Ibn Hazm : l’écriture nostalgique
p. 163-166
Texte intégral
1Brusquement, sans que rien ou presque rien ne l’ait laissé prévoir, ce monde si stable bascule. Cordoue est livrée d’abord à la violence de la plèbe avant d’être soumise à la guerre et aux sièges qu’elle n’avait pas connus depuis la Conquête. Les Omeyyades se cachent, s’enfuient, se divisent, sont mis à mort. Ceux dont le rôle était d’écrire le monde en fidèles serviteurs d’une dynastie dont la prospérité se confondait avec les intentions divines quittent à leur tour Cordoue amoindrie. Aucun des auteurs que nous serons amenés à citer n’est cordouan. Ou plutôt aucun n’écrit à Cordoue, même si leurs origines familiales et surtout leur héritage culturel les y rattachent. Car, dans leur esprit, la vision du monde élaborée par leurs pères est intacte. Dans ce survol, déjà partiel, de la pensée du XIe siècle, il faudra distinguer deux générations : celle de la nostalgie active qui aspire au rétablissement de l’ordre ancien, même si le doute l’emporte, même si, surtout, d’autres conceptions possibles du monde et de l’Islam affleurent ; et celle du renoncement, qui se nourrit encore des restes de l’organisme cordouan, mais en déliant ce qui était noué, en défaisant la subtile —et sans doute artificielle— unité des éléments de la littérature califale. L’Espagne musulmane, non seulement politiquement mais intellectuellement, cesse d’avoir un centre dans le dernier tiers de ce siècle : l’appel de l’Orient, la présence berbère, la poussée chrétienne, la notion de plus en plus claire d’une Communauté musulmane au-delà des califats rivaux disloquent l’édifice dont les ruines sont utilisées à d’autres fins. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur porté sur une démolition féconde à d’autres égards, mais du constat de décès d’une formation historique et culturelle née un siècle plus tôt. C’est là que prend fin mon étude.
2La première partie de ce siècle écourté entre la fitna (1010) et la conquête almoravide (1090) correspond presque exactement à la vie d’Abū Muhammad ‘Alī b. Hazm (994-1064). L’année même de sa mort, la chute de Barbastro et les premières entreprises de Ferdinand Ier contre Coïmbre marquent le début de la Reconquista, dont le danger obsède ses successeurs. Sa personnalité, la qualité de sa pensée dominent de très haut l’époque. Faut-il pour autant s’en remettre entièrement à son autorité, comme je vais le faire, pour la représenter, au détriment de tous ses contemporains ? N’est-ce pas surtout —et l’objection me paraît plus grave— déformer la vision du temps ? Dominique Urvoy a déjà mis en évidence l’isolement d’Ibn Hazm parmi les « oulémas » de sa génération par une étude systématique des dictionnaires biographiques de la fin du XIIe siècle. Même si la bibliographie d’Ibn al-Khayr rétablit légèrement l’équilibre en citant cinq de ses opuscules, la démonstration reste concluante. Ce n’est d’ailleurs qu’une confirmation. Vaincu, dit-on, en débat public par l’agilité dialectique d’al-Bājī, Ibn Hazm s’enferma dans une retraite hautaine —ou aigrie— cependant que ses ennemis malikites —et asharites— condamnaient son œuvre au bûcher. Alors ? Ibn Hazm ne serait-il qu’un engouement d’orientaliste ? C’est vrai, le Collier de la Colombe, redécouvert par Dozy dans un manuscrit resté unique de la bibliothèque de Leyde, a assuré d’emblée à son auteur une célébrité ambiguë, en soulignant, comme le copiste oriental du livre, son extrême originalité. Dozy allait plus loin : à ses yeux, le « Collier » n’était pas un livre d’amour « arabe ». À mesure que ses autres écrits étaient exhumés, les commentateurs d’Ibn Hazm reconnaissaient à sa pensée théologique ou juridique —hostile à la fois au malikisme régnant en Espagne et à l’asharisme dominant en Orient— la même singularité. Une singularité telle qu’elle devrait sinon l’exclure du propos de l’historien, du moins lui réserver la gloire douteuse d’une marginalité révélatrice de ce qu’elle n’est pas, s’il est vrai que l’histoire se préoccupe moins des exceptions que des comportements communs.
3Or d’autres indices viennent infirmer totalement ceux-là, et manifestent au contraire l’influence durable d’Ibn Hazm en Espagne musulmane ou au-delà. Asín Palacios les a minutieusement réunis et je m’en tiendai à cette source. J’y relève entre autres, Tassez longue citation que lui consacre la Risāla d’al-Shakundī sur les mérites d’al-Andalus —rédigée ves 1200— parmi la dizaine, à peine, de savants du XIe siècle qu’elle mentionne, sans autre commentaire la plupart du temps ; et surtout l’étonnant pèlerinage du Calife almohade Abū Ya‘qūb Mansūr sur la tombe du « plus grand savant d’al-Andalus ». Ajoutons-y l’indiscutable témoignage des fonds manuscrits : avec plus d’une trentaine de titres conservés —dans les bibliothèques orientales surtout— Ibn Hazm laisse loin derrière lui tous ses contemporains andalous.
4Que retenir ? L’image d’un homme seul que donnent la tradition andalouse et les recensements de ses adversaires malikites, ou celle du maître zahirite reconnu, semble-t-il, non seulement par la recherche contemporaine mais par la postérité almohade ou orientale ? L’une et l’autre sans doute puisqu’elles ne sont pas contradictoires. À l’évidence les auteurs andalous qui veulent oublier Ibn Hazm et ceux, parmi ses compatriotes ou en Orient, qui on fait vivre son souvenir n’appartiennent pas à ce que j’ai nommé, dès les premières pages de ce travail, une lignée commune. Les premiers, groupés en chaînes complexes de maîtres et de disciples, comme l’a montré D. Urvoy, sont retenus pour la cohérence et la continuité qu’ils leur assurent. Il leur importe surtout de transmettre avec exactitude une tradition savante qui perpétue les valeurs d’une communauté. Le pari sera tenu : Urvoy encore ne constate qu’une assez modeste inflexion de l’activité des « oulémas » des Almorávides aux Almohades dont les « idéologies » contrastent si brutalement pourtant. Peut-être même faudrait-il voir dans cette volonté de résister aux bouleversements désormais chaotiques de l’ordre politique l’une des raisons de cette organisation rigide du milieu scientifique, consacrée par la multiplication des dictionnaires à la fin du XIIe siècle. La domination sans partage du malikisme, revendiqué comme une part de l’héritage andalou, y serait d’autant plus vigoureusement affirmée qu’elle viserait à enraciner une identité et à écarter les tentatives usurpatrices des pouvoirs africains —et en particulier du « Califat » almohade. La domination étrangère pourrait bien avoir accusé en Espagne une évolution sans doute perceptible ailleurs dans le monde musulman avec le déclin du Califat : l’émergence —ou la transcription : l’origine de la communauté scientifique est bien sûr très antérieure— d’une pratique sociale dont le palais n’est plus le centre et dont le traité de hisba d’Ibn ‘Abdūn offre l’un des premiers exemples au début du XIIe siècle.
5Il est plus difficile, faute d’une documentation aussi précise et d’une étude approfondie qui reste à faire, de délimiter le « milieu » des admirateurs ou des disciples lointains d’Ibn Hazm. Deux probabilités pourtant. D’abord sa mémoire, négligée par la mosquée, a été mieux entretenue par le palais. Al-Shaqundī, un poète de Cour, le cite à côté d’Ibn Tufayl et d’Averroès, philosophes de Cour. Abū Ya‘qūb Mansūr lui rend hommage comme il favorise l’entreprise du même Averroès dont il attend —à l’instar de l’Abbasside Ma’mūn ou de l’Omeyyade Mustansir— l’essor scientifique où se reconnaît depuis le IXe siècle bagdadien le véritable Califat. Voilà le mot-clé : les premiers en Occident depuis la disparition des Omeyyades, les Almohades prétendent restaurer l’imamat. La faveur qu’ils témoignent à un penseur qui n’en avait jamais accepté la disparition ne surprendra pas.
6La seconde remarque va dans le même sens : l’Orient semble avoir reçu Ibn Hazm mieux que l’Occident. N’y voyons aucun « malentendu ». C’est bien pour Bagdad, le Caire, voire Kairouan qu’il avait écrit. À l’inverse des dictionnaires, qui restituent les cheminements d’un savoir andalou dont ils privilégient la continuité, son œuvre naît de l’exil, tout comme la littérature « omeyyade » du siècle précédent. Le thème rebondit simplement avec la fitna, la fuite de Cordoue et les tribulations provinciales de l’auteur. Dire qu’Ibn Hazm a pressenti cette correspondance serait bien faible. Il en a fait, en vérité, le principe de son écriture. L’appel de l’ami séparé au début du « Collier », la lettre enfouie et restée sans réponse de l’érudit de Kairouan au début du Fadl ahl al-Andalus sont beaucoup plus qu’un prétexte : une autorité qui délivre le texte, un môle où jeter l’amarre quand le navire du Califat et de l’Islam s’en va à la dérive de la ruine ou de l’oubli. Chaque fois les mots tracés sur la feuille visent au loin et prétendent réduire une fracture que l’éloignement ne permet plus à la parole de guérir. Encore une différence fondamentale avec l’esprit des dictionnaires, soucieux de tisser le fil continu de la présence physique du maître et du disciple et de la dictée du savoir. Encore une similitude frappante avec le projet avoué du premier Calife omeyyade d’Espagne, repris par les thuriféraires de la nouvelle souveraineté : ressusciter par l’écriture le temps interrompu. Il n’en faut pas davantage pour ranger Ibn Hazm dans cette écriture califale que je tente de retrouver ; mieux même d’y accorder à son œuvre une place prééminente. Il existe sans doute dès le XIe siècle, et plus sûrement au XIIe, une autre documentation, née d’une autre vision du monde et qui minimise son importance, je ne le nie pas. Mais c’est une autre piste, qu’il ne m’appartient pas de suivre dans les limites d’une étude consacrée à la descendance des Califes.
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