazilites |
‘Alī contre ‘Uthmān | Meurtre d’‘Uthmān | Murjites |
Yazīd contre al-Husayn et Ibn al-Zubayr | Karbala-La Mecque | Sectes aux branches innombrables |
45Dès le premier regard, deux constatations s’imposent : la place prépondérante d’‘lī —ou de ses droits— d’une part, l’inversion de la chronologie des événements d’autre part. Sur le premier point, l’essentiel est déjà dit : la lignée d’‘Alī, gendre du Prophète et père de ses petits-enfants, al-Hasan et al-Husayn, hérite, aux yeux des partisans de la continuité généalogique de l’imamat, de tous les privilèges de Muhammad. L’anomalie chronologique, évidemment voulue par Ibn Hazm, plaide en sens inverse. Le meurtre d’’Uthmān est antérieur à la bataille du Chameau, qui vient avant l’écrasement des Kharijites par ‘Alī à Nahrawān, après Siffin, mais avant l’arbitrage qui marque la victoire de Mu‘āwiya sur ‘Alī et le point de départ du shiisme minoritaire dans l’Islam. Laissons pour l’instant de côté la dernière ligne du tableau ; nous y reviendrons. La double constatation que je mentionnais peut elle-même conduire à deux conclusions. La première —Ibn Hazm y insiste longuement —c’est l’inanité des prétentions d’ ‘Alī : ses partisans —et lui-même— n’ont contesté la validité du califat d’‘Uthmān qu’après son meurtre ; la légalité du Conseil désigné par ‘Umar pour le choix de son successeur qu’au moment de la bataille du Chameau, quinze ans après les événements ; et enfin la légitimité d’Abū Bakr qu’au moment des débats engagés dans le camp alide lors des batailles de Siffin et Nahrawān, près d’un quart de siècle après la mort du premier Calife. Arguments forgés a posteriori de toute évidence, pour inventer un droit héréditaire du gendre de Muhammad à l’imamat qui n’a jamais existé ; mieux, qu’‘Alī, jusqu’à son élection, voire jusqu’à l’« arbitrage », n’avait jamais invoqué. Avant le meurtre d’‘Uthmān au moins, la Communauté est parfaitement groupée, et nul, pas même ‘Alī ne discute l’autorité de ses chefs. Même après cet assassinat, même après la mort de Talha et Zubayr, au Chameau, le consensus des Compagnons reste assez fort pour que le stratagème « coranique » d’’Amr b. al-‘Ās à Siffin oblige ‘Alī à consentir à l’arbitrage83. L’ijmā‘ de la première génération de l’Islam n’est donc pas un vain mot. Il ne lui survivra pas. De l’arbitrage en 657 (1ére ligne) à la proclamation d’Ibn al-Zubayr (680) et au meurtre d’al-Husayn (680) (ligne 5), le temps reprend son cours. Les pères fondateurs sont trahis par les enfants nés de leur sang : Yazīd, fils de Mu‘āwiya, al-Husayn fils d’‘Alī, Ibn al-Zubayr, fils du héros malheureux de la première bataille entre Musulmans. Une fois de plus, Islam et parenté s’opposent, comme dans la destinée du Prophète. Ici, c’est le fanatisme lignager, celui des Omeyyades, des Alides ou des Zubayrides, qui triomphe de l’unité des Croyants. Mais s’il faut refuser aux fils le véritable héritage des pères, comme le Prophète refusait le sien à sa fille et à son oncle, où faut-il chercher la véritable descendance des Compagnons ? Dans les sectes probablement. Hypothèse surprenante, en faveur de laquelle militent au moins deux indices : le premier, c’est que toutes les grandes sectes issues du conflit admettent la nécessité de l’imamat (Shiites, Kharijites, Mu‘tazilites et Murjites) et que toutes se réfèrent à l’autorité des Compagnons ; le second, c’est que le cinquième traité donne à la présentation de leurs erreurs l’aspect d’un véritable arbre généalogique, à partir de leurs fondateurs et des innombrables chefs d’école qui ont infléchi, génération après génération, la doctrine primitive dans un sens particulier. Généalogie spirituelle ou savante, qui prend sa source dans la parole musulmane en tout cas, et non dans la fraternité du sang. Les sectes, contre toute apparence, ne divisent pas l’Islam, elles le rappellent à sa seconde origine, la génération des Compagnons : ses limites sont exactement fixées par la mort du Prophète, dont le consensus pallie la postérité absente, et la mort de Mu’âwiya, dont la postérité brise le consensus. Moment unique et fermé, entre ces deux coupures, fondateur des divisions sectaires qui ne l’atteignent pas, comme le Prophète annonce le Jugement qu’il ne subira pas, comme Dieu même a créé ce monde au-delà duquel II se tient.
46Mais alors, comment la Communauté musulmane peut-elle toucher à cette origine transcendante ? Le plus simplement du monde, par l’imamat. Ibn Hazm énumère ainsi les huit conditions nécessaires pour y accéder :
1 : Être qurayshite | 2 : Être pubère |
3 : Avoir atteint l’âge de raison | 4 : Être de sexe masculin |
5 : Être musulman | 6 : Avoir été désigné |
7 : Connaître les commandements de l’Islam | 8 : Les respecter et éviter le scandale public |
47Il y ajoute quatre autres dispositions « secondaires » que je négligerai ici. Ces huit suffisent à montrer le rôle essentiel du califat pour Ibn Hazm. Elles se regroupent, bien sûr, deux à deux, et dessinent une double chronologie, profane et religieuse : la naissance (dans la tribu du Prophète et à l’Islam) ; la sortie de l’enfance (puberté et désignation, généralement par le prédécesseur et « père » naturel ou spirituel)84 ; l’accès à la raison et donc à la connaissance des obligations ; la pleine maturité d’homme enfin qui permet d’assumer les responsabilités au sein du groupe. Notons, encore une fois, la référence aux sens (la puberté, sexuelle ou politique), à la raison (3 et 7), et à la cohésion de la Communauté masculine que le scandale diviserait (4 et 8). Au sommet des deux colonnes enfin, le rappel de la création : le sang du Prophète et sa foi. Voilà donc en quelques mots réuni tout ce qu’Ibn Hazm a si soigneusement séparé tout au long de ces deux traités. Incompréhensible retournement ? Nous en avons pourtant déjà vu l’exemple dans le troisième traité : l’évidence immédiate de sa foi « ici et maintenant » faisait toucher au Croyant l’évidence du Paradis et de l’Enfer. De même la personne vivante, éphémère, du Calife rappelle à la conscience musulmane ces temps fondateurs de l’Hégire et de l’ijmā‘ des Compagnons dont elle est irréductiblement séparée. Le paradoxe est ainsi prouvé, les sectes et le consensus réconciliés, la Communauté retrouvée dans l’imamat. Un seul point noir peut-être : cette « secte aux branches innombrables » qu’Ibn Hazm associe justement à l’éclatement de l’ijmā‘. Car ces soufis, eux, ne se réclament pas d’une autre origine que Dieu. L’anarchie de leurs pratiques et de leurs conceptions ne permet pas de les inscrire dans l’Histoire fondatrice de l’Islam ; mieux, ils échappent à la démarche historique des autres partis qui justifient le califat par l’organisation des premiers temps auxquels tous se réfèrent. Ce n’est encore qu’une sourde inquiétude : l’immense majorité les répudie encore, sans doute, dans l’esprit d’Ibn Hazm, qui leur accorde à peine quelques pages. Cinquante, cent ans peut-être après le Fisal, la secte allait grandir jusqu’à s’emparer de l’orthodoxie sunnite ; et avec elle, en effet, l’indifférence au Califat et au lien historique qu’il tisse avec l’origine ira croissant.
