Chapitre xvii
L’enlisement final. Inquisition et pureté de sang
p. 329-346
Texte intégral
1Le mythe de la pureté de sang constitue une originalité de la Péninsule Ibérique. Alors que les oppositions orthodoxe/hérétique ou croyant/infidèle structurent l’histoire de tous les pays d’Europe au moins jusqu’au début du XVIIIe siècle, il n’y a guère qu’en Espagne et au Portugal qu’on établisse une fracture, au sein même de l’Église romaine, entre catholiques de première et de seconde zone : d’un côté les vieux-chrétiens dont tous les ancêtres, autant qu’on le sache, étaient baptisés, de l’autre les nouveaux-chrétiens, dont on sait qu’un de leurs ascendants au moins s’est converti au christianisme. Au point que de grands savants sont partis de ce fait pour construire les synthèses les plus ambitieuses sur l’histoire de leur pays1.
2Il faut bien avouer qu’en ce domaine, l’indignation vertueuse, l’enflure rhétorique et la projection sur les documents de théories préconçues ont trop souvent tenu lieu de méthode. Aussi incroyable que cela paraisse, en dépit de quelques travaux remarquables mais partiels, nous ne disposons pas d’un ouvrage global, récent et acceptable sur le sujet2. Évidemment, l’Inquisition est évoquée par tous les auteurs. N’était-elle pas précisément chargée de faire le tri parmi les chrétiens ? N’était-ce pas elle qui désignait celui qu’il convenait de marginaliser ? Par son action même, n’a-t-elle pas créé ou au moins développé, certains disent imposé, un état d’esprit fait de méfiance à l’égard des nouveaux convertis ? Cela semble si évident qu’on s’est cru dispensé d’approfondir. Bien à tort. Car ce n’était pas entre vieux et nouveaux-chrétiens que le Saint-Office était chargé de faire le départ, mais entre orthodoxie et hétérodoxie, notions a priori bien différentes. Ou donc la première impression était fausse et la liaison qu’on croyait pouvoir établir, un faux-semblant. Ou il existe des relais encore cachés, qu’il convient de dévoiler.
3J’examinerai d’abord la question des incapacités légales qu’imposait au condamné et à sa descendance toute sentence le déclarant hérétique. J’envisagerai ensuite les voies de la marginalisation de fait, qui débordait le droit de toutes parts.
Entre pape et roi. L’infamie légale des hérétiques
4Le droit coule de trois sources : le pape, le roi et l’Inquisition. Dans la première moitié du XIIe siècle, une série de dispositions pontificales avait abouti à exclure des « offices publics » et des bénéfices ecclésiastiques, jusqu’à la seconde génération en ligne masculine et jusqu’à la première en ligne féminine, les descendants des hérétiques exécutés par l’Office, en personne ou en effigie3.
5En 1484, puis en 1488, l’Inquisition espagnole reprit ces dispositions. Elle y ajouta des interdictions somptuaires, telles que le port d’armes et de bijoux ou l’usage du cheval4.
6Dès la fin du XVe siècle, le souverain s’arrogea le droit de vendre des dispenses aux intéressés. En 1495, par exemple, il en concéda une, générale, aux « inhabilités » du district de l’Inquisition de Tolède, moyennant contribution au Trésor de près de sept millions de maravédis. Il étendit ensuite l’opération à toute la Castille : son bénéfice s’élevait, en 1499, à vingt millions de maravédis, somme appréciable. L’Office lui avait servi d’intermédiaire et de percepteur5.
7Ces « habilitations » royales restaient partielles... et douteuses. Car le roi n’avait en principe nul pouvoir de dispenser d’interdictions portées par le droit canon, les seules qui existassent à l’époque. Dans la pratique, et dans le recrutement des « officiers publics » séculiers, il pouvait refuser d’en tenir compte, mais elles gardaient juridiquement leur vigueur et fermaient, de fait, l’accès aux carrières ecclésiastiques. Une dispense romaine était plus avantageuse : elle réglait le problème à sa racine. La clientèle le savait...
