Avant-propos
p. V-VIII
Texte intégral
1Bien qu’accueilli dans la collection Essais de la Casa de Velázquez, ce livre se présente moins comme un essai que comme un récit. Une étude fondée sur un copieux dossier d’archives peut-elle répondre au programme éditorial et intellectuel d’une série qui demande aux chercheurs de prendre de la hauteur par rapport à leurs pratiques de l’enquête ? Le pacte de lecture qui est ici proposé consiste à exposer une interprétation générique de ce que furent les sociétés européennes d’Ancien Régime à partir de la narration d’un cas. Le récit d’une situation singulière a pour ambition de donner à voir, par l’exemple, le fonctionnement sociopolitique des monarchies de l’ancienne Europe.
2Quel que soit le point de vue que le lecteur voudra privilégier, l’enquête est conduite à partir d’une interprétation désormais connue, mais nullement consensuelle, de ce que furent les institutions politiques européennes et coloniales sous l’Ancien Régime des princes et des monarques. Cette vision peut être ici présentée en quelques propositions simples. D’abord, il n’est pas nécessaire de supposer l’existence d’un État souverain, par analogie avec les États nationaux contemporains, pour comprendre les relations politiques établies entre les différents corps qui formaient la société ancienne, ni entre les territoires qui reconnaissaient un même prince. De même, on ne peut pas recourir à l’opposition entre État et société civile pour rendre compte des rapports que les sujets ou les familles entretenaient avec l’institution princière, avec l’Église, avec les villes, avec les seigneuries, avec les magistratures. Ce choix permet de faire l’économie de rapprochements peu satisfaisants ou de lectures inutilement compliquées. Il évite d’analyser les sociétés politiques du passé avec les concepts d’une science politique qui est contemporaine de l’affirmation des régimes libéraux de notre temps. Car l’exportation des notions qui sont si familières qu’elles semblent universelles (État, souveraineté, nation) vers le passé fait accoucher de chimères. C’est le cas de la définition d’États non souverains ou non unitaires, qui loin de faciliter notre compréhension de ce que furent les institutions d’Ancien Régime ne fait que les obscurcir. La société portugaise des Açores que cette étude examine était composée d’un assemblage d’institutions et de corps — ou comme on disait aussi d’universités —, assez stable pour permettre aux familles et aux communautés de se projeter dans des avenirs calculables, mais pour autant jamais immobiles. Chaque corps et chaque institution, par eux-mêmes ou en coalition avec d’autres, négociaient leurs relations les uns avec les autres et chacun avec l’institution monarchique. L’autorité royale ne pouvait pas s’appuyer sur un système légal unifié qui serait l’émanation des gens du roi. L’ordre juridique qui s’imposait à tous, y compris au monarque, était un ensemble composite de règles et de procédures. Il était souple parce que ses sources étaient de nature très diverse (saintes écritures, droit romain revisité, droit canon, ordonnances royales, coutumes, jurisprudence de tous les niveaux de juridictions). Mais il était révéré en raison de la dignité de ses fondements, plus anciens et plus élevés que l’institution royale elle-même, et en raison du pouvoir social que les juristes, les fameux letrados du monde ibérique, avaient su acquérir au long des siècles. La doctrine de ce qu’on a appelé plus tard l’absolutisme accordait au roi la faculté de se placer au-dessus de ses propres ordonnances ou de celles de ses prédécesseurs et de les transgresser en tant que de besoin. Pour autant, le reste de l’ordre juridique, c’est-à-dire toutes les règles qui n’émanaient pas de la volonté royale, autrement dit la part la plus stable d’un système de préceptes et procédures, s’imposait à tous y compris au monarque. Ainsi le spectacle de la majesté royale, instrument efficace pour séduire et pour imposer une relation d’autorité, ne peut être tenu pour le reflet d’une souveraineté unitaire, au sens où nous l’entendons. Dans un tel système, les personnes, les collectivités et les territoires se définissaient eux-mêmes par des appartenances multiples et des fidélités croisées. Le jeu de la politique consistait d’abord à savoir négocier avec cette mosaïque d’appartenances afin d’établir, ne serait-ce qu’à l’échelle locale, des relations d’autorité et d’obéissance. Ce montage n’excluait pas le recours à la force, alors que la violence quotidienne se trouvait bien moins contenue dans ces sociétés que dans les nôtres. Tels sont les postulats simples sur lesquels se fonde l’enquête.