Le monde vu de l’Islam
48Le Fisal s’achève sur un sixième traité, présenté comme une sorte d’annexe consacrée à des « questions diverses » de théologie. Malgré l’apparent désordre de ces latā’if85, je crois pouvoir y reconnaître la véritable conclusion du livre qui rassemble —fût-ce par analogie— tout ce que l’auteur avait développé au long des précédentes parties. Je m’en tiendrai à l’essentiel, c’est-à-dire au groupe des sept derniers chapitres, dont la liste suit :
XXI : Sur le mot « homme »
XXII : Sur les substances, les accidents, le corps et l’âme86
XXIII : Sur l’atomisme
XXIV : Sur les connaissances
XXV : Sur la compensation réciproque des démonstrations
XXVI : Sur les couleurs [et le noir]
XXVII : Sur la génération des vivants
49Prenons par le milieu : il faut bien sûr rapprocher le chapitre XXIV (sur les connaissances —ma‘ārif) de l’introduction du Fisal (sur les barāhīn) où l’auteur définissait les conditions du savoir. L’école asharite refuse de considérer comme valide la foi qui ne serait pas étayée par la réflexion rationnelle et les données de la perception sensible. Qui croit sans savoir ne connaîtrait pas Dieu et Ses commandements. Voici la réponse :
Nous affirmons que le droit de donner aux choses des noms […] ne nous revient pas à nous, mais au Créateur des langues et des hommes qui les parlent […] Or Dieu dans le Coran, et le Prophète aussi […], adressent la parole à tous les Croyants […]
50La grande majorité n’a jamais raisonné son engagement dans l’Islam,
[…] or, ceux-là, qui sont les plus nombreux […] Dieu les nomme Croyants et leur applique le qualificatif de Musulmans87.
51Les Asharites inversent les choses : ce n’est pas la raison qui peut fonder la foi, mais la foi dans le Coran qui établit la raison, et d’abord le langage, préalable à toute opération rationnelle. De même quand ils critiquent le taqlīd, la confiance aveugle où se complaisent tant de Musulmans. Ils ont raison si le maître qu’on suit est un homme, armé de sa seule raison ; leur erreur confine à l’impiété si le Croyant choisit aveuglément pour guide le Prophète, car
[…] notre connaissance de la vérité de l’inspiration et de la mission prophétique de Muhammad et de celle de tout ce qui nous a été transmis par la totalité de ses Compagnons de ses enseignements, et que les générations, les unes après les autres ont transmis jusqu’à nous, ou qui nous a été conservé par une série ininterrompue de témoins individuels et dignes de foi à partir du Prophète ; toutes ces connaissances, donc, sont pour nous vraies et certaines […] Dieu en effet nous ordonne de croire, comme Révélation, ce qui a été rapporté par un seul témoin, ou plusieurs isolés, mais dignes de foi88.
52De même que Dieu crée les sens et la raison, il autorise le témoignage de la Communauté sur Son message. La validité de la preuve historique n’est pas vérifiée par la raison, mais par le commandement du Livre lui-même89. C’est qu’elle rapporte une autre évidence que celle de la raison profane, une autre expérience que celle des sens terrestres : une vérité « nécessaire, c’est-à-dire évidente et certaine » pour les garants qui nous la livrent :
[…] la connaissance qu’ont les Anges, et les prophètes, de la Vérité de la Révélation divine qui leur a été inspirée par les Anges, […] est aussi ferme que celle qu’ils éprouvent vis-à-vis des perceptions des sens et des premiers principes de la raison spéculative90.
53Voilà donc les barāhīn retrouvés et précisés, contre les Asharites : non pas seulement l’évidence de la raison mais celle du Coran ; non pas seulement la perception sensible mais la Prophétie ; non pas seulement toute vérité rapportée par des témoins sûrs, mais d’abord cette vérité-là dont Dieu nous a octroyé la grâce, dans son Livre même, de garantir la transmission. C’est trop peu dire, comme le faisait Ibn Hazm dans le premier traité, que l’Islam s’appuie sur les principes immédiats de la connaissance : il les recrée par le pont que jette le témoignage de sa Communauté entre les réalités célestes et celles de ce monde.