8C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la pragmatique de 1501, loi séculière par laquelle les Rois Catholiques reprenaient à leur compte, en l’élargissant un peu, le contenu des dispositions du droit canon médiéval6 : il s’agissait d’empêcher la fuite vers Rome de la matière imposable. Désormais, les « inhabilités » pourraient bien obtenir une dispense pontificale : en Espagne, elle n’aurait qu’une portée limitée ; efficace du côté de l’Église, elle ne modifierait en rien leur position vis-à-vis des pouvoirs séculiers qui pourraient leur opposer un texte de droit royal, sur lequel l’Église n’avait aucune prise.
9Le souverain reprit alors la vente des « habilitations », en augmentant les prix. En 1512, il obtint ainsi plus de vingt millions de maravédis des seuls « inhabilités » d’Andalousie7. Rome refusait de reconnaître ces dispenses. Il fallut le sac de la ville éternelle par les troupes impériales pour que le pape, assiégé dans le Château Saint-Ange se résolût à les confirmer, en 1527. Confirmation dont la jouissance fut vendue aux intéressés par Mateo de Taxis, le Correo Mayor, sous licence royale8.
10La Curie, qui avait cédé sur un point de fait mais non sur le principe, continua à « habiliter » les espagnols qui en faisaient la demande, tout en se livrant à une véritable surenchère quant à l’ampleur des dispositions, pour rendre son produit plus attractif que celui de la concurrence : c’est bien en termes commerciaux qu’il convient de raisonner.
11Pour forcer la clientèle à s’adresser à lui, le roi avait chargé l’Inquisition, dès 1512, de réprimer les infractions à la pragmatique de 1501, même de la part d’individus munis d’une dispense pontificale, ce qui constitue un bel exemple d’utilisation politique de l’institution9. D’où une série de procès, intéressants pour l’Office du point de vue financier, car rapidement menés et débouchant systématiquement sur de grosses amendes10. D’où aussi de fortes tensions avec Rome et les représentants en Espagne de la curie, qui en vint à menacer, par exemple, d’excommunier les inquisiteurs de Tolède11. En outre, pour filtrer les milieux nouveaux-chrétiens et sélectionner les personnes susceptibles de se trouver en infraction, l’Office rédigea et tint à jour des « livres de généalogies », où il enregistrait le nom des descendants des individus qu’il avait condamnés. Nous verrons l’usage qu’il en fera en matière de pureté de sang12.
12Cette rivalité entre le pape et le roi ne fut jamais tranchée. Elle perdit de son acuité après 1560, quand disparut la génération des petits-enfants des victimes de la grande répression des judaïsants de la fin du XVe siècle.
13Les interdictions somptuaires frappant les descendants de condamnés, qui n’avaient source que dans le droit inquisitorial, restèrent sous la juridiction de l’inquisiteur général. Il en dispensait, moyennant une aide financière indirecte, au profit de l’Inquisition ou de toute autre œuvre pie, comme le rachat des captifs en terre d’islam.
L’Inquisition, héraut de la « limpieza » ?
Elle n’a pas créé le mythe
14Bien que naisse l’Inquisition, beaucoup en Castille rêvaient d’exclure les nouveaux-chrétiens des postes de pouvoir. Elle n’existait pas au milieu du XVe siècle, quand, à la suite des conversions massives qui se succédaient depuis 1391, le sentiment anti-juif, manifeste depuis au moins un siècle, glissa de la religion à la « race » et qu’on cessa de considérer le baptême comme la marque d’une totale intégration au monde chrétien. Elle n’existait pas lorsqu’en 1449, à Tolède, le gouverneur militaire de l’Alcazar détourna une révolte fiscale en mouvement anti-converso et qu’un intellectuel à sa solde rédigea la fameuse sentencia-estatuto qui prétendait réduire les judéo-convers à l’incapacité juridique, les privant même du pouvoir de témoigner en justice. Elle n’existait pas non plus lorsque, vers 1459, Alonso de Espina composa son Fortalitium fidei, où il attribuait les plus horribles turpitudes aux nouveaux-chrétiens, se refusant à pratiquer parmi eux d’autre distinction qu’entre ceux qui étaient publiquement juifs et ceux qui l’étaient en secret13. Elle n’existait pas enfin lorsqu’entre 1467 et 1473, la foule s’ameutait contre juifs et nouveaux convertis à Séville, à Burgos, à Jérez, à Jaen, ou en 1467, quand on les brûlait à Llerena en les accusant de judaïser, ni quand Henri IV prétendait les exclure des charges municipales à Tolède et à Ciudad Real. Au point que l’établissement du tribunal, loin d’apparaître comme un point de départ, est considéré maintenant comme le fruit de la conviction profondément enracinée dans les sphères du pouvoir du pourrissement de ce groupe, perverti par son ancienne religion, et comme un ultime effort pour le sauver en faisant, à l’intérieur de lui-même, le départ entre les assimilés et les autres14.
15L’Inquisition ne s’est pas non plus portée à la tête du mouvement pour imposer les statuts de pureté de sang. Ce n’est qu’à partir de 1572/1573 qu’elle exige cette dernière de ses officiers, ouvertement du moins. On la demandait aux familiers depuis 1513, mais nous avons vu que l’épreuve resta toute théorique jusqu’en 1566. Or, à cette date, comme l’a démontré depuis longtemps Albert Sicroff, il y avait beau temps que tout avait basculé et que les adversaires des statuts avaient perdu la partie15. En ce domaine, l’Office avance grossièrement au même rythme que les ordres militaires. Nombre d’institutions religieuses et civiles les avaient précédés sur cette voie16.
16Vers 1570 en effet, l’information de pureté de sang n’avait plus rien d’exceptionnel et constituait déjà un acte courant de la vie dans certains milieux. En 1573, l’inquisiteur Matos de Noroña, en visite à Daimiel, demanda aux notaires de la ville la liste des enquêtes qui avaient eu lieu en leur présence. Leurs réponses ne furent que partielles, parce qu’ils n’eurent pas eu le temps, ni peut-être le désir, de fouiller complètement leurs archives ; parce que de nombreux dossiers avaient été remis aux prétendants sans laisser de trace chez le tabellion ; parce que certains organismes, enfin, confiaient la tâche à un commissaire qu’ils désignaient eux-mêmes et qui n’était pas nécessairement le notaire de l’endroit. Ils nommèrent cependant quarante-sept personnes, pour, au plus, une dizaine d’années : dix-neuf informations pour passer aux Indes, treize, pour subir l’examen de notaire, cinq « à toutes fins utiles », pour garder trace d’un fait qui pouvait un jour s’avérer précieux, deux afin de poursuivre des études universitaires, une pour devenir écrivain public et cinq dont on ne nous en indique pas la raison17.
Y a-t-elle cru ?
17Il semblerait, à voir son attitude face à l’accusé. Le même acte, commis par un vieux ou un nouveau-chrétien recevra deux interprétations radicalement différentes. Dans le premier cas il s’agira, par exemple, d’un blasphème, dans le second d’un indice de judaïsme ou de mahométisme. Ouvrons les manuscrits d’Isidoro de San Vicente, manuel de la pratique, écrit par un expert et quasiment officialisé par le Conseil. Au chapitre II, paragraphe 3, je lis :
Si les qualificateurs disent que les propositions qui font la matière du procès sont de Luther, de Calvin, de Mahomet, ou judaïques, et si la personne de l’accusé est suspecte, bien qu’il n’y ait qu’un témoin, même complice, [...] prison secrète et séquestre des biens18.
18Qu’est-ce qui peut donner naissance à la suspicion ? Réponse au paragraphe 13 :
S’il y a des témoins contre l’accusé qui lui attribuent des propositions diverses et s’il appartient à une nation où de telles erreurs ont cours [...]19.
19Ou encore, chapitre III, en introduction :
Quand les témoins affirment que l’accusé s’est livré à des cérémonies de la loi de Moïse ou de toute autre secte, s’il est suspect pour venir de partie où fleurissent les hérétiques d’une quelconque loi ou secte [...]20.
20En revanche, quelle mansuétude à l’égard du vieux-chrétien, surtout s’il s’agit d’un paysan ignorant :
Si la personne est accusée par deux témoins de quelque proposition qualifiée d’hérétique, comme il arrive souvent chez les rustres, gens peu suspects [...]
21que la peine soit plus légère21. La « qualité de la personne » est une appréciation qui revient sans cesse dans les circonstances atténuantes ou aggravantes.
22On objectera que les inquisiteurs ne se préoccupent pas tant de « pureté de sang » que d’éducation, de culture, critères dont il semble impossible qu’ils fassent abstraction. C’est vrai, en un sens. À preuve, le système de classification très fin dont ils se servent. Loin d’opposer brutalement deux blocs, ils utilisent plus de vingt catégories. Les étrangers, par exemple, ne sont pas des vieux-chrétiens comme les autres ; il faut en outre distinguer selon leurs origines. Parmi les judéo-convers, on sépare bien les autochtones des Portugais... Avec les morisques, on atteint au raffinement : les « mudéjars », ou morisques déjà installés dans le district avant la conversion, sont différents des morisques de Valence, d’Aragon et, a fortiori, des Grenadins. Il n’est que de lire les relations de causes pour saisir l’importance pratique de ces nuances. Mieux, à l’intérieur du groupe des vieux-chrétiens espagnols, les degrés d’instruction et de culture provoquent des ruptures, qui rendent suspect ou innocent aussi sûrement que les différences de « race ». « Race » est d’ailleurs un mot que les manuscrits de San Vicente ne prononcent jamais.
23Dans le travail secret de l’Inquisition, la « race » en tant que telle, au sens d’hérédité biologique, n’est donc pas un critère vraiment discriminant : il vaudrait mieux parler d’appartenance culturelle effective. Jamais le tribunal n’a agi comme si l’hérésie pouvait se transmettre indéfiniment par le sang. Jamais, surtout, dans les affaires du moins qu’il m’a été donné d’étudier, elle n’a condamné sur la simple appartenance ethnico-religieuse. Les inquisiteurs étaient trop imbus de droit pour cela : ils savaient qu’il n’y avait là qu’une présomption, un indice capable, tout au plus, de renforcer une preuve ou une demi-preuve obtenue par ailleurs et strictement sans valeur en dehors d’elle22. Ils étaient conscients, enfin, de la possibilité, du caractère inéluctable de l’assimilation. Il n’en reste pas moins que la coïncidence globale de certaines « déviations » avec certaines « races » a rendu parfois la frontière ténue entre leur attitude et la pensée vulgaire, qui assimilait sans nuances les nouveaux-chrétiens aux juifs ou aux maures, les étrangers aux protestants.
24Il est des textes qui font croire qu’à certains moments le pas a été franchi. Reprenons cette allégation du fiscal de Tolède contre l’appel au pape formulé par Diego Sánchez de Villarreal, un formulaire officiel, utilisé des dizaines de fois dans les mêmes termes et diffusé par le Conseil. Il contient des passages qui ne dépareraient pas le plus féroce des discours antisémites :
... Parce qu’on a vu que beaucoup desdites personnes incapables, fils et petits-fils de condamnés pour hérésie, ayant charge de rendre la justice, ont condamné à des peines diverses et à mort de nombreux chrétiens purs [limpios], en dépit de leur innocence. Toutes leurs actions, en effet, tendent à leur faire du mal, à les molester, à répandre leur sang innocent et sans tache pour se venger. D’autres, chirurgiens, médecins, saigneurs, droguistes, ont fait mourir de nombreux malades chrétiens purs [limpios] en leur donnant comme remède des poisons, au rebours de ce qui convenait à leur santé, et de bien d’autres manières23.
25Le mot « converso » n’est pas prononcé. Le procureur s’en tient aux inhábiles qui font l’objet de sa protestation. Mais les arguments sont ceux que la polémique appliquait aux nouveaux-chrétiens en général, et aux juifs. Je ne crois pas cependant qu’il faille accorder à ces textes une importance excessive. L’allégation fiscale est un exercice de style très particulier, déroutant au premier abord, où il s’agit de présenter les choses de la manière la plus unilatérale possible, sans oublier aucun argument, même le plus douteux, du moment qu’il a une petite chance d’influencer la décision. Et comment s’imaginer que l’auteur croyait ce qu’il écrivait, puisque son but ultime était de vendre à ces individus si dangereux le droit d’exercer les métiers qui leur permettraient de passer aux actes ?
26Ma conclusion sera nuancée. Ce qu’opinait l’inquisiteur en tant que personne privée m’échappe. Dans son travail, en tout cas, il ne semble pas avoir été un fanatique de la pureté de sang. Ce qui l’intéressait, professionnellement, c’était l’hérésie, et force lui était de constater que le simple fait d’être vieux-chrétien ne suffisait pas à garantir la pureté de la foi. Il était avant tout un juriste, appliquant un droit conçu pour l’Europe entière, qui ignorait ce mythe ibérique. Cela influençait nécessairement sa vision des choses. En revanche, la coïncidence statistique entre certaines « races » et certains délits, le fait que l’institution à laquelle il appartenait ait été créé pour lutter contre l’attrait que la pensée hébraïque exerçait sur certains chrétiens, la continuité de cette politique, puisqu’en plein milieu du XVIIIe siècle le péril juif restait pour elle prioritaire, comme si des dangers plus pressants ne menaçaient pas alors la foi, ne pouvaient que le rapprocher de ceux qui voulaient réserver les postes de direction à des personnes de « sang pur ». Beaucoup d’ambiguïté, donc. Mais ce que les inquisiteurs pensaient vraiment a-t-il de l’importance face à l’image qu’ils donnaient ?
Elle l’a amplifié
27Je n’hésite pas à le dire, si la folie de la limpieza est devenue ce que l’on sait, c’est à l’Inquisition qu’elle le doit. Sans elle, il aurait été impossible d’habiller en terme de « races » la conscience que les espagnols avaient d’eux-mêmes. Sans elle, la pureté de sang, indéfectiblement liée à l’idée de l’orthodoxie religieuse, ne serait pas devenue l’un des fondements de l’identité hispanique, l’un des. traits dans lesquels tous communient, du roi au dernier des paysans, fiers de leur gloire de « vieux-chrétiens purs de toute tache de juif ou de maure ». L’enracinement si profond d’un trait culturel de cette importance pose finalement problème. Il serait inconcevable si, pendant près de deux siècle, le Saint-Office n’avait abreuvé le public d’histoires de faux chrétiens, juifs en réalité, qui se trouvaient être aussi nouveaux-chrétiens de juifs ; de faux chrétiens, en réalité protestants, étrangers pour la plupart ; de musulmans déguisés en chrétiens et presque tous morisques.
28Certes, les sentences lues en public ne précisent pas l’appartenance ethnique : seuls le nom et la mention du lieu d’origine peuvent guider l’auditeur. Le fait est que ce silence ne trompait personne. Comment, d’ailleurs, éviter l’assimilation ? Ainsi les judéo-convers. On pensait déjà, avant que ne soit créée l’Inquisition, que beaucoup judaïsaient. Qui donc ne comprenait pas, en entendant la condamnation d’un judaïsant, qu’il s’agissait d’un nouveau-chrétien ? Cela ne faisait que confirmer une idée préconçue et lui donner le poids de la chose jugée, l’aval d’une autorité impartiale, procédant selon des critères non pas idéologiques, mais légaux.
29Il est frappant de voir, lorsqu’on ouvre n’importe quel ouvrage qui traite de la controverse des statuts de pureté de sang, combien cet argument « inquisitorial » est utilisé par les tenants de la ségrégation. Il est placé en tête des justifications qu’avance le bref pontifical qui autorise la fermeture aux nouveaux-chrétiens de l’ordre hiéronymite en 1495. En 1530, le chapitre de la cathédrale de Cordoue, réclamant l’approbation de son statut, allègue qu’il existe en fait depuis plusieurs années et qu’il est si efficace que le Saint-Office a recours à ses membres pour recruter ses collaborateurs. Le cardinal Silíceo cherche-t-il à instaurer l’information préalable pour son chapitre métropolitain ? Le voici qui insiste lourdement sur la condamnation du père de l’un de ses adversaires par le Saint-Office. De là, par généralisations successives...24. Il n’est que de lire Sicroff par son index pour accumuler les exemples.
30A l’inverse, collaborer avec l’Office était un passeport de limpieza, une « savonnette à nouveaux-chrétiens » au même titre que la charge de Secrétaire du Roi était, en France, une « savonnette à vilains ». La Relation Topographique de Daimiel commente, en 1575, les armes d’une grande famille de l’endroit, les Oviedo :
Un portique à quatre piliers, et sur le portique une croix, un loup, un aigle et quatre hermines. Les quatres piliers sont les colonnes de la foi, sur champ azur, symbole du zèle qu’ils eurent pour elle ; la croix, la bannière sous laquelle ils sont sortis de l’obscurité ; l’aigle survolant le loup, le gardien de la foi chrétienne ; le loup, la secte païenne qu’il détruisit ; les hermines, symbole de la pureté [limpieza] qu’ils eurent de tout temps et gardèrent lorsqu’ils reconquirent l’Espagne des mains de la chiourme mauresque, car l’hermine meurt plutôt que de se souiller et que jamais les Oviedo n’ont rien mis au-dessus de leur foi et liberté. Ces armes leur furent données lorsque l’infant don Pelayo reconquit l’Espagne25.
31Qui étaient ces parangons d’orgueil vieux-chrétien ? Des judéo-convers dont l’origine était encore suffisament notoire vers 1540 pour qu’ils n’osent pas affirmer leur pureté de sang en présence d’un inquisiteur. Mais c’est grâce à leur aide que l’Office put démanteler la communauté morisque de Daimiel entre 1538 et 1545. Il y avait, à cette époque, quatre frères Oviedo —quatre piliers... Et c’est alors qu’ils acquirent leurs armes à la suite d’un procès d’hidalguía gagné contre la municipalité, des armes parlantes qui, plus qu’à leurs exploits sous la bannière de don Pelayo, font allusion à la manière dont ils ont conquis une virginité à laquelle ils n’avaient pas droit26.
32Non seulement l’Inquisition constitua un formidable amplificateur du mythe, mais son action même rendit possible, fixa les rythmes et les modalités de sa transcription pratique, l’information de pureté de sang, sans laquelle il n’aurait pu y avoir de fermeture pour aucun corps. Dans toutes les enquêtes que j’ai examinées, le point d’ancrage ultime, le moment le plus reculé auquel on puisse accrocher un fait précis, se situe à la fin du XVe siècle, à l’instant où l’Office procède aux grandes persécutions qui vont en quelque sorte constituer la population nouvelle-chrétienne, celle, du moins, qui servira de référence par la suite : c’est à partir des condamnations inquisitoriales qu’on décidera si telle famille est converse ou non. Il semble bien que les Oviedo aient échappé à la réconciliation ; dans ces conditions, le fait qu’ils portent le même nom que l’un des derniers grands-rabbins de la Manche importe peu. Mais que l’arrière-grand-mère de Lainez, le général des jésuites, ait été condamnée, et l’on saura bien, cent ans plus tard, retrouver cette preuve de ses origines. Il est remarquable que l’on ne commence à exiger des informations sérieuses que dans les années 1560/1570, au moment où les souvenirs directs de la grande persécution s’effacent et où il devient difficile aux témoins de rien affirmer de précis quant à la présence des ancêtres de tel ou tel parmi les condamnés d’alors27 où il devient possible aux nouveaux-chrétiens qui peuplent les oligarchies municipales de Nouvelle Castille de dissimuler leur ascendance. Sauf si un événement est venu, dans l’intervalle, réactiver la mémoire. L’existence d’un san-benito remarquable, par exemple ; ou des « incapacités » trop voyantes... Quatre-vingts ans après la conversion, seuls des descendants de condamnés, de condamnés à mort, couraient, dans la pratique, le risque d’une exclusion. Le souvenir des réconciliations quant à lui, s’était en grande partie effacé.
33L’Inquisition crée le nouveau-chrétien, c’est elle qui le marque, qui désigne, à l’intérieur de la catégorie biologique, le petit groupe qui va, dans la pratique, porter seul la macule, en subir toutes les conséquences et servir en quelque sorte de paratonnerre aux autres. On entrevoit dès lors comment l’assimilation se fit entre pureté de sang et orthodoxie ; pourquoi l’hérésie condamnée par le saint tribunal faisait perdre la limpieza au même titre que l’ascendance biologique. Comme le dit le statut de la cathédrale de Tolède : « Que tous les impétrants soient vieux-chrétiens, et qu’aucun ne descende de lignage de juif, de maure ni d’hérétique »28. La clause sera systématiquement reprise par tous les textes similaires postérieurs.
34L’Inquisition était ainsi placée au cœur symbolique du système. Elle disposait en outre d’un atout matériel unique pour jouer un rôle de premier plan : ses archives. Tout l’effort des candidats à l’information consistait à cantonner le problème au niveau de la mémoire et de la preuve orale. Contrairement aux apparences, c’est là qu’ils couraient le moins de risque. Personne n’était obligé de faire une information. On ne s’y lançait que lorsqu’on savait disposer du nombre de témoins favorables suffisant pour que les choses se passent bien. Ce qui comptait, en effet, ce n’était pas tant la limpieza effective que la preuve de pouvoir qu’on administrait en passant victorieusement l’épreuve29. Or l’Inquisition était la seule institution qui détînt un référent sûr, irréfragable, capable de jeter bas la prétention des plus puissants : les procès d’abord ; les généalogies ensuite, qui permettaient de faire le lien entre la fin du XVe siècle et l’époque actuelle et dont une remise à jour fut ordonnée dans les années 1570, au moment même où les informations se multipliaient et gagnaient en sérieux.
35Au vu de quoi on comprend le prestige de l’enquête inquisitoriale, en dépit de son relatif bon marché, du caractère massif et, du moins au début, peu élitiste de sa clientèle. On comprend pourquoi l’Office était courtisé par des organismes prestigieux qui enviaient le savoir généalogique qu’il avait accumulé et qu’il ne laissait filtrer que goutte à goutte. Il fit une grande faveur au chapitre de Tolède en l’autorisant à demander copie des documents qui touchaient à ses postulants ; le Conseil, d’ailleurs, recommanda de donner le moins de publicité possible à la circulaire qui l’annonçait30. Grande faveur également que de laisser la Chancellerie de Valladolid consulter, par l’intermédiaire de la Suprema, la généalogie déclarée par Diego de Buitrago en 1528, dans les parties où elle concernait Gaspar de los Ríos31. Les ordres militaires essayeront souvent, en vain, d’obtenir des renseignements de ce genre.
36L’Office était, en quelque sorte, un gardien de la mémoire collective. Il sut fort bien jouer de cette corde pour maintenir la valeur de son titre face à la concurrence des collèges majeurs et de l’habit des Ordres, en introduisant au début du XVIIe siècle les compulsas, consultation obligatoire des archives qui pouvait, à elle seule, faire échouer une candidature. Lui seul garantissait, en principe, une épreuve objective, par collation de preuves matérielles, indépendante du jeu des influences, du pouvoir et des subornations. Lui seul ancrait la certitude de la pureté sur le sol ferme d’une documentation écrite, quand les autres devaient se contenter des souvenirs labiles de la mémoire des hommes. C’était sa force.
37Le Saint-Office avait mis à la disposition du public une partie de ses dossiers sous forme de san-benito, j’ai dit comment. C’est un fait capital. Car l’habit d’infamie, exposé dans l’église, permet d’accrocher à un élément physique un savoir oral qui risquait, sans lui, de se perdre. Un premier exemple sera celui de Juan de Gálvez, vecino d’Ajofrín. Déclaration de Gabriel Castellano, peigneur, en 1529, dans un procès pour blasphème :
Juan de Gálvez est considéré comme vieux-chrétien. Encore que le père du témoin, qui s’appelle Diego Castellano, lui ait dit avoir entendu dire à Pascual García, grand-père dudit Juan de Gálvez, qui vint vivre à Ajofrin Gálvez, qu’il avait été juif32.
38Rien ne permet de réactiver cette information, purement familiale. Il n’y a pas de san-benito ; il ne semble pas y avoir eu de condamnation inquisitoriale. Un déplacement d’une trentaine de kilomètres, deux générations et le souvenir d’une ascendance douteuse est pratiquement effacé.
39Cas inverse, Marcos de Madrid. Laissons parler les témoins. Pedro Rengifo de Santo Domingo d’abord, domicilié à Madrid, soixante ans :
Il est public dans la ville que, lorsqu’on a installé dans ses églises paroissiales les san-benito qui venaient de Santo Domingo el Real [un monastère madrilène], on en mit quelques-uns dans l’église de San Salvador, paroisse du témoin. Sur le premier de la file était écrit : « Pedro de Villarreal, écuyer [...], hérétique condamné ». Bien des gens furent à les voir mettre en place. Quatre ou cinq jours plus tard, Diego Méndez, écrivain public de la ville, aujourd’hui décédé, dit au témoin : « Tu vois ce san-benito de Pedro de Villarreal ? Ce Villarreal-là était le père de Marcos de Madrid, d’Almagro, lequel quitta notre ville pour ne pas se voir couvert de honte là où on le connaissait. Il a gagné depuis vingt millions de maravédis en prenant à ferme les rentes du Maestrazgo de Calatrava et d’autres impôts ». Ce Marcos Madrid avait possédé ici, à en croire Diego Méndez, la maison qui appartint à la mère du licencié de la Cadena et qui est maintenant à don García Ramírez, dans la paroisse de San Salvador33.
40Autre témoignage, Diego de León, cinquante-cinq ans, de Madrid :
Un jour, il y a neuf ou dix ans, peu après qu’on eut réparti dans les paroisses les san-benito qu’il y a maintenant, le témoin se trouvait en l’église San Salvador en compagnie de Juan de León, son père. Ce dernier était très âgé, ayant alors plus de soixante-quinze ans. Il connaissait très bien les habitants de Madrid. C’était un homme vrai dans tout ce qu’il disait, très bon chrétien, craignant Dieu et discret. Le témoin lisait ce qui était écrit sur les san-benito de l’église. Il demanda à son père à qui appartenait le premier de la file, où était inscrit : « Pedro de Villarreal, écuyer [...], hérétique condamné ». Ledit Juan de León son père lui demanda pourquoi il posait cette question et le témoin lui répondit qu’il désirait savoir quels en étaient les descendants. Il lui dit alors que ce Pedro de Villarreal avait été et était le père de Marcos de Madrid, un homme qui était parti vivre à Almagro, qui avait été commerçant, fermier des impôts du Maestrazgo et était devenu très riche. Il n’y avait pas là d’autres témoins qui puissent l’entendre [...] Le témoin a entendu dire comme chose publique et notoire dans la ville, sans se souvenir par qui en particulier, que ce Pedro de Villarreal était le père de Marcos de Madrid34.
41Un san-benito, surtout s’il est déplacé, voilà la curiosité armée, une occasion toute trouvée d’interroger les vieux et de transmettre la connaissance généalogique qui permettra de classer les gens, d’éviter les alliances et les voisinages dangereux.
42Les san-benito sont donc les archives du pauvre. Le fait est exprimé d’une manière étonnamment claire par une cérémonie folklorique qui avait cours dans la première moitié du XVIIe siècle à Cogolludo (actuelle province de Guadalajara). Le lendemain de la Fête-Dieu, la confrérie du Saint-Sacrement organisait une procession animée par sept ou huit personnages grotesques, représentant des juifs, qui tournaient en ridicule les notabilités locales en dansant autour d’elles et en les appelant « cousins ». Classique rituel de dérision/inversion. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est le thème choisi, qui confirme l’enracinement de la préoccupation pour la limpieza, au moins dans le centre de l’Espagne. C’est aussi le fait que la danse commence sous les san-benito de l’église que les danseurs époussètent et examinent avant de désigner leurs victimes. Un prêtre qui essaya de supprimer cette partie de la fête faillit y perdre sa réputation de vieux-chrétien35.
43Adversaires et partisans des statuts étaient fort conscients de l’importance de l’habit d’infamie. Leurs écrits nous fournissent des témoignages intéressants à ce propos. Fray Agustín de Salucