Remarques préliminaires
p. 9-16
Texte intégral
1Il sera si souvent question, dans les pages qui suivent, des Omeyyades et de l’Islam des premiers temps qu’il ne m’a pas semblé inutile de rappeler les faits les plus marquants de l’histoire de la dynastie, en Orient et en Espagne, jusqu’à sa disparition au XIe siècle. J’y ajouterai quelques mots sur les rois des taifas et l’arrivée des Almorávides en Espagne à partir de 1086. Le lecteur pourra toujours se reporter à ce résumé chronologique quand la clarté de l’exposé m’aura contraint, dans le cours du livre, à n’évoquer ces événements que par allusion.
2Les Omeyyades entrent dans l’histoire avec l’Islam. Au moment où le Prophète commence à prêcher, vers 610, leur clan domine la tribu des Quraysh, la plus puissante de La Mecque, à laquelle Muhammad lui-même appartient. Malgré cette parenté, les Omeyyades se montrent vite hostiles à la nouvelle religion. En 622, Muhammad, rebuté par leur scepticisme, quitte La Mecque pour Médine dont les tribus lui offrent à la fois l’asile et le gouvernement de leur communauté. Ceux des Mecquois qui le suivent dans cet « Exil » (Hégire) porteront le nom de Muhājirūn (« Exilés »), Les Médinois recevront celui d’Ansār (« Alliés »). À La Mecque, restée aux mains des Infidèles, le chef des Omeyyades, Abu Sūfyān, dirigera avec habileté les forces de la cité dans la guerre qui ne tardera pas à les opposer aux Musulmans. Vaincus à Badr, victorieux à Ohud, les Mecquois échouent en 627 devant Médine à la bataille du Fossé. Lorsque Muhammad rentre enfin victorieusement dans sa ville natale en 630, Abu Sufyān est parmi les derniers à confesser l’Islam, du bout des lèvres.
3Ces convertis tardifs, dont beaucoup soupçonneront toujours la sincérité, mèneront pourtant les Musulmans à la conquête du monde. C’est qu’ils restent, malgré leurs erreurs, les contribuïes du Prophète. À sa mort, en 632, ils appuient avec succès, contre les Ansār médinois, les droits de leurs compatriotes Muhājirūn à prendre la tête de la communauté musulmane. En pratique, le monopole de la tribu des Quraysh sur le Califat (« succession ») de l’Envoyé de Dieu est ainsi établi.
4Après Abū Bakr (632-634) et’Umar (634-644), le troisième calife est un Omeyyade, ‘Uthmān, qui avait choisi, à l’encontre des siens, de suivre Muhammad dans l’Hégire. Musulman irréprochable, il manifeste cependant ses préférences pour son clan, dont beaucoup des premiers Compagnons du Prophète, en particulier les Ansār, n’avaient pas oublié la longue hostilité à l’Islam. Ce parti de mécontents se regroupe déjà autour du cousin et gendre de Muhammad, ‘Alī. En 656, ‘Uthmān est assassiné à Médine, où il résidait comme tous les Califes depuis la mort du Prophète, par un groupe d’Arabes venus d’Égypte. Les Médinois ne l’ont pas défendu. Ce meurtre ouvre la première guerre civile de l’Islam. ‘Alī est élu calife dans la confusion. Il balaye, à la bataille du Chameau, l’opposition de la veuve du Prophète, ‘Aïsha, et de deux des plus vieux Compagnons, Talha et Zubayr, qui trouvent la mort dans la rencontre. Mais l’opposition des Omeyyades est plus tenace. Leur chef, Mu ‘āwiya, fils d’Abū Sufyān, gouverne la Syrie. Il refuse de reconnaître ‘Alī tant que les meurtriers de ‘Uthmān, son parent, n’auront pas été châtiés. La bataille que se livrent les deux hommes à Siffīn (657) est indécise. On choisit de s’en remettre à l’avis de deux juges, désignés par chacune des parties. Habilement négocié par ‘Amr b. al-‘Ās, choisi par les Omeyyades, l’arbitrage donne raison à Mu‘āwiya. Furieux de la faiblesse de ‘Ali, les plus fervents de ses partisans se détachent de sa cause : on les nommera kharijites, « ceux qui sont sortis » du camp alide. Le Calife doit les écraser à Nahrawan. Mais, lorsqu’un de ces zélotes l’assassine, c’est Mu‘āwiya qui recueille le fruit mûr du pouvoir et fonde la première dynastie califale dans sa capitale syrienne de Damas (660).