54Deux à deux, les chapitres qui bordent de part et d’autre cette démonstration centrale la complètent pour chacun des trois principes du savoir. La raison d’abord : les arguments des atomistes ressemblent en effet à ceux des sceptiques, qui nient qu’on puisse connaître avec certitude les vérités religieuses (XXIII-XXV)91. Dans les deux cas, l’erreur consiste à donner pour éternelles les évidences de la raison. Vers l’aval : « Vous avez-vous-même prouvé que le monde était créé, par sa finitude, par le nombre —limité— de ses objets et de ses créatures. La démonstration reste valable, et cette conception de la finitude prouve l’atomisme »92. La première partie de la réplique est exacte, mais la finitude du monde a prouvé l’existence d’un Créateur tout puissant qui peut la renverser. Car Lui peut diviser à l’infini Sa création, et l’évidence de la raison humaine n’est plus pertinente. Vers l’amont : on peut, selon vous, disent les atomistes, diviser à l’infini tout objet, montagne ou grain de moutarde. N’y a-t-il donc pas plus de parties dans une montagne que dans un grain de moutarde ? Ou mieux dans deux grains de moutarde que dans un seul ? Ou encore : un homme parcourt une certaine distance : si on peut la diviser à l’infini, dira-t-on qu’il a franchi un parcours infini ? Ces questions, répond Ibn Hazm, sont absurdes : car ni la montagne, ni le grain de sable, ni la distance n’ont de parties avant qu’on ne les divise. On peut faire sept fractions d’un grain de moutarde et deux d’une montagne, et dans ce cas, c’est le premier qui comportera les parties les plus nombreuses. De même un marcheur calcule une distance en la parcourant —en pas, coudées, etc… Mais l’évidence immédiate de la raison ne peut penser ce qui ne lui est pas donné. Elle n’est pas encore pertinente. Même démonstration dans le chapitre symétrique (XXV) : les nouveaux sophistes que l’auteur affronte défendent la possibilité de vivre selon une morale « naturelle ». Mais Dieu peut commander le meurtre dans certains cas. Ils recommandent de suivre la religion que chacun a héritée de ses pères, Juifs, Chrétiens ou Musulmans. Mais Dieu a changé Sa Loi, sans en excepter personne. Ils prennent argument enfin de la variation des doctrines et des hommes93, des conversions, pour nier la vérité intrinsèque de toutes les sectes94. C’est encore supposer à la raison une universalité qu’elle n’a pas : les mathématiques s’affrontent sur des vérités qu’on croirait constantes. Les Chrétiens nient l’évidence par leurs dogmes. À la fin du chapitre, Ibn Hazm résume sa position :
Sur les thèses discutables, étrangères à la Révélation —la création du monde, l’existence d’un seul Dieu éternel, l’existence de la mission prophétique en général et celle de Muhammad en particulier—, on doit prouver leur vérité par des démonstrations qui se réduisent […] à l’évidence des sens et de l’entendement […]. Sur les thèses en revanche qui appartiennent déjà à la Révélation […] les preuves concluantes seront celles qui se réduiront à des paroles textuelles rapportées par le Prophète qui les aura reçues de Dieu même pour les révéler aux hommes95.
55Ce n’est pas seulement le plan du Fisal qui est ainsi reconstitué ; c’est la soumission de la raison à la rupture de la Révélation qui est réaffirmée, et le passage « historique » de la preuve, de l’immédiateté de l’entendement à la Parole du Coran.
56Les sens ensuite. Deux chapitres là encore : « Sur les substances […] et l’âme » (XXII), et « Sur les couleurs » (XXVI). Le premier détaille les positions de l’orthodoxie contre les négateurs de l’existence de l’âme. Ces derniers ne reconnaissent la réalité d’un objet que si les sens l’attestent. Les orthodoxes « soutiennent que l’âme est un corps doté de trois dimensions, qui occupe un lieu […] »96. La difficulté est évidente et elle explique la longueur de la démonstration d’Ibn Hazm : il s’agit de prouver en effet qu’un corps (l’âme) n’est pas sensible. Brièvement, on peut relever deux ordres d’arguments. Le premier, c’est qu’il y a d’autres corps qui n’obéissent pas aux données courantes de la sensibilité. Ainsi l’âme ne pèse rien : le cadavre n’est pas plus léger que le vivant. Mais si l’on gonfle une outre, elle devient plus légère (sic) que lorsqu’elle était vide. Les corps sont sensibles au changement ? C’est faux : la sphère céleste est un corps, et elle est pourtant immuable. Mais il existe une autre réponse, liée à celle-ci, il est vrai :
[…] les corps qui sont dépourvus de couleur, comme l’air et le feu, sont invisibles : [ceux qui] sont dépourvus d’odeur, comme l’air, le feu, la pierre, le verre sont inodores ; ceux qui sont dépourvus de saveur […] sont insipides […]. Ainsi l’âme qui est dépourvue de couleur, saveur, odeur et propriété tactile est imperceptible pour tous les sens corporels. En revanche, elle est capable de percevoir toutes ces qualités sensibles ; c’est elle, la réalité qui les sent, bien qu’elle soit elle-même imperceptible aux sens. Si nous la connaissons, c’est seulement par ses effets et par des preuves ou arguments rationnels97.
57Même renversement que plus haut : les sens ne peuvent pas davantage atteindre l’âme que la raison ne peut embrasser la vérité, parce que c’est l’âme qui guide les sens comme la Vérité guide la raison. Ou, si on préfère, les sens définissent l’âme par les limites mêmes de leurs capacités : ils reconnaissent qu’il existe « quelque chose » au-delà de ce qu’ils peuvent percevoir. Ce « quelque chose » qui permet au dormeur, dont les sens sont annihilés, de voir, d’entendre et de parler dans ses rêves, ou de se représenter l’objet absent quand on est aveugle, ou simplement éloigné de sa réalité sensible. Le chapitre sur les couleurs est encore plus parlant. L’essentiel en est en effet consacré au noir. Paradoxalement, car le noir, dit Ibn Hazm, ne se voit pas. Il est absence, ou mieux limite des couleurs :
Les rayons visuels tombent sur les objets de différentes couleurs qui sont autour de l’objet noir et [l’observateur], grâce à cette perception des objets contigus à l’objet noir sait que dans les limites (hudūd) qui l’entourent, il y a un objet étranger à ces couleurs ; c’est pour cela qu’il suppose qu’il le voit. De là aussi vient l’énorme erreur […] de ceux qui prétendent voir le mouvement et le repos98.
58Une limite des sens perçue par une opération de « l’âme » ; mais on se souviendra que c’est aussi la définition de la Prophétie, sanctionnée par le miracle, limite des sens : ce dont la perception peut dessiner « négativement » le contour, apprécier les effets —comme nous pouvons le faire de l’âme— mais dont la source ou la connaissance en soi lui échappe. La latence du noir ou de l’âme serait ainsi comme un signe constant que Dieu aurait placé dans Sa création pour nous faire comprendre la rupture ponctuelle et historique de la Prophétie.
