Chapitre v
Le califat immobile : les Annales de ‘Īsā al-Rāzī
p. 129-155
Texte intégral
1Nous voici au terme de l’itinéraire imaginaire qui mène les Califes de Cordoue à la reconquête de leur passé oriental. Ses droits établis et reconnus, au moins par ses serviteurs, la souveraineté omeyyade s’immobilise au centre de l’espace et du temps qu’elle a créés, par les armes et l’écriture, à l’image de la terre, immobile au centre de l’Univers médiéval. C’est, dès la première lecture, l’impression qu’on dégage des Annales de ‘Īsa b. Ahmad al-Rāzī, dont le Muqtabas d’Ibn Hayyān nous a conservé un fragment : la chronique de quatre années de la fin du règne d’al-Hakam II al-Mustansir bi-llāh, entre 360 et 364 de l’Hégire (971-975 de J-C). Un texte à deux voix donc, celle de Rāzī et celle d’Ibn Hayyān, mais pas un dialogue. Si on en croit le traducteur espagnol de l’œuvre, E. García Gómez, la part relative qu’y ont pris les deux auteurs est aussi distincte qu’inégale. Selon lui —et je ne vois aucune raison de mettre en doute le jugement solidement étayé de cet éminent arabisant— Ibn Hayyān s’est contenté d’« éditer » Rāzī1. Sur les 241 paragraphes2 —j’en ôte les colophons et le poème tronqué sur lequel s’ouvre le manuscrit acéphale et unique de la Bibliothèque Nationale de Madrid3— García Gómez n’en attribue que cinq à l’auteur du Muqtabis. À deux reprises (§ 83 et 179) Ibn Hayyān signale une lacune dans le texte originel ; et ce détail ne manque pas d’intérêt si on se souvient qu’une génération à peine sépare le témoignage de Rāzī de la rédaction du Muqtabas4. Les trois autres interruptions sont déjà des commentaires : rappel de la généalogie des Banū Andalusī mentionnés par Rāzī (§ 16) ; rappel de la politique berbère des Banū Marwān et de son brusque infléchissement à la fin du règne d’al-Mustansir (§ 202) ; rappel de l’origine du titre de Dhū-l-sayfayn décerné par le Calife à son généralissime Ghālib (§ 221). Pour être rares, ces interventions ne sont pas négligeables. Comme les notes critiques de l’« éditeur » pour reprendre le mot de Garcia Gómez, ou comme la voix off de notre cinéma, elles glissent entre le discours de l’auteur/acteur et le lecteur spectateur qu’il prétend prendre à son jeu une distance véritablement historienne. Ces trois « rappels » sont les seuls passages qui nous arrachent au règne d’al-Mustansir, au temps des Omeyyades que la forme même des Annales —et la probable intention de l’auteur— interdisent au texte original de quitter. Le premier évoque la longue fidélité des Banū Andalusī aux Fatimides d’Ifriqiya ; le second, non content de relever combien la victoire des forces califales sur les révoltés du Rif fut pénible, dénonce l’erreur, fatale à sa dynastie, que commit al-Hakam en attirant les Berbères dans son armée5 ; le troisième, sans démentir ouvertement Rāzī, précise que l’honneur fait à Ghālib eut un précédent dans l’Orient abbasside6. Bien plus, ce détachement du regard souligne par contraste le présent absolu où se contient le chroniqueur. Comme dans notre théâtre classique, cette durée sans épaisseur historique est associée à un espace clos d’où l’intrigue ne s’échappe jamais et à une présence exclusive de toute autre : celle du Califat. Plus rigoureusement que les dramaturges du Grand Siècle, les Annales se plient à la règle des trois unités : de temps, de lieu et, mieux que d’action, d’acteur.
Les trois unités
2Acteur unique ? Le Calife bien sûr. Pas une décision qu’il ne prenne en personne ; pas une dépêche qu’il ne connaisse, pas un soumis ou un rebelle qu’il ne fasse comparaître devant lui —quand il en a le pouvoir— pas une nomination dont il ne prenne l’initiative, pas une sanction qu’il n’ait lui-même ordonnée, pas une aumône qui ne soit distribuée sous ses yeux, en un mot pas un paragraphe qui ne mentionne sa présence ou l’exécution de ses instructions directes. C’est à dessein que je rapprochais plus haut auteur et acteur. Le Calife ne se contente pas de tenir dans cette représentation le rôle principal ; il la met en scène. Dans ces réceptions solennelles qui occupent une si large part dans la chronique, dont tous les acteurs sont si minutieusement décrits et placés, lui seul se dérobe au récit comme si, pour reprendre la louange d’un de ses poètes courtisans « sa splendeur le faisait voir aux absents et aveuglait les présents »7… ou comme si le regard posé sur la scène était le sien. Mais il y a plus frappant : dans ces quatre années de règne, la victoire la plus éclatante —après les pires déboires— c’est sans aucun doute la capitulation d’Ibn Guennūn. On ne l’annoncera pas au Calife ; c’est lui qui la fera connaître à ses ministres.
Le vendredi, dernier jour de Jumādā II de cette année [363 H] le Calife al-Mustansir bi-llāh assista à la prière publique à la Grande Mosquée de Cordoue et, une fois terminée la prière, il s’assit, comme de coutume, dans le sābāt8 de sa loge dans la Grande Mosquée. Là il reçut les vizirs et les informa de la soumission de l’hérétique Hasan b. Guennūn al-Hasanī, celui qui s’était révolté contre lui en Berbérie, et de son retour à l’obéissance (§ 169).
3Il est vrai que le rebelle était aussi le champion du shiisme en Berbérie occidentale, et que son ascendance alide, ouvertement avouée pour la première fois, en faisait le contribule et presque le parent9 du souverain. Qui d’autre qu’al-Hakam, héritier de Mu‘āwiya, que le Calife gardien de l’orthodoxie au centre de la communauté rassemblée, aurait pu signifier la défaite d’un tel personnage ? Ici, les vizirs, le chroniqueur même s’effacent. Le maître ne délègue plus le soin de dire ; il prend la place du héraut. L’écriture califale se confond avec la parole du Calife.
4Il est incontestable en tous cas que les coulisses restent closes. Le Calife al-Mustansir est partout présent ; al-Hakam —seul Ibn Hayyān lui donne son nom— jamais. La fonction, ou plutôt la charge et la lignée écartent la personne. Les Annales de Rāzī, au contraire des Chroniques de la Conquête, n’ont pas de héros ; mieux qu’un prince, elles montrent le Prince, entité aussi présente qu’abstraite. Jamais ou presque —si on met à part quelques marques discrètes d’amour et de fierté paternels pour le prince Hishām10— nous ne devinons la pensée ni les sentiments du souverain. Ses divertissements ? Ils se heurtent toujours à la dignité califale. On sait pourtant le parti politique que les Abbassides ont su tirer des fastes de leur Cour, de leurs élégants, de leurs musiciens, de leurs chanteurs ou de leurs poètes bacchiques. Il ne serait pas inconvenant d’entrevoir, dans l’entourage d’un prince célèbre pour son mécénat, comme le fut al-Hakam, quelques-uns de ces savants qu’il favorisa tant. Il n’en est rien, à une exception très particulière près : la désignation du grammairien al-Zubaydī comme précepteur de Hishām ; il avait résumé
[…] le Kitāb al-‘ayn d’al-Khalīl […] selon l’ordre et avec les additions que lui avait prescrit le Prince des Croyants (§ 141)11 ;
5mais cette unique mention relève du devoir d’un Calife plus que de son plaisir : l’obligation d’assurer une parfaite éducation musulmane et arabe12 à son héritier. De même, c’est par et pour Hishām que les voiles de l’intimité s’entrouvrent quelquefois : lorsqu’il est frappé par la petite vérole (§ 173) —maladie, il est vrai, lourde d’éventuelles conséquences politiques puisque le prince n’a pas de frère ; lorsqu’un enfant anormalement précoce est présenté au Calife, qui le fait voir à son tour à son fils (§ 131). Le jeune prodige est reçu par l’oncle maternel de Hishām13, maître des postes et des ateliers et non par le « préfet » (sāhib al-madīna) d’al-Zahrā’. Cette approche féminine et puérile détend soudain le ton. Pour une fois, le chroniqueur se risque à passer au premier plan : « ‘Īsā b Ahmad dit : Je me suis intéressé au cas et j’ai fait des démarches […] ». On ne saurait mieux dire que la merveille (‘ajiba), centrale dans la littérature de l’adab est ici reléguée au harem, comme les délassements. Une seule citation, là encore, d’une villégiature dans une de ces munyas qui pullulaient autour de Cordoue. Le Calife accepte d’aller passer la journée dans une propriété que lui offre un de ses fityān « avec son fils et ses femmes »— les penchants homosexuels d’al-Hakam étaient notoires14. Il y goûte « un plaisir innocent » et en revient avant la nuit (§ 104).
6Le prince assiste enfin, toujours en compagnie de Hishām, aux évolutions de jeunes poulains venus des élevages du Bas-Guadalquivir (§ 120) et à un tournoi donné dans l’Alcazar de Cordoue (§ 224). Mais ces plaisirs-là sont virils, guerriers. À côté de l’oncle maternel de l’héritier, toujours présent, c’est le Grand Ecuyer Ziyād b. Aflah, mawla d’al-Mustansir, qui dirige la première démonstration. Quant au tournoi, il est suivi de la terrasse de la porte de la Sudda, symbole de l’autorité des maîtres de Cordoue15. Une autorité qui ne manquera pas de s’exercer. Deux des jouteurs —dont un Berbère, ajoute le texte— sont tués. Les deux meurtriers « maladroits »16 sont emprisonnés « à titre d’avertissement ». Et surtout le père et le fils, l’imam et son héritier dominent seuls la scène. Plus qu’un divertissement, ce tournoi organisé après la grave maladie d’al-Hakam apporte la dernière touche à l’éducation du futur roi.
7Unité de temps ? L’année bien sûr, et ses rythmes réguliers. Encore faut-il préciser : l’année musulmane. C’est d’une telle évidence qu’on a longtemps ramené ces Annales —García Gómez le rappelle dans son introduction17— à un simple catalogue de fêtes. On n’en trouve pourtant, à proprement parler, qu’une douzaine : la réception donnée par Hishām pour sa guérison (§ 174), la circoncision des fils des Idrissides, payée par le Calife (§ 110) et surtout les deux grandes réceptions annuelles, dont chacune occupe plusieurs pages : celles du Fitr le Ier Shawwāl (§ 14, 68, 127, 180, 237) et celles du Sacrifice, le 10 Dhū-l-Hijja (§ 33, 82, 143, 198). C’est là, autour du Commandeur des Croyants, que se discernent les hiérarchies du palais, de la Ville, et des hôtes. Nous aurons l’occasion d’y insister. À ces célébrations obligées il convient d’adjoindre les aumônes du Ramadān (§ 7, 59, 111, 231, 238), dont la dernière est surveillée depuis la terrasse de l’Alcazar par le Calife malade et l’héritier. Ce même temps de l’Islam, dont l’imam est le garant, se manifeste dans la présence de Hishām aux dernières cérémonies et dans les aumônes « exceptionnelles » consenties par le souverain proche de sa fin : la manumission d’une centaine d’esclaves (§ 208) ; la constitution d’une partie des revenus du sūq en habūs pour l’instruction des enfants pauvres (§ 209) ; une réduction de la contribution de recrutement (§ 210) : le rythme n’est plus celui de l’année, mais celui de la vie. Il n’est pas moins impérieux pour le chef des Musulmans d’assurer sa succession à la tête de la Communauté que son salut dans l’Au-delà.
8Enfin, et ce n’est pas son moindre devoir dans un pays de frontière, il doit mener le jihād18. Tant bien que mal, d’année en année, la campagne d’été est maintenue. Au début de Ramadān 360 Ghālib, qui avait déjà reçu le commandement de « l’expédition de cette-année là », reçoit l’ordre de la détourner vers l’Ouest, que menacent les Normands (§ 8). Le 15 de ce mois, les bannières sont solennellement portées par un fatā esclavón, Durrī, jusqu’à la maison des vizirs d’al-Zahrā’, d’où les chefs des mercenaires, Muhammad b. Tumlus et Ziyād b. Aflah les transmettent à leur tour à Ghālib. Elles sont alors nouées à la hampe pendant que le cadi de Cabra, « qui dirige la prière du Calife », récite sur elles une sourate du Coran (§ 9). Le jihād, on le voit, n’a rien perdu de son caractère religieux. Même si le souverain ne le conduit plus lui-même —depuis le désastre subi par al-Nāsir à Simancas en 327/939— il n’en est pas moins présent d’un bout à l’autre de la consécration des étendards : dès le début, par l’entremise d’un familier étranger à la haute administration ; et jusqu’à la fin, par le choix de l’imàm de la prière. À son retour, Ghālib campe de nouveau aux portes de Cordoue en attendant qu’un détachement de la garde l’amène en présence d’al-Hakam (§ 38). L’année suivante, à leur tour, le Grand Ecuyer Ziyād b. Aflah et le neveu du favori et préfet de Cordoue, Hishām b. Muhammad b. ‘Uthmān recueillent avant de partir les conseils et les cadeaux de leur maître ; mais ils en reçoivent surtout le pavillon de commandement19 où ils devront délibérer et convoquer leurs subordonnés (§ 64). Gestes symboliques, sans doute ; ils n’en montrent pas moins que la guerre, et d’abord la guerre sainte, reste le privilège du Calife.
9Ces deux équipées ne semblent d’ailleurs pas moins rituelles que le cérémonial qui les a précédées. L’armée revient sans avoir vu l’ennemi, après avoir poussé jusqu’à Santarem, à l’extrémité d’al-Andalus. Le rapport d’espions envoyés à Santiago confirme le départ —ou l’inexistence— des Normands (§ 81). Si difficile qu’il soit de l’avouer —et c’est la première tâche sur l’image immaculée du Califat que ces Annales proposent— al-Andalus est en paix avec les « polythéistes » du nord… et en guerre contre des Musulmans en Berbérie. En 362 et 363, malgré l’envoi d’un contingent du jund en renfort à Saragosse (§ 103), la fiction du jihād ne pourra être maintenue, tant la guerre d’Afrique du Nord mobilisera toutes les ressources. Seule l’attaque de Gormaz par les Chrétiens au printemps 975/364 lui rendra quelque vie (§ 218).
10Si les nécessités politiques troublent quelquefois l’ordonnance du temps de l’Islam, les constantes du climat la bafouent tous les ans. L’année hégirienne est lunaire, le rythme des saisons et des récoltes solaire, comme l’année chrétienne. Si peu attentif que soit Rāzī, comme la plupart des chroniqueurs palatins de son temps, à ce que nous nommons les « réalités économiques », il n’ignore pas que la prospérité du royaume, le bien des Musulmans, la force du Califat dépendent largement de la régularité des pluies. Régularité que, paradoxalement, le calendrier chrétien peut seul évaluer. Les paragraphes « météorologiques », à une exception près20 sont les seuls qui mentionnent le jour et le mois chrétien correspondant à la date d’abord donnée dans le comput musulman. Fait significatif, on omet cette équivalence quand tout est en ordre :
Dans la dernière nuit de l’année antérieure [360] […] il tomba une pluie copieuse qui imbiba la terre. À la fin de muharram recommencèrent à tomber des pluies abondantes, grâce auxquelles on put semer dans toutes les provinces (§ 37).
11On s’en préoccupe au contraire quand les éléments se font hostiles :
« Le mercredi 26 safar, qui coïncida avec le 19 décembre, la terre trembla […] (§ 39 et 40).
À partir du mois chrétien d’avril, il y eut de grands coups de tonnerre et des nuées obscures […] (§ 52). Le 9 rajab, 5 avril chrétien, un ouragan ravage les oliveraies (§ 177). Le mois de janvier de l’annnée solaire chrétienne arriva […] Le lundi 17 rabī‘ II, qui fut le 4 janvier, il tomba sur Cordoue et ses environs les flocons de neige les plus gros qu’on ait jamais vus […] (§ 211).
12Mais la grande hantise reste la sécheresse. Après des bourrasques de pluie et de grêle au début de Jumādā II 362, « milieu de mars chrétien », la pluie cesse vers la fin du mois. On craint pour les récoltes. Les cadis de Cordoue et de Zahrā’ font les prières d’usage. Ils n’en obtiennent qu’une grêle noire qui décime les oliviers, les vignes et les figuiers. Les deux prédicateurs renouvellent leur supplique
[…] le 12 rajab. Le 29 nīsān [mois syriaque d’avril] il n’avait pas encore plu ; enfin Dieu concéda la pluie à partir du lundi 8 sha‘bān […] (§ 89).
13La remarquable confusion de cette dernière phrase révèle assez la difficulté —commune à tout l’Islam médiéval— de marier la durée cyclique héritée de l’Hégire avec celles qui l’avaient précédée ou qui la côtoyaient, et que les Musulmans ne prétendaient pas ignorer. Elle fait aussi mesurer a fortiori l’ambition du projet de rassembler et d’unir le temps au service du Califat, et combien, à l’apogée même du pouvoir cordouan, son aboutissement tint de la promesse plus que de la réalité.
14Unité de lieu, enfin. García Gómez note dans son introduction :
La matière de l’œuvre, c’est toute la vie d’al-Andalus dans toutes ses manifestations. [Mais] ce qui est sûr, c’est que le livre est centré sur Cordoue, et plus concrètement sur la résidence officielle du Calife, qu’il s’agisse du vieil Alcazar cordouan ou de Medina al-Zahrā’, ou d’une des villas royales […] Tout ce qui survient en dehors de la capitale n’entre dans le texte que pour autant qu’il arrive à la résidence royale, sous forme de nouvelle21.
15Jusqu’au bout de ce chapitre, je ne ferai guère que commenter ou préciser ces quelques lignes aussi concises que pertinentes. Je partage évidemment la certitude du traducteur : cette chronique admet un centre. La demeure califale ? Mais rien ou presque n’est dit des appartements d’al-Zahrā’, de l’organisation du service domestique du monarque, de ses femmes et de ses proches. Les alcôves du palais sont aussi lointaines que les provinces : Hishām, alité dans une de ces chambres, informe son père par lettre de sa guérison, comme le feraient les généraux de la frontière22. De ces résidences, nous ne connaissons que les salons et les galeries qui accueillent les visiteurs et les sujets, les ambassades étrangères et les délégations, cordouanes en particulier.
16Faut-il suivre une autre piste ? Cordoue resterait-elle le centre de l’action et du pouvoir malgré l’éloignement apparent du souverain ? Pas davantage si on en juge par la place que lui accorde la chronique : une dizaine de paragraphes seulement —pas plus que les nouvelles « météorologiques » pour reprendre le mot de García Gómez. Encore ces notations sont-elles plus attentives à la présence du Calife qu’à la vie autonome de la cité. Au cours d’une entrée solennelle, le cortège royal emprunte une rue d’une dangereuse étroitesse. Al-Hakam la fait élargir en détruisant les boutiques qui la bordent (§ 41). En visite aux ateliers du tirāz, il passe par le cimetière de Bāb Yahūd —dit aussi d’Umm Salma, au nord de la ville—, constate son exiguïté et le fait agrandir (§ 78). Il fait réparer par les soins de ses fityān —et non, comme on pourrait s’y attendre, par les hauts fonctionnaires urbains — le pont endommagé ; lui-même suit les travaux depuis la terrasse de la Sudda dans l’Alcazar (§ 30). Le pouvoir ne se délègue pas, à Cordoue moins qu’ailleurs, et les autres nouvelles de la ville touchent presque toutes, de près ou de loin, à l’administration royale : la Maison des Serviteurs, au nord de la Grande Mosquée, brûle (§ 95). Celle du Courrier est déplacée sur la Musara —la berge du Guadalquivir au sud-ouest— pour faire de la place au marché. L’opération est exécutée par le sāhib al-sūq Ibn Nasr (§ 35). Mesure hautement symbolique : le marché est la seule entité proprement cordouane dont la vie affleure par moments à la surface du récit. Son maître, le señor del zoco selon le titre de la thèse de P. Chalmeta23, est aussi le seul fonctionnaire dont l’activité soit perceptible dans la ville, si on s’en tient â cette chronique. C’est encore à lui qu’al-Mustansir confie la tâche d’élargir la rue principale du sūq (§ 48) et, probablement, de mener la promenade infamante à travers le marché d’un escroc (§ 2). Relevons de même, adossée au marché, l’importance de la mosquée. C’est là qu’est proclamé le châtiment du criminel (§ 2), et que le grand cadi incite ses concitoyens à venir au secours des indigents frappés par la misère et par la peste (§ 167). Le marché et la mosquée, la hisba et les cadis : ce sont bien les deux réalités vivantes qui s’empareront de l’Histoire et de l’écriture quand l’édifice califal se sera effondré au siècle suivant24.