5Les Omeyyades domineront l’Islam jusqu’en 750. Non sans mal. La haine des Kharijites, qui nient les privilèges des Quraysh sur le Califat, ne leur sera jamais épargnée. À l’inverse les Shiites, partisans de ‘Alī et de la descendance directe du Prophète, n’admettent pas que la première place ne soit pas réservée à la Famille de l’Envoyé de Dieu. Entre ces deux partis, les Califes de Damas s’efforcent de rassembler celui de la majorité, de l’« orthodoxie » sunnite. Après le règne réparateur de Mu‘àwiya (660-680), la crise rebondit avec plus de violence sous celui de son fils Yazld, dont l’indifférence aux prescriptions coraniques passe pour avérée. Médine s’insurge. Le neveu et ancien secrétaire de ‘Uthmān, Marwān, vient à bout de la révolte à la bataille d’al-Harra. De la ville du Prophète, complice à ses yeux du meurtre du calife son oncle, vieux de vingt-sept ans, il tire une vengeance qui fera date. Cependant, al-Husayn, fils de ‘Alī et petit-fils du Prophète, tente de soulever l’Iraq. Il est tué à Karbala par les troupes omeyyades. L’émotion suscitée par ce meurtre, transfiguré en martyre sacré par la tradition shiite, arrache la province à l’autorité omeyyade (683). En même temps, Ibn al-Zubayr, le fils de la victime du Chameau, se proclame calife à La Mecque. Tout paraît perdu quand le gouverneur de Damas se rallie à sa cause. Pourtant Marwān, devenu chef de la maison omeyyade, réussit à jouer des vieilles rivalités des Arabes du nord (Qaysites) et du sud (Yéménites), gagne les derniers à ses intérêts et écrase le gouverneur rebelle à Marj Rahīt, aux portes de la capitale syrienne (684). C’est à son fils ‘Abd al-Malik (685-705) qu’il appartiendra de réduire la dissidence d’Ibn al-Zubayr, tué dans le siège sacrilège de La Mecque (692). Le fidèle lieutenant du calife, al-Hajjāj, saura noyer dans le sang l’agitation de l’Iraq.
6Les guerres civiles, la seconde surtout, auront retardé l’expansion musulmane. À l’ouest, ‘Uqba b. Nāfi‘ a conquis l’actuelle Tunisie — que les Arabes de ce temps nomment Ifriqiya, par transposition du latin « Africa »— et fondé Kairouan. Mais il est vaincu et tué par les Berbères en 683. Il faut attendre la fin du siècle pour que Mūsā b. Nusayr achève la pacification interrompue de l’Afrique du Nord, puis débarque en Espagne. Le pouvoir du roi wisigoth Rodrigue, qui vient de s’emparer du trône aux dépens de la lignée de son prédécesseur Witiza, y est mal établi. L’Espagne est gagnée en une seule bataille, celle du Guadalete, près de la pointe méridionale de la péninsule (711). On ne retrouvera jamais le corps de Rodrigue. En quelques années, le pays est occupé jusqu’à Narbonne (711-721), malgré les premières résistances qui se manifestent dans les Asturies.