59Reste le témoignage, lié aux sens dont il rapporte l’expérience, à la parole qui l’exprime, et à la continuité des générations qui le garantit. Il en est question aux deux chapitres des extrémités, « Sur l’homme » et « Sur la génération des vivants » (XXI-XXVII). Comme la raison ou les sens, le témoignage montre ici ses limites. La continuité des générations ? C’est justement l’objet du dernier chapitre. La plupart des animaux naissent par reproduction, et leurs générations s’enchaînent. L’auteur a vu, de ses yeux, les mouches et les puces s’unir sexuellement ; il a vu les têtards se métamorphoser en grenouilles99 Voilà réunies toutes les données d’un témoignage bien établi. Mais il existe des espèces animales entières qui naissent spontanément hors de toute continuité vivante, et donc hors de tout témoignage. Là encore, l’expérience humaine ne peut donner qu’une réponse négative : nul ne les a jamais vues naître ni s’accoupler.
60Dans le premier chapitre, le témoignage porte sur la parole même, et sur la plus décisive : celle du Coran. Que doit-on appeler « homme » ? Un corps ? Certains l’affirment. Une âme ? D’autres versets le font penser. Partout le témoignage vacille et, avec lui, la réalité des choses. Ou plutôt il vacillerait, sans cette vérité inébranlable : le texte sacré du Coran ne peut être, par définition, contradictoire. Il admet plusieurs acceptions du mot « homme » ? Elles sont donc toutes valides, puisque c’est le Coran qui crée les significations.
Le mot homme veut dire quelquefois l’âme sans le corps ; il veut dire aussi le corps sans l’âme et enfin, quelquefois, l’ensemble des deux100
61C’est dans les mêmes termes ou presque que commence le dernier chapitre :
Tous les animaux se répartissent […] en trois groupes : animaux qui se reproduisent sexuellement et pas autrement ; animaux qui ne se reproduisent pas par union sexuelle, mais seulement par génération spontanée ; animaux qui peuvent naître des deux façons101.
62La Parole dans le premier cas, la procréation dans le second relèvent d’une union ; traduisons d’un ijmā‘. C’est en effet, par un paradoxe que nous avons déjà observé, la somme des opinions divergentes des Croyants qui donne son plein sens au Coran. Et c’est la polysémie du vocabulaire coranique qui rend en retour licites toutes les fractions des Musulmans. C’est la multiplicité des espèces qui rend justice au pouvoir générateur de Dieu. Et c’est Lui qui les autorise toutes ensemble :
L’argument en faveur de la puissance créatrice de Dieu n’est pas plus évident quand il se fonde sur l’un plutôt que sur l’autre de ces deux moyens de reproduction. Au contraire, tous deux sont une preuve concluante de ce que Dieu est leur principe créateur qui leur donne l’être, et de ce que son pouvoir est grand102.
63De la raison à la Révélation, des sens à la Prophétie, du témoignage au consensus, Ibn Hazm a repris, dans l’impressionnant raccourci de ces sept derniers chapitres toute la substance du Fisal. Et c’est ici que je mettrai fin à cette analyse trop partielle.
64Il m’a fallu choisir, je l’avoue, pour tenter de reconstituer cette gigantesque architecture : choisir dans le maquis des arguments et des preuves dont je crois avoir montré que les ressemblances et les symétries n’étaient pas fortuites103. Mais pour revenir à mon interrogation initiale, dans cette théologie —ce discours sur l’Éternel—, le rôle paradoxal du Temps en général et de l’Histoire en particulier ne me paraît pas discutable. En simplifiant encore, on pourrait dire que le dessein divin est incompréhensible sans la Prophétie qui en fait un Commandement en fondant l’Histoire, celle de la Communauté soumise à cet ordre, « musulmane ». Mais le Message se perdrait à son tour dans l’oubli, si l’Histoire, c’est-à-dire la chaîne des générations, ne le faisait vivre. C’est là que réside la supériorité de la nation de Muhammad sur les autres : l’Islam est, au sens strict, la seule Histoire. Et c’est aussi le suprême argument de l’orthodoxie contre les sectes : elle regroupe les ahl al-hadīth, les gens de la « chaîne » de l’Histoire. Le califat enfin, jusque dans les débats que sa légitimité soulève, n’a pas d’autre fonction que de rappeler l’origine et de gouverner les Musulmans dans la lignée de ceux des Compagnons dont il se réclame.
65Peu ou pas d’allusions aux Omeyyades à ce propos, ni à la situation particulière de l’Espagne. C’est à peine si, par instant, au détour d’un raisonnement, on entrevoit un Chrétien autochtone répliquer à l’auteur, ou un Juif qu’il a personnellement connu. Le Fisal n’est pas une œuvre de circonstance, on l’aura compris. Ce qui ne veut pas dire que les circonstances n’aient pas pesé sur la pensée d’Ibn Hazm. L’atténuation même de ses préférences omeyyades, la prudence avec laquelle il se garde d’exclure de l’Islam toutes les sectes dont il ne partage pas les sympathies en sont le signe. Ce livre par moments si polémique ressemble à un appel à l’union de tous ceux qui reconnaissent Dieu, son Livre et son Envoyé. Tous ceux-là seront sauvés, tous les autres damnés. Un contraste si brutal n’autorise pas la moindre singularité andalouse.
66C’est même, je crois, l’originalité du Fisal. Quatre siècles de luttes religieuses ont brisé l’unité de la communauté et mené à la ruine les califats rivaux. Les Omeyyades se sont évanouis les premiers. À Bagdad, les Abbassides sont à l’agonie. Les Fatimides eux-mêmes s’épuisent. Les textes du Xe siècle proclamaient les droits des souverains d’al-Andalus et polémiquaient avec l’Orient, tour à tour désiré ou dénigré. Mais le tourbillon des faits a emporté les rêves antagonistes des uns et des autres. Dieu a voulu que l’Islam ne soit à personne —ou que tous en héritent— de sorte qu’entre les ennemis d’hier, vieillis par l’épreuve, la seule figure de Muhammad, le seul éclair de la Révélation puissent faire descendre la paix. Les échecs et les troubles auront ainsi ramené les Musulmans à la Prophétie qui les a fait naître à la foi, et donc au califat véritable, qui en assure la lieutenance. Mais plus profondément, ils auront rendu l’Islam à sa petitesse dans la création où tant d’autres ont reçu, puis perdu l’alliance de Dieu. La voie du salut promis à la nation de Muhammad n’est éclairée que par son histoire, c’est-à-dire par la précieuse lumière de l’enseignement de l’Envoyé, dicté de génération en génération. Ailleurs, l’obscurité, qui menace de recouvrir le chemin. Et comme pour mieux rappeler l’urgence d’un combat quotidien, ces mêmes invasions du chaos, que montre la suite des temps, ébranlent de leurs désordres l’âme de chaque croyant, à chaque instant. C’est le thème des al-akhlāq wa-l-siyar.
Notes de bas de page
1 Abdel Magid Turki note que le, ou plutôt les, Fisal, « comme leur nom l’indique sont la somme de petites monographies — fisla —, écrites à des dates diverses […], entre 420/1029 et 440/1048 ». Les chapitres sur l’imamat semblent avoir été rédigés à cette dernière date. Voir « L’engagement politique et la théorie du califat d’Ibn Hazm », Mélanges Henri Laoust II, Bulletin d’études orientales, XXX, 1978. L’achèvement du recueil, si on admet ce schéma de composition, n’est donc pas antérieure à 1048. La rigueur même du plan que je me propose d’analyser ne laisse pas de doute sur l’importance de la mise en ordre d’une matière sans doute antérieure en effet, comme Ibn Hazm le dit clairement à propos du cinquième traité : « Nous avons déjà mis en évidence les énormités de ces sectes dans un petit livre intitulé Les conseils sincères pour éviter les erreurs honteuses et les abominables laideurs des quatre sectes, mu‘tazilite, shiite, kharijite, murjite. Nous avons donc inclus ce livre, en annexe, à la fin du traité des sectes du Fisal ».
2 Miguel Asín Palacios, Abenhazam de Córdoba y su historia critica de las ideas religiosas, Madrid. 1927-1932, t. I-V. Les citations du texte feront, sauf exception que je signalerai, référence à cette traduction.
3 M. Asín, ouvr. cité, t. II, p. 86-91.
4 Sur les formes variées, et très strictement codifiées, de la vérification du hadīth, voir Ei, art. « hadīth », et Roger Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue [= Grammaire], Paris, 1956, p. 227-238.
5 M. Asín, ouvr. cité, t. II. p. 87.
6 A.E.M. Turki y insiste à juste titre : toutes les connaissances sont acquises (b-iktisāb). Voir « La réfutation du scepticisme et la théorie de la connaissance dans les Fisad d’Ibn Hazm », Studia Islamico, L, 1979.
7 Sur l’enchaînement (presque) parfait de ces arguments, voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 195-197.
8 La division en chapitres du Fisal pose problème. Celle de l’édition égyptienne que j’ai pu consulter (Le Caire, 1350 H), assez confuse, dénombre plus de 130 sections ou chapitres. Je m’en tiens là encore au travail de Miguel Asín. J’ai simplement rétabli les chapitres dont il annonce lui-même la suppression en note, et ceux que, pour la meilleure compréhension du lecteur, il a découpé en deux — ainsi le chapitre XXIV du premier traité ou le chapitre XXII du sixième traité. Ajoutons que, pour les quatrième, cinquième — voire sixième — traités, l’édition arabe et la traduction d’Asin coïncident largement dans leur découpage.
9 R. Arnaldez, Grammaire, p. 295 : « Ibn Hazm suit la majorité des Musulmans en affirmant que Dieu crée sans cause motivante (‘illa) ».
10 Aux Manichéens qui repoussent l’idée que Dieu, dans sa sagesse, ait pu créer le Mal, Ibn Hazm réplique : « Si vous savez que telle chose particulière est mauvaise ou inutile, c’est seulement pour une de ces deux causes : parce qu’il en est ainsi de par révélation divine ou parce que des raisons évidentes et nécessaires vous l’enseignent. Dans le premier cas, […] cette révélation qui vous a été donnée ne signifie-t-elle pas que c’est le Créateur et Gouverneur du monde lui-même qui a nommé mauvaise cette chose-là et qui a commandé de l’éviter ? […] Par conséquent le mal ne l’est que parce que l’Être Unique et Premier l’interdit, de même que le bien ne l’est que par le précepte qu’il a établi de le suivre […] D’où il ressort que rien n’est mal de ce que fait cet Être qui n’a lui-même ni créateur, ni gouverneur, et sur lequel ne pèse aucun législateur, puisque la cause que le mal est mal, c’est qu’il en a décidé ainsi ».
Un peu plus loin, l’auteur réfute la seconde hypothèse — la connaissance du mal dictée par la seule raison — dans des termes comparables : « S’il s’agit d’un Être qui est au-dessus de la raison, d’un Être qui a existé de toute éternité quand la raison encore n’existait pas, s’il s’agit du créateur de la raison même, qui en aura reçu un degré hiérarchique dans l’échelle des êtres, alors la raison n’aura aucun effet sur Lui ». M. Asín, ouvr. cité, t. Il, p. 134-136.
11 Cette mise en cause de la validité des perceptions sensibles renversées par l’arbitraire décision divine est d’autant plus remarquable que « <le sensible n’apparaît pas> comme chez les Grecs sous la forme d’un tourbillon sans fin, d’un abîme de changement et d’incertitude. Cet aspect tragique qui sous-tend la majesté apollinienne de la pensée hellénique, cette terreur instinctive que doit sans cesse surmonter la sérénité du sage antique, c’est ce qu’ignore totalement l’âme musulmane, du moins celle du penseur andalou. Dieu a créé la terre, Il l’a aplanie, Il l’a consolidée par des montagnes, Il l’a plantée d’arbres et de prairies, pour le plus grand bien des hommes », R, Arnaldez, Grammaire, p. 202.