17Mais déjà, entre la ville et le pouvoir, le conflit se précise : une rixe éclate devant l’Alcazar de Cordoue entre les auxiliaires « tangérois » (tanjiyyīn) et d’autres militaires. La « plèbe » de Cordoue prend aussitôt parti contre les Berbères, qui subissent de lourdes pertes. Une génération avant le désastre, les données de la fitna sont présentes et perçues. Une fois de plus, le Palais intervient. Les inspecteurs (nuzarā’) des mercenaires, Ibn Tumlus et Ziyād b. Aflah arrêtent… les seuls Berbères. Avec eux, venu d’al-Zahrā’, Muhammad b. Ja‘far b. ‘Uthmān, fils du sāhib al-madīna (préfet)… de Cordoue (§ 63).25
18C’est la véritable surprise de cette courte série de paragraphes. Ces fonctionnaires dont les titres désignent des fonctions urbaines —sāhib al-madīna, sāhib al-shurta al-‘ulyā, al-wustā (chefs de la police « grande » ou « moyenne »)— apparemment chargés de la gestion municipale, ne se montrent jamais dans l’exercice de ces fonctions26. Et pour cause, le dernier exemple l’explique : ils semblent résider le plus souvent à la Zahrā’, au plus près du souverain dont tout dépend. Ces responsabilités urbaines, peu à peu vidées de leur sens, sont devenues des dignités palatines, et même les plus hautes. Car si l’absence de ces fonctionnaires à Cordoue est remarquable, il ne l’est pas moins que les plus honorés des serviteurs de la dynastie aient continué de tirer leur nom, sinon leur légitimité, de la Ville. La majuscule me sert ici à souligner que Cordoue, comme l’Urbs impériale, ne se limite pas à son enceinte et à ses faubourgs, à son marché et à sa Mosquée. Au-dessus de cette ville bien réelle et vivante dont il est si peu question flotte une Cordoue imaginaire, la ville des Omeyyades dont elle a assuré le pouvoir, des Qurayshites qui forment sa noblesse, des dignitaires issus de ses grandes familles, et qui lie au califat encore neuf d’al-Zahrā‘27 les vieilles allégeances de l’époque émirale, voire orientale, de la dynastie. Examinons le retour solennel d’al-Hakam à l’Alcazar de Cordoue —sur le conseil de ses médecins, insiste le texte, excluant ainsi toute interprétation politique. Le Calife quitte al-Zahrā’ avec Hishām le 11 Rajab 364. Le premier à les saluer, dès qu’ils ont franchi la porte méridionale de la cité royale, c’est le sāhib almadīna de Cordoue Ja‘far b. ‘Uthmān, avant le Grand Ecuyer Ziyād, récemment nommé, après la mort de son frère, sāhib al-madīna d’al-Zahrā’. Après eux viennent les ashāb al-shurta de la Ville. Le Calife, entouré de ses serviteurs domestiques, les fityān, gagne une muny a toute proche où il passe la nuit. Le lendemain, il loge dans une autre de ses villas, aux abords immédiats de Cordoue (la Nā’ūra). Tous viennent l’y rejoindre, et c’est alors seulement que le préfet de Cordoue Ja‘far reçoit l’ordre de se tenir auprès du souverain et de le servir. Derrière lui Ziyād, les ashāb al-shurta, et les fityān désormais passés au second plan. La hiérarchie « cordouane » l’emporte et c’est dans cette disposition que le cortège fait son entrée à Cordoue. A l’extrémité occidentale de l’agglomération (dans la direction d’al-Zahrā’ donc), l’accueillent les Quraysh, puis les mawālī : la Famille en un mot, qui est l’expression officielle de la Ville28. Enfin le Calife ne dédaignera pas de s’avancer jusqu’au marché où l’attendent le sāhib al-sūq Ibn Nasr, les notables et tous les commerçants, avant d’entrer dans l’Alcazar (§ 215). Passage d’un grand intérêt, puisqu’il répartit clairement dans l’espace les trois instances du pouvoir réel ou symbolique du Califat : les domestiques qui le servent à Zahrā’ et les deux Cordoues, la ville qu’il atteint le troisième jour et les ministres qui comblent le hiatus entre la cité et le palais, sortis de l’une pour diriger l’autre.
19Car cette ordonnance, on la retrouve dans toutes les réceptions, lors du Fitr ou des Sacrifices. Auprès du Calife, dans le salon oriental (vers Cordoue ?) d’al-Zahrā’, ses frères ; puis les vizirs dont les plus importants restent debout pour servir le monarque. À sa droite, invariablement, le sāhib al-madīna de Cordoue, Ja‘far. Derrière lui, son homologue d’al-Zahrā’, Muhammad b. Aflah (§ 14) ou son frère le grand Écuyer Ziyād (§ 180, 198) quand le préfet de Zahrā’tient le premier rang à gauche d’al-Mustansir (§ 82, 180, 198). Il arrive que cet honneur soit réservé à Ziyād lui-même (§ 127, 143, 237) ou à son collègue, comme lui chef des mercenaires et sāhib al-shurta al-‘ulyā Ibn Tumlus qui le précède dans la hiérarchie (§ 14). Ziyād est alors relégué à la seconde place à gauche (§ 14, 82). Après ces quatre personnages, citons les ashāb al-shurta al-‘ulyā Ibn Idrīs (§ 127, 198, 237), Ibn Sa‘d (§ 68, 82, 198), Ibn Futays (§ 127), Ibn Basīl (§ 198), Ibn ‘Abbās (§ 237) et enfin, peut-être plus souvent mentionné, pour d’évidentes raisons, que ne l’impliquerait son rang encore modeste, le « sāhib al-shurta al-wustā, cadi de Séville et curateur des successions vacantes » Muhammad b. Abī ‘Amir —le futur al-Mansūr (§ 68, 127, 237). Pas même une dizaine de noms, tous mawālī du Calife29 ou chefs de vieilles familles arabes30 élevées au service de la dynastie, tous fonctionnaires de la Ville à l’exception des Banū Aflah, fidèles au Palais. La balance penche nettement pour Cordoue ; l’équilibre est en partie rétabli par les longues files anonymes qui emplissent les salons à la suite : employés des entrepôts et des finances, fityān directement attachés au souverain et qui se tiennent parfois derrière lui (ainsi au § 127 le Grand Fauconnier et le Chef des Postes et du tirāz), eunuques, kuttāb… et poètes. Tout un personnel subalterne auquel le « cursus » de la shurta est fermé, mais qui manifeste par sa masse la force de la domesticité royale. Tout est prêt en effet pour recevoir… l’autre Cordoue. Les portes s’ouvrent devant les Quraysh (§ 14, 68, 127, 143, 180, 198, 237), les mawālī de la capitale, toujours en seconde position, le grand cadi quelquefois (§ 14, 180, 237), accompagné ou remplacé par ses « juges secondaires » (les hukkām (§ 82, 127, 143)31, les ashāb al-shurta al-sughra wa-l-radd (§ 14) nettement séparés de leurs collègues plus avancés dans la hiérarchie et qui restent, eux, attachés à la représentation urbaine. Les cadis des provinces et leurs auxiliaires (‘adul-s, muftī-s) précèdent les notables de la médina cordouane. Enfin, selon les circonstances, des délégations des jund-s (§ 14, 33, 82, 127, 180) ferment la marche en compagnie de corps d’esclaves noirs (‘abīd § 14) ou de Berbères ralliés (§ 127). Il n’était pas inutile de conduire jusqu’au bout cette énumération tant son terme confirme la dualité de la hiérarchie que j’observais déjà au sommet. Que les descendants des conquérants syriens soient admis en même temps que les esclaves de la garde noire est un signe éclatant de la dissolution de la ‘asabiya arabe et syrienne qui avait si longtemps soutenu les émirs d’al-Andalus et d’une « monarchie » omeyyade hostile ou indifférente aux solidarités du clan32. Mais Ibn Khaldūn en aurait sans doute vu une autre preuve dans les scissions parallèles de la tribu des Quraysh et de la communauté cordouane : le Calife et ses frères accueillent leurs parents omeyyades ; le sāhib al-madina et les ashāb al-shurta leurs concitoyens de Cordoue. Entre les maîtres des lieux et leurs hôtes de même sang ou de même origine, le mur des hommes du Palais, de basse extraction, établit la distance entre gouvernants et gouvernés. Pourtant ces sujets qu’on éloigne n’en sont pas moins reçus. C’est que les gouvernants n’ont d’autre légitimité que de venir de leurs rangs. Toute la difficulté de la question que je posais plus haut sur le « lieu » du récit tient à cette incertitude sur le « lieu » du pouvoir. Le Calife en est le centre, c’est l’évidence. Mais l’arc dont il tient le milieu est double : l’élite de la Ville d’une part, qui réaffirme la solidité de l’édifice de fidélités sur lequel repose, depuis toujours, la dynastie ; les domestiques d’autre part qui s’interposent, bien sûr, entre le Calife et sa capitale, mais aussi entre cette élite et la cité33. La chronique, comme l’Histoire, hésite entre ces deux versants. C’est, pour elle, un aveu d’échec et pour nous la chance d’en savoir un peu plus sur des milieux sociaux si profondément différents.
Les rôles
20Deux distributions donc se partagent inégalement le texte. Nous apprendrons moins sur l’aristocratie palatine que sur la domesticité, et cela suffit à montrer où vont les inclinations historiques du Califat. C’est aussi que les dignités du « cursus » palatin sont beaucoup plus stables que celles qu’on doit à la seule faveur, ou à l’arbitraire, du Prince. De fait, les charges semblent souvent héritées. Ziyād le Grand Écuyer reprend le poste de sāhib al-madīna d’al-Zahrā à la mort de son frère Muhammad (§ 212). Ja‘far b. ‘Uthmān est souvent remplacé par son fils, nous l’avons vu, ou par son neveu (ainsi lors de l’entrée solennelle des Banū Andalusī et des Idrissides, § 26 et 203). Malade, il obtient d’al-Hakam qu’à sa mort, les siens ne soient pas oubliés (§ 46). Le fils d’Ibn Tumlus, tombé au combat, surgit aussitôt aux places d’honneur des réceptions (§ 198, 203…). Le fils du vizir Muhammad b. Futays reçoit le gouvernement de Rayyo (§ 62) ; des Banū Basīl, parents du sāhib al-shurta al-‘ulyā tiennent celui d’Almería (§ 18). Peu de disgrâces dans ce milieu : les Banū Ya‘la, ‘urrād (intendants) à Cordoue, ne se voient pas confirmer le gouvernement de Saragosse à la mort de leur chef ; les proches du défunt regagnent Cordoue34 tandis qu’un sāhib al-shurta al-‘ulyā, Ibn ‘Abbās, déjà qā’id de Lérida, est nommé à la direction de la frontière (§ 42, 43, 44) ; un frère le remplace à Lérida. Il s’agit, il est vrai, d’une région sensible, où il convient d’employer les compétences locales : ‘Abd al-‘Azīz al-Tujībī est ainsi élevé à la shurta al-‘ulyā en même temps qu’il reçoit l’ordre de partir pour Daroca, la province d’origine de sa famille (§ 228). Mais le cas de ces seigneurs du Nord est aussi particulier qu’intéressant. Peut-être à demi-disgraciés —les Tujībī de Calatayud sont convoqués à la mort de leur chef en 361 ; leur cadi, leur imâm et leurs secrétaires emprisonnés (§ 56)— ou mal intégrés au monde palatin, ils doivent encore faire leurs preuves. Le vizir Yahya « qui avait échappé à la disgrâce » va combattre sous les ordres de Ghālib en Berbérie, en même temps que ses frères et cousins, fils du qā’id défunt de Calatayud et quelques mawālī du Calife qui avaient encouru sa colère (§ 135, 136). Même remarque un peu plus loin : deux ashāb al-shurta al-‘ulyā et al-wustā sont destitués et affectés aux corps de Berbérie, avec deux jeunes fils d’Ibn Basīl « pourtant toujours en grâce » (§ 236). Fait capital : la mobilisation de l’aristocratie fait figure de sanction, ou, au mieux, d’initiation des plus jeunes. L’armée et la guerre lui sont à peu près totalement étrangères —à la seule exception d’Ibn Tumlus, inspecteur des mercenaires. Le soin de se battre appartient aux domestiques du souverain. Mieux même : toutes les nominations qui n’entérinent pas une situation acquise touchent au domaine réservé de la monarchie qu’elles permettent de délimiter : la Frontière —deux ashāb al-shurta al-sughrā y sont encore désignés en 361 (§ 67)—, la guerre, la monnaie, et la gestion des biens personnels de l’héritier confiée à Ibn Abī ‘Amir (§ 51 et 183) : charges trop prestigieuses pour qu’on les concède à des domestiques, trop dépendantes de l’autorité royale pour qu’on en fasse l’apanage d’une famille. C’est dans cette même catégorie, je crois, qu’il faut ranger l’emploi de précepteur du prince : al-Qastallī lui donne ses premières leçons (§ 60), al-Zubaydī lui enseigne la langue arabe (§ 141) et ‘Abd Allāh al-Laythī, d’une très illustre famille de juristes l’initie aux traditions et au droit (§ 217). Les origines de ce dernier le rapprochent beaucoup, toutefois, de l’aristocratie cordouane. Son père avait rempli la même fonction auprès du jeune ‘Abd al-Rahmān III et c’est sur le « livre » de son grand-père —les notes prises par le futur al-Nàsir sous la dictée— que Hishām suit le cours du maître35. Le thème ? La Muwattā que les Banū-1-Laythī se sont transmis, de génération en génération depuis leur ancêtre Yahya, disciple direct de Mālik. Le Califat s’incline ici devant la fidélité au passé oriental, comme il rend hommage, pour les mêmes raisons, au patriciat de Cordoue : par souci de justifier sa propre légitimité.
