Chapitre iii
Les itinéraires de la Conquête : la conquête omeyyade d’al-Andalus
p. 81-112
Texte intégral
1L’histoire du premier émir omeyyade d’Espagne commence bien avant lui, pour l’auteur des Akhbār ; dès la victoire des Syriens dans la péninsule et l’arrivée d’Abū-1-Khattār, Syrien de Damas, nommé par le wālī d’Ifriqiya. Tout ce qui suit appartient au récit de la troisième et dernière conquête d’al-Andalus. Comme au début de chaque partie de ce drame, l’action revient en Orient. Avec l’arrivée de Balj, c’était l’œuvre de Mūsā qui s’en allait en ruines. Avec celle d’Abū-1-Khattār, c’est la Syrie omeyyade qui s’effondre. Lorsque le rideau s’ouvre, la défaite est consommée, Marwān vaincu et tué C’est maintenant la curée. Comme les Berbères à Tanger, les Abbassides, dans leur souci de tuer jusqu’à la racine, n’épargnent ni les femmes ni les enfants. Par opposition aux Omeyyades, tournés vers les frontières et la guerre sainte, le nouveau pouvoir se montre d’emblée fermé, secret, monarchique. Le Calife n’apparaît pas. Les meurtres sont commis au plus profond des pièges que sa stratégie d’araignée a su disposer. Conscient de son impuissance à se saisir des Omeyyades dispersés dans tout l’Empire, le Califat abbasside fait proclamer une large amnistie. Soixante dix Omeyyades attirés par cette offre trompeuse sont rassemblés sous la tente de celui que la chronique nomme Al-Saffāh2. Ils y sont exécutés à coups de masses d’armes. Trois autres, eu égard à leur rang, sont décapités. Le meilleur cavalier omeyyade3 est capturé, amputé d’une main et d’un pied et promené à travers la Syrie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Nous connaissons déjà ces signes, manifestation de la victoire et de la suzeraineté des uns, de la défaite et de l’humiliation des autres. Le pied tranché d’Abān b. Mu‘āwiya le cavalier, c’est la botte que Rodrigue en tombant avait abandonnée dans l’argile du Guadalete. Le crâne fracassé des autres victimes, c’est le coup de fouet de Mūsā sur la tête de Tāriq. Plus neuve la version de la fuite de ‘Abd al-Rahmān b. Mu‘āwiya. Son personnage tarde à se dessiner. Longtemps, comme le calife abbasside, il se tiendra au second plan et cherchera son salut dans l’ombre que lui font les autres. Son frère Yahya décide d’abord de ne pas se fier à l’amnistie promise et d’attendre, à proximité du camp des troupes califales. Informé du massacre des Omeyyades, il tente de s’enfuir. Trop tard. Il est rattrapé et tué par la cavalerie abbasside. Suivi des siens, ‘Abd al-Rahmān se réfugie dans un village boisé des rives de l’Euphrate4. C’est dans un bois aussi que Mughīth avait passé la nuit, avant de s’emparer de Cordoue. Comme lui ‘Abd al-Rahmān s’approche de l’épreuve de la traversée du fleuve, qui lui découvrira l’autre face de son destin : Cordoue, précisément. Mais plus généralement, tout est sombre, ou mieux, noir comme l’étendard des nouveaux califes, sur cette rive qui leur est acquise : noirs l’ombre de la maison où loge le jeune Omeyyade, le voile qu’il porte sur ses yeux irrités (zulma al-bayt, khirqa sudā). C’est son fils, un enfant de quatre ans, qui l’avertit du danger en se précipitant sur son sein (wa-tarāmā fi hijrī). ‘Abd al-Rahmān se penche au-dehors : les étendards noirs sont là. Au même instant son frère cadet entre à son tour. L’entrée des deux enfants dans le piège mortel qu’est devenue la maison contraste avec la sortie d’‘Abd al-Rahmān : « je sortis » est répété trois fois en sept lignes. Les plus jeunes protègent ici l’aîné qui doit seul survivre. L’enfant est abandonné avec les sœurs. Les deux frères s’en vont le long de la rivière, à la recherche de chevaux, bientôt rejoints par un affranchi. Trahis par un esclave, ils sont à nouveau poursuivis par les cavaliers noirs. Cernés, ils se jettent dans l’Euphrate. ‘Abd al-Rahmān distance un peu son cadet. À mi-fleuve, il se retourne. Craignant de ne pas pouvoir atteindre l’autre rive et trompé lui aussi par les promesses de sauvegarde des soldats abbassides, son frère a rebroussé chemin. ‘Abd al-Rahmān ne parvient pas à le ramener à la raison. Quelques soldats se déshabillent pour tenter à leur tour la traversée. Le retour de l’enfant les fait renoncer —et sauve ‘Abd al-Rahmān. Cependant qu’il touche au but, de l’autre côté du fleuve, son frère est saisi, puis décapité sous ses yeux, en victime expiatoire de sa propre transgression : celle de la barrière du fleuve, qu’il franchit, celle de l’extermination de son clan auquel il échappe5. Car il est désormais en Syrie, sur la terre des Omeyyades.
2Devant lui, l’itinéraire que son grand-oncle lui avait déjà tracé quand il n’avait que dix ans. Lors d’une visite des enfants de Mu‘āwiya, déjà orphelins, à leur grand-père le Calife Hishām, le vieux Maslama avait distingué ‘Abd al-Rahmān et, sans plus s’occuper de ses frères, l’avait fait descendre de sa monture6 pour l’installer sur sa propre selle. Maslama n’est autre, comme Hishām, que le fils de ‘Abd al-Mālik, qui ouvrait cette chronique, le frère d’al-Walīd qui, selon le texte, désigna Mūsā comme gouverneur d’Ifriqiya. Tous deux manifestaient un intérêt particulier pour l’Occident. Tranchant à travers la généalogie compliquée des Omeyyades, le choix du vieil homme se pose sur leur successeur : cet enfant nu sur la berge syrienne de l’Euphrate, dépouillé de tout, sans cheval, sans vêtements, sans famille et sans serviteur, comme les Syriens de Balj après la traversée du détroit. En Ifriqiya, il est de nouveau reconnu, par Ibn Habib, un Syrien dont le père fut tué avec Kulthūm et qui administre la province7. Enfin, voici ‘Abd al-Rahmān en face de l’Espagne, chez les Nafza, la tribu berbère de sa mère. Depuis Mūsā, aucun Arabe n’avait trouvé aide et réconfort auprès des Berbères. Balj, Kulthūm, Mūsā, le temps remonte ; les ombres du passé écartent les obstacles sur la route du jeune prétendant et de lui seul : comme l’Euphrate, l’Ifriqiya reçoit sa rançon de vies omeyyades, cousins, parents d’‘Abd al-Rahmān qu’Ibn Habīb fait assassiner. Le prince n’est accompagné que d’un seul affranchi, Badr. Le second, Sélim, que sa sœur lui avait confié, n’a pas dépassé l’Ifriqiya8, comme ‘Uqba b. Nafi‘, comme Kulthūm. Cette fois encore, le client va précéder le maître dans la péninsule.
Al-Sumayl défaiseur d’histoire
3À ce point du récit, nous revenons en Espagne, pour y rencontrer l’autre protagoniste de cette ultime conquête. Al-Sumayl est un des personnages les plus complexes de la narration. Sa famille est originaire de Kūfa, place-forte du shiisme et des Abbassides. Son grand-père fut traître à sa ville : il était parmi les meurtriers d’al-Husayn à Karbalā. Quelques années plus tard, il fut mis à mort, pour cette raison, par Mukhtār. Ses descendants s’enfuirent en Jéziré et s’enrôlèrent dans le jund de Qinnasrīn9. Al-Sumayl est arrivé en Espagne avec Balj. Il y est considéré comme le chef des Arabes Qaysites, les vaincus de Marj Rahīt. Double hérédité donc, d’hostilité aux Alides et aux Abbassides d’une part, de rancœur à l’égard des Omeyyades de l’autre. Insulté par le gouverneur yéménite Abū-l-Khattār, il soulève contre lui les Qaysites tout en attirant dans son camp quelques Yéménites auxquels il feint de reconnaître pleine autorité. Le plus important, ou du moins celui dont la souveraineté nominale sera la plus durable, se nomme Yūsuf b. ‘Abd al-Rahmān b. ‘Uqba b. Nafi‘ : c’est le petit-fils du conquérant de l’Ifriqiya tué devant Tanger10. De la longue collaboration de Yūsuf et d’al-Sumayl, on peut retenir trois épisodes essentiels.
4Premier temps : la lutte contre Abū-l-Khattār. Le gouverneur destitué gagne l’appui de ses frères de race Yéménites, et en particulier du chef du jund de Homs, établi dans la kūra de Rayyo (Málaga). Ensemble, ils attaquent Cordoue où les usurpateurs se sont retranchés. Tentative de rétablissement du représentant légitime du Calife ? Non ; guerre tribale, entre Syriens. Au gouverneur Abū-l-Khattār qui veut prendre la tête de la coalition, son allié Ibn Hurayth rétorque : « Avant toi, c’est moi qui dois être [émir] ; ma tribu est plus nombreuse que la tienne »11. Les deux troupes se rencontrent au sud de Cordoue, à Secunda, là même où Mughīth avait campé, dans une furieuse mêlée. On s’y bat à cheval, lance contre lance ; puis les lances rompues et les chevaux fourbus, les jouteurs mettent pied à terre et poursuivent à l’épée, et enfin à mains nues.
On n’avait rien vu de tel dans l’Islam, à l’exception de la bataille de Siffin. Ils n’étaient pas nombreux de part et d’autre, mais tous gens de qualité12.
5Tous, pourrait-on ajouter, à pied et nus, puisque leurs armes se sont brisées. Les uns et les autres, d’un égal mérite, peuvent prétendre à la victoire. C’est alors qu’al-Sumayl fait donner quatre cents marchands de Cordoue, armés de bâtons et, pour les bouchers, de coutelas. L’entrée impromptue de ces plébéiens, citadins et clients, dans la lice où s’affrontent les seigneurs décide de l’issue de la journée. Ibn al-Khattār et Ibn Hurayth sont pris, livrés l’un par l’autre, et exécutés13. Les prisonniers sont ramenés à Cordoue, dans une église de la ville —là où s’élèvera plus tard, dit le texte, la mosquée-cathédrale. Soixante-dix d’entre eux y sont égorgés. L’un des vainqueurs se lève pour demander à al-Sumayl la fin du massacre.
Il est à ta gloire, et à celle de ta tribu, lui répond le chef qaysite. Mais l’autre reprend : Bédouin, si tu tues à cause de l’inimitié de Siffïn, cesse, ou j’en appelle à la cause syrienne (al-da‘wa al-shāmiya)14.
6Deux références s’opposent : vainqueurs et vaincus sont Syriens, les uns et les autres héritiers des Compagnons de Mu‘āwiya à Siffin. Mais l’aïeul d’al-Sumayl, Qaysite comme les vainqueurs de Secunda, était alors, comme tous les Kufiens, dans le camp de ‘Alī. On se souvient de l’insistance des hommes de Balj pour ne jamais se séparer. C’est cette unité syrienne que brise la politique tribale d’al-Sumayl. L’antagonisme du rôle des deux personnages —Balj et Al-Sumayl— est souligné par la géographie. Tandis que les Syriens ont vaincu au nord de Cordoue, dans la direction de l’Islam conquérant, face à la cavalerie de la frontière, al-Sumayl l’emporte au sud, en se plaçant dans la même situation que les Goths face aux envahisseurs musulmans. Anti-conquérant, anti-Mughīth, dans la mesure où il en présente la démarche inversée, il vient de Cordoue et gagne à Secunda. Après le succès et la capture du chef ennemi, il fait lui aussi décapiter ses prisonniers, dans une église quand Mughīth en avait fait sortir ses victimes, dans Cordoue et non à ses portes. Les 400 guerriers goths mis à mort par Mughīth devant la ville se retrouvent dans les 400 plébéiens, « clients » autochtones rassemblés sous la férule d’un affranchi et qui déterminent la défaite des plus nobles. Revanche de Cordoue sur ses conquérants, l’épisode sacre al-Sumayl roi dans la ville que Mughīth avait respectée. Royaume de l’étal et de la boucherie, monarchie déréglée, qui convient à un usurpateur solitaire : kufien, mais anti-alide ; Syrien d’adoption —mais les siens n’étaient pas à Siffīn où s’est soudée la communauté syrienne ; bédouin plutôt, comme on le lui dit, de fidélité changeante, de piété incertaine. Mais un Bédouin qui n’hésite pas à trancher le sort d’une journée digne de la Jāhiliya en y faisant entrer des gens de peu. Sa solitude ressemble à celle de ‘Abd al-Rahmān, dont elle inverse le sens : l’incertitude des origines contre la race ; l’usurpation contre la légitimité ; l’obstacle et la fermeture (de et dans Cordoue) contre le passage et la conquête.
7Deuxième temps : peut-être pour l’éloigner de Cordoue, Yūsuf le désigne comme chef des troupes de la frontière à Saragosse. On peut y voir le signe que le centre du pouvoir se déplace lui aussi vers le nord, à mi-chemin de Cordoue et de l’Ebre, vers Tolède. La vieille résidence des rois wisigoths retrouve ses prérogatives quand une monarchie étroitement péninsulaire tend à s’ériger en Espagne. Là, le bédouin al-Sumayl, comme avant lui ‘Uqba b. al-Hajjāj, fait merveille. Il est attaqué cependant par un Yéménite de Cordoue, ‘Āmir, qui laissera son nom à un cimetière de l’Ouest de la capitale, immédiatement au nord de Balāth Mughīth15. Et ce voisin de Mughīth est lui aussi mandaté par un Calife : Abu Ja‘far al-Mansur l’Abbasside, dont c’est la première tentative d’intervention en Espagne. Sachant la supériorité numérique des Yéménites dans la région de l’Èbre et négligeant le pâle Yūsuf à Cordoue, ‘Āmir réussit à faire alliance avec la redoutable cavalerie de la frontière. Il l’emporte sur les troupes d’al-Sumayl qu’il vient assiéger dans Saragosse16. Voilà le Qaysite enfermé une fois de plus dans une ville. Yūsuf est incapable de le secourir. Al-Sumayl doit faire appel à ses contribules, auxquels se joignent les clients des Omeyyades. La courbe du personnage croise ici celle de Balj, prisonnier de Ceuta, à l’autre extrémité d’al-Andalus, comme lui de Saragosse. Son refus de se soumettre aux Abbassides, sa résistance dans la forteresse de la frontière illustrent déjà le destin des Omeyyades, dont il reçoit le soutien des clients. De Tolède, où se concentrent les maigres renforts, un messager lui est envoyé. Il devra trouver la brèche entre les cavaliers de ‘Āmir et ceux d’al-Zuhrī son allié local, puis jeter à l’intérieur des murs une pierre qui porte un message d’espoir, en vers d’une facture nettement antéislamique17. Al-Sumayl, comme pour mieux faire sentir le parfum de Jāhiliya qui flotte sur ces péripéties, ne sait pas lire. Son ennemi ‘Āmir descend au contraire du porte-étendard du Prophète à Badr et’Uhūd, où il a déjà combattu les Omeyyades. Le Bédouin, l’illettré mène ici le même combat qu’‘Abd al-Rahmān. La pierre (hijāra) que lance (rama) le messager est bien proche du giron (hijr) où l’enfant Abū Ayyūb se jetait (tarāmā) pour avertir son père du danger des cavaliers abbassides. L’une et l’autre signalent, je crois, les extrémités d’un chemin d’une jazira18 (celle de Syrie) à l’autre (celle d’Espagne). Al-Sumayl ne vient-il pas de ce jund de Quinnasrln qui recrute sur la rive gauche de l’Euphrate d’où ‘Abd al-Rahmān est parti ? C’est dans Saragosse, sceau de la frontière libérée par l’arrivée des secours, que le Qaysite reçoit Badr et l’autre message, frappé du sceau des Califes, où le jeune prétendant lui demande son soutien19.
8Nous retrouvons al-Sumayl l’année suivante, à Cordoue. ‘Āmir s’est emparé de Saragosse. Yūsuf et son allié partent la reprendre. La troupe de l’émir s’ébranle la première. Les clients omeyyades restent en arrière avec al-Sumayl, entouré de son escorte. Ils l’accompagnent un moment, puis demandent un entretien en particulier. L’isolement du Qaysite est encore souligné par sa réponse : « je n’ai révélé l’affaire (l’éventuel débarquement de ‘Abd al-Rahmān) à personne ; je n’ai consulté personne, ni proche, ni étranger ». Et il accepte d’appuyer les prétentions de l’Omeyyade, en se faisant fort de « fendre la calvitie » de Yūsuf s’il résiste20. On aura reconnu à ce détail l’illégitimité de l’émir andalou. Rassurés, les clients tournent bride vers le Sud. Mais très vite, al-Sumayl revient vers eux sur son mulet blanc. Cette peu glorieuse monture ne doit pas faire illusion. ‘Abd al-Rahmān choisira la même lors de la bataille de Cordoue. Al-Sumayl, tourné vers le Sud, n’est plus le guerrier bédouin de la frontière, c’est l’usurpateur, conscient de devoir lutter contre plus noble que lui : « [‘Abd al-Rahmān] appartient à une telle famille (qawm) que s’il pisse sur cette île [l’Espagne], nous serons noyés, et vous dans l’urine » dit-il aux clients, en retirant l’appui qu’il venait de leur accorder21.
9Troisième temps : al-Sumayl a vaincu sans combattre à Saragosse. Craignant les rigueurs d’un siège, la ville a livré al-Zuhrī, ‘Āmir et son fils. Yūsuf et son second sont d’avis de les mettre à mort. Mais deux des plus importants chefs qaysites, Ibn Shihāb et Ibn al-Dajn —le même qui avait frappé en vain le gouverneur de Narbonne meurtrier de Balj— s’y opposent. Ultime solidarité syrienne ? Elle ne suffira pas à sauver les condamnés. Pendant que Yūsuf et al-Sumayl se dirigent vers le sud avec leurs prises, les deux chefs protestataires sont envoyés réprimer l’insurrection des Vascons de Pampelune. Ils y trouvent une mort attendue. La nouvelle en parvient peu après au camp de Yūsuf. Aussitôt, sur les conseils d’al-Sumayl, il fait traîner devant lui les trois révoltés qui sont décapités sous ses yeux. Geste royal : le calife abbasside avait lui aussi concédé à trois Omeyyades du plus haut rang la mort par l’épée. Soixante dix autres, on s’en souvient, avaient péri assommés. Soixante-treize : en ajoutant ces trois aux soixante-dix suppliciés de Cordoue, al-Sumayl a fait aussi bien. Yūsuf campe sur le Jarama, nous dit le texte ; donc à proximité de Tolède, la cité royale. « Tu les as tués […] l’Espagne est à toi jusqu’à l’Antéchrist » le congratule al-Sumayl22. Le fils des porte-étendards du Prophète n’est-il pas mort ? Après avoir défait Siffïn et la solidarité des Syriens, al-Sumayl le Bédouin ne vient-il pas d’effacer Badr et l’hégémonie de la famille du Prophète ? N’a-t-il pas remonté tout le cours de l’Histoire arabe jusqu’à l’Antéislam ? L’image de la fin des temps (« l’Antéchrist ») renvoie à celle des origines, quand nul Prophète ne régnait sur l’Arabie. Fausse et dangereuse analogie. Fausse parce qu’al-Sumayl vient de trahir son clan, en envoyant deux de ses contribules à la mort : il s’est placé hors de toutes les lois et de tous les groupes, fermant lui-même le cercle de sa solitude. Dangereuse parce que l’Antéislam fait ressurgir les Omeyyades, alors maîtres de La Mecque. Quelques heures à peine après son triomphe, Yūsuf apprend par une lettre de sa femme le débarquement de ‘Abd al-Rahmān à Almuñecar23.
10Après leur échec auprès du Qaysite, les clients omeyyades se sont tournés vers les Yéménites qui leur ont réservé meilleur accueil. ‘Abd al-Rahmān va suivre ainsi le chemin qu’al-Sumayl avait tracé, en recomposant ce que l’usurpateur avait défait : avant même l’unité des Syriens, la solidité de son clan. Venue d’Espagne, une barque chargée de clients omeyyades s’approche de la côte d’Afrique où le prétendant les attend. Badr se jette à l’eau pour rejoindre plus vite son maître à la nage, comme ‘Abd al-Rahmān lui-même avait franchi l’Euphrate24. L’Omeyyade abandonnait sur l’autre rive sa famille. Seul depuis lors, il retrouve ici les siens, la véritable Syrie. Il accueille en maître ceux qui viennent vers lui, donne sens au nom de chacun (Abū Ghālib signifie qu’al-Andalus sera conquise et Tamām que l’entreprise sera menée à bien), désigne ses premiers vizirs, fait distribuer en son nom argent et cadeaux aux Berbères25. Puis il monte à bord. Déjà la barque s’éloigne quand un Maghrébin imprudent ou trop avide s’agrippe aux filins pour réclamer son dû. L’un des clients du prince lui tranche net la main26, comme les soldats abbassides avaient tranché la tête du jeune frère de ‘Abd al-Rahmān sur la rive gauche de l’Euphrate. Deux coups de sabre qui coupent le chemin derrière l’Omeyyade et qui délimitent les empires : celui des Abbassides, à l’est du fleuve syrien, celui des Omeyyades au nord de la côte africaine. Entre les deux, la Berbérie qui s’éloigne de l’embarcation du prince. La terre est à jamais divisée par ce détroit que Mūsā avait tenté de combler27.
11La conquête de la province d’Elvira (Grenade) où débarque la petite troupe ne pose guère de problème. Les clients omeyyades y sont établis. Les Arabes sont ceux du jund de Damas28. Si on en croit le rapport qu’en fait Umm ‘Uthmān à son mari Yūsuf, aucun sang n’est versé. Le gouverneur fidèle au Fihrite s’enfuit. Deux attitudes s’affrontent aussitôt dans le camp de l’émir. Al-Sumayl propose d’attaquer sur-le-champ l’envahisseur29. Yūsuf et la plupart des autres inclinent à la négociation :
Cet homme [‘Abd al-Rahmān] n’aspire pas au commandement suprême ; il ne cherche que la sécurité et de quoi subsister. Si tu lui offres d’en faire ton gendre et si tu te montres généreux avec lui, tu verras qu’il accepte sans hésiter30.
12On reconnaît l’illusion des fils de Witiza au moment du premier débarquement arabe. La lucidité d’al-Sumayl fait songer au contraire à celle de Rodrigue. Mais Pampelune, dans les deux cas, a privé cette clairvoyance des moyens d’agir. Rodrigue y faisait campagne pendant que Tāriq se renforçait au sud ; al-Sumayl y a perdu la confiance des siens, en sacrifiant Ibn Shihāb et Ibn al-Dajn. Les troupes peu à peu se dispersent. La conciliation s’impose d’elle-même.
13Une ambassade est donc dépêchée à l’Omeyyade. Elle sera marquée par deux incidents significatifs. À l’entrée de la Kura de Rayyo, déjà aux mains des partisans omeyyades, l’un des trois ambassadeurs fait remarquer aux autres que les cadeaux qu’ils apportent pourraient bien être saisis par ‘Abd al-Rahmān même s’il refuse de venir à composition. Il convient donc de les mettre, dans un premier temps, hors de sa portée. La décision est prise. Lui-même restera sur place avec les présents pendant que ses compagnons poursuivront leur chemin31. Arrivés au camp de ‘Abd al-Rahmān à Torrox, les deux hommes lui remettent une missive de Yūsuf. L’émir s’y comporte déjà en sujet : il rappelle la générosité des Califes de Damas envers son ancêtre ‘Uqba b. Nafï‘, promet à l’Omeyyade sa fille et de larges compensations. Le prince remet la lettre à son client Abu ‘Uthmān pour qu’il y réponde, mais, sur une réplique vaniteuse de l’ambassadeur-secrétaire de Yūsuf, Abu ‘Uthmān lui jette le document au visage et le fait saisir32. Tous les indices convergent en fait à reconnaître la souveraineté éminente de ‘Abd al-Rahmān dans cet échange. Un prince ne reçoit ni ambassadeur, ni cadeaux de ses sujets. Yūsuf lui écrit comme il convient ; mais lui ne répondra pas. Son silence marque son autorité. Le mandataire prudent de Yūsuf, qui retient chevaux, esclaves, argent et vêtements est lui-même un client omeyyade. ‘Abd al-Rahmān « lui pardonnera » nous dit le texte, son attitude33. Remarquons qu’il fait halte dans un village du nom d’al-‘Ars, bien proche d’al-‘Arsh, le trône, et qu’il porte l’étrange sobriquet de Tārik al-faras —« celui qui laisse le cheval »— qu’on ne peut s’empêcher de comparer à Tāriq al-Fāris (Tāriq le Persan, puisque telle est, selon les Akhbār, l’origine ethnique du vainqueur de Rodrigue)34. Comme ce client apparemment infidèle, Tāriq a mis pied à terre. De même que Tāriq avait dissimulé à Mūsā le pied de la table de Salomon pour le priver d’une jouissance qui revenait au seul Calife —entendons la royauté d’al-Andalus—, l’affranchi soustrait à l’ambassade les cadeaux sans lesquels Yūsuf ne peut prétendre à la souveraineté. L’arrestation du secrétaire de l’émir le dépouille enfin de sa chancellerie, de ce pouvoir de l’écriture sans lequel il n’est pas de monarchie pour l’Islam médiéval. Ainsi, sans qu’il ait à en décider, servi ou desservi par ses clients, ‘Abd al-Rahmān pousse Yūsuf à l’affrontement, ou plutôt à la rebellion, puisque, d’emblée, l’Omeyyade a pris la place du prince. Le Fihrite s’y décide enfin : il concentre ses troupes à Cordoue et marche sur Elvira. Plus tard, déjà vaincu, il empruntera la même route pendant que son adversaire occupe sa capitale. En sens inverse, les clients de ‘Abd al-Rahmān l’entraînent vers l’Ouest, pour rallier les jund-s syriens, et les clans yéménites, mais aussi vers la route royale de Mūsā, qu’il touche à Sidonia et qu’il va suivre jusqu’à Séville. Puis, longeant le fleuve, il réunit les deux itinéraires de la conquête et les deux métropoles du Sud, Mūsā et Mughīth, Séville et Cordoue35. À mi-chemin, entre deux oliviers, comme Muhammad à al-Hudaybīya, entre Médine et La Mecque, il noue sa bannière : un turban, comme celui que Mughīth avait laissé pendre au rempart de Cordoue, au bout de la lance d’un Ansār ou d’un Hadramawtī. Le prétendant réconcilie les Arabes, de Médine au Yémen, Syriens et « baladis »36, comme il rassemble les conquêtes. Reste à passer le fleuve. Sur l’autre rive, l’armée de Yūsuf veille. Ultime ascèse avant la bataille : les vivres manquent dans le camp omeyyade comme chez les Syriens de Ceuta quinze ans plus tôt. On y mange des pois chiches encore verts. Enfin le 9 Dhū-l-Hijja, jeudi, jour de ‘Arafat, après qu’une fois encore ses partisans aient écarté la négociation avec l’ennemi, ‘Abd al-Rahmān franchit le gué de Cordoue37. A la tête de l’infanterie omeyyade, c’est-à-dire des plus fidèles, ‘Aslm al-‘Uryān (le nu) : nudité des guerriers de Balj au passage du détroit, mais aussi des pèlerins qui s’abreuvent à Zemzem en ce même jour de ‘Arafat. Le lendemain, vendredi 10, jour du Sacrifice, le combat s’engage. Les clients omeyyades sont à pied et ‘Abd al-Rahmān a troqué son cheval alezan38 contre une vieille mule blanchie. Pris de honte, les nobles Yéménites abandonnent à leur tour leurs montures. Mais dans cet espace et ce temps consacrés, c’est à peine si Yūsuf livre bataille. Les Qaysites, derniers à résister, sont décimés. Al-Sumayl s’enfuit, avec l’émir, tandis que leur camp est mis à sac. Les vainqueurs y trouvent des vivres qui ne sont plus concédés, mais conquis. L’ébauche d’une fraternisation, le jour de ‘Arafat, en écho à la réconciliation des Mecquois et des Musulmans, explique que la paix soit rapidement conclue entre Yūsuf, réfugié à Elvira, et le nouveau maître de Cordoue39. Auparavant, un coup de main du fils de Yūsuf, à la tête de la cavalerie de la frontière, lui permet de réoccuper brièvement la ville, d’où ‘Abd al-Rahmān s’est éloigné. Il se saisit de deux esclaves du harem de l’Omeyyade. Mais à un mille à peine de la cité, encore dans le périmètre du domaine réservé du souverain, il se repent de son attitude et les renvoie. Abū ‘Uthmān, chef des clients et gouverneur de la ville, assiégé dans la tour de la mosquée de l’Alcazar, s’est rendu à condition qu’on ne l’y combatte pas40. Cordoue semble libérée de la guerre comme le haram mecquois qui protège la ka‘ba. Yūsuf s’est réfugié à Elvira, d’où l’Omeyyade est parti. Les positions sont inversées ou plutôt rétablies. Les conditions de la paix le marquent : ‘Abd al-Rahmān y est reconnu émir d’al-Andalus ; Yūsuf lui livre, en otages, ses fils, et non pas sa fille comme il en avait eu un moment l’intention avant la campagne. Lui-même vient s’établir à Cordoue, en simple sujet.
14On pourrait penser que la guerre est finie. Il n’en est rien. Dans sa dernière partie, le récit change de ton. L’Omeyyade fugitif, encore dépendant de sa clientèle, se fait roi distant et impitoyable, étendant peu à peu l’ombre du haram cordouan sur toutes les provinces. Les Yéménites sont peu sûrs. Pour eux la bataille de Cordoue ne fut que la revanche de Secunda. Ils sont les premiers écartés de la personne du prince, au profit exclusif des clients41. Peu après, Yūsuf tente de ressaisir son pouvoir. Les Syriens, al-Sumayl refusent de le seconder, mais il obtient l’adhésion de Mérida, Arabes baladīs et Berbères confondus. Syriens contre baladīs de nouveau ? Mérida, forteresse de la tradition ibérique, contre l’envahisseur oriental ? C’est oublier qu’‘Abd al-Rahmān n’est pas un simple chef de parti. Sa première décision le prouve : il fait arrêter et emprisonner al-Sumayl42. Quant à Yūsuf, il n’aura pas à prendre la peine de le combattre. Ses serviteurs s’en chargeront. L’émir déchu s’approche de Séville. Le gouverneur al-Marwānī, l’attaque, avec des forces, en majorité syriennes, beaucoup plus faibles que celles de son adversaire. Alors que les deux armées se font face, un Berbère se détache des rangs des rebelles et défie les champions du camp loyaliste. Nul ne relève le gant. Al-Marwānī, inquiet, envoie son propre fils affronter ce nouveau Goliath. Mais un de ses affranchis abyssins propose aussitôt de remplacer le jeune homme. Désignant le Berbère, il ajoute : « Pour cela, je te suffis »43. Après les longues guerres qui l’ont troublée, la société arabe retrouve ses hiérarchies éprouvées : un noble Syrien ne sera pas contraint de croiser le fer avec un Berbère. Les duellistes s’observent un instant, puis le Berbère glisse sur le sol humide. Son adversaire se précipite sur lui et lui tranche les deux pieds44. Châtiment par excellence du cavalier et de l’usurpateur : Rodrigue avait glissé dans la boue et y avait laissé son « pied » (sa botte ou son empreinte). Abān b. Mu‘āwiya en Orient, le meilleur cavalier omeyyade, avait été amputé du pied. La cavalerie de la frontière, commandée par le fils de Yūsuf, a prétendu violer le harem de Cordoue. C’est ici même la revanche de cette entreprise sacrilège. L’esclave ou l’affranchi noir évoque presque à coup sûr la domesticité la plus proche ou la garde personnelle de l’émir. Un peu plus loin, lors du meurtre d’Abū Sabbāh le Yéménite dans l’Alcazar de Cordoue, il sera question d’une esclave noire qui éduque les filles du harem du prince45 ; et encore à propos de la révolte de Séville, de l’achat d’un guerrier de grande valeur pour la garde noire, « la seule qui existât à cette époque »46. Ainsi, à mesure que le pouvoir de l’Omeyyade s’étend géographiquement, il se restreint socialement aux familiers, qui font tomber, entre lui et ses sujets, tous abaissés, Arabes ou Berbères, « Baladīs » ou Syriens, un épais rideau protecteur. Inaccessible et séparé, le harem applique à tous sa loi. La fin de Yūsuf et d’al-Sumayl en est le premier exemple. Galvanisées par la victoire de l’Abyssin, les troupes d’al-Marwanī taillent en pièces celles du rebelle. Yūsuf s’enfuit vers Tolède, où toute son action a tendu. Il ne l’atteindra pas. Il est assassiné par quelques-uns des siens près de la ville47. Sa tête sera exposée sur le Rasīf, la chaussée du Guadalquivir, à côté de celle de son fils, otage de l’émir et coupable du viol de l’Alcazar48. Ce sont les premiers trophées de Cordoue. Al-Sumayl est étranglé dans sa prison. L’infatigable Bédouin meurt des mains d’un esclave. Son corps est rendu à sa famille et discrètement inhumé49. Partout, le silence retombe.
15Le règne du premier Omeyyade ne connaîtra pas moins de quatorze révoltes. Elles sont très brièvement résumées, et j’en dégagerai seulement les traits généraux. Les noms de Yūsuf et d’al-Sumayl seront présents jusqu’au bout, comme pour mieux marquer l’unité du règne de leur vainqueur. L’émir remportera ses deux dernières victoires, l’une sur une conspiration cordouane qui coûtera la vie au fils d’al-Sumayl, l’autre sur le fils de Yūsuf, contraint de se réfugier dans le « désert » de Coria, à l’ouest de Tolède où son père avait péri. Mais c’est aussi l’un des privilèges des rois que d’exterminer la rebellion avec la famille des coupables. Les Abbassides n’avaient pas agi autrement en Orient. ‘Abd al-Rahmān a retenu leur leçon. Le fils d’Ibn ‘Arabī, les Banū Maymūn, les parents d’Abū Sabbāh l’éprouveront à leurs dépens. Leur massacre montrera, s’il en était encore besoin, que le nouveau prince d’Occident ne le cède en rien aux Califes.
16Peu de révoltes s’achèvent sur le champ de bataille. La plupart du temps, le criminel est exécuté en secret, ou mieux, livré par les siens, assassiné par un traître, soudoyé ou non, parmi ses partisans. L’absolue fidélité de l’entourage du prince contraste avec la division de ses ennemis et l’insécurité où ils vivent. Géographiquement enfin, si on laisse de côté Cordoue, les révoltes se concentrent sur trois forteresses : Séville, Tolède et Saragosse, flanquées de leurs avants-postes : Béja et Algésiras pour Séville, Tudmir et Coria pour Tolède, Santaver et « une forteresse du Sharq al-Andalús » pour Saragosse : comme si chaque citadelle, une fois conquise, devait être isolée des itinéraires qui y donnent accès. Dernier détail : chaque victoire se décompose en deux temps : d’abord l’émir —ou ses troupes— échoue, renonce ou subit l’assaut. Puis il prend ou reprend l’offensive et l’emporte. Le cas le plus net —et aussi l’agitation la plus dangereuse— est celui de Séville. Abū Sabbāh, le chef yéménite qui a soutenu d’abord les droits du prince, vient le défier dans son propre palais. ‘Abd al-Rahmān doit l’égorger lui-même avec le rasoir que lui apporte la maîtresse noire de son harem et l’aide de quelques fityān, gardes ou eunuques. La plupart des vizirs désapprouvent le meurtre50. La personne du souverain est presque à découvert. Peu après cependant, une nouvelle révolte des Sévillans lui permet d’en épurer l’armée et de mater la ville rebelle grâce à la mésentente des Arabes et des Berbères soulevés51. La très sanglante répression qui s’ensuit ne distinguera pourtant pas entre les uns et les autres52 : c’est que l’ouest d’al-Andalus —conquête de Mūsā, l’homme du passage vers l’Afrique et l’Orient— reste perméable aux influences d’outre-détroit, et donc aux intrigues des Abbassides. À la pointe de la péninsule, le gouverneur d’Algésiras Ibn Rumāhis se révolte à son tour. En quelques jours l’émir fond sur la ville et la reprend. Le rebelle, surpris dans son bain, a juste le temps d’arracher la pâte épilatoire qui le recouvre et de s’enfuir auprès d’al-Mansūr l’Abbasside53. Épilé, c’est-à-dire nu et déchu. Au nord de Séville, à Béja, Abū-l-‘Alā’ reçoit diplôme et étendard du Calife abbasside. Les Arabes de Sidonia envisagent de se joindre à lui, menaçant encore de rouvrir l’itinéraire de Mūsā. Badr coupe aussitôt la route du Guadalquivir et de Séville aux rebelles du Sud. Ceux du Nord s’approchent de Carmona que le comte Julien avait livré au premier Conquérant. Mais cette fois, il n’y a pas de traître dans la place. Badr, arrivé le premier, a fait hisser la bannière omeyyade sur la citadelle. Abū-l-‘Alā’ est écrasé et tué sous les murs de la ville54. Sa tête est renvoyée à son protecteur, al-Mansūr, avec le récit de son infortune. Renvoyée et non exposée à Cordoue. Cet hommage rendu à l’Abbasside et la relation écrite qui accompagne ces macabres présents disent assez, même si les dépouilles sont brutalement jetées sur le marché de Kairouan55, que l’émir andalou sait les limites de son pouvoir et le respect qu’il doit au Calife. À Algésiras comme à Béja, il se défend plus qu’il n’attaque. Il barre la route à l’invasion ; mais il se résigne à laisser échapper la preuve de sa victoire : la tête de l’ennemi.
17Tolède : d’abord l’échec. Le siège est abandonné. Pour venger cet insuccès, l’émir fait exécuter le fils du rebelle, qu’il tenait en otage. Sa tête est envoyée à son père, catapultée par une machine de siège au-dessus des remparts56. Cruauté gratuite ou reconnaissance du vainqueur ? L’année suivante, Tolède capitule. Les trois principaux coupables sont livrés par la ville. Cette soumission est obtenue dans les mêmes conditions que celle de Saragosse attaquée autrefois par Yūsuf. La tête que ‘Abd al-Rahmān fait jeter au père rebelle ressemble à cette pierre qui libérait al-Sumayl d’un siège. Là encore, les trois chefs de la révolte étaient livrés et ramenés vers le Sud. La victoire de Saragosse paraissait asseoir l’autorité de Yūsuf sur l’Espagne « jusqu’à l’Antéchrist ». Celle de l’Omeyyade sur Tolède confirme sa royauté, et celle de Cordoue. Yūsuf n’avait encore qu’un camp, où il avait donné la mort à ses ennemis. ‘Abd al-Rahmān fait conduire les siens dans sa capitale. Aux limites de la ville, le sāhib al-madīna (préfet de police) al-‘Abdī les prend en charge. Ils seront rasés et promenés sur des ânes avant d’être solennellement exécutés devant l’Alcazar57. Une victoire totale que nuance la conclusion des révoltes de deux Fihrites : le premier à Tudmir/-Murcie, et le second, le propre fils de Yūsuf, à Cazlona puis Coria. L’un est assassiné au milieu des siens, par un Berbère qui a su gagner sa confiance, et qui rejoint les rangs de l’émir58 ; l’autre, lourdement vaincu, réussit à se perdre dans les solitudes de Coria, à l’abri de la sierra et de la large « frontière » qui sépare al-Andalus des territoires chrétiens59. Dans les deux cas, le coupable échappe à un châtiment public. Ce succès incomplet rappelle celui des premiers conquérants de ces régions. Tāriq avait occupé Tolède, mais n’avait pu saisir Rodrigue. Tudmir avait échappé à l’assaut — après la défaite de ses guerriers en rase campagne — grâce à l’habileté de son roi.
18Saragosse enfin : la plus lointaine, la plus tenace des rébellions, celle de la cavalerie de la frontière. L’affaire commence mal. Les révoltés, al-‘Arabī et al-Ansarī repoussent, d’une charge de cavalerie, l’armée émirale. Son chef, fait prisonnier, est confié à Charlemagne60. Mais l’Empereur franc vient à son tour mettre le siège devant la ville. Affaiblis, les rebelles se divisent. Al-‘Arabī est assassiné sur l’ordre de son complice. Le fils de la victime, ‘Ayshūn, réfugié à Narbonne, réussit à surprendre l’assassin qui s’est aventuré au-delà de l’enceinte de Saragosse. Excellent cavalier, il traverse l’Èbre à gué et tue le meurtrier avant d’aller rejoindre les siens61. Une génération plus tôt, un autre gouverneur de Narbonne avait frappé Balj avec la même audace.
19‘Abd al-Rahmān doit bientôt faire face au même danger que son devancier syrien : à l’insoumission de la cavalerie de la Frontière s’agrège l’agitation berbère dans sa propre armée. Cette coalition hétéroclite de la généreuse indiscipline arabe et de la rancœur maghrébine, de l’hostilité ouverte des frères égarés et de l’alliance précaire des ennemis de toujours, c’est celle que dut affronter autrefois le Prophète, rejeté des siens, hôte des Médinois jaloux de ses Compagnons. Elle est ici étouffée dans les arcanes du harem princier. L’épilogue est à Cordoue. ‘Abd al-Rahmān y fait décapiter le chef des Berbères Banū Maymūn qui murmurait contre lui62. ’Ayshun, attiré dans les forces émirales, est lui aussi conduit au supplice. Il demande à voir l’émir. Il a sur lui un poignard. Découvert, il tue un esclave, avant de subir la mort ignominieuse que les Omeyyades avaient trouvé en Orient, le crâne fracassé par une bûche, d’un coup que lui porte le chef des bains63. Si les Arabes rebattent l’orgueil des Berbères, l’un des plus modestes serviteurs du souverain ravale l’héritier de la turbulente noblesse de la Marche au rang d’un esclave qu’on assomme. ’Ayshūn voulait prendre la vie de l’émir contre la sienne. Pour ce prix, il n’aura eu que celle d’un esclave du palais. Son corps et celui d’Ibn Maymūn sont traînés jusqu’à la chaussée du Guadalquivir et crucifiés.
20L’année suivante, ‘Abd al-Rahmān reprend la route de la Marche, désormais dégagée de ses obstacles. Saragosse livre les rebelles : un Berbère et un Arabe, al-Ansārī. Ce dernier aura les mains et les pieds tranchés avant de mourir64 : la cavalerie de la frontière est à jamais matée, l’Èbre rétabli, d’un coup de hache, comme limite d’al-Andalus. Le récit qui commencé sur la main coupée d’un Berbère quand la barque du prétendant s’écartait de la côte africaine s’achève de même à l’extrémité septentrionale du domaine omeyyade, désormais clos.
21Finissons sur Cordoue, dont les deux complots résument l’affirmation croissante du pouvoir de l’Omeyyade. La première tentative, conduite par un Omeyyade et un Tujibi, de cette même famille qui régnera au Xe siècle sur la Marche Supérieure, est brisée par les généraux de l’émir. Le commandement de l’infanterie arrête le Qurayshite et celui de la cavalerie, comme il convient, le Tujībī65. Les conjurés sont dénoncés par un esclave, mais saisis par l’armée. Cordoue est encore à soumettre. L’émir la surplombe et la surveille de la Rusāfa où les condamnés sont exécutés avant que leurs corps soient portés jusqu’au Guadalquivir. À la fin du règne de ‘Abd al-Rahmān, c’est son propre neveu, al-Mughira, et le fils d’al-Sumayl qui tentent de le renverser. Dans les deux cas, un Omeyyade dévoyé, complice d’un ennemi de la dynastie. Mais la circonférence du cercle où ils se tiennent est plus proche de la figure centrale de l’émir. Al-Sumayl fut le protecteur de Cordoue et l’Omeyyade est le fils du frère du prince. Aussi est-ce ‘Abd al-Rahmān lui-même qui réprime, après avoir personnellement interrogé les coupables et obtenu leurs aveux. Ils sont décapités, sans être, semble-t-il, exposés66. ‘Abd al-Rahmān quitte aussitôt la Rusāfa pour l’Alcazar de Cordoue. C’est que la ville n’est plus dangereuse pour le palais. Avec la tête de son neveu al-Mughira, le vieil émir vient de couper le fil de la parenté la plus proche qui donnait encore accès à lui. Tous les chemins d’al-Andalus mènent à Cordoue ; mais tous s’arrêtent à la porte du château où le roi se retranche. La citadelle des Omeyyades d’Occident est édifiée.
‘Abd al-Rahmān selon Ibn al-Qūtiya
22Ibn al-Qūtiya, beaucoup plus bref sur le règne de l’Immigré que les Akhbār, y distingue lui aussi deux moments. D’abord la conquête, ou plutôt la marche triomphale sur Cordoue. Le prince n’est alors que l’exécutant du plan de son grand-père Hishām et d’al-‘Abbās : restaurer la coalition de Marj Rahīt. L’attachement du prétendant au clan yéménite est confirmé par la prise des étendards, près de Séville. Quand on cherche dans l’armée des lances où les attacher, on n’en trouve guère que deux, dont celle d’Abū Sabbāh, le chef yéménite de l’ouest d’al-Andalus67. ‘Abd al-Rahmān relève lui-même qu’il affronte Yūsuf à Cordoue le jour anniversaire de Marj Rahīt. Le Fihrite est rapidement vaincu par cette troupe de cavaliers : tous les fantassins ont été pris en croupe et le prétendant partage sa propre monture avec un jeune Berbère68. C’est en maître qu’‘Abd al-Rahmān occupe l’Alcazar. Mais le projet oriental se brise aussitôt. La conspiration des Yéménites contraint le prince à mettre à mort Abu Sabbāh et à s’aliéner ses soutiens. La perte de l’« étendard » de Marj Rahīt le chasse de l’Alcazar. Absent de Cordoue quand la révolte des Yéménites de l’Ouest éclate, il y revient en toute hâte. Mais il refuse de se reposer dans le château comme on l’y invitait69. Il était roi des Yéménites. Il ne l’est plus. Il ne rentrera pas dans le palais avant d’avoir vaincu ses anciens partisans et d’avoir assis sa souveraineté sur de nouvelles fondations. C’est chose faite peu après, grâce aux Berbères qui trahissent à son profit leurs alliés arabes et s’enfuient sur leurs chevaux70. Une fois encore la victoire revient, dans cette chronique, aux cavaliers. Mais surtout ce succès berbère sur les Arabes d’al-Andalus réveille le souvenir de l’écrasante défaite infligée par Maysara à l’expédition de Kulthūm. L’Occident l’emporte encore sur l’Orient, et le fondateur de la nouvelle dynastie rompt avec la patrie perdue. L’Histoire des Omeyyades d’al-Andalus se dégage de l’emprise de la Syrie, et des événements fondateurs des légitimités orientales. Le dernier défi jeté au nouvel émir confirme cet affrontement. Muni des étendards et du diplôme d’al-Mansūr l’Abbasside, Abū-l-‘Alā’ se révolte, toujours dans l’Ouest, avec l’appui de la majorité « des gens d’al-Andalus ». ‘Abd al-Rahmān s’enferme dans Carmona, puis, profitant de l’épuisement des assiégeants, il réunit ses 700 plus fidèles compagnons et charge, épée nue, ses ennemis qui s’enfuient. Abū-l-‘Alā’ est tué71. L’attitude du prince est moins celle d’un souverain que d’un fugitif et presque d’un révolté. C’est l’ennemi qui a déployé ses bannières. De son côté les lances. Dans le camp de l’Omeyyade, les épées, armes du combat rapproché qu’affectionnent les Arabes — les Akhbār le montrent, mais aussi, plus loin dans cette chronique, la victoire d’Ibn Abi ‘Abda sur Ibn Hafsūn72. Triomphe de la noblesse arabe, du « sacre des Quraysh »… Il serait trop simple de confondre, comme l’a peut-être fait Ribera, légitimité occidentale et monarchie gothe ou berbère. La chevauchée de Carmona donne au contraire à l’émir andalou le droit de se réclamer de ses ancêtres. Chassé de Syrie, il retrouve la Mecque. La tête d’Abū-1-‘Alā’, soigneusement embaumée —sans aucun doute en signe de respect pour son maître— y est déposée devant la tente d’al-Mansur, qui accomplit le pèlerinage73. La Mecque, espace neutre : l’Abbasside n’y est pas plus roi que l’Omeyyade ; espace « fraternel » aussi, où la communion est possible entre les deux familles califales qui en sont issues. Sur la tête d’Abū-l-‘Alā’se scelle leur reconnaissance réciproque sur les territoires que sépare le détroit.
23Fraternité : les derniers événements du règne sont dominés par ce même thème. Les sœurs de ‘Abd al-Rahmān refusent de le rejoindre en Espagne74. Un partisan de Hishām, son fils aîné, crève les yeux d’un poète favorable au cadet, Sulayman75. Comme les sœurs de l’Omeyyade, la femme de Witiza avait gardé Tolède après la mort du roi, pendant que ses enfants partaient pour Cordoue, l’Afrique et l’Orient. Les femmes, attachées à la terre où elles ont régné en consacrent le conquérant. En déclinant l’offre de ‘Abd al-Rahmān, ses sœurs confirment la suprématie abbasside en Syrie. Mais l’échec de l’Omeyyade a sa compensation. L’émissaire envoyé en Orient revient au moment même où le cadi nommé par le Calife Hishām pour la colonie militaire de Cordoue meurt. L’émir le désigne aussitôt comme « juge du jund » puisque tel est le titre et la fonction du cadi de la capitale76. Un Syrien en remplace un autre ; un Syrien que son voyage au pays natal autorise à rendre la justice parmi les siens. Peu après, dit le texte, arrivent en Espagne deux Orientaux, ou deux Musulmans, qui ont étudié en Orient et vont répandre son savoir : l’un d’eux, élève de Mālik, introduit la Muwattā77. Deux ‘ulamā’ se substituent aux deux femmes absentes.
24La seconde anecdote tend à renforcer cette impression. La désunion des frères coûte la vue au poète Abū-l-Makhshī Mais les vers que la cécité lui inspire atteignent le plus grand poète de l’Orient d’alors, Abū Nuwās. Traduisons : la cassure politique de l’Islam —la première à soustraire un territoire musulman à l’Empire— n’implique pas que sa culture, sa mémoire subissent la même ablation. L’obstination des femmes à rester, l’émigration des savants se réconcilient dans l’exclamation d’Abū Nuwās : « Mais ce sont les vers que cherchaient les poètes et qu’ils croyaient perdus »78.
25Quatre traditions sont données en épilogue de ce premier règne. Deux sont rapportées à Artobas, et deux autres à al-Sumayl. Elles mettent en scène successivement ‘Abd al-Rahmān et Artobas, Artobas et al-Sumayl, al-Sumayl et le Coran, al-Sumayl et ‘Abd al-Rahmān. L’émir est aux deux extrémités de la chaîne, et deux fois sermonné : par Artobas, qui lui reproche d’avoir bafoué le pacte conclu avec ses ancêtres ; par al-Sumayl qui lui promet que ses hommes sauront redresser sa qalansuwa dérangée par une violente discussion avec l’Omeyyade79. Les deux personnages sont ainsi nettement définis. Artobas fait appel à la fois à la fidélité que doit l’émir aux promesses des Califes, ses ancêtres, et aux principes d’un bon gouvernement. ‘Abd al-Rahmān n’assurera qu’à ce prix l’héritage de ses fils : l’émirat d’Espagne, puisque la Syrie, ‘Abd al-Rahmān le reconnaît, est hors de portée. En un mot le fils de Witiza plaide au nom de la continuité dynastique et de la permanence territoriale. Il parle en roi sédentaire, en ancien maître du domaine, à l’exilé qui l’a acquis si récemment. Il rappelle à l’Omeyyade les charges de la royauté d’Espagne, la seule qui reste à sa famille. Al-Sumayl au contraire est Arabe et Syrien. La qalansuwa, ce bonnet caractéristique, restera de longs siècles encore le témoignage visible, dans le paysage social andalou, des origines levantines de la dynastie80. Si Artobas rappelle à l’émir ce qui le lie à l’Espagne, al-Sumayl le renvoie aux valeurs du clan et à la morale guerrière de l’ancienne Arabie. La courbe de la vie de ‘Abd al-Rahmān, nous l’avons vue, est circonscrite par ces deux références. Les deux anecdotes centrales tranchent, au détriment de l’Arabe. La première scène réunit Artobas, installé sur un trône et entouré des plus considérables des Arabes d’Espagne —dont al-Sumayl—, qu’il a placés sur de simples sièges de bois. Entre un Bédouin, misérable et dévot. Artobas se lève —rappelons qu’au terme du traité passé avec al-Walīd, les fils de Witiza n’y étaient jamais contraints, quelle que fût la qualité du visiteur— et lui offre son siège. L’autre refuse, par modestie. Artobas s’assied donc par terre, à ses côtés. L’Arabe vient demander l’aumône d’une ferme dont il sera le métayer. Ses biens en Orient sont perdus « depuis la révolte de [son] pays contre [ses] clients » —entendons le triomphe des Abbassides81. Artobas accorde plus qu’on ne lui demande. Le domaine de Guadajoz est attribué en pleine propriété au solliciteur : « Je n’accepterai pas de le partager avec toi » conclut le prince goth pour couper court aux protestations de son interlocuteur82. L’Arabe s’en va. Al-Sumayl s’emporte alors contre cette excessive générosité :
C’est cette même inconséquence qui t’a coûté le royaume de tes ancêtres ajoute-t-il. Si tu savais, réplique Artobas, tu n’aurais pas désapprouvé l’œuvre pieuse faite en faveur de qui je l’ai faite83.
26Qui ? Ce gueux qui reçoit l’aumône, c’est l’ancêtre des fidèles portiers des émirs. Guadajoz ? C’est le site où pour la première fois la bannière blanche des Omeyyades fut déployée en Espagne par Abu-l-Khattār84. Celui que ses clients d’Orient ont abandonné, n’est-ce pas le fils des Califes ? Al-Sumayl reste coi et, poursuivant ses générosités, Artobas répartit entre les chefs qui l’entourent d’autres villages : Torrox à Abu ‘Uthmān —c’est la seconde halte de ‘Abd al-Rahmān en Espagne85 ; Alfontin à Khālid— ce sera sa première étape86 ; et ‘Uqda al-Zaytūn à al-Sumayl lui-même. Les oliviers (zaytun) : les Akhbār y situaient la prise d’étendard du prétendant. ‘Uqda le confirme, qui évoque l’idée de « nouer », comme on le fait d’une bannière sur le fer d’une lance87. Non seulement l’Omeyyade est ainsi subtilement désigné, mais al-Sumayl lui est implicitement soumis par le choix d’Artobas. C’est le Qaysite, en effet, qui va nouer contre lui la coalition victorieuse des Yéménites et des clients du prince. Dans la dernière anecdote, al-Sumayl s’étonne de la formulation d’un verset du Coran :
Nous ferons en sorte que la fortune et l’adversité alternent pour les hommes. Pour les Arabes ! reprend-il. Non, pour les hommes, insiste le maître d’école qui récite le Livre. Je vois là, dit al-Sumayl, une affaire (amr) où nous serons associés aux esclaves, aux gens de peu et à la canaille88.
27« Affaire » ou « commandement », « pouvoir », puisque amr peut prendre toutes ces significations. Le sens s’éclaire : ce que tous, Arabes et Berbères, clients et fils des rois goths, devront accepter en al-Andalus, c’est le pouvoir omeyyade ; tous également soumis, également « à terre », comme Artobas et le misérable auquel il avait marqué tant de considération.
D’un ‘Abd al-Rahmān à l’autre selon Ibn al-Qūtiya
28Roi ou Arabe ; Andalou ou Syrien. Ce dilemme sur lequel se conclut le récit du règne de l’Immigré, je choisis d’en suivre le fil dans l’écheveau complexe du reste de la chronique. Analyse fragmentaire, incomplète, je l’avoue. Les dimensions du chapitre ne me permettent pas de pousser plus avant dans l’étude d’autres thèmes qui soutiennent ou qui traversent celui-là. Au demeurant, ce sont les anecdotes les plus longues et les plus frappantes —les plus mystérieuses en tout cas— que je me propose d’éclaircir pour l’illustrer. Chacun des règnes des six émirs qui succèdent au fondateur (Hishām, al-Hakam, ‘Abd al-Rahmān II, Muhammad, al-Mundhir et ‘Abd Allāh) est caractérisé, dans le récit, par un ou deux événements, graves ou plaisants, qui en donnent le sens. Comme l’action de l’Immigré, ces six règnes se répartissent en deux temps. En écho au « projet yéménite » du jeune ‘Abd al-Rahmān, les trois premiers enracinent la dynastie dans le terroir andalou ; les trois derniers se réfèrent au contraire à la générosité arabe du vainqueur de Carmona. Mais ce rythme simple se complique d’une inversion géographique qui en lie les deux phases. ‘Abd al-Rahmān et ses clients tiennent d’Artobas le Goth l’Andalousie orientale où ils ont pris pied. À l’ouest de Cordoue au contraire, à Carmona ou Séville, autrefois soumises par Mūsā, c’est la vaillance des Arabes qui avait prévalu. A l’inverse les descendants du conquérant vaincront d’abord à l’ouest en souverains indigènes, puis à l’est en fils de l’Orient. Au total les deux termes de l’opposition initiale sont conciliés, ou liés, par ces deux fils entrecroisés.
Hishām, al-Hakam, ‘Abd al-Rahmān II : gagner Cordoue
29Deux très courts paragraphes cernent les quelques pages consacrées au premier émir né en Espagne, Hishām. Le premier rapporte qu’au sortir de la maison d’un mort le prince fut attaqué par un chien qui déchira son riche vêtement de Merv ; le dernier que, passant devant Ibn Abī Hind, surnommé le « Sage de l’Espagne » (hakīm al-Andalus), Hishām lui lança : « Quel beau vêtement, celui que Malik t’a offert »89. L’allusion au vêtement est trop insistante pour passer inaperçue. Leur origine n’est pas moins intéressante : Merv d’une part, ce Khurāsān d’où partit le mouvement abbasside ; Médine d’autre part, la ville de l’Exil, où professe Malik ; al-Andalus enfin qui enveloppe le nom du Sage Ibn Abī Hind. Ce qui est d’abord retiré, déchiré à l’Orient de l’Islam se retrouve à l’Occident. Médine fait pencher la balance de l’un vers l’autre. C’est à La Mecque que ‘Abd al-Rahmān avait été sacré « faucon des Quraysh » par son rival Al-Mansur. Propos d’un roi sur un chef. C’est de la science et de Médine que Hishām accepte son « vêtement » et le séjour qu’il lui assigne : al-Andalus. L’Orient s’éloigne et l’émir s’y résigne. Au début de son règne déjà, il avait consulté l’astrologue al-Dabbī, dont il savait qu’il avait calculé le temps qui lui restait à vivre. Après un premier refus, l’astrologue avait accepté de lui annoncer, en baissant la tête : « Six à sept »90. Six à sept années de règne bien sûr (Hishām régnera de 788 à 796). Mais aussi, selon qu’on dénombre son propre règne ou non, selon qu’on considère comme une ou deux entités distinctes, de part et d’autre de la proclamation du Califat, le règne de ‘Abd al-Rahmān III, six ou sept souverains avant que les Omeyyades ne recouvrent la dignité califale. Hishām accepte la sentence et laisse repartir al-Dabbī « pour son pays », Algésiras, la cité du détroit, tentation d’un retour en Orient désormais interdit. Lui se tourne résolument vers le Nord et la frontière. Il conquiert Narbonne91. Déjà, avec les revenus du butin, il aménage Cordoue, dont il reconstruit le pont sur le fleuve, premier jalon de la reconquête du Sud. Algésiras et Narbonne, les deux extrémités sont données. Le domaine est mesuré ; encore faut-il l’organiser, autour d’un centre.
30Al-Hakam son fils s’est rendu célèbre pour avoir affronté et noyé dans le sang trois révoltes : Tolède, Algésiras et Cordoue92. C’est l’axe du drame de l’invasion qui en rappelle implicitement les personnages : Tāriq à la pointe sud de la péninsule, Rodrigue à Cordoue, les héritiers de Witiza à Tolède. Tolède et Algésiras firent alors cause commune contre Cordoue, ouvrant l’Espagne à l’Islam. Les deux camps n’ont pas changé, mais l’issue du combat est renversée. Au sud de Cordoue, là même où les troupes tolédanes avaient rejoint celles de Rodrigue, qu’elles devaient trahir au moment décisif, le Faubourg se révolte contre l’émir. Il est écrasé, puis rasé. Sa population est chassée du pays. Errant en Méditerranée, elle s’empare d’abord d’Alexandrie, puis, après avoir forcé Hārūn al-Rashīd à racheter la ville, de la Crète byzantine. Une dynastie andalouse y règne encore, dit le texte93. C’est l’Orient désormais, qui subit l’assaut. Notons cette première mention d’Alexandrie. La ville paraît bien figurer dans la chronique la limite des mouvances hostiles de l’Occident et de l’Orient94. La Syrie, on peut le vérifier, n’est pas contestée au Califat de Bagdad. La rupture des Omeyyades d’Occident avec leur passé n’en est que mieux soulignée.
31La route du détroit est dégagée. Une secte hétérodoxe, née des miasmes de l’Afrique, infecte Algésiras. L’émir prend d’assaut la ville et en extermine totalement la population. La souillure de l’invasion est effacée95.
32Reste Tolède, le cœur de l’ancien royaume et l’origine de la Conquête. Une fois de plus l’attaque est dirigée du Nord au Sud. Elle part de la frontière, que Hishām venait de s’attacher. Son commandant, ‘Amrūs, est nommé gouverneur de Tolède. C’est un indigène converti, un muwallad, que les Tolédans, pour cette raison, accepteront mieux qu’un client omeyyade96. Sur les instructions de l’émir, les chefs militaires de la frontière annoncent une fausse offensive chrétienne. Feignant de se rendre à la rencontre de l’ennemi, l’armée cordouane, sous les ordres du prince héritier ‘Abd al-Rahmān, vient camper sous les murs de Tolède. Rappelons qu’à l’inverse, la nouvelle du —très réel— débarquement musulman avait conduit les fils de Witiza aux portes de Cordoue. Dans les deux cas, la capitale et l’envahisseur cernent la ville rebelle, Cordoue autrefois, Tolède aujourd’hui. Les fils de Witiza refusaient de pénétrer dans Cordoue. ‘Abd al-Rahmān refuse d’entrer dans Tolède, avant que ses habitants ne lui offrent à manger, c’est-à-dire avant qu’ils ne reconnaissent sa souveraineté. Le parallèle s’arrête là. Les princes wisigoths ne réduisaient la dissidence de Rodrigue qu’au prix de l’ouverture, et de la perte, de leur royaume. Tolède sera conquise, ou mieux étouffée, à l’abri d’une double enceinte, dans le secret d’une fosse. ‘Amrūs, profitant de la confiance des notables a fait construire au cœur de la ville une citadelle. À l’intérieur de ces nouveaux murs, il fait creuser une tranchée97. Invité par les Tolédans, ‘Abd al-Rahmān leur offre de banqueter dans la citadelle. Ils acceptent. Aussitôt entrés, les convives sont saisis, décapités, leurs corps jetés dans la fosse. À la fin de la journée, une vapeur de sang qui s’élève par dessus les remparts vient apprendre le massacre aux survivants. Démontés —leurs chevaux sont restés au dehors—, décimés, les Tolédans sont soumis. Les émirs arabes d’al-Andalus ont symboliquement défait, au détriment des indigènes, la conquête de leurs pères. Par un étrange retournement les fils des envahisseurs devenus défenseurs de la péninsule ont anéanti la descendance des Wisigoths qui en menaçaient l’intégrité.