12 M. Asín. ouvr. cité, t. II. p. 168.
13 Pour la première fois en effet, Ibn Hazm nomme des adversaires au lieu de réfuter des arguments, comme il avoue lui-même le faire dans son introduction : « Et aussi une thèse dont j’ignore si quelqu’un l’a jamais soutenue ; dont il est impensable que personne la soutienne […], mais que je me vois forcé de consigner ici parce que l’enchaînement des idées l’exige ». Id., p. 85.
14 Non pas que la mission de Jésus soit niée. L’absence, c’est celle des hommes qui auraient pu et dû porter témoignage. A l’heure décisive, les Apôtres avaient fui… « craignant pour leurs propres vies, absents du lieu <de la Crucifixion>, fuyant les gens et s’en cachant […] Marie-Madeleine, qui était une femme du peuple, n’osa pas se tenir sur les lieux de la Crucifixion ; elle resta à distance, regardant de loin. […]. Quelqu’un dit <à Pierre> : « Tu es de ses disciples ». Mais lui, loin de le reconnaître, s’enfuit ». Id., p. 166-167. Est-il besoin de l’ajouter, ce que la sensibilité chrétienne tire de cet abandon du Christ, de l’humble origine de Marie-Madeleine, ou du reniement de Pierre reste complètement étranger à Ibn Hazm. À ses yeux, le témoignage de la Passion s’est perdu et donc le christianisme — dont Ibn Hazm semble bien pressentir que cette Passion est le cœur — ne repose sur rien.
15 Dans la troisième partie du traité, chapitres XV à XXI.
16 « De plus toutes les révélations prophétiques des Indiens, Perses, Sabéens, Juifs, Chrétiens et Musulmans […] sont unanimes à affirmer que Dieu a créé l’humanité à partir d’un seul couple, mâle et femelle ». M. Asín, ouvr. cité, t. II. p. 179. La « révélation prophétique » est intimement liée au concept de Création (de la Parole dans le premier cas, de la vie dans le second : Adam et Ève aussitôt créés reçoivent le premier commandement).
17 « La rétribution n’a lieu qu’après que les esprits se soient séparés des corps, […] avant le jour de la Résurrection ; ou après, au Paradis ou en Enfer, quand les corps se seront de nouveau réunis aux esprits qui les occupaient » (Asín, Id., t. II, p. 200).
18 Argument souvent repris, contre le polygénisme, sur le mode ironique : « Dis-moi, quand l’univers surgit tout entier d’un seul coup, est-ce que par hasard surgirent avec lui les femmes en train d’accoucher et les boutiquiers assis sur le marché, en train de vendre des figues et du fumier ? » — Oui, répond l’adversaire en riant — « Alors tous ces gens devaient etre de véritables prophètes, doués de révélation divine dans leurs arts »
La nécessité de l’Histoire et celle de la Prophétie sont liées, on le voit. Rien d’étonnant si les mêmes arguments, ou presque, sont utilisés pour prouver la création divine du langage, instrument — ou origine — de la prophétie. Voir Miguel Asín Palacios, « El origen dei lenguaje y problemas conexos en Algazel, Ibn Sida e Ibn Hazm », Al Andalus, IV 1936’ R Arnaldez, Grammaire, p. 40-45.
19 M. Asín, ouvr. cité, t. II, p. 187.
20 On peut reconnaître avec Roger Arnaldez, la figure d’un Fārābī derrière la réfutation de la secte des « philosophes ». Voir Grammaire…, p. 199.
21 La philosophie est donnée en effet comme la science « qui distingue les vices des vertus » et qui établit l’ordre dans la société en la défendant à l’exterieur et à l’intérieur (contre les fautes de ses membres). On reconnaît encore l’influence de Fārābī, et, au-delà, bien sûr de Platon. Voir M. Asín, ouvr. cité, t. II, p. 204.
22 Id p 209. L’argumentation rationnelle des philosophes est ainsi retournée contre eux.
23 Id., p. 214.
24 Id., p. 219.
25 L’idée reste que la raison en elle-même est vide et impuissante sans les guides (adilla) que Dieu lui assure. Voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 122-125.
26 M. Asín, ouvr. cité, t. II, p. 238.
27 Ibn Hazm le rappelait un peu plus haut.
28 M. Asín, ouvr. cité, t. II, p. 360. « Nous admettons qu’il exista une Torah vraie, révélée par Dieu à Moïse ».
29 « Notez que de l’entrée des Israélites en Canaan, après la mort de Moïse, jusqu’au règne de Saül, qui fut leur premier roi, ils apostasièrent sept fois ». Id., p. 341.
30 Id p. 350-352, avec mention immédiatement antérieure du schisme samaritain.
31 Ibid.
32 Id., respectivement sur Josué (p. 361-363), les Psaumes (p. 363-366), les Proverbes et l’Ecclésiaste (p. 366-367), Ezéchiel et Isaïe (p. 367-368).
33 Id., p. 358-359.
34 « En ce qui les concerne, il suffirait déjà <de dire> que les Juifs eux-mêmes confessent que les prêtres les forgèrent », Id., p. 379.
35 M. Asín, ouvr. cité t. III, p. 11.
36 « Malgré le faible nombre des premiers Chrétiens,, leur clandestinité et les persécutions qu’ils subirent. Ainsi s’explique la perte des véritables Évangiles, révélés au Messie », Id., p. 12-13. Roger Arnaldez a bien souligné cette origine humaine du christianisme aux yeux d’Ibn Hazm. Voir Grammaire, p. 309-313.
37 M. Asín, ouvr. cité, t. III, p. 109. Les Chrétiens d’al-Andalus, circoncis dans leur immense majorité, doivent-ils donc suivre la Loi juive ?
38 Id., p. 11-15. Arguments dont l’importance aux yeux d’Ibn Hazm est soulignée par la place qu’il leur donne : la première, au début de la critique du christianisme.
39 Id., p. 115-118. Le parallèle entre christianisme et judaïsme est ainsi parfait. Le message de Jésus comme celui de Moïse a disparu. Les œuvres des Apôtres sont sans doute authentiques, mais jamais le miracle n’a conforté leur mission : ils ne sont pas prophètes. Ezéchiel ou Isaïe le furent peut-être : mais leurs écrits se sont corrompus. Ni les rabbins, ni les martyrs enfin ne peuvent prétendre fonder la foi.