3On l’aura compris, cette étude ne saurait adopter le ton d’une monographie. Il ne s’agit pas de proposer un état des lieux de la société des Açores au cours des premières décennies du xviie siècle, ni même simplement de celle de Terceira, rendant compte de sa démographie, de son économie, de ses institutions séculières et religieuses et de quelques épisodes significatifs, comme les émeutes qui eurent lieu là comme ailleurs en Europe. Une telle ambition se trouverait frustrée par l’état des sources disponibles. Pour offrir un récit continu, il faudrait faire subir à un ensemble discontinu d’informations un lissage qui créerait l’illusion de linéarité, ou ce qui revient au même de maîtrise par l’historien du déroulé de cette histoire. C’est une autre direction que le lecteur est invité à emprunter, celle qui propose de comprendre les blocs disjoints des connaissances que livrent les correspondances de l’administration militaire dans le cadre de la vision de ce qu’étaient les monarchies d’Ancien Régime exposée plus haut. Une telle démarche renonce à la surimposition du discours de la monographie, tout en laissant aux auteurs des lettres citées et analysées une chance de dire au lecteur d’aujourd’hui quelque chose de l’expérience qu’ils vivaient alors. Dans toute la mesure du possible, le travail d’écriture essaie de retrouver l’argumentation, le style et peut-être la voix des hommes, des officiers pour la plupart, qui prirent la plume pour exposer leur situation et les phénomènes qui les préoccupaient à des magistrats installés à Madrid et à Lisbonne. C’est pourquoi, la plupart du temps, on a cherché à éviter de désosser les documents pour distribuer les informations qu’ils contenaient sur plusieurs chapitres ou paragraphes, en fonction des thématiques pertinentes. Un tel procédé est sans doute celui que les historiens adoptent le plus spontanément, au risque de dévitaliser le document pour n’en faire qu’un réservoir inerte de renseignements. Prendre au sérieux ces traces écrites, c’est aussi refuser de distinguer les institutions et les réglementations d’un côté, et le surgissement du conflit, du délit ou de l’accident de l’autre comme deux plans séparés de l’expérience sociale et politique. Tout au contraire, c’est faire le pari que l’événement non seulement s’inscrit dans un contexte institutionnel déjà établi mais aussi qu’il contribue à modifier son propre contexte. En d’autres termes, les actes des hommes et des femmes saisis par l’historien prennent sens si l’on construit le cadre hypothétique de leurs déterminations et si l’on admet tout autant que les actions étudiées peuvent faire bouger les normes sociales.
4Enfin, le respect de la documentation, telle qu’elle se présente, a pour effet d’accorder à peu près toute la place à la parole masculine, alors même qu’un ressort essentiel des processus sociaux à l’œuvre aura été le très grand nombre de mariages entre soldats du contingent castillan et femmes portugaises de l’archipel. La voix féminine, lorsqu’elle s’exprime à la première personne, le fait à travers la correspondance standardisée des veuves demandant à l’administration de Madrid le versement des pensions auxquelles elles estiment avoir droit. Bien que ces femmes aient signé ces lettres, de telles pièces relèvent du ventriloquisme lettré. Prétendre que l’on peut, dans les plis de cette source, entendre quelque chose de la voix des femmes impose une distorsion plus grave encore que l’acceptation résignée de l’impossibilité de saisir l’écho de leur parole.
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