21Il est au moins une mission que l’aristocratie se voit assez volontiers confier : celle de l’inspection de ses pairs ou de ses clients en province, en particulier dans ces provinces où elle garde des attaches personnelles. La suprématie de Cordoue s’y réaffirme : le sāhib al-mazālim (chargé d’examiner les plaintes et de redresser les torts) instruit à Cordoue et à Séville le procès du gouverneur de la ville (§ 69). Le fils du fameux cadi de Cordoue Sald b. Mundhir, originaire du Fahs al-Ballut, au nord de Cordoue, va inspecter les régions de l’Ouest (§ 87), puis la gestion du qā’id de Guadalajara (§ 98). Le sāhib al-sūq —wa-l-shurta ajoute le texte36— Ibn Nasr, cadi de Jaén, enquête sur une plainte déposée contre le gouverneur de la ville (§ 88). On le voit, ces tâches sont souvent associées à celle de cadi, fictivement ou réellement exercée. Une ambassade est dépêchée au Maroc pour aplanir un différend entre tribus ; elle est composée du cadi de Rayyo et d’un faqīh qui recevra au retour le poste de cadi à Séville (§ 76). Le cadi de Séville justement, Ibn Abī ‘Amir, est sollicité lui aussi pour faire au Calife un rapport sur les possessions d’outre-détroit. Il est accompagné d’un de ses collègues de la Marche Supérieure, d’un trésorier et d’un mawlā militaire. Satisfait de son travail, le souverain en fera le « cadi suprême » de Berbérie (§ 102, 125, 128, 145)37. Cette fois encore, c’est l’image d’un Califat juste et orthodoxe que l’aristocratie cordouane sert à conforter tout en se réservant ces honneurs probablement lucratifs. La destitution de Khālid b. Hishām à la fois de ses prérogatives de sāhib al-shurta al-‘ulyā et de ses fonctions de cadi de Rayyo (§ 70) suffit à montrer la confusion des hautes responsabilités civiles et judiciaires au profit des mêmes hommes.
22Un mot pour finir sur les grands exclus, ceux qui n’ont pas su accepter la toute-puissance du Calife et de sa Ville et dont l’influence s’éteint dans le silence presque total du récit : les Banū Hajjāj et les Banū Khaldūn, chefs des deux plus nobles familles arabes de Séville, forcent la prison du lieu. Le gouverneur débordé fait appel à un détachement cordouan qui arrête rapidement les meneurs et les ramène dans la capitale (§ 185). C’est le seul exemple d’une insubordination, vite matée, des vieux clans arabes, encore si puissants au début du siècle38, qu’on puisse tirer de cette Chronique.
23Beaucoup plus considérable dans ce texte la place de la domesticité royale. Son étroite dépendance y multiplie nominations et destitutions. On y entre d’abord, en passant dans un corps spécialisé (les ghilmān, § 160) ou dans la clientèle des mawālī de Cordoue (§ 80). On y devient employé ou maître des ateliers royaux (§ 36, 77), haut fonctionnaire de l’intendance ou des entrepôts (§ 61). Dans un cas exceptionnel, celui de l’oncle maternel de Hishām, on peut même recevoir le titre de sāhib al-shurta —sans plus de précision— en charge, il est vrai, de la frontière occidentale à Badajoz (§ 165). Cette timide entrée dans la hiérarchie aristocratique est liée à une lourde responsabilité militaire. Le véritable privilège consiste surtout à côtoyer quotidiennement le Calife et à loger dans les appartements du palais (§ 36). Mais cette proximité n’est pas sans risques. La moindre faute est aussitôt punie, même si elle est vite pardonnée par un maître bienveillant. Tour à tour Fath le barbier (§ 54), des secrétaires qui s’essayaient à la satire (§ 55, 96), le grand fatā Durrī (§ 94), les Slaves Maysūr (S 121) Mu’nis et Shunayf (§ 184), un trésorier et un mawlā des entrepôts (§ 204) connaîtront la prison. D’autres sont simplement réprimandés ou éloignés pour un temps, comme le propre directeur du tirāz (§ 122). Le sāhib al-madīna d’al-Zahrā’est souvent chargé d’appliquer la peine. C’est encore lui, le plus proche du souverain parmi les dignitaires patriciens, qui arrêtera puis libérera les Banū Andalusī, ces Berbères ralliés trop rétifs aux désirs du Prince (§ 186), et dont on peut déduire, par ce seul indice, qu’ils sont comptés dans sa domesticité. La suite le confirmera39.
24Le statut de ces serviteurs incertains des confins omeyyades de Berbérie semble pourtant à l’exact opposé de celui des plus proches et des plus fidèles, les fityān du Palais. C’est oublier que le Palais, séparé de Cordoue, est soudé à la frontière par une tâche qu’on peut dire quotidienne, tant elle tient de place dans ces Annales : la guerre. C’est un fatā, Ghālib, qu’al-Mustansir a choisi pour diriger ses armées (§ 45) avant de lui accorder la distinction de Dhū-l-Sayfayn (§ 220). C’est lui qui répartit entre les Banū Timlīt, Berbères comme les Banū Andalusī, et « fieffés » dans les territoires du Nord, châteaux et domaines après la mort de leur chef (§ 53 y 57). C’est encore lui qui intervient dans la délimitation des juridictions de tous les seigneurs, Berbères encore pour la plupart comme les Banū Razīn, de la frontière de Medinaceli (§ 50 et 206). Dans les deux cas, le Calife entérine directement ses propositions sans qu’aucun vizir intervienne. Peut-être même l’autorité de Ghālib s’étend-elle aux possessions des Banū Dhī-l-Nūn de Huete et Santaver dont le calife renouvelle les diplômes. Un passage laconique ne permet pas d’en juger (§ 168). Ce qui est certain, c’est qu’au nord du Tage come au sud du Détroit, al-Mustansir exerce, par le biais de ses soldats, une autorité de principe aussi libre d’entraves historiques ou coutumières que dans son propre palais40 ; une autorité que je dirai familiale en songeant au « patronyme » d’« Ibn ‘Abd al-Rahmān », du nom du Calife défunt, que Ghālib, esclavón sans ancêtre, a été autorisé à prendre. Si Cordoue rappelle le Califat au respect du passé oriental, arabe, aristocratique, qui lui donne le droit de s’affirmer le cœur de l’Islam, palais et frontières lui apportent la force et les victoires qui font respecter ce droit. C’est la circulation des échanges entre ces deux pôles, centre et extrémités d’un pouvoir monarchique acharné à faire du rêve califal représenté sur la scène de Cordoue une réalité, que je vais maintenant analyser.
Du centre à la périphérie : la guerre
25Pas moins de 80 paragraphes, soit un tiers de la chronique. Avec la diplomatie qu’elle couronne, les défections ou les ralliements qu’elle entraîne, la guerre occupe nettement plus de la moitié du récit, c’est-à-dire la plus grande part de l’activité royale dont le texte est le fidèle reflet. Deux grands théâtres d’opération : le Nord et la Berbérie qui l’emporte assez nettement par le nombre de paragraphes (20 contre 10 environ). Mais c’est Cordoue —j’entends, bien sûr, le palais— qui écrase tout le reste de son poids : 50 « événements » au moins sur 80. Là se gagne la guerre en effet. Il ne s’agit pas —seulement— d’une nouvelle preuve de cette « unité d’action » qui réserve tout l’intérêt du chroniqueur au seul Calife, mais d’une réalité à terme lourde de conséquences pour les Omeyyades : la médiocrité croissante de leur armée. Georges Duby le soulignait il y a longtemps déjà : « guerre » au Moyen Âge ne signifie nullement bataille, mais embuscades, razzias, sièges, fortifications, épuisement de l’ennemi41. La bataille rangée est un pari dangereux où on se risque à tout gagner —ou à tout perdre. Il est rarement tenté42. Les Annales de Rāzī justifient amplement cette analyse, d’autant plus vraie qu’on se sent moins assuré de sa force. Et c’est bien le cas. Si on s’en tient au dénombrement des pertes —remarquablement vraisemblable, il faut le noter — les Andalous n’ont livré en 4 ans qu’une seule bataille… et ils l’ont perdue. Le sāhib al-shurta al-‘ulyā et chef des mercenaires Ibn Tumlus y trouve la mort avec 500 cavaliers et 1 000 fantassins face à Ibn Guennun (§ 84). La revanche que prendra Ghālib sur le rebelle est bien plus modeste, de l’aveu même de Rāzī : 400 tués parmi les Berbères, dont 100 assez notables pour qu’on leur tranche la tête (§ 148). Ibn Tumlus, avant le désastre, avait affirmé avoir abattu 200 ennemis au cours d’une première rencontre (§ 74). Le reste relève de l’escarmouche. Vingt « parents d’Ibn Guennun » tués lors d’un engagement (§ 132). Un « combat acharné » qui aurait tourné à l’avantage de l’armée omeyyade ; aucun bilan n’en est fait, mais Muhammad b. Fortūn, un officier supérieur du calife y périt (§ 133)43. Faute de mieux, l’auteur en est réduit à célébrer comme une victoire la capture et l’exécution d’un espion-incendiaire (§ 163).
26L’efficacité des mêmes troupes ne se révèle pas davantage face aux Chrétiens du nord. Après la mort au combat d’un des Banū Timlīt qui tiennent les postes avancés de la frontière castillane (§ 201), Gormaz est assiégé par les Infidèles. Ghālib prend la tête de l’expédition du Nord tandis que ‘Abd al-Rahmān b. Yahya al-Tujībī —dont le père commande désormais au Maroc— est envoyé à Saragosse (§ 218, 219, 222). D’une marche pesante, le généralissime se dirige vers la place (§ 229), puis annonce en même temps un succès (20 têtes coupées) et son repli, stratégique bien sûr : l’armée est « loin des territoires musulmans »44 et craint les embuscades. Il faut attendre les renforts (§ 233), vigoureusement sommés par le Calife de rejoindre leur poste (§ 232). En attendant Ghālib ne peut franchir l’Èbre et la forteresse de Gormaz reste bloquée. La situation semble si préoccupante qu’elle suscite à Cordoue l’inquiétude de la foule (§ 236)45 et le départ de volontaires, à l’admiration générale car « ils n’y étaient pas obligés » (§ 230). Finalement, après un assaut infructueux, les Chrétiens se retirent d’eux-mêmes. Les dissensions internes entre Castillans et Léonais semblent avoir joué un rôle décisif (§ 239)46. Averti, Ghālib rejoint Gormaz, puis poursuit le comte de Castille sur lequel il annonce une très vague victoire et dont il dévaste les campagnes (§ 240, 241). C’est en fait au Tujībī que reviendra le seul succès concret de cette campagne : 33 Aragonais sont tués dans une embuscade, dont le gouverneur de Sos ; sa tête est envoyée à Cordoue. Trois Musulmans, dont deux volontaires de la frontière ont péri (§ 242). Au total les auxiliaires locaux —Tujībī, volontaires de Saragosse ou garnison de Gormaz— auront témoigné d’une bien plus grande combativité que les lourds effectifs de l’armée régulière, malgré les bulletins de triomphe de Ghālib que la Chronique reprend avec complaisance.