7Deux forces vont briser l’élan musulman en Occident. D’abord la réaction franque : après Poitiers (732), Pépin le Bref réoccupe Narbonne (752). Charlemagne passe les Pyrénées, échoue devant Saragosse (778), mais reprend Pampelune, Gérone et Barcelone (801). L’offensive carolingienne est favorisée par l’instabilité de l’Afrique du Nord. Épousant la cause kharijite, les Berbères récemment convertis à l’Islam se soulèvent en 739 contre la domination orientale et s’emparent de la principale place-forte arabe de l’ouest du Maghreb, Tanger, dont la population est totalement exterminée. L’armée que Damas envoie réprimer l’insurrection est taillée en pièces. L’Orient conservera l’Ifriqiya, mais le Maghreb central et extrême (le Maroc et la plus grande partie de l’Algérie d’aujourd’hui), lui échappent à jamais.
8Coupés de la Syrie, les Arabes d’Espagne sont eux aussi menacés par la révolte des Berbères, nombreux dans la péninsule depuis la conquête à laquelle ils ont largement contribué. Par chance, un corps d’une dizaine de milliers de Syriens échappés, au désastre de l’armée orientale, trouve refuge en al-Andalus. Les Berbères sont vaincus. L’Espagne restera arabe. Les descendants de ces sauveurs syriens, regroupés dans le jund —l’armée de conscription, par opposition aux mercenaires— resteront les fidèles défenseurs du pouvoir omeyyade jusqu’au XIe siècle.
9L’étendue de ces troubles, encore aggravés, si on en croit les chroniques, par la famine et la peste, contraignent les Musulmans à évacuer le nord de l’Espagne jusqu’au Duero (Douro), qui marquera pour trois siècles, dans leur esprit, la limite extrême, et rarement atteinte, de leur territoire.
10Le mouvement kharijite en Berbérie n’est qu’un aspect de l’agitation, en ce milieu du VIIIe siècle, des peuples non-arabes que les conquêtes avaient amenés à l’Islam. Les études de M. A. Shaban1 ont rendu le premier rôle aux Arabes dans la chute du Califat de Damas. Mais la tradition médiévale y voyait surtout l’œuvre des nouveaux convertis, ceux que l’époque désignait sous le nom de « clients » (mawlā, plur. mawālī) du peuple du Prophète. Parmi eux, les Persans étaient les plus influents. L’orgueil arabe des Omeyyades les excluait de l’égalité promise à tous les croyants. Ils lièrent leur sort aux prétentions déjà anciennes de la Famille de Muhammad. En 746, l’Iran oriental se soulève en faveur des descendants de l’oncle du Prophète, al-‘Abbās. Rapidement le mouvement s’étend vers l’ouest. Le dernier calife omeyyade, Marwān II est vaincu, poursuivi jusqu’en Égypte où il est tué (750). La nouvelle dynastie abbasside quitte la Syrie pour l’Iraq, qui lui a marqué sa préférence. Elle y fonde Bagdad en 762.
11Pour les Omeyyades, c’est le temps du malheur. Toutes les haines qu’ils ont longtemps accumulées sur leurs têtes se libèrent. Les restes de leurs ancêtres sont jetés aux chiens, les vivants amputés, assommés, décapités. C’est par miracle qu’un des leurs, ‘Abd al-Rahmān, réussit à prendre pied en Espagne où la fidélité du jund syrien lui assure rapidement la victoire sur ceux qui tentaient de s’opposer à lui (756). La Berbérie dissidente le protège paradoxalement de la vindicte des Abbassides. Une fois contenue la poussée franque au nord et réprimées les innombrables révoltes qui émaillent son règne, il laissera à sa mort (788) un royaume qui couvre les deux tiers au moins de la péninsule Ibérique, d’Algésiras à Huesca et de Coïmbre à Tortose. C’est lui, aussi, qui en fixe la capitale à Cordoue. Mais ‘Abd al-Rahmān l’« Immigré » (al-Dākhil) ne reprend pas le titre de calife que les siens avaient porté en Orient. Il l’abandonne aux Abbassides victorieux. Lui se contentera de celui d’émir (roi, prince) d’al-Andalus, sans toutefois reconnaître l’autorité du souverain de Bagdad. L’Espagne est ainsi la première des provinces détachées de l’Empire musulman, avec la Berbérie occidentale.