40 Id., p. 121. « Toutes ces manières de lire le Coran procèdent, par tradition digne de foi, de l’Envoyé de Dieu, et sont, par conséquent, toutes inspirées et révélées ».
41 Id., p. 119-120.
42 Id., p. 16.
43 Id., p. 17-21. Il s’agit de divergences chronologiques entre la Torah et le texte des Septante.
44 Id., p. 129.
45 Id., p. 131-132.
46 Ibid
47 Ibn Hazm n’ignore probablement pas l’explication de ces mouvements de « procession » et de « récession » par la théorie ptoléméenne des excentriques et des épicycles. Mais il s’en tient — volontairement — à l’observation des sens, à ce que constate l’œil de l’observateur.
48 M. Asín, ouvr. cité, t. III, p. 148.
49 Voir dans le dernier traité, le chapitre sur l’astrologie : « Il y a des expériences […] véritables et indéniables pour tout jugement sain […]. Ainsi la lune provoque la mort d’un animal blessé si ses rayons tombent sur la plaie ». Id., t. V, p. 189-190.
50 Le prophète a seulement dit : « En comparaison des peuples qui vous ont précédés, vous êtes comme le poil blanc sur la peau du taureau noir, ou comme le poil noir sur la peau du taureau blanc » ; et encore : « Ma mission et la fin du monde sont <aussi proches que> ces deux doigts ». Évaluations relatives qu’on ne peut mesurer. Id., t. II. p. 151.
51 Id., t. III, p. 149.
52 Id., p. 153.
53 Id., p. 163-164. « Nous appelons orthodoxes ceux qui suivent la doctrine de l’authentique tradition ou Sunna de l’Islam […]. Sont donc orthodoxes ou sunnites les Compagnons de Muhammad en premier lieu ; ensuite tous ceux qui ont suivi leurs traces dans la seconde génération de l’Islam ; ensuite ceux qui ont fondé leur foi sur les hadīth-s authentiques ; finalement les fuqahā’ qui, de génération en génération, ont suivi la trace de ces derniers jusqu’à aujourd’hui, et aussi tous ceux qui, sans être fuqahā’, simples fidèles du vulgaire illettré, se sont guidés sur la doctrine des premiers ».
54 Id., p. 162-163. Chaque secte est définie par des caractères particuliers qui régissent le classement des doctrines ou des attitudes sous l’une des quatre dénominations admises : pour les Mutazilites, la doctrine des attributs divins et du Coran créé ; pour les Shiites, l’imamat des Alides ; pour les Khrarijites, la détermination de l’infidélité et l’attribution du califat ; pour les Murjites, la séparation de la foi et des œuvres. Tous ceux qui ne professent pas ces doctrines sont orthodoxes. Notons déjà que l’orthodoxie est définie la plus large possible.
55 Sur ce point, voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 287. La science divine est éternelle puisque, la raison le prouve, Dieu est éternel. Elle est donc incréée, en Dieu, sans quoi il faudrait concevoir deux entités éternelles — Dieu et sa science —, hypothèse blasphématoire, contraire au Tawhīd. La conclusion, on le voit, s’obtient par pure déduction logique. Voilà, semble-t-il, un cas où la recherche du dalīl est un istidlāl rationnel.
56 M. Asín, ouvr. cité, t. III, p. 195-196. « En effet. Dieu ne cesse pas de toute éternité d’être Voyant et Entendant […] S’agissant de Dieu, “Voyant” et “Entendant” signifient la même chose que “connaissant”. Dieu n’a pas, comme le croient certains, de facultés particulières de voir et d’entendre qui réclament chacune son objet propre : des choses visibles et audibles, comme c’est le cas chez les créatures ».
57 Id., p. 204-206, et en particulier : « Tous les arguments mentionnés » — qu’amènent en leur faveur ses adversaires — « attribuent à l’évidence immédiate de la raison ce qu’ils perçoivent avec leurs sens […]. Si l’argument se réduit en dernière analyse au témoignage des sens, il est faux […]. La raison démontre nécessairement l’existence de choses que les sens externes quelquefois n’attestent ni ne perçoivent ; ainsi les couleurs <pour l’aveugle>, bien qu’il soit sûr de leur existence, par nécessité logique, fondée sur le critère de l’autorité humaine ». La raison s’émancipe donc en partie des sens, même si elle doit encore s’appuyer sur le témoignage (« l’autorité humaine »).
58 Voir la solution qu’Ibn Hazm donne au problème dans R. Arnaldez, Grammaire, p. 292.
59 « Le miracle du Coran réside simplement dans le fait que Dieu a interdit son imitation, et rien de plus ». M. Asín, ouvr. cité, t. III, p. 252.
60 Istitā‘, qu’il vaut mieux sans doute traduire par « capacité d’agir » comme le fait A. E. M. Turki, « La réfutation […] », art. cité, p. 68, plutôt que par « liberté », pour éviter la confusion que notre sensibilité contemporaine pourrait commettre à ce propos.
61 M. Asín, ouvr. cité, t. IV, p. 16.
62 Le mot istitā, comme auparavant le mot Coran, recouvre deux capacités, l’une sensible et l’autre rationnelle, et les unit. Cette « homonymie » donnée dans — et par — le langage souligne le lien des deux possibilités nécessaires pour que chacune puisse s’accomplir.
63 M. Asín, ouvr. cité, t. IV, p. 58-59 : « Dites-nous : que pensez-vous de la foi des croyants qui ont constaté la véracité <de la mission> du Prophète pour avoir vu de leurs yeux ses miracles ? N’est-elle pas aussi certaine que la croyance qu’ils prêtent au témoignage de leurs sens ? »
64 Les mots en effet n’ont pas de valeur « hiératique et éternelle » aux yeux d’Ibn Hazm ; voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 73-75, qui insiste sur la fonction d’« intercompréhension » (tafāhum) de la langue pour tous ceux qui la parlent. Cette remarque rejoint le raisonnement d’Ibn Hazm que je décris : l’arabe, modifié ou précisé par la Prophétie, délimite une communauté par les frontières de sa compréhension. Les Musulmans se comprennent en arabe, mais la langue arabe à son tour est musulmane : elle ne serait pas comprise, dans la plénitude de ses significations, par les Arabes de la Jāhiliya (Antéislam).