27Mais comment, dira-t-on, gagner la guerre sans prendre nettement le dessus dans les combats ? Cette campagne de Gormaz le laisse déjà pressentir : par la ténacité, l’organisation, le nombre… et l’argent. Autant de qualités ou de possibilités qui n’appartiennent pas aux hommes de terrain, mais au véritable stratège qui dirige de loin les opérations, le Calife bien sûr. La ténacité ? Le refus de négocier avec Ibn Guennun apparemment triomphant malgré les conseils de ses généraux abattus47. Grâce à la maîtrise du détroit, les Andalous ne perdront jamais Tanger, où la révolte s’est déclarée, Ceuta ou Arcila (§ 86), pourtant attaquée par le vainqueur (§ 92). Ibn Rumāhis, commandant de la flotte, est blâmé pour sa lenteur à fortifier Tanger (§ 100). Plus tard al-Hakam doit à la fois rassurer et ranimer Ghālib désorienté par la résistance de la forteresse inexpugnable d’Ibn Guennūn en lui proposant de s’établir lui-même à Algésiras (§ 139)48. L’organisation ? On en a vu un exemple avec l’envoi du Tujībī à Saragosse pour menacer le flanc oriental de la Navarre tandis que Ghālib attaque de front, en Castille. En Algarve et au Maroc, le calife coordonne les mouvements de la flotte avec ceux de l’armée (§ 8, 13, 65, 66, 118), s’inquiète de la mauvaise saison qui peut gêner les mouvements de ses navires et compromettre le ravitaillement du corps expéditionnaire de Berbérie, règle le service du courrier (§ 142), nourrit l’escadre (§ 12, 190) ou l’armée (§ 216) par réquisition de vivres, de bois, de goudron, de chevaux, suspend les opérations militaires offensives au Maroc en attendant l’arrivée de Ghālib (§ 92), en véritable chef d’état-major qui ne néglige même pas les tâches de l’espionnage, discrètement mentionnées (à propos de la Galice, § 58)49.
28Le nombre ? Ibn Hayyān le dit clairement : Ibn Guennūn lutta contre des forces infiniment supérieures50. À en juger par la fréquence des départs de renforts pour la Berbérie, on ne s’en étonnera pas. Après l’armée d’Ibn Tumlus (§ 65), Ibn Rumāhis et le reste de la flotte (§ 73), Ghālib en compagnie des réguliers et de volontaires de la Marche Supérieure (§ 91), rejoints par 1 700 « conscrits » tolédans (§ 124), par les Tujībī avec 100 ghilmān de la garde, par des détachements de cavalerie et des auxiliaires berbères —à qui on a pris soin de préciser que leurs contribuïes se battent du bon côté— (§ 131)51 ; puis par les Banū Andalusī, anciens partisans des Fatimides et alliés des Zanata (§ 130), avec une troupe de mercenaires (& 138). Ajoutons le poète Ibn al-Tubnl, dont la connaissance du pays et les liens familiaux pourraient être utiles (§ 108, 193), et le qā’id de Lérida Rashīq al-Barghawatī, lui aussi de souche nord-africaine évidemment (§ 227)52, remplacé à son poste par un Tujībī secondé —ou surveillé— par le grand fatā Sahl à la tête de mercenaires et d’esclaves noirs ; encore, pour le Maroc, des troupes régulières, des esclaves noirs et des archers sous les ordres d’un fatā (§ 234), et enfin Qāsim b. Muhammad b. Tumlus, le propre fils du général vaincu, avec des mercenaires, des archers du palais et des volontaires (§ 235). En tout des forces considérables, assez considérables, malgré les précautions du calife (on en voit un exemple au § 222)53 pour dégarnir dangereusement la frontière du Nord, comme l’avoue Rāzī (§ 201). On aura en effet noté la provenance de ces contingents pour l’essentiel : troupes du palais, Berbères et volontaires du Nord54. Ibn Guennūn, quoi qu’il en soit, dut plier sous la vague, d’autant que la stratégie du calife ne consistait pas seulement à l’accabler d’ennemis, mais à lui retirer ses propres partisans. Ceux qui gouvernaient l’Espagne connaissaient bien la faiblesse des insurrections berbères, coalitions hétéroclites de tribus, d’intérêts ou de mécontentements55. Pour les dissoudre, ils disposaient d’une arme suprême : l’argent. Les envois de fonds et de cadeaux en Afrique du Nord, pour payer les mercenaires certes, mais aussi pour débaucher les tribus favorables à la révolte, sont si nombreux qu’il serait fastidieux d’en retracer le détail (§ 65, 75, 101, 106, 118, 119 —un pavillon rouge est offert à Ghālib pour rehausser son importance aux yeux des rebelles— 125, 128, 129, 132, 137, 147, 164 et 165, 170, 181, 192, 213, 223). Notons simplement qu’en ce domaine aussi la confiance du souverain va plus volontiers aux serviteurs du palais, trésoriers, ’urrād, fityān, eunuques, à quelques exceptions près, dont celle d’Ibn Abī‘Amir, une fois encore à la lisière des deux mondes de la Ville et du palais (§ 128, 129)56. Les résultats d’une telle avalanche se font vite sentir, d’autant plus qu’un large pardon est promis aux repentis (§ 65, 86). Tanger abandonne le rebelle (§ 73) qui doit quitter le Jabal Karam dont Ghālib s’empare grâce à la trahison des Kutāma (§ 131, 142). Les ghilmān d’Ibn Guennūn se soumettent à leur tour et de nombreux otages des tribus voisines sont ainsi libérés —ou repris par les Andalous57. Un cavalier berbère assassine l’oncle de l’Idrisside, gouverneur de Basra et livre la ville aux Omeyyades, puis s’empresse d’aller chercher son dû à Cordoue avec la tête de sa victime (§ 149). La fille d’Ibn Guennūn fait partie du butin mais le Calife la renvoie généreusement à son père (§ 151)58. Il accueille volontiers en revanche les défections de plus en plus nombreuses que provoque le naufrage du prétendant : son geôlier avec ses derniers otages, son propre fils (§ 163). Ghālib peut bientôt lui confirmer que toutes les tribus ont retrouvé la voie de l’obéissance et que la révolte est circonscrite (§ 153, 155) ; Ibn Abī‘Āmir l’assurer que la khutba est partout prononcée en son nom (§ 145).
29Le second, malade, regagne discrètement l’Espagne (§ 200) ; le premier en revanche, rappelé par le Calife (§ 191, 193) y fera une rentrée triomphale dans l’escorte des vaincus. Le succès ne serait pas complet en effet si Cordoue n’en recueillait pas directement les fruits. Au flux du centre vers les frontières, dont nous avons vu le rôle décisif dans la conduite de la guerre, doit succéder le reflux des soumis, des frontières vers le centre où ils vont attester leur défaite et prendre leur place dans le cortège du Califat.
De la périphérie au centre : rebelles, soumis, ralliés et ambassadeurs
30Ne quittons pas les Berbères, Idrissides, mais aussi Banū Andalusī qui les ont précédés sur le sol de la péninsule. L’expansion du Califat omeyyade en terre musulmane, l’âpreté du conflit avec les Fatimides confère aux victoires africaines une importance inégalée au Nord, du côté chrétien. La première mention des Banū Andalusī fait état de l’arrivée de leur secrétaire ‘Alī al-Baghdādī, venu transmettre la nouvelle de la défaite et de la mort de leur ancien allié et rival Zīrī b. Manad, lieutenant des Fatimides au Maghreb Central et éponyme de la future dynastie régnante d’Ifriqiya (§ 10)59. Peu après Yahya b. ‘Alī al-Andalusī débarque dans la région de Pechina, avec les têtes de Zīrī et de plusieurs de ses compagnons, tranchées sur le champ de bataille (§ 17, 18). Il est accueilli par le secrétaire al-Baghdādī, mais aussi par deux fonctionnaires du palais et par un long convoi de mules et de chevaux qui ramèneront les hôtes à Cordoue (§ 19, 20). Mais soudain, c’est le propre chef du clan, Ja‘far b. ‘Alī al-Andalusī dont on signale l’arrivée impromptue dans la province de Rayyo. Craignant les représailles des Zirides, il a quitté l’Afrique plus tôt qu’il n’était prévu (§ 22)60. Cette fois c’est le cadi de Séville et maître de la monnaie Ibn Abī ‘Āmir qui est dépêché sur place, où il retrouve les Banū Basīl, gouverneurs de Rayyo. Lui aussi est suivi de mules et de palanquins qui protégeront des regards les femmes de Ja‘far (§ 23). Accueil d’une subtile hiérarchie qu’on retrouve au débarquement des Idrissides, auxquels Ghālib a donné l’ordre de passer en al-Andalus. Conduits par leur chef « Guennun », dont le fils Hasan avait mené la révolte61, ils sont reçus —et ce n’est sans doute pas innocent— par le fils de leur victime Qàsim b. Muhammad b. Qâsim b. Tumlus (§ 189, 190). La suite est presque la même dans les deux cas. Près de Cordoue, les femmes sont séparées du reste du groupe. Placées sous la garde d’eunuques du palais, elles entreront de nuit dans la médina (§ 25, 203) : marque des égards qu’on doit aux hôtes de qualité. C’est à cette occasion que les « Banū Guennun » sont pour la première fois désignés pour ce qu’ils sont : « Guennun, dont le véritable nom était Ahmad b. Tsà b. Ahmad b. Muhammad b. Idrīs b. ‘Abd Allāh b. Hasan b. ‘Alī b. Abī Tālib, sharīf » —descendant du Prophète (§ 235). À ce rendez-vous avec les origines du Shiisme oriental ou maghrébin —les Banū Andalusī furent parmi les premiers partisans du Fatimide—, l’Omeyyade n’a pas manqué de convier sa propre lignée : les chefs et gouverneurs des provinces du jund syrien sont convoqués à Cordoue (§ 21, 203). La réception des soumis entend ainsi trancher le débat ouvert par les pères fondateurs ; ce n’est pas seulement al-Mustansir, ni même sa dynastie, qui triomphent, mais l’Islam réputé orthodoxe, que les Omeyyades seuls ont su garder vivant, qui s’impose aux descendants des premiers dissidents, dont il ferme le temps de la révolte. L’ampleur de la victoire dépasse Cordoue, séjour provisoire des califes légitimes nés à La Mecque et couronnés à Damas. Le cortège se contentera de traverser la ville. À ses portes le souverain, par l’entremise de sa garde, reçoit l’hommage de ses guerriers. Possessif amplement justifié : Ghālib et les officiers qui entourent les Idrissides sont « tous mawālī du Calife » (§ 236)62. En ce même lieu, les Banū Andalusī exhibent la tête de Zīrī, preuve concrète de leur combat au service des Omeyyades (§ 26). Mais c’est seulement après avoir passé la ville, où le représentant du sāhib al-madīna les a salués de la porte de l’Alcazar63, que les « muets », la garde du corps du Calife, prennent possession des sanglantes dépouilles. À l’ouest de Cordoue commence en effet le territoire personnel du monarque, celui d’al-Zahrā’. Désormais les « muets » sont en tête, avec les trophées, devant les hauts fonctionnaires —Ibn Abī ‘Āmir—, les Banū Andalusī et les notables de Cordoue et des kuwar. Puis, dans les deux cas, campement dans une munya royale : celle de ‘Abd al-Azīz pour les Banū Andalusī, celle de Nā‘ūra pour les Idrissides, plus hauts seigneurs64. Dans la nuit, le sāhib al-madīna de Cordoue et les chefs des mercenaires organisent les deux rangs de troupes entre lesquels le défilé se poursuivra le lendemain, du campement à Zahrā’ dont le préfet semble diriger l’opération. C’est pourtant le neveu du Cordouan qui va chercher les Banū Andalusī en déployant le « Damier », l’étendard le plus prestigieux des Omeyyades, et qui reprend le rôle de guide que tenait jusque là Ibn Abī ‘Amir.
31Cette double responsabilité, celle des préfets des deux villes, se traduit dans la disposition de la double haie de soldats qui rendent les honneurs aux visiteurs. D’abord Cordoue ; non plus le marché et l’Alcazar que les arrivants ont laissé derrière eux, mais la cité symbolique d’où l’aristocratie palatine tire son existence, Cordoue déguisée à l’image des 16000 habitants des faubourgs et de la médina que Ja‘far b. ‘Uthmān a revêtus en hâte d’un uniforme de parade65. Puis le palais : clients des Esclavons, ‘abīd, Berbères et officiers subalternes. À la porte d’al-Zahrā’, d’effrayantes bannières à gueules de lions ou de dragons gardent l’entrée du sanctuaire aux côtés des meilleurs chevaux du souverain. Là, les Banū Andalusī mettent pied à terre et l’état-major de Ghālib s’arrête, ce qui fixe le rang et le rôle des premiers : des hommes d’armes des frontières de l’Empire que la Zahrā’ accueille en suppliants. Les Idrissides comme le généralissime sont apparemment autorisés à poursuivre à cheval. Tous passent ensuite entre les serviteurs du palais et de ses dépendances, courrier, tirāz, garde, sous l’œil du préfet d’al-Zahrā’ avant d’entrer dans la Maison militaire tandis que le chef de l’escorte —Ghālib ou Hishām b. Muhammad b. ‘Uthmān— gagne la maison des vizirs. Cette divergence s’accompagne d’une rupture dans le récit. Nous suivions le chemin des visiteurs, depuis l’extérieur ; nous revenons brusquement au centre, vers le trône où s’asseoit le Calife et d’où il donne le signal du début de la scène finale. Pour la troisième fois, il va faire chercher ses hôtes. Une première fois, au débarcadère, un fonctionnaire de la Ville (Ibn Abī‘Amir, Ibn Tumlus) leur avait souhaité la bienvenue ; puis, à l’entrée de Cordoue, les serviteurs du palais les avaient pris en charge. Ils sont enfin admis à comparaître devant la Cour où le patriciat urbain reprend l’avantage. L’ordonnance est la même que lors du Fitr et du Sacrifice : Frères, ashāb al-madīna de Cordoue et d’al-Zahrā’, ashāb al-shurta… Cette triple convocation donne la mesure, paradoxale, des ressorts respectifs de la Ville et du palais : la première domine dans ces provinces qu’on pourrait dire civiles où les délégations d’Afrique ont pris pied, et dans la hiérarchie officielle que j’ai nommée la « Cour ». Le domaine du palais s’étendrait à Zahrā’ et à Cordoue, où il affirme la toute-puissance du Calife. Nouvelle preuve, me semble-t-il, de la distinction qu’il convient de faire entre la capitale et les dignitaires qui la représentent66. À Zahrā’ même, le « palais » va jusqu’à la Maison militaire ; la « Cour » commence avec celle des vizirs. Un seul homme vient troubler cette répartition : Ghālib, debout à la droite d’al-Hakam lors de la réception des Idrissides. Contre tous les usages, le préfet de Cordoue qui lui fait face, à la gauche du Calife, lui a cédé la préséance. Hommage exceptionnel au généralissime vainqueur, autorisé peu après à rehausser son estrade dans la maison des Vizirs ? Sans doute, mais j’y vois une autre raison. Les Idrissides sont des Quraysh. Leur capture dépasse les prérogatives de Cordoue ; elle relève, pour le Calife, de l’affaire de famille. Familiarité que confirme la place ici concédée à Ghālib « b. ‘Abd al-Rahmān », homme-lige des Omeyyades. Idrissides et Banū Andalusī aussitôt ralliés ou soumis sont en effet rangés selon leur naissance dans la suite du Califat dont ils renforcent l’universalité : les premiers parmi les contribules du Prophète (§ 127, 180, 198, 237) ; les seconds après les vizirs, « en laissant un vide », ou encore parmi les mawālī de Cordoue (§ 33, 127, 180), voire parmi les trésoriers ou les Kuttāb, fonctionnaires subalternes (§ 127, 180). Les Tujībī, vassaux peu sûrs ou trop lointains semblent soumis aux mêmes épreuves d’initiation à la Cour. Yahya doit d’abord laisser un vide entre les vizirs et lui, tandis que son fils ‘Abd al-Rahmān entre avec les ashāb al-shurta al-sughrā, derrière le jund et les ’abīd noirs (§ 13, 33). Yahya passe ensuite avec les vizirs (§ 68, 82) tandis que ‘Abd al-Rahmān accède à la shurta-l-wustā, avant d’être admis à servir le Calife (§ 143) d’assez loin, puis le prince Hishām, de beaucoup plus près (§ 198)67.
32Tous n’ont évidemment pas droit aux mêmes égards, mais le sens est partout le même : ramener à Cordoue non seulement les territoires de l’Islam, mais les fils de son Histoire ; non seulement l’obéissance des Infidèles mais la preuve de leur abaissement. Tâche difficile pour l’auteur, qui ne s’avoue cependant pas vaincu. À la fin de Rajab 362 arrive à Cordoue un descendant d’Abū Bakr, établi à Hārūniyya sur la frontière syrienne. Les Byzantins ont pris sa ville. Après avoir erré de l’Egypte au Maghreb, il a enfin choisi le Calife « champion des bonnes œuvres » (§ 99). Soit, en quelques mots, la reconnaissance des Omeyyades par la famille du plus proche compagnon du Prophète, la condamnation des Abbassides incapables de défendre la Syrie contre les Chrétiens —où est le temps où les Omeyyades de Damas portaient la guerre en territoire byzantin ?68— et le refus des Fatimides régnant en Egypte et au Maghreb. Voilà pour l’Islam. En Jumādā 361, c’est le tour d’un ambassadeur byzantin. L’Empereur qui l’envoie, Jean Tzimiscès, n’est qu’un usurpateur « simple domestique de Nicéphore [Phocas], son prédécesseur qu’il avait supplanté »69. L’envoyé du Basileus reçoit une pension et un logement dans une munya —et non à Cordoue— c’est-à-dire qu’il est traité à peu près comme les Banū Andalusī, protégés « domestiques » eux aussi. Voilà la principale puissance chrétienne humiliée par l’illégitimité de son maître (§ 49). Reste le « roi des Francs » —Othon de Germanie, Empereur. Son ambassadeur, reçu en même temps que le gouverneur de Barcelone, venu solliciter une trêve au nom de Borrel de Catalogne, et conduit par le qāid de Lérida Ibn Rizq, est ainsi formellement assimilé aux tributaires chrétiens des dépendances de la Frontière (§ 182)70. Le Calife le reçoit simplement entouré du préfet de Cordoue et du Grand Ecuyer, frère du préfet de Zahrā’. Suprême raffinement ? Le Barcelonais passe avant l’ambassadeur germanique et le Calife commence par lui rappeler son devoir d’obéissance (§ 195).
33Concrètement, on s’en doute, l’autorité du Calife s’exerce sur un territoire plus réduit, qu’on peut même mesurer par la forme de la soumission qu’on lui témoigne. La plus absolue est imposée aux rebelles qui ont cru pouvoir y échapper et qu’on ramène dans les prisons de la capitale : un déserteur passé au shiisme et capturé par un pêcheur andalou sur la côte d’Ifriqiya (§ 71)71 ; un autre pris dans la Marche Supérieure (§ 72) ; un Tujībī allié depuis des années aux Chrétiens et qui a tenté de soulever une forteresse musulmane (§ 225, 226). Al-Zahrā’ semble accueillir les moindres, Cordoue les plus importants avec les dépouilles de leurs partisans : 16 têtes chrétiennes dans le cas du Tujībī. C’est encore la Sudda qui reçoit la tête du gouverneur rebelle de Basra, oncle d’Ibn Guennūn, après une promenade solennelle dans Cordoue (§ 150). Ces victoires totales et implacables sont rares, puisque la plupart sont achetées, nous l’avons vu, à prix d’or. Le meurtrier de l’Idrisside vient aussitôt toucher sa récompense (§ 152), tandis que les notables de Basra renouvellent leur allégeance en échange d’une amnistie générale (§ 156). Pour les autres chefs berbères, mieux vaudrait parler de protectorat, voire d’alliance : celle des Masmūda qui se sont spontanément présentés à Ibn Rumāhis, qā’id de Tanger (§ 85) ; de « tribus » sans autre précision (§ 114) ; de l’émir des Banū Ifrān dont le père a été tué par Jawhar al-Rūmī, le fameux général fatimide (§ 178) ; celle, surtout, de ces notables, parmi lesquels domine le Kutāma Abū-l-‘Aysh et qui repartent pour leur terre munis d’un diplôme du calife et d’une véritable « constitution » rédigée par le vizir-kātib Ja‘far b. ‘Uthmān (§ 112-113). La lecture de ce long texte que la chronique reproduit in-extenso donne la mesure et l’esprit de ce protectorat. Le point essentiel en est la stricte observance de la Sunna, dans l’administration de la justice, l’appel à la prière —symbole immédiat du conflit entre le shiisme et l’orthodoxie— le temps du jeûne et la perception de la zakāt, objet de tant de critiques des juristes envers les princes. C’est dire que l’Omeyyade n’a ni l’intention, ni les moyens d’être partout obéi en roi ; il lui suffit d’être partout reconnu comme Calife et seul gardien de l’orthodoxie, sur ces pays d’Occident du moins où l’influence abbasside s’est évanouie avec la chute des Aghlabides. Pour le reste, le Calife peut déléguer ses pouvoirs sur une province de l’Empire à des émirs, qui font dire le prône en son nom72. Les Califes de Bagdad n’en avaient-ils pas fait autant au profit de leurs « vassaux » de Syrie, d’Egypte ou d’Ifriqiya ? On comprend mieux aussi l’importance de la lutte qui oppose Cordoue aux Idrissides : non seulement leur révolte ébranle les positions andalouses du détroit, mais surtout leurs origines qurayshites —et alides— en font, aux yeux mêmes des orthodoxes, de possibles « imams ». Les Omeyyades sont ici menacés à la fois comme rois et comme Califes. Ainsi s’explique la pompe avec laquelle al-Hakam accueille les Banū Guennun vaincus. Avant même leur défaite, leurs ambassadeurs fréquentent déjà Cordoue, servant l’évident projet d’isoler Hasan dans sa propre famille. Notons qu’au contraire de la plupart des chefs berbères73, les Idrissides se présentent plus rarement eux-mêmes (§ 162) qu’ils ne dépêchent leurs représentants (§ 93, 159), toujours reçus en premier cependant (§ 159, 176)… ou plutôt en second derrière les envoyés de la ville qu’ils ont fondée : Fès. L’hommage ainsi rendu à la cité confirme bien qu’au-delà des Banū Guennun et du réel danger militaire qu’ils constituent, c’est la soumission des Banū Idrīs qu’on cherche à travers celle de leur Ville —j’entends, comme dans le cas de Cordoue, l’Urbs de la dynastie. L’Omeyyade est même si anxieux de l’obtenir qu’il se contente d’en accepter le signe le plus ténu : la lettre. Les trois ou quatre messages écrits de fidélité qui parviennent au Calife directement ou par l’entremise de Ghālib partent de Fès : des seigneurs Sinhāji (§ 107), des Kairouanais (§ 123), des Andalous (§ 134), puis des deux communautés réunies (§ 187). On peut certes déceler dans cette obédience épistolaire une nouvelle preuve de la faiblesse militaire andalouse —Fès sera au contraire solidement tenue sous la dictature d’al-Mansur. Mais j’y verrais volontiers aussi la reconnaissance par la chancellerie de Cordoue d’une autre tradition royale de l’écrit, acquise au service d’une dynastie que les Omeyyades sont en train de domestiquer, mais dont, implicitement, ils n’avouent pas moins la grandeur74.