33Sous le règne du troisième émir, ‘Abd al-Rahmān, le second du nom, c’est l’Orient que la querelle des frères frappe à son tour. Ziryāb le musicien, favori d’al-Amīn, est chassé par al-Ma’mūn98. Il se réfugie en Espagne. Une génération plus tôt, Abu Nuwās à Bagdad recevait l’écho lointain des vers d’un poète aveuglé par la division des fils de ‘Abd al-Rahmān l’Immigré. Un autre ‘Abd al-Rahmān accueille la plainte de la musique orientale exilée par la guerre des fils de Hārun al-Rashīd. Un jour, Ziryāb psalmodie deux vers d’al-‘Abbās b. al-Ahnaf. Le premier de ces vers (bayt : maison) est coupé du second (munqata‘) et sans liaison avec lui (ghayr muttasil). Il faut en ajouter un troisième qui les unisse, estime l’émir. C’est un descendant de Badr, l’homme qui lia le destin des Omeyyades à al-Andalus, qui va se prêter à l’opération : entre la blessure de l’amour et la déchéance de l’amant qu’évoque le distique d’Ibn al-Ahnaf se glissent des « larmes qui ruissellent comme un collier »99. Faut-il reconnaître dans ces deux rangées de perles douloureuses, dans ces deux « vers », les deux maisons rivales des Omeyyades et des Abbassides ? Ou plus simplement les deux rameaux, oriental et occidental, de la dynastie omeyyade ? Le nom de Badr, la présence de Ziryāb, rendent plausibles les deux interprétations qui ne s’excluent pas. L’essentiel, c’est ce fil qui unit de nouveau les deux moitiés de l’espace et de l’Histoire musulmane100.
34Ce règne heureux ne connaît qu’un seul moment grave : la prise de Séville par les Normands. Tout l’ouest d’al-Andalus renonce à les combattre. L’armée émirale prend position à Carmona, comme l’avait fait le premier ‘Abd al-Rahmān face à Abū-l-‘Alā’. Une fois encore, Cordoue fait appel à la frontière et à ses maîtres de l’heure, les Banū Qāsī, comtes wisigoths convertis à l’Islam101. Une embuscade est tendue aux Normands. Un de leurs détachements parti piller le pays est surpris par les Musulmans qui lui coupent la retraite. Cette « main » (yad) est tranchée et ses guerriers exterminés102. L’ennemi, après avoir battu le rappel des siens, fait voile vers l’embouchure du fleuve. À un mille en aval de Séville, il échange ses prisonniers contre rançon. Mais il ne prend ni or ni argent — entendons qu’il n’emporte rien de la souveraineté de l’émir. Il n’accepte que les vivres (ma’kûl) et les vêtements (thiyāb)103, comme un client de son patron. Poursuivant leur route, ces mêmes Normands vont capturer le prince de Nakūr, sur la côte nord de l’Afrique. ‘Abd al-Rahmān ne manquera pas de le racheter, et de s’attribuer ainsi des droits à sa reconnaissance…au sens politique du mot bien sûr. Puis, « au terme d’un voyage de 14 ans » voilà les Barbares à Alexandrie, comme les révoltés du Faubourg avant eux104. Comme pour Sarah la Gothe, comme pour l’Immigré, qui y avait cherché l’appui des Yéménites, Séville reste le port de l’Orient. ‘Abd al-Rahmān Ier l’avait encore vérifié à ses dépens en affrontant Abū-l-‘Alā’dans cette même région. L’itinéraire subsiste, mais son sens s’est inversé. Les Normands vaincus pillent Nakūr, puis Alexandrie en émissaires de leur vainqueur, l’émir andalou. En Espagne enfin, Carmona a brisé une fois de plus l’attaque venue de l’Ouest. Mais cette seconde victoire doit tout à la ruse des serviteurs et à la fidélité de la Frontière, tandis que la première illustrait la bravoure arabe. Pour dompter Tolède et Séville, métropoles du passé, ‘Abd al-Rahmān II, comme Hishām, comme al-Hakam, s’est appuyé sur la marche du Nord et ses convertis. L’ennemi vaincu, les émirs peuvent occuper leur citadelle, Cordoue, ancienne rebelle devenue capitale.
35Cordoue et la province, ou encore la complicité de Cordoue et des Omeyyades ; tel est le thème de la dernière anecdote, sans doute la plus complexe, malgré son apparente futilité, de toutes celles du règne de ‘Abd al-Rahmān II105. Mécontent du service des Cordouans, l’émir décide de confier la « préfecture de la ville » à un provincial. Parmi les attributions de ce fonctionnaire, la police urbaine. Le jour de son entrée en fonctions, on vient le prévenir de la découverte d’un cadavre, enveloppé dans une natte, dans le quartier des Bouchers. Il fait d’abord porter le corps sur le Rasīf, la chaussée qui longe le fleuve devant l’Alcazar, puis examine la natte. Elle est neuve. Grâce à une rapide enquête, il parvient à déterminer qu’elle a été fabriquée à Cordoue, et il obtient du fabricant la description de l’acheteur : un « muet », c’est-à-dire un homme de la garde personnelle de l’émir dont la résidence est à Rusāfa. La police perquisitionne au domicile du suspect, et y retrouve en effet les vêtements de la victime. Informé de ce succès, l’émir nomme son auteur ministre.
36De toute évidence, le vêtement tient ici le premier rôle : la natte dans laquelle le cadavre est retrouvé, la livrée que porte le garde et qui permet de l’identifier, et les dépouilles du mort enfin retrouvées à la Rusāfa. Cette série d’indices dessine à son tour un itinéraire qui part de la « province » (les kuwar) pour aboutir à la résidence royale. Le « préfet de police » client et provincial, doit questionner Cordoue pour se frayer la voie jusqu’à son maître. Il venait de monter à cheval quand la macabre découverte lui fut annoncée. La nouvelle l’oblige à mettre pied à terre et à renoncer à sa posture conquérante. L’enquête qu’il va mener en fait un interrogateur que son ignorance contraint à l’humilité. C’est la ville qui donne les réponses et lui permet d’avancer sur la piste, en associant à chaque vêtement un nom : Cordoue et ses tissus, d’une facture particulière que la province ne sait pas imiter ; telle natte et tel fabricant ; la livrée de l’émir et le « muet », serviteur de sa garde. Au château (al-qasr) du sāhib al-madīna, la ville oppose sa propre souveraineté, ses propres murs : qasaba qui reprend le nom du quartier des Bouchers (qassābīn) où le corps fut abandonné. Rien ne nous est dit de l’identité de la victime. Mais si, à notre tour, nous associons l’indice de l’habit à un nom, la conclusion s’impose : ses vêtements sont retouvés à la Rusāfa, la demeure de l’émir au nord de Cordoue. Spontanément d’ailleurs, le sāhib al-madīna s’était donné la réponse en exposant le cadavre nu sur le Rasīf, puisque les deux noms ont le même radical (rsf). Entre l’un et l’autre, entre le palais et le fleuve, il y a Cordoue, mais aussi la distance qui sépare le pouvoir de l’infâmie. Sur le Rasīf, on exposait le corps des suppliciés. Alors, roi ou condamné ? Rois pourchassés et mis à mort : ‘Abd al-Rahmān II, homonyme du fugitif qui instaura son pouvoir en Espagne, ne descend-il pas de ces princes d’Orient que les Abbassides accrochèrent au gibet ? C’est Cordoue qui leur rendit un nom et un lieu, du Rasīf à la Rusāfa ; Cordoue, c’est-à-dire ici, les tisserands (hassārīn), « ceux qui serrent » les uns contre les autres les fils de la trame et du dessin, le cadavre « oriental » de la dynastie et sa glorieuse descendance andalouse. L’anecdote est curieusement symétrique du récit du massacre de Tolède. Une forteresse, dressée au cœur de la ville, y enfouissait l’indépendance de la cité. La ville, ici, interrogée par l’étranger, fait sortir, au propre comme au figuré, la solution de l’énigme en guidant l’enquêteur vers celui dont elle a longtemps protégé l’anonymat, comme la natte recouvrait le cadavre. Mais la dynastie omeyyade peut désormais paraître. À Tolède comme à Cordoue, le même acteur : ‘Abd al-Rahmān, d’abord prince héritier, puis souverain, dont le cours de la vie illustre le passage de la légitimité tolédane à celle de Cordoue.
Muhammad, al-Mundhir, ‘Abd Allāh : le regain arabe
37La prise du pouvoir de Muhammad, fils de ‘Abd al-Rahmān II, mérite qu’on s’y arrête. ‘Abd al-Rahmān meurt subitement dans l’Alcazar (et non à Rusāfa). Les eunuques du palais diffèrent la publication de son décès avant de prendre une décision sur son successeur. La plupart penchent pour ‘Abd Allāh, le fils de la favorite Tarub. Mais l’un des plus âgés prend la parole : le palais —les eunuques— peuvent désigner l’émir, mais non négliger ou bafouer l’avis des Musulmans, c’est-à-dire de Cordoue, fait-il remarquer. Muhammad le chaste sera accepté ; pas ‘Abd Allāh le débauché106. Encore faut-il faire entrer le prétendant finalement choisi dans l’Alcazar, quand le fils de Tarub et ses hommes festoient aux portes du palais, d’où ils surveillent les allées et venues. Faire appel à la garde ? Son chef rétorque : « Nous ne servons que celui qui a réussi à entrer dans l’Alcazar et qui le possède »107. Heureusement, Muhammad avait l’habitude d’envoyer sa fille auprès du vieil émir qui appréciait sa compagnie. Il prendra sa place, cette fois, couvert d’un voile. Les gardes de ‘Abd Allāh sont trompés ; le petit groupe atteint les jardins du palais après en avoir passé la première porte. Mais le gardien de la seconde est intraitable : il veut voir ce qui se cache sous le voile108. Muhammad se fait enfin connaître. Après avoir constaté, à l’intérieur du palais, la mort de l’émir, le portier s’incline et baise la main de son successeur. Muhammad a gagné l’Alcazar et le trône.
38Encore un cadavre, comme dans l’anecdote précédente, mais clairement désigné : celui de l’émir. La salle où il repose est le but de ce nouvel itinéraire. C’est à lui qu’il faut arriver et non plus de lui qu’il faut partir. Au départ, le palais sait ce que la ville ignore. Mais c’est la voix de la ville qui s’impose au détriment de la favorite à laquelle les eunuques doivent pourtant leur fortune. Déguisé en femme, Muhammad franchit l’obstacle de la femme, Tarūb et son fils. Mais ce cercle féminin n’est que l’enceinte extérieure du pouvoir, son « jardin » pour reprendre la topographie palatiale qu’indique le texte. Tout change ensuite. Dans l’anecdote précédente, le vêtement conduisait jusqu’au cœur du mystère. Au contraire le voile qui couvre ici le visage de Muhammad l’empêche de passer. Il doit l’ôter et se nommer. C’est en maître reconnu qu’il entre dans le château. Les deux épisodes aboutissent à la même conclusion : la complicité de la ville et du prince. Dans le premier, Cordoue guide le provincial jusqu’à l’émir ; dans le second, elle fait franchir au prétendant l’obstacle du palais. Dans les deux cas, la souveraineté se dévoile au terme du chemin. Une différence toutefois : l’enquête policière menait à la Rusāfa, hors les murs ; l’enjeu de la succession de ‘Abd al-Rahmān, c’est l’Alcazar, au centre de la ville. Une fois encore, on songe au massacre de Tolède, à la citadelle élevée dans ses murs où s’est engloutie son indépendance ; c’est Cordoue, ici, qui l’emporte sur le palais, sur le kyste qui pourait l’étouffer, Cordoue qui protège de son voile l’avènement du prince. Une fois dans la place, au contraire, les Omeyyades peuvent jeter le masque et régner ouvertement. Nul ne les menacera plus dans leur forteresse.
39Laissons-nous conduire par les rapprochements que suggère le texte : la porte des jardins de l’Alcazar, au bord du fleuve, cette antichambre où Muhammad a pénétré sous son déguisement, c’est là que se présentera plus tard Izrāq b. Montel, seigneur de Guadalajara. Peu auparavant, ce gouverneur jusque-là fidèle a épousé la fille de Mūsā b. Mūsā al-Qāsī, maître de la frontière et l’un des rebelles les plus opiniâtres du règne109. Muhammad en avait conçu la crainte de voir lui échapper une nouvelle place-forte de la Marche. Le gouverneur lui-même se charge de dissiper cette inquiétude en se rendant à Cordoue « par des chemins détournés », et il apparaît brusquement à la porte des jardins, que l’épisode précédent associait à la présence féminine110. Amené par les eunuques devant l’émir, il renouvelle son serment d’allégeance, et repart. Peu après, alors qu’il repose sur la terrasse de son château à Guadalajara, allongé, la tête sur la poitrine (hijr) de sa femme, son beau-père Mūsā assaille ses hommes, dispersés dans les jardins des faubourgs et les culbute dans le fleuve (le wādī-l-Hijāra). Sa femme le réveille et lui montre la scène en s’émerveillant du courage de son père. Lui saute à cheval et charge Mūsā qu’il blesse mortellement d’un coup de lance. Le Qasite réussit à regagner ses terres pour y mourir111.
40L’ensemble dessine une boucle, de la frontière, d’où part la fille de Mūsā à Guadalajara où elle arrive. Izrāq prend le relais jusqu’aux jardins du palais émiral. Puis de nouveau Guadalajara où gendre et beau-père s’affrontent, et enfin la frontière où Mūsā revient rendre l’âme. Ce trajet doublé répond, je crois, à une double investiture : la première, féminine et usurpatrice, comme celle de Tarūb, est offerte à Izrāq par le maître de la frontière. Il donne sa fille au jeune seigneur de Guadalajara pour enfoncer un coin dans la défense du territoire émiral. Et en effet Izrāq se glisse, comme un agresseur, ou mieux comme une femme qui se dérobe aux regards, jusqu’aux jardins de l’Alcazar. Muhammad lui-même n’y avait pas pénétré autrement. Mais comme Muhammad, Izrāq ressort du château investi du pouvoir masculin et paternel de l’émir. Mūsā, qui l’attaque ensuite, cherche la faille féminine : les jardins et le bord du fleuve, à Guadalajara comme à Cordoue, voilà la brèche. Mais la charge confiée par l’émir à son gouverneur fait de la propre fille de l’assaillant, qui devrait assurer l’ouverture de la forteresse, l’agent de sa défaite. C’est elle qui alerte son mari. C’est sur son sein (hijr, forme masculine) qu’il prend appui pendant que Mūsā perce jusqu’au « fleuve des pierres » (hijāra, forme féminine). Ce jeu de mots, décidemment fréquent dans les textes andalous112, me paraît indiquer la victoire du masculin sur le féminin. Victoire arabe aussi, sur les gouverneurs muwalads de la Marche sur lesquels les trois premiers souverains de la dynastie se sont appuyés. Mūsā meurt, deux jours après avoir reçu le coup fatal, tout comme Balj. Blessures exactement symétriques : le gouverneur de Narbonne avait eu raison de Balj, défenseur de Cordoue. C’est ici un fidèle de l’émir qui le débarrasse du danger des « rebelles » du Nord. Renversant les alliances que ses prédécesseurs avaient respectées, Muhammad, désormais sûr de Cordoue peut se prévaloir de ses origines syriennes et porter les armes des Omeyyades jusqu’à la lointaine frontière où Mūsā s’en va mourir113.
41Arabes contre Muwallads, le conflit s’exacerbe sous le règne de ‘Abd Allāh, fils de Muhammad et grand-père du premier Calife andalou, ‘Abd al-Rahmān III, qui lui succédera en 300/913. La révolte des indigènes, Marwān al-Jilliqī et surtout ‘Umar b. Hafsūn, envahit le récit. Je limiterai mon analyse au second, le plus célèbre et le plus dangereux des adversaires des Omeyyades en al-Andalus ; ou du moins à l’image qu’en donne la chronique. L’affaire commence à Rayyo (Mālaga) où le jeune ‘Umar est fouetté pour un délit qu’il avait commis. Il s’enfuit à Tahert en Afrique, où il travaille dans la boutique d’un compatriote. « Reconnu » par un vieillard qui lui annonce sa haute destinée (régner sur l’Espagne), il quitte précipitamment la ville dont l’émir est un client des Omeyyades, avec, pour tout viatique, « deux pains dans sa manche »114. Retranché à Bobastro, son village natal, il y est capturé. Ramené à Cordoue, il s’enrôle dans la milice de l’émir, fait merveille dans les combats de la frontière, mais se heurte à l’hostilité des Arabes qui dominent la cour de Muhammad. Le pain de sa solde lui est refusé115. Il déserte, retourne à Bobastro d’où il chasse la garnison loyale116. Avec la mort de Muhammad, puis d’Al-Mundhir, précisément sous les murs de Bobastro, son influence grandit à mesure que l’autorité omeyyade se décompose. ‘Abd Allah ne peut bientôt plus compter que sur une troupe, réduite mais valeureuse, commandée par Ibn Abī ‘Abda, un noble Arabe, tandis qu’Ibn Hafsūn s’allie à l’aristocratie yéménite de Séville, elle aussi révoltée, pour en finir avec les Omeyyades. Une entrevue à Carmona scelle le pacte. La cavalerie sévillane appuiera le Muwallad, qui s’empare rapidement d’Elvira, Jaén et Tudmir117. La majorité d’al-Andalus le suit118. Ibn Abī ‘Abda lui offre le combat dans la vallée du Genil, près de Grenade. Il est vaincu par la charge des Sévillans119. Désormais certain de son triomphe, Ibn Hafsūn convoque toute son infanterie muwallad pour anéantir ce qui reste des forces de l’émir. Cette fois, cependant, les Sévillans se retirent de la lutte. Ibn Abī ‘Abda et les siens aperçoivent soudain120 les étendards déployés des rebelles, comme l’Immigré avait vu ceux d’Abū-l-‘Alā’au pied des murs de Carmona. Furieux de ce nouvel assaut, ils enfourchent leurs montures, jettent au loin leurs lances et chargent, épée nue. Ibn Hafsūn est écrasé. Aussitôt la nouvelle connue à Cordoue, l’émir fait décapiter le neveu du chef indigène qu’il détenait en otage. Mais sur les conseils de son esclave Badr, il ménage la noblesse arabe de Séville121. Tactique couronnée de succès : Séville revient à l’obéissance et abandonne son allié. ‘Umar b. Hafsūn ne se remettra jamais de ces coups redoublés.
42Récit complexe. Certes, la suprématie des Arabes n’est pas en cause. La puissance d’Ibn Hafsūn repose largement sur son alliance avec Séville. Quand il en est privé, son armée de fantassins ne peut soutenir le choc de la cavalerie d’Ibn Abī ‘Abda. Épées nues, les fidèles de l’émir livrent la bataille décisive comme, un siècle et demi plus tôt, ‘Abd al-Rahman l’Immigré à Carmona : en Arabes. Mais la référence au fondateur de la dynastie est ambiguë. Ibn Hafsūn lui-même est moins étranger qu’il ne semble à l’histoire omeyyade. Non seulement parce qu’il a servi l’émir à Cordoue, source de tout pouvoir et de toute révolte ; mais parce que son itinéraire croise souvent celui de l’Immigré. Les provinces de Rayyo et d’Elvira (Grenade) où la révolte s’allume furent les premières ralliées au prétendant syrien. Comme ‘Abd al-Rahmān, Ibn Hafsūn va solliciter ensuite l’appui de Séville, qu’il obtient à Carmona où l’Omeyyade avait vaincu les bannières abbassides. Enfin les deux héros traversent l’exil, où ils reçoivent la promesse de leur royauté. Mais là, justement, s’arrête la comparaison. L’allusion au pain que ‘Umar prend en Afrique et dont il est privé en Espagne précise à la fois l’importance et les limites du personnage. Plus qu’un révolté c’est un roi, qui prétend manger — comme ‘Abd al-Rahmān II à Tolède par exemple ; mais un roi étranger, nourri par l’Afrique, né de la (fausse) prédiction d’un devin maghrébin. Paradoxalement, cet indigène puise ailleurs sa souveraineté, alors que l’Immigré, né en Syrie, la tirait du legs des fils de Witiza. Chacun accomplit le commandement de sa terre d’exil. Ibn Hafsūn ressemble, il est vrai, au premier ‘Abd al-Rahmān, loyal instrument du projet yéménite élaboré pour lui en Orient. A cette figure encore étrangère, Ibn Abī ‘Abda a préféré celle du vainqueur de Carmona, déjà dépouillé du soutien posthume des Califes, mais confiant dans l’étoile des Quraysh et conscient de défendre l’ultime réduit de sa race. Al-Andalus est bien sauvé, cette fois, et par les Arabes.
Conclusion : la dispute des frères et l’« Imām » fouetté
43Après le succès, la tempête s’apaise en quelques années. La chronique ne s’y attarde guère. Le huitième émir, ‘Abd al-Rahmān, troisième du nom, soumet toute l’Espagne.
[Il] fit la guerre contre Abū Marwān [al-Jilliqī], puis contre Tolède, puis contre Saragosse et il ne resta pas de rebelle qui ne soit tombé en son pouvoir122.
44Puis… Mais non : là où on attendait la conclusion logique à quoi tend toute l’œuvre, l’annonce solennelle du rétablissement du Califat en 317/929, il n’en est pas question. À la place, une curieuse anecdote123. Ibrāhīm, fils de l’émir Muhammad, rend visite à son frère cadet ‘Uthmān, qui reçoit l’élite de la société cordouane. Ibrāhīm refuse avec civilité la nourriture que lui propose son hôte (traduisons : le signe de sa prééminence). En son honneur, ‘Uthmān demande à sa meilleure jāriya, surnommée l’Imām, tant elle dominait en beauté et en intelligence toutes les autres filles de Cordoue, de venir chanter devant les convives. L’esclave interprète pour Ibrāhīm la mélodie la plus amoureuse de son répertoire, ce qui suscite la jalousie de ‘Uthmān. Ses invités partis, il fouette l’« Imām ». Quelque temps plus tard, la même assemblée se retrouve chez le jaloux. De nouveau, ‘Uthmān commande à la fille de célébrer la présence d’Ibrāhīm. Mais cette fois, le poème de la jāriya n’est qu’invective contre l’« oiseau de mauvais augure » et le « corbeau qui sépare » (les amants)124. Scandale. ‘Uthmān ordonne qu’on lui apporte le fouet, quand un des assistants s’interpose et, s’adressant à Ibrāhīm, lui explique l’affaire. Le frère aîné, douloureusement surpris de la jalousie de son cadet, jure qu’il ne reviendra plus le voir. « Et il s’en fut immédiatement ». Ce sont les derniers mots de la chronique.
45Un détail nous manque, que les lecteurs d’Ibn al-Qûtiya connaissaient bien. On le retrouve dans le Naqt al-‘arūs d’Ibn Hazm125, sous la rubrique des « noms étranges » chez les Omeyyades126. ‘Uthmān b. Muhammad avait nommé ses fils al-Hasan et al-Husayn, comme ceux de ‘Alī. Le fait était assez rare dans la descendance de Mu‘āwiya pour être signalé. Les noms de ‘Uthmān et de ses enfants résumaient ainsi la querelle des frères en Islam dont l’anecdote offre un lointain écho. L’enjeu en est évidemment l’Imām, le Califat. ‘Uthmān, le cadet, y tient le rôle de l’Oriental, Alide ou Abbasside —ceux de la Famille du Prophète en un mot. C’est lui qui garde en lieu sûr la jāriya. La visite de son frère aîné (les Omeyyades sont en effet les aînés en Califat des Abbassides) l’oblige par déférence, à rendre la liberté et la voix à son précieux dépôt. L’inclination que montre l’« Imām » pour l’Omeyyade lui vaut le fouet. L’« Oriental » affirme par la force son autorité. La fois suivante, la jeune fille interpelle le corbeau (ghurāb, du radical de gharb, l’« ouest » omeyyade) de la séparation (al-bayn). Propos équivoque : rejette-telle l’oiseau de mauvais augure ou l’exil occidental (ghurba, bayn) de l’amant ? La querelle devient publique et s’envenimerait sans l’intervention d’un autre invité. Son ethnique seule nous intéresse : al-Iskandaranī, « d’Alexandrie »127 dont nous avons vu à deux reprises qu’elle marquait dans ce texte la limite de l’Orient et de l’Occident. S’adressant à Ibrāhīm (et non à ‘Uthmān), il précise les paroles de l’« imām » : même si l’aîné a pour lui le droit et la préférence amoureuse, l’ascèse de l’éloignement vaut mieux qu’un nouveau châtiment infligé à l’esclave — entendons une nouvelle guerre fratricide. Ibrāhīm s’en va. Les deux maisons, les deux moitiés de l’Islam sont dissociées pour le bien même de la Communauté. L’« imām » restera au cadet, en rêvant peut-être à l’aîné…
46Au total, et malgré leurs divergences, les Akhbār et la chronique d’Ibn al-Qûtiya tracent bien le même schéma d’ensemble de la Conquête, déterminé par les alternances d’un rythme simple : Arabes et étrangers —tour à tour « clients » persans, Berbères ou indigènes ibériques. La victoire, la légitimité, cela va de soi, reviennent toujours aux premiers. Elle ne serait pas possible sans les seconds, qui ouvrent la voie, comme Tāriq et Mūsā, ou confient aux Syriens les droits de leur lignée déchue comme les fils de Witiza. C’est ainsi du moins que la propagande omeyyade s’efforce de dénouer l’irritant problème d’un califat arabe établi sur une terre que la tradition orientale tenait spontanément pour étrangère : l’Espagne. Mais cette combinaison porte plus loin. Reconnaître les mérites de la conquête aux « étrangers » pour en attribuer l’héritage aux Arabes, c’est inverser le cours néfaste de l’histoire de l’Orient que les Arabes (omeyyades) ont conquis, que les Persans se sont appropriés à la faveur de la révolution abbasside de 750. Telle est en effet l’interprétation que les Omeyyades avaient coutume de donner de la victoire de leurs ennemis de Bagdad et dont nos textes se font encore l’écho. Je n’ignore pas que cette explication est aujourd’hui largement remise en cause128. Mais c’est évidemment la thèse traditionnelle —la plus couramment répandue dans l’Islam médiéval, et jusqu’à une époque récente parmi les orientalistes— qui m’importe ici. Ibn al-Qûtiya ajoute même à la démonstration un argument inattendu : l’Espagne réconcilie ce que l’Orient et l’Afrique divisent, Chrétiens et Musulmans, Syriens et Berbères, envahisseurs et indigènes, clients fidèles —Mūsa en est l’exemple— et maîtres reconnaissants. S’il est vrai que la chute des Omeyyades tint, comme le veut la tradition, à leur orgueil étroit d’aristocrates mecquois, à leur refus d’admettre en égaux les nouveaux convertis des peuples vaincus, les Omeyyades de Cordoue réparent l’erreur commise par leurs pères et en redressent l’histoire.