65 Ou plutôt de l’analyse profane du langage. Ainsi le Coran paraît distinguer « les Infidèles » et « les polythéistes ». Mais pour juger de la valeur de la copule « et » il ne convient pas d’en appeler à l’autorité profane des grammairiens. Seuls d’autres passages du Coran peuvent éclaircir son sens. Ainsi le Coran dit « les Anges et Gabriel », bien que Gabriel soit un ange. L’argument est toujours le même : la grammaire ne peut pas juger le Livre qui lui donne ses principes, pas plus que la raison ne peut juger la Loi qui la guide.
66 Contre les Mutazilites — ou certains d’entre eux —, selon lesquels Enfer et Paradis seraient créés au Dernier Jour. Ou bien qu’ils étaient déjà créés, mais que le Paradis des Derniers Temps n’était pas celui d’Adam et Ève.
67 M. Asín, ouvr. cité, t, IV, p. 127-128.
68 II est une fois de plus difficile de ne pas penser au cogito cartésien…
69 La question implique qu’il n’existe pas de don personnel de la prophétie. On ne naît pas prophète. On reçoit — quelquefois assez tard, comme ce fut le cas pour Muhammad — un Message qu’il faut divulguer. Voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 311 et note 1.
70 Mais tous, à l’exception du Prophète et des enfants morts avant l’âge de raison, n’en subissent pas moins le « châtiment du sépulcre », où se profile déjà l’image du purgatoire chrétien. Voir Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981.
71 Sur Harūt et Marūt, voir l’article de Georges Vajda dans EI, s. v.
72 Je renvoie sur ce point aux études récentes d’A. E. M. Turki, en particulier « L’ijmā‘ ummat al-mu’minīn entre la doctrine et l’Histoire », Studia Islamica, LIX, 1984.
73 Ibn Hazm intitule d’ailleurs le chapitre III du quatrième traité « Des guerres d’‘Alī.. ».
74 C’est du moins l’un des leurs — et l’un des plus fameux, al-Jubbāl — qui défend cette opinion dans le Fisal. Notons en outre, avec A. E. M. Turki, la faible importance du serment d’allégeance, la bay‘a, dans la pensée d’Ibn Hazm.
75 El, art. « Djamal ».
76 El, art. « Uthmān », « Djamal », « ‘Alī », etc.
77 Qu’Ibn Hazm condamne. Voir M. Asín, ouvr. cité, t. IV, p. 167-169. Sa désignation par Mu‘āwiya fut en elle-même valide ; elle était cependant critiquable à cause de la personnalité de Yazīd.
78 R. Dozy, Histoire des Musulmans d’Espagne, t. I, p. 98 de l’édition espagnole, Madrid, 1982.
79 EI, art. « Karbala’ », « al-Husayn ».
80 EI, art. « Ibn al-Zubayr », « al-Hadjdjadj ».
81 Cette situation absurde — deux califes régnant à quelques journées de distance — Ibn Hazm l’avait connue pendant la fitna andalouse. A. E. M. Turki remarque à juste titre l’animosité de l’auteur contre les Hammudides — Idrissides, et donc Alides — qui « régnèrent », fictivement, sur l’Espagne musulmane à partir de 1016, mais aussi contre les Ansār, désireux de diviser le pouvoir à la mort du Prophète. Voir « L’engagement […] », art. cité, p. 244 et 234 respectivement.
82 M. Asín, ouvr. cité, t. V, p. 12-13.
83 II consista, on le sait, à lier des exemplaires du Coran au bout des lances de la première ligne syrienne, pour invoquer l’arbitrage du Livre. ‘Alī, virtuellement vainqueur de la bataille, dut s’incliner sous la pression de la majorité de ses partisans. Voir EI, art. « Siffin », « Amr ibn al-‘Ās ».
84 C’est bien, semble-t-il, le mode de désignation favori d’Ibn Hazm. Voir A. E. M. Turki, « L’engagement […] », art. cité, p. 233.
85 Les « subtilités » du kalām.
86 Miguel Asín a divisé, non sans en avertir le lecteur, ce chapitre en trois : « Accidents », « Substances », et « Âme ».
87 M. Asín, ouvr. cité, t. V, p. 311-312.
88 Id., p. 318.
89 Sur ce qui sépare le hadīth du simple témoignage, voir R. Arnaldez, Grammaire, p. 232-234.
90 M. Asín, ouvr. cité, t. V, p. 323.
91 Sur l’ensemble de ce chapitre, — takāfu’al-adilla —, voir A. E. M. Turki, « La réfutation […] », art. cité, p. 37-57.
92 C’était en effet la substance de la démonstration d’Ibn Hazm dans le premier traité, chapitre III.
93 C’est le cas d’Ibn Hazm lui-même, comme le rappelle A. E. M. Turki, « La réfutation […] », art. cité, p. 58.
94 Id., p. 43. Turki remarque que les sceptiques se divisent ainsi en trois courants : ceux qui, sans nier l’existence d’une vérité religieuse, la croient inaccessible ; ceux qui, sans nier la Prophétie, se refusent à choisir entre les prophètes (et donc entre les religions) ; ceux qui, sans nier qu’une des sectes de l’Islam détient la vérité, se disent incapables de déterminer laquelle. On voit le passage des sophistes aux sceptiques. J’ajouterai qu’on voit aussi le point faible de la doctrine aux yeux d’Ibn Hazm : le refus de l’Histoire. Celle de l’origine créatrice pour les premiers ; celle du moment prophétique — qui abroge les révélations antérieures — pour les seconds ; celle de la fin du consensus, qui ouvre la suite des générations de l’Islam, après celle des Compagnons, pour les troisièmes.
95 M. Asín, ouvr. cité, t. V, p. 361-362.
96 Id., p. 251.
97 ld.. p. 260-261.
98 ld., p. 252.
99 Id., p. 370-371.
100 Id., p. 236.
101 Id., p. 369.
102 Id.. p. 372-373.
103 J’ai là encore voulu suivre les traces d’Ibn Hazm, comme l’indique R. Arnaldez, « Raison et identification de la vérité chez Ibn Hazm de Cordoue », Studia Islámico, 1962 ; « <Le dalīl> peut aller chercher très loin dans le monde le détail qui l’intéresse, ou dans l’univers linguistique la nuance de signification qui l’éclairé ».
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