34Rien de tel, bien sûr, n’est réservé aux potentats chrétiens du Nord. Leurs envoyés sont reçus après ceux des Musulmans, rudoyés et chassés quand on estime leur discours insolent (§ 157). Plus surprenant : le Juge des Chrétiens de Cordoue, qui l’avait traduit, est réprimandé et destitué. C’est à lui qu’il revenait d’en adoucir les termes ou de tancer les ambassadeurs qui sont sur le champ raccompagnés à León par le métropolite de Séville. Deux détails, tirés de cet épisode, laissent pressentir le statut des royaumes chrétiens dans la vision du monde du Califat. Le premier, c’est cette confusion des Chrétiens de l’extérieur —les Léonais— et de l’intérieur —les Mozarabes de Cordoue. La sanction de la faute des uns retombe sur les autres. Le second, c’est que la répression de l’insolence est confiée au frère du préfet de Zahrā’, le Grand Ecuyer Ziyād b. Aflah, l’homme de la haute hiérarchie à la fois domestique et militaire —les deux services sont liés. C’est encore mince, mais d’autres indices semblent renforcer cette impression. Cordoue ne reçoit jamais officiellement ces émissaires qui se rendent directement à la Zahrā’75. Pour recevoir l’ambassade de Bon Filio, le Calife a placé à sa droite Ghālib et le chef des mercenaires Ibn Tumlus, à gauche seulement les préfets des deux villes. La disposition est presque la même à l’entrée des Idrissides et on serait tenté d’en donner les mêmes raisons : dans les deux cas les soldats sont au premier rang pour célébrer la victoire ou montrer la force de l’État. Dans les deux cas aussi les visiteurs relèvent de la « famille », tribu ou, ici, clientèle du Calife. On ne saurait trop se garder de tirer des conclusions tranchées d’exemples au total si peu nombreux. La présence à Cordoue de Ghālib en particulier, si rare dans l’ensemble, peut bouleverser toutes les données. On peut toutefois proposer l’hypothèse, qui concorde avec la division générale des fonctions que j’ai tenté de dégager : tandis que Cordoue présente aux Musulmans l’image d’un Califat enraciné dans son histoire, l’armée et le palais nourrissent les Chrétiens du tableau de la toute-puissance d’une monarchie76.
35Ce qui est sûr, c’est qu’al-Mustansir entend considérer les Chrétiens comme des auxiliaires de la frontière plus que comme des ennemis. Ils sont conduits par le qā’id de « leur » région — la province musulmane frontalière de leur royaume (§ 3, 182) ; ils baisent la main du Calife, signe éclatant de leur allégeance (§ 4). Ils renseignent les Musulmans sur les mouvements de l’ennemi (normand, § 11). Tous reçoivent comme une aumône la prolongation de la trêve (§ 28, 182, 195). Négligence volontaire ou connaissance des rapports de force réels sous la régence d’Elvira77 ? Dans la foule des ambassadeurs, le Léonais, une fois au moins, passe après les Navarrais de Sancho Garcés Abarca (§ 28), avant de les devancer, il est vrai, lors de la réception d’adieu (§ 32). L’incident serait insignifiant, si l’auteur ne soulignait pas avec une certaine complaisance le nombre et la dispersion des délégations chrétiennes, l’indépendance diplomatique de fait de la Castille, des Ansúrez, ou du comte de Saldaña (§ 146). Mais soudain, après la cohue, c’est le silence. Le renvoi des ambassadeurs léonais marque une crise dont seules les relations avec la Catalogne sortent indemnes (§ 182, 195). La menace se précisera quelques mois plus tard devant Gormaz, et Ramiro III de León, reconnu comme « leur roi à tous »78 (des Navarrais, Castillans, Ansúrez et Saldaña) paraît y avoir joué le rôle d’un fédérateur (§ 239). La monarchie léonaise, malgré l’échec de la tentative n’est donc pas encore démantelée et le ressentiment du chroniqueur, contre la duplicité des Castillans en particulier, souligne la complexité du jeu diplomatique et la très réelle agressivité de cet avant-poste chrétien, malgré la récente disparition du comte Fernán González. Cinquante ans après sa proclamation, à la veille de la mort d’al-Hakam, son dernier véritable souverain, le Califat omeyyade doit encore peiner pour s’imposer au centre de la péninsule, comme au centre de l’Islam.
Notes de bas de page
1 Voir l’introduction de sa traduction : Anales palatinos del califa de Córdoba al-Hakam II por ‘Īsā ibn Ahmad al-Rāzī, 360-364 H/971-975 J-C (= Anales), Madrid, 1967, p. 13-15 et p. 24-25. Il y reprend, comme il le précise lui-même, la thèse qu’il développait déjà dans un article de la revue Al-Andalús en 1946 (XI, p. 395-423 : « A propósito de Ibn Hayyān »), et qui n’est plus guère contestée.
2 Je me servirai de cette division en paragraphes proposée par García Gómez pour toutes mes références, qui seront incluses dans le texte même du chapitre.
3 Dans la mesure où sa source — le manuscrit des Sīdī Hammüda de Constantine — semble perdue, comme l’indique Garcia Gómez dans son introduction, p. 26.
4 S’il est vrai que cette partie du Muqtabas fut rédigée vers 1008-1010, avant le terrible sac de Cordoue par les Berbères, en 1013, cette perte d’un sixième environ de l’œuvre originelle, une trentaine d’années après sa rédaction, dans une période tenue pour calme et prospère, en dirait long sur la précarité des manuscrits médiévaux ; d’autant plus que cette chronique officielle aurait dû figurer en bonne place dans la bibliothèque ou les archives du palais, dont on vante tant la richesse.
5 Une erreur d’autant plus grave qu’elle rompait avec la politique traditionnelle de la dynastie sur ce point, faite de méfiance ou de « haine » à l’égard des Maghrébins (Anales, p. 226).
6 Précision dont le ton n’est nullement critique, mais au contraire très respectueux des « inventions des rois » ; l’épisode contribue à rapprocher l’image des Omeyyades de celle des Abbassides du IXe siècle, à l’apogée de leur pouvoir.
7 Voir Ibn Sukhays, Anales, p. 107 et 119 ; Ibn ‘Alī al-Baghdādī, Id., p. 154.
8 Passage voûté, construit par ‘Abd Allāh, qui menait de l’Alcazar à la grande mosquée ; voir Muqtabas III, trad. José Guraïeb, Cuadernos de Historia de España, XV, p. 164 ; E. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, t. I, p. 331-332.
9 Les poètes de Cour qui célèbrent la victoire ne semblent pas douter, pour leur part, que cette parenté ait épargné la mort au vaincu.
10 En particulier lors des premières leçons du prince héritier, Anales, § 60.
11 Preuve concrète d’une « littérature califale » dans un domaine — grammatical — qui paraît pourtant s’y prêter assez peu.
12 Les deux vont de pair au Xe siècle : il n’est de calife qu’arabe, et même, plus précisément, Qurayshite.
13 Aucune mention en revanche, dans tout le récit, de la mère de Hishām, la très fameuse Subh, qui devait pourtant jouer un rôle politique capital, selon la tradition, dans l’ascension d’Ibn Abī ‘Āmir al-Mansūr.
14 É. Lévi-Provençal, ouvr. cité, t. II, p. 173-174 ; et encore Muhammad Yalaoui, « Controverse entre le Fatimide al-Mu’izz et l’Omeyyade al-Nāsir […] », Cahiers de Tunisie, 1978, p. 16.
15 Voir par exemple p. 128, à propos d’Ibn Guennün : « S’il veut manifester […] sa soumission, il lui faut […] venir lui-même se purifier à la porte de la Sudda du Prince des Croyants ».
16 Ou qui ont profité du tournoi pour assouvir leur haine et régler leurs comptes, avec les auxiliaires berbères en particulier,
17 C’était l’avis de Codera, l’« inventeur » du manuscrit, dont García Gómez rapporte les propos, p. 31 de l’introduction.
18 D’autant plus que cet accomplissement d’une « obligation collective » de la permet d’accuser Abbassides et Fatimides de ne pas en faire autant. Dans ce domaine — le combat mené contre les Infidèles —, les accusations pleuvent. Voir Muhammad Yalaoui, art. cité, en particulier p. 10-11 et 16 (sur la collaboration entre Omeyyades et Byzantins).
19 De la même façon, Ghālib, au Maghreb, recevra sous un pavillon que lui a offert le calife pour en imposer aux tribus ; voir § 119.
20 Pour l’année 361, l’équivalence du 1er muharram est donnée dans le calendrier chrétien : mardi 24 octobre (§ 34). Presqu’immédiatement suivent des nouvelles du temps (§ 37).
21 Anales, introduction, p. 31.
22 Anales, § 173. Comme dans le cas de la défaite d’Ibn Guennūn, affaire familiale elle aussi, c’est le calife qui informe ses vizirs de la bonne nouvelle. La lettre de Hishām joue le même rôle que celle de Ghālib pour la capitulation du rebelle.
23 Pedro Chalmeta, El señor del zoco, Madrid, 1973.
24 Nombre de cadis — au premier rang desquels Ibn ‘Abbād à Séville — hériteront après la fitna du pouvoir abandonné par Cordoue. Sur la hisba, voir la conclusion de la deuxième partie.
25 Comme l’explique Ibn Hayyān au § 202, il s’agit de mercenaires berbères recrutés — à partir de la prise de Ceuta — par al-Nāsir, « parmi les plus jeunes et les plus pauvres, […] à qui il donna les emplois militaires les plus vils, avec les soldes les plus misérables, pour les tâches les plus pénibles ».
26 Les chefs de la « petite police » (ashāb al-shurta al-sughrā) paraissent plus proches de l’administration municipale.
27 C’est al-Nāsir, on le sait, qui fit bâtir la ville royale, à l’exemple de bien d’autres fondateurs ou conquérants musulmans.
28 Celle que reçoit le calife à chaque fête du Fitr ou du Sacrifice du moins ; le marché est en revanche le plus souvent absent de ces cérémonies, ou admis au dernier rang des visiteurs.
29 Comme les Banū Aflah, Muhammad et Ziyād, fils d’un esclavón de ‘Abd al-Rahmān III ou Ja‘far b. ‘Uthmān al-Mushafī, fils du précepteur d’al-Hakam et compagnon de jeu du souverain (voir É. Lévi-Provençal, ouvr. cité, t. II, p. 172-173 ; t. III, p. 194).
30 Comme les Banū Futays —sur cette très grande famille cordouane, voir E. Lévi-Provençal, ouvr. cité, III, p. 21 et 192-193 ; Ahmad Makkī, édition du tome II du Muqtabas, n. 187, p. 482) — ou les Banū Basīl (A. Makkī, ouvr. cité, n. 19. p. 416-417).
31 Sur les hukkām, voir Lévi-Provençal, ouvr. cité, t. III, p. 126-127 ; Ibn ‘Abdūn. p. 58-59 de la traduction espagnole de E. García Gómez et É. Lévi-Provençal, Sevilla a comienzos del siglo XII.
32 Je fais évidemment allusion à la célèbre analyse de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn. Si la « monarchie » andalouse s’affirme au Xe siècle, c’est assez tardivement pourtant. Au début du règne d’al-Nāsir, contre la révolte « indigène » d’Ibn Hafsūn, les Arabes savent encore faire prévaloir leurs armes, et le jund appuiera avec succès les premières reconquêtes du futur calife, s’il faut en croire Rāzī et la Crónica anónima analysée plus haut.
33 Al-Zahrā’ est, bien sûr, le signe le plus clair de la construction monarchique du califal, puisqu’elle scinde le clan omeyyade comme les grandes familles de Cordoue.
34 Saragosse est donc directement tenue par l’administration centrale, et le pouvoir n’y est pas délégué, comme il le fut si souvent dans l’histoire de la ville sous les Omeyyades, à une famille de la région.
35 Plus exactement, Hishām vérifie que l’exemplaire écrit sous la dictée par al-Nāsir enfant correspond bien à celui que ‘Abd Allāh al-Laythī a lui-même copié dans les mêmes conditions. On voit que les possibilités d’erreurs dans la transmission sont très réduites, et l’innovation pratiquement impossible. Cette « dictée » apparaît souvent dans les notices des dictionnaires biographiques andalous, en particulier dans le plus ancien, celui d’Ibn Faradī, sous la mention « kutiba ‘anhu ». Sur ce système d’enseignement, voir l’article « idjaza » de G. Vajda dans l’Encyclopédie de l’Islam.
36 Sans doute pour rehausser sa dignité ; il s’agit probablement, en l’absence de toute précision, de la shurta al-sughra.
37 Poste éminemment politique, puisqu’Ibn Abī ‘Āmir aura la charge de surveiller les prédicateurs des mosquées, l’appel à la prière et la conformité de la khutba, comme on le voit ci-dessous (§ 145).
38 Sur la puissance des Banā Hajjāj lors de la première fitna — celle du règne de ‘Abd Allāh —, voir l’analyse de la chronique d’Ibn al-Qūtiya et de la Crónica anónima.
39 C’est au contraire dans les mêmes circonstances à un sāhib al-shurta al-‘ulyā qu’il sera commandé d’appréhender un parent d’al-Nāsir à Cordoue (§ 175). Un détail intéressant, qui rappelle l’origine urbaine de la fonction : comme ce cousin d’al-Nāsir est alors absent de Cordoue, le sāhib al-shurta fait demander au calife de nouvelles instructions. Il reçoit en retour l’ordre de franchir les limites de la ville et d’aller arrêter le prévenu dans sa maison de campagne.
40 Je ne parle pas, cela va de soi, des obstacles bien réels que constituent les distances ou les résistances locales.
41 Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, éd. Folio, p. 190-194.
42 Pas davantage en Occident ; voir G. Duby, ouvr. cité, p. 194-196. Avant Bouvines, les Capétiens n’ont livré qu’une seule bataille en deux siècles de règne.
43 Ce qui laisse entendre au contraire que le combat a tourné à l’avantage de l’adversaire. Pas la moindre victime notable à cette occasion dans les rangs rebelles.
44 L’expression méritait d’être relevée : elle montre à quel point la Marche Supérieure, quarante ans après la soumission de Saragosse, reste mal contrôlée.
45 À l’occasion de l’enterrement d’un ascète. Les manuels de hisba le confirmeront : avec la mosquée et le marché, le cimetière est un des hauts lieux de la vie urbaine. Voir Ibn ‘Abdūn, trad. citée, § 53 et 54.
46 Anales, p. 277 : « Leurs chefs se faisaient blâmes et reproches et ils se dispersèrent ».
47 Ou plutôt le refus de répondre aux offres de négociation qu’Ibn Guennun multiplia après son succès. C’est dire que le rapport des forces est encore largement favorable à l’Omeyyade et que le rebelle craint — à juste titre — de ne pas pouvoir conserver longtemps l’avantage temporaire qu’il s’est acquis.
48 L’offre n’est considérable — et elle l’est — que parce que le califat est désormais sédentaire. Quarante ans auparavant, ‘Abd al-Rahmān commandait en personne ses armées et son départ pour la Frontière était un événement banal. Le déplacement du calife, à présent reconnu comme centre de gravité du monde, en direction du théâtre des opérations, passe pour un bouleversement.
49 Deux personnages y sont récompensés pour leurs services dans le Nord chrétien.
50 « Malgré leur petit nombre, <les Idrissides> réussirent à contenir les vagues du torrent qui leur tombait dessus et à arrêter avec leurs petits groupes la multitude des escadrons du calife », Anales, p. 229.
51 Id., p. 159 : les Banū Khazar « manifestent leur désir » de se joindre au combat « en même temps » que leurs contribuïes de la région de Fès.
52 Comme l’indique son « ethnique » : Barghawatī.
53 Par l’envoi de‘Abd al-Rahmān b. Yahyā al-Tujībī à Saragosse, flanqué d’Ibn Fuertes — un muwallad —, chargé, là encore, de le seconder… ou de le surveiller.
54 Ce qui confirme l’impression déjà ressentie : les unités les plus valeureuses ou les plus sollicitées sont désormais celles des Frontières ; le rôle du jund syrien tend à s’effacer.
55 Sur la formation de ces « tourbillons » berbères, voir la mise au point — qui résume les nombreux travaux antérieurs — de Pierre Guichard, Structures sociales « orientales » ou occidentales » dans l’Espagne musulmane, Paris, 1976, p. 64-74 (sur la « segmentarité » au Maghreb).
56 Cette position explique sans doute la carrière future d’al-Mansūr, capable de se faire accepter par les deux instances : l’armée et le palais, qu’il courtisera dans la personne de Ghālib (avant de l’éliminer), et la Ville, qu’il combattra avant de la rassurer par ses origines arabes et son respect du califat.
57 II est superflu de rappeler l’importance des otages dans ce jeu guerrier. Ils sont la preuve manifeste de la soumission ou de l’alliance. Les Omeyyades ont à cet égard un énorme avantage sur les Idrissides. Leurs otages berbères sont « détenus » à Cordoue. hors de portée de l’ennemi et sans espoir de s’échapper.
58 Attitude qui rappelle celle de l’Immigré à l’égard des femmes de Yūsuf prises dans l’Alcazar de Cordoue. On touche ici aux limites de la guerre entre Musulmans : il est condamnable de profaner le harem de l’ennemi et de le déshonorer. Il est fréquent au contraire de franchir ces limites au détriment des « polythéistes », qui agissent de même : voir le siège d’Évora en 913, ou la prise et la reprise de Bobastro, selon Bakrī et ‘Udhrī, en 1064-1065.
59 Et des rois de la taifa de Grenade au XIe siècle, dont ‘Abd Allāh b. Zīrī sera le dernier représentant. Voir chapitres IX et X.
60 La chronique doit ainsi avouer l’hégémonie des Zirides, récemment promus vice-rois d’Ifriqiya par le départ des Fatimides pour Le Caire, sur le Maghreb central.
61 Notons-le une fois de plus au passage, ce n’est pas seulement la soumission de Hasan qu’on recueille, mais celle de la famille des Banū Idrīs conduite par son patriarche, et, au-delà, celle des Alides, dont les Fatimides se réclament, à tort selon la propagande omeyyade.
62 Marque éclatante des liens personnels et directs qui unissent le calife à son armée.
63 En l’occurrence son fils Muhammad et son neveu Hishām (Anales, p. 65-66).
64 La Nā‘ūra est aux portes mêmes de Cordoue. Le calife y passera la nuit avant d’entrer dans sa ville (§ 215). Son éloignement d’al-Zahrā’ souligne la longueur de la revue que le cortège devra traverser le lendemain jusqu’au palais.
65 Anales, p. 67 et 237.
66 Ils seront donc reçus en même temps que la khassa, la noblesse omeyyade de Cordoue.
67 Étiquette d’autant plus scrupuleuse qu’elle rend à chacun son dû non seulement en raison des services et des événements les plus récents, mais au regard de ses droits historiques. Chacune de ces entrées, il faut y insister, est solennellement sanctionnée par la présence du jund syrien, auquel le calife prête, à cette occasion, une attention particulière (§ 27, 203).
68 L’époque correspond en effet à la grande contre-offensive byzantine en Syrie-Palestine, sous les règnes de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès, et à la reconquête de la Crète (961), de Chypre, d’Antioche (969), et de la Phénicie (971-975).
69 En réalité son neveu, comme on sait.
70 Barcelone « dépend » de la Marche de Lérida ; et tout se passe comme si l’Empire « dépendait » lui-même de Barcelone.
71 L’affaire a requis la collaboration de la flotte d’Ibn Rumāhis, ce qui prouve en tous cas sa capacité de mener des actions limitées jusqu’en Ifriqiya. Quelques décennies plus tôt, la flotte andalouse avait tenté d’appuyer la révolte d’Abū Yāzīd (voir EI, art. « Abu Yāzīd »),
72 En prenant tout de même la précaution d’en exiger quelques otages… (§ 188).
73 II existe des exceptions à la règle ; voir § 158.
74 Et dont on retrouvera les ambitions califales avec les Banū Hammūd, dès le début de la fitna andalouse en 1015-1016.
75 C’est particulièrement net dans le cas de l’ambassade de Bon Filio, mentionnée ci-dessous, et qui est détournée dès l’entrée de la ville vers la munya de Nasr, sur la rive gauche du fleuve, en face de Cordoue (§ 3).
76 En l’absence de Ghālib, encore au Maroc, la réception de l’ambassadeur franc est assurée par le préfet de Cordoue, au premier rang des ministres, suivi, à droite du calife, par Ziyād b. Aflah. La hiérarchie « civile » et palatine semble donc l’emporter ici. Répétons qu’il est difficile d’en tirer une conclusion tranchée (§ 195).
77 Pendant laquelle les troubles se multiplient, on le sait, dans le royaume de León.
78 « Les tyrans chrétiens qui s’étaient concertés pour assiéger le château étaient […] Sancho < Garcés >, seigneur de Pampelune, son parent par alliance García (Fernández), seigneur de Castille, […] Fernando (Ansúrez), seigneur de Peñafiel […], les Banū Gómez, seigneurs d’Álava […], à l’incitation du roi de tous ceux-là, Ramiro < III > Sánchez < de León), qui les avait envoyés et assistés » (Anales, p. 276).
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