47Il y a plus décisif. Il est difficile, à écouter le récit qu’en font les Akhbār, de ne pas saisir l’écho, dans l’épopée occidentale des Syriens de Balj, de l’Exil médinois des Compagnons du Prophète, et de ne pas rapprocher l’entrée victorieuse de ‘Abd al-Rahmān à Cordoue de celle du Prophète à La Mecque soumise à sa foi. Bien avant que la rancœur des Persans n’offre aux Abbassides le trône oriental des Omeyyades, Muhammad avait dû s’appuyer sur des étrangers, les « Auxiliaires » —Ansār— médinois pour triompher dans sa ville. Mais il n’en avait pas moins marqué sa préférence pour les siens, ces Exilés —Muhājirūn— qui l’entouraient depuis les premiers jours ; il n’en avait pas moins orienté la prière de l’Islam vers la patrie mecquoise qu’occupaient encore les Incroyants. Tout ce qui touche à cette génération première vaut principe : c’est donc à l’usurpation que revient la terre des origines. L’Orient restera aux Abbassides. Délaissant la cité infidèle, Muhammad la réédifia en terre médinoise, sur la fidélité de ses compagnons d’Exil, dans le cœur des Musulmans qui y aspiraient. Il était La Mecque véritable. Dans le désert qui séparait sa ville natale de celle où il devait mourir —Médine— il dut pour échapper à ses ennemis se jeter dans une grotte dont une araignée miraculeuse couvrit l’entrée de sa toile. Quand il en sort, né à nouveau, il porte en lui l’origine dont il a laissé l’apparence à ses adversaires. C’est de là que part le temps de l’Islam, le calendrier de l’Hégire. De même entre l’Orient et l’Espagne, Balj le Compagnon, puis ‘Abd al-Rahman trouveront refuge dans la grotte africaine. Rendus par ce ventre protecteur à la péninsule, ils sont l’origine vivante. Dans l’Orient déserté, Abbassides, Fatimides, habitent des ruines mortes, comme autrefois les gardiens Infidèles de la Ka‘ba et de ses idoles. Des Omeyyades, précisément. Le paradoxe n’y trouve que plus de richesse. ‘Abd al-Rahmān ne restaure pas le pouvoir omeyyade à Cordoue. Il l’instaure, aux dépens de ses ennemis, mais aussi des siens, et d’abord d’Abū Sufyān son ancêtre qui combattit l’Envoyé de Dieu. Les Omeyyades d’al-Andalus, en traversant le châtiment qui avait frappé leur famille en Orient, ont vaincu leur propre destin contraire, dont nos chroniques relèvent encore la trace dans l’orgueil de Balj, la cécité d’al-Sumayl ou l’insoumission opiniâtre des Arabes de la Frontière. Ce désaveu du passé de leur clan, qu’ils n’ont pas voulu, est l’indice clair de leur solitude, de cette solitude que Dieu impose à ses favoris. Cette aura prophétique qui les enveloppe, la chronique du règne du huitième émir d’al-Andalus, ‘Abd al-Rahmān III, le premier des souverains de Cordoue à se dire ouvertement calife sous le nom d’al-Nāsir, nous en donne un dernier exemple.
Notes de bas de page
1 La mort d’Abū al-Khattār, la victoire de Yūsuf et d’al-Sumayl à Secunda, pourtant antérieures à la chute des Omeyyades en Orient seront rapportées après cet événement.
2 Akhbār, éd. p. 48-49, trad. p. 57.
3 Abān b. Mu‘āwiya. Id., éd. p. 46, trad. p. 55.
4 Id., éd. p. 51, trad. p. 59 : « fi qaryat ‘alā-l-furāt dhāt shajar wa-ghiyād ».
5 Id., éd. p. 53-54, trad. p. 60-61.
6 Les conquérants victorieux de l’Espagne ne sont pas des cavaliers. ‘Abd al-Rahmān à son tour, pour passer du trône d’Orient à celui d’Occident, devra mettre pied à terre.
7 Auquel il échappe. Le gouverneur d’Ifriqiya met à mort deux Omeyyades avant d’épouser de force une de leurs filles. Ce dernier détail, et la vaine espérance qu’il entretient de régner un jour sur l’Espagne, le rapprochent de Rodrigue. Voir Akhbār, éd. p. 54-55, trad. p. 61.
8 ld., éd. p. 55-56, trad. p. 62.
9 Ibid.
10 Id., éd. p. 57, trad. p. 63.
11 Id., éd. p. 58, trad. p. 64.
12 Id., éd. p. 59, trad. p. 65.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Voir le plan, reconstitué par Lévi-Provençal, de Cordoue à l’époque califale, p. 58 du tome III de son Histoire de l’Espagne musulmane. Mandataire abbaside, ‘Āmir eut un instant l’idée de bâtir en face de Cordoue une cité rivale et souveraine. Il y renonça finalement.
16 Akhbār, éd. p.’64-65, trad. p. 68.
17 Id., éd. p. 68, trad. p. 71.
18 « Île » ou « presqu’île », « péninsule » en arabe.
19 Akhbār, éd. p. 69, trad. p. 71-72.
20 Id.. éd. p. 72, trad. p. 73-74.
21 Ibid.
22 Id., éd. p. 77, trad. p. 77-78.
23 Ibid.
24 Id., éd. p. 75, trad. p. 75-76.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 ‘Abd al-Rahmān ne débarque d’ailleurs pas sur le détroit, mais à Almuñecar, beaucoup plus à l’est.
28 Akhbār, éd. p. 78-80, trad. p. 79-80.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Akhbār, éd. p. 81-82, trad. p. 80-81.
33 Ibid.
34 Id., éd. p. 6, trad. p. 20.
35 Id., éd. p. 83-84, trad. p. 82.
36 Arabes du pays, par opposition aux Syriens de Balj.
37 Yūsuf ne la combat pas. Il livre même, l’épreuve franchie, les troupeaux qui ravitaillent les Omeyyades, comme le firent les Mecquois pour les Musulmans lorsque Muhammad rentra triomphalement dans la ville sainte.
38 De la même couleur (asfar) que celui du roi chrétien de Cordoue capturé par Mughith.
39 Akhbār, éd. p. 92-94, trad. p. 88-89.
40 Ibid.
41 Id., éd. p. 90-91, trad. p. 87.
42 Id., éd. p. 96, trad. p. 91.
43 Id., éd. p 98 trad. p. 93
44 Ibid.
45 Id., éd. p. 106, trad. p. 99.
46 Id., éd. p. 109, trad. p. 101. Ajoutons que le noir (des Abbassides) est désormais la couleur de la souveraineté.
47 Seul un esclave entre dans Tolède : ultime dérision de l’entreprise de Yūsuf. Id., éd. p. 100, trad. p. 94.
48 Ibid.
49 Id., éd. p. 101, trad. p. 94-95.
50 Id., éd. p. 106-108, trad. p. 99-100.
51 Ibid.
52 Ibid. : « On n’en laissa pas un seul ; pas un Berbère, pas un Arabe ».
53 Id., éd. p. 110, trad. p. 103
54 Id., éd. p. 101-103, trad. p. 95-97.
55 Ibid., Kairouan, à la limite des deux mondes de l’Orient et de l’Occident.
56 Ibid.
57 Id., éd. p. 104-105, trad. p. 97-98.
58 Id., éd. p. 110-111, trad. p. 102.
59 Id., éd. p. 116, trad. p. 106.
60 Id., éd. p. 113-115, trad. p. 103-105.
61 Ibid.
62 ibid.
63 Ibid.
64 Ibid.
65 Akhbār. éd. p. 109-110, trad. p. 104.
66 Id., éd. p. 116, trad. p. 106.
67 Chronique d’Ibn al-Qūtiya (= IQ), éd. p. 26-27, trad. p. 20-21.
68 Ibid.
69 IQ, éd. p. 31, trad. p. 24.
70 Ibid.
71 IQ, éd. p. 32-33, trad. p. 25-26.
72 IQ, éd. p. 112, trad. p. 95-96.
73 IQ, éd. p. 33-34, trad. p. 26.
74 Ibid.
75 IQ, éd. p. 34-35, trad. p. 26-27.
76 Ibid.
77 Ibid.
78 IQ, éd. p. 36, trad. p. 28.
79 IQ, éd. p. 41, trad. p. 32.
80 On la retrouve plus loin, à la fin du règne de Muhammad, IQ, éd. p. 95, trad. p. 81.
81 IQ, éd. p. 38-39, trad. p. 30.
82 Ibid.
83 C’est moi qui souligne.
84 IQ, éd. p. 19, trad. p. 14.
85 IQ, éd. p. 24, trad. p. 18-19.
86 Ibid.
87 Comme il est de coutume, au Xe siècle, que les émirs ou les califes le fassent au moment du départ de leurs troupes pour une expédition de jihād.
88 IQ, éd. p. 41, trad. p. 32.
89 IQ, respectivement, éd. p. 41 et 44, trad, p. 32 et 35.
90 IQ, éd. p. 42-43, trad. p. 33-34.
91 Ibid.
92 IQ, éd. p. 45, trad. p. 36.
93 IQ, éd. p. 51-52, trad. p. 41.
94 Limite fixée en cette même Égypte où le dernier calife omeyyade d’Orient, Marwān II. trouva la mort.
95 IQ, éd. p. 49-50, trad. p. 39.
96 C’est pour cette raison qu’al-Hakam le désigna : voir IQ, éd. p. 46, trad. p. 36-37.
97 IQ, éd. p. 47, trad. p. 37, le fossé — c’est ici hufra — lie le personnage de ‘Amrūs à celui de Mūsā : tous deux sont conquérants, tous deux sont clients, tous deux servent le projet d’une royauté ibérique. Les deux chroniques s’enchevêtrent ici de manière presqu’inextricable.
98 IQ, éd. p. 68, trad. p. 53-54.
99 IQ, éd. p. 60-61, trad. p. 47-48.
100 Ce que confirme l’anecdote de la toque (ghaffāra) d’Iraq que l’émir troque contre son vieux bonnet (Ibid). Notons le radical ghfr, celui du pardon, repris un peu plus loin par la racine hlm (générosité calculée du prince) à propos d’une pollution nocturne de‘Abd al-Rahmān II (ihtilām). Pardon et générosité sont les attributs d’un souverain. ‘Abd al-Rahmān n’a rien à envier à Ma’mūn l’Abbasside.
101 IQ, éd. p. 63-65, trad. p. 50-52.
102 Ibid.
103 Ibid.
104 Ibid.
105 IQ, éd. p. 69-70, trad. p. 55-56.
106 IQ, éd. p. 77-78, trad. p. 62-63.
107 IQ, éd. p. 80-81, trad. p. 65-66.
108 Ibid. « Tu veux donc dévoiler l’interdit ? », lance un eunuque complice ; « C’est queje ne sais pas ce qu’est (ou « qui est ») l’interdit » (lastu adrī mā al-hurūm), répond le portier intègre. « Je ne sais pas qui est cette femme » ou « Je ne sais pas qui est prince » ?
109 IQ, éd. p. 98-100, trad. p. 83-85.
110 Ibid.
111 ibid.
112 Voir p. 86.
113 Victoire paradoxale en effet : l’émir reste enfermé dans son château. C’est son lieutenant qui porte à Guadalajara le coup fatal.
114 IQ, éd. p. 91-93, trad. p. 76-78.
115 Ibid.
116 La femme du commandant de la place reste en son pouvoir : il l’épouse. Une fois encore, la femme consacre le conquérant.
117 IQ, éd. p. 109, trad. p. 93.
118 IQ, éd. p. 103, trad. p. 87.
119 IQ, éd. p. 110, trad. p. 94.
120 Après la prière du soir et alors qu’ils s’apprêtent à manger. Au contraire d’Ibn Hafsūn, « affamé » de pouvoir et qui se promet de « les manger », ils jeûnent, signe d’abstinence pieuse et de fidélité à l’émir. (IQ, éd. p. 111, trad. p. 95.
121 IQ, éd. p. 112, trad. p. 96.
122 IQ, éd. p. 115-117, trad. p. 99-101.
123 Ibid.
124 ibid.
125 Edité par Christian Friedrich Seybold, Revista del Centro de Estudios históricos de Granada y de su reino, I, 1911, p. 160-180 et 237-248. Traduit par Luis Seco de Lucena, Ibn Hazm al-Andalusí, Libro del Naqt al-‘arūs, Grenade, 1941.
126 « Min gharā’ib al-asmā fi Banī Umayya », Id., p. 139-175.
127 Abu Sahl al-Iskandaranī, précisément.
128 M. A. Shaban, The ‘Abbāsid Révolution, Cambridge, 1970.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire
(xvie-xviie siècle)
Étienne Bourdeu
2016
Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
2008
Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot
2009
Le spectre du jacobinisme
L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
Jean-Baptiste Busaall
2012
Imperator Hispaniae
Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
Hélène Sirantoine
2013
Société minière et monde métis
Le centre-nord de la Nouvelle Espagne au xviiie siècle
Soizic Croguennec
2015