12Six émirs succèdent au premier ‘Abd al-Rahmān : Hishām (788-796), al-Hakam Ier (796-822), ‘Abd al-Rahmān II (822-852), Muhammad (852-888), al-Mundhir (888) et ‘Abd Allāh (888-913). C’est sous le règne de Muhammad que commence la fitna (crise, troubles) la plus grave que devra affronter le pouvoir. Elle met aux prises, une fois de plus, les Omeyyades et la réaction indigène. Dès le milieu du IXe siècle, la communauté des Mozarabes, sujets chrétiens de l’émirat, est agitée par le sacrifice volontaire de moines et de jeunes filles qui feignent de se convertir à l’Islam pour apostasier publiquement et recevoir, aux termes inexorables de la Loi musulmane, la mort des martyrs. Les relations se tendent entre Chrétiens et Musulmans. Les départs de Mozarabes vers les royaumes chrétiens du nord, qu’ils contribuent à repeupler et à renforcer, se multiplient, semble-t-il. Dans le dernier quart du siècle, ce sont leurs frères muwallad-s, indigènes convertis à l’Islam, qui passent à la dissidence. L’un d’eux, Marwān al-Jilliqī (« le Galicien ») enlève à l’autorité de Cordoue tout l’Ouest d’al-Andalus, depuis Badajoz sa capitale jusqu’aux confins des territoires chrétiens. Mais le plus fameux de ces rebelles reste ‘Umar b. Hafsūn. D’abord retranché à Bobastro, dans la sierra de Rayyo (Málaga), à proximité des centres vitaux de l’émirat, il y repousse les assauts des troupes cordouanes. L’émir al-Mundhir meurt devant sa forteresse (888). La décomposition du pouvoir sous le règne de son successeur ‘Abd Allāh permet à Ibn Hafsūn d’étendre son emprise sur Grenade, Jaén, Murcie. Ses succès raniment d’autres ambitions. Saragosse et la vallée de l’Èbre, Tolède et les régions centrales de la péninsule, Séville même, cessent d’obéir et de payer tribut au souverain impuissant. À deux reprises au moins dans les premières années du Xe siècle, Ibn Hafsun menace Cordoue, dernier bastion omeyyade. Enfin vaincu, il n’en mourra pas moins rebelle dans sa citadelle de Bobastro (917). Rebelle et peut-être chrétien, puisqu’il serait revenu, avec nombre de ses partisans, à la religion de ses pères.
13Lorsque commence le plus long règne de l’histoire omeyyade, celui du huitième émir ‘Abd al-Rahmān III (913-961), la crise s’apaise déjà : Séville et les grandes familles arabes de l’Andalousie occidentale, un temps alliées des Muwallad-s, sont revenues à la raison. Le jund reste solide. L’étoile d’Ibn Hafsun pâlit. Il faudra pourtant quinze ans d’opérations militaires ininterrompues pour obtenir la capitulation de Bobastro et la soumission des fils du rebelle (927). Brisée par l’épreuve, la communauté muwallad disparaît de l’histoire. Au cours du Xe siècle, la conscience d’une entité musulmane indigène semble faiblir au profit d’une conscience « andalouse », c’est-à-dire, pour l’essentiel, arabe. Quand, au XIe siècle, les factions ethniques ressurgiront, aucune ne se réclamera de la descendance des convertis.
14Encore quelques années, et Tolède, Saragosse seront ramenées sous le joug. Peut-être l’Omeyyade avait-il l’intention de pousser plus avant. L’écrasante défaite qu’il subit des mains des Léonais au fossé de Simancas (939) lui montrera la force nouvelle des royaumes chrétiens et découragera pour des décennies toute entreprise d’envergure vers le nord.
15L’essentiel est ailleurs, il est vrai. En 929, ‘Abd al-Rahmān III a décidé en effet de reprendre le titre de calife délaissé par les siens depuis le désastre de 750. C’est qu’en Orient, la décomposition du califat de Bagdad, engagée dès le milieu du siècle précédent, s’accélère. Les unes après les autres, les provinces lointaines de l’empire, Ifriqiya, Khurāsān (Iran oriental), Égypte, ont conquis leur indépendance de fait. Dans la capitale, les milices turques font et défont les souverains. En 945, les émirs persans Bouyides vont s’emparer de la ville et mettre sous tutelle les Abbassides. Surtout le parti shiite prend une vigueur nouvelle. En 909, ses agents, qui ont gagné à leur cause les Berbères Kutāma de l’actuelle Kabylie, s’emparent de l’Ifriqiya et y proclament leur prétendant calife. Cette nouvelle dynastie fatimide —du nom de Fatima, fille du Prophète et femme de ‘Alī dont ces souverains disaient descendre— se heurte violemment aux intérêts omeyyades dans l’ouest du Maghreb. Mais elle vise d’abord l’Orient que la détresse des Abbassides met à sa portée, et où ses progrès seront spectaculaires à la fin du siècle : l’Égypte est occupée en 970, puis les Lieux Saints de l’Arabie et une partie de la Syrie. Le Caire, la nouvelle capitale fatimide, supplantera bientôt Bagdad moribonde. Plus que ses propres succès, c’est probablement la force grandissante du shiisme qui a conduit ‘Abd al-Rahmān III à rappeler les droits des Omeyyades au Califat. En renouant le fil d’une histoire rompue à Damas en 750, il s’efforce d’affirmer la continuité vivante de l’orthodoxie sunnite dont le déclin des Abbassides ne permet plus d’espérer qu’ils en assurent la défense.
16‘Abd al-Rahmān III, qui a pris pour nom « califien » al-Nāsir (« le Victorieux ») et son fils al-Hakam II al-Mustansir (961-976) vont porter la dynastie à son apogée. Le départ des Califes fatimides pour l’Égypte (970) fait tomber la pression qu’ils exerçaient sur l’ouest de l’Afrique du Nord où les Andalous s’assurent une position dominante. Pour la première fois depuis longtemps, tout est calme dans les provinces de la péninsule. Les lettres et les sciences sont favorisées par le mécénat d’al-Hakam, prince héritier puis calife, qui se soucie de donner à Cordoue un éclat comparable à celui de la Bagdad des grands Abbassides du siècle précédent. La construction de la cité royale d’al-Zahrā, à l’ouest de la ville, manifeste désormais la majesté lointaine du trône.
17Après al-Hakam vient son fils Hishām II (976-1009, puis 1010-1013). Son règne sera insignifiant. Encore enfant, il est écarté de la réalité du pouvoir, après une brève guerre civile, par son chambellan (hājib), Muhammad b. Abī ‘Āmir al-Mansūr qui gouverne en maître absolu de 978 à sa mort en 1002. Les deux fils du dictateur, al-Muzaffar (1002-1008) et ‘Abd al-Rahmān, dit « Sanchuelo » (1008-1009) lui succéderont avec les mêmes prérogatives. Cette courte dynastie des Amirides accompagnera les Omeyyades dans leur chute.
18Les débuts de cette co-souveraineté sont pourtant prometteurs. Al-Mansūr élargit au Maroc la zone d’influence des maîtres de Cordoue. Son usurpation même, et le souci de la faire admettre ou pardonner, en font un inlassable combattant du jihād (guerre sainte). Chaque année, il porte la guerre en terre chrétienne, et y obtient d’étonnants triomphes. Barcelone, León (à deux reprises) et même Saint-Jacques-de-Compostelle en 997, sont ravagés par les armées musulmanes. Politique à double tranchant. Pour renforcer l’armée califale, mais aussi pour compenser le poids du jund syrien dont il craint le légitimisme omeyyade, al-Mansūr s’appuie sur des mercenaires, « esclavons » d’origine européenne, mais surtout Berbères recrutés par clans entiers. Entre Andalous et Maghrébins, les heurts se multiplient. En 1009, le second fils d’al-Mansūr, « Sanchuelo », devenu hājib, et qui passe pour favoriser les Africains au détriment des Arabes andalous, commet en outre l’erreur de se faire désigner par Hisham II comme son successeur au Califat. Aussitôt Cordoue se soulève au nom des Omeyyades. Sanchuelo est assassiné, les familles berbères massacrées. Mais ce sursaut andalou est brisé par la victoire en rase campagne des troupes maghrébines qui font subir à la capitale un siège de trois ans (1010-1013). La cité des califes en sort ruinée. Les dynasties berbères, puis de nouveau omeyyade s’y succèdent sans réussir à l’emporter tandis que l’anarchie gagne les provinces. La déposition, en 1031, du dernier Omeyyade par les Cordouans eux-mêmes jette une lumière cruelle sur une réalité longtemps niée : deux douzaines de principautés se partagent al-Andalus. Les Esclavons dominent la côte du Levant, de Tortose à Almería ; les Berbères se sont repliés sur l’Andalousie méditerranéenne (Málaga, Grenade) ; les Arabes andalous sont maîtres de l’Ouest. Séville, sous la domination des Abbadides, est leur place forte. Tolède et Saragosse ont parmi les premières repris leur liberté. On appellera taifas les groupes ethniques qui se partagent l’empire disloqué avant de donner ce nom aux royaumes issus du démembrement.
19La crise andalouse présageait les bouleversements de l’Orient. En Ifriqiya, les Berbères Zirides, cousins des rois de la taifa de Grenade, dont les Fatimides avaient fait leurs lieutenants dans la province depuis leur départ pour l’Égypte, répudient au milieu du XIe siècle à la fois l’autorité du Caire et le shiisme. Pour le camp alide, le déclin s’amorce. À Bagdad, à la même époque, les Turcs Seldjoukides, farouchement sunnites, remplacent les Persans Bouyides comme protecteurs des Abbassides. Berbères à l’Ouest, Turcs à l’Est, partout des peuples à demi-barbares semblent menacer ce qui reste de la préséance des Arabes en Islam : sinon la réalité du pouvoir, que les Persans partageaient depuis longtemps déjà, du moins l’autorité de droit, dont le Califat, prérogative des Quraysh, restait le garant nécessaire. On retrouvera dans les textes andalous du XIe siècle, chez Ibn Hazm, ‘Udhrī et Ibn ‘Abdūn, l’écho de cette inquiétude.
20Aux incertitudes de l’Orient, al-Andalus ajoutait celles d’une frontière de l’Islam. Le péril berbère se conjuguait à la menace chrétienne pour refermer l’étau. Bousculés, ravagés par les campagnes d’al-Mansūr, les royaumes du Nord tirent déjà des profits substantiels de leurs interventions dans les luttes civiles musulmanes. Ferdinand Ier, roi de León (1035-1065) impose aux taifas voisines des tributs réguliers. La véritable Reconquête commence dans le troisième tiers du siècle. En 1064, une « croisade » franco-aragonaise enlève Barbastro, une des places fortes qui assure la défense de Saragosse. Abandonnée par les Francs, la ville sera reprise l’année suivante. L’avance des Léonais est moins spectaculaire, mais plus durable. En 1065 Ferdinand s’empare définitivement de Coïmbre et chasse tous les Musulmans —sans doute peu nombreux— qui s’étaient établis entre le Douro et le Mondego. Son fils Alphonse VI accentue son avantage. Coria, au sud de la sierra centrale qui marquait pour les Andalous la limite des terres indiscutablement musulmanes, tombe en 1077. En 1085, c’est le tour de Tolède, capitale d’un des plus importants royaumes andalous. Le Léonais ne cache plus son ambition : rassembler toute la péninsule sous son sceptre. Al-Qādir, l’ancien roi de Tolède devenu son protégé, est imposé par les milices chrétiennes du Cid à Valence. Saragosse, ainsi coupée du reste du domaine musulman, est à sa merci. Séville, Grenade, Badajoz sont pressurées de tributs. Affolés, les princes andalous n’ont d’autre recours que les Berbères. Une dynastie née des confins du désert, les Almoravides, vient d’unir, pour la première fois, l’ensemble du Maroc sous son autorité. À l’appel d’al-Mu‘tamid, roi de Séville, l’émir almoravide Yūsuf b. Tāshfin quitte sa nouvelle capitale de Marrakech, passe le détroit et brise l’élan des Chrétiens à la bataille de Zallāqa (Sagrajas) en 1086. Mais pour prix du salut qu’il apporte à l’Islam d’Espagne, il exige d’en être le maître. Entre 1090 et 1092, les rois des taifas sont déposés, non sans résistance, par les troupes africaines. Almería, Grenade, Séville, Cordoue, Badajoz, puis Valence reprise après la mort du Cid, en 1101, sont réduites au rang de chefs-lieux des provinces de l’empire marocain.
21La suite, dirait ‘Abd Allāh b. Zīrī qui subit ces événements, est une autre histoire qui sort de notre propos. Voilà les faits tels que les rapporte la tradition médiévale. Il nous appartient maintenant, non de leur donner sens, mais de retrouver le sens que leur donnaient ceux qui les ont vécus et consignés.
22Cet avant-propos n’a pas seulement pour but en effet de faciliter la tâche du lecteur. Ne nous laissons pas prendre aux conventions de notre historiographie habituée, depuis le XIXe siècle surtout, à identifier strictement une histoire à un territoire. Les auteurs arabes du Moyen Âge que j’analyse ne raisonnaient pas pour l’essentiel ainsi. Leurs catégories historiques, on le constatera d’abondance, sont généalogiques plus que territoriales. Mon livre, qui s’appuie sur leurs textes, les suit dans cette démarche. Il entend retracer l’histoire d’une famille, les Omeyyades, dans leur séjour andalou, plus que celle d’un pays où beaucoup pourtant, parmi ceux qui écrivent, resteront après leur chute obstinément fidèles à leurs conceptions. C’est pourquoi j’ai jugé nécessaire de résumer le passé oriental de la dynastie. Et ce passé, je veux le voir tel que les Omeyyades le virent eux-mêmes. Au contraire du travail de P. Guichard, qui s’efforce de dresser, à travers une coupe de la société andalouse, le bilan de son « orientalité », ce livre n’a pour projet que de rendre au jour un « discours », un « imaginaire » —celui des Omeyyades— au sens où Georges Duby parle de l’« imaginaire » féodal. Entendons que cet imaginaire n’est pas coupé d’une réalité qui lui serait étrangère, qu’il tend sans aucun doute à la modeler, à la ramener aux idéaux qu’il propose. Y réussit-il ? Cet impact de la vision omeyyade sur la société andalouse n’appartient pas à mon propos. Mon but est de montrer la genèse de l’idéologie andalouse, c’est-à-dire celle de ses souverains. Cette idéologie fut-elle partagée par tout un peuple ? Se borna-t-elle à des milieux très étroits, la Cour, les « intellectuels » ou simplement une fraction du monde savant ? Et à quelles époques ? Sur ces délicats équilibres des rapports de l’imaginaire et des résistances qu’il fustige ou qu’il tait, je ne trancherai pas. Les sources trop partielles et trop partiales que j’étudie ne m’y incitent guère. Je renonce à leur poser des questions qu’elles me semblent éluder. Je vais leur laisser libre cours et me mettre à leur écoute.
Notes de bas de page
1 M. A. Shaban, The'Abbasid Révolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1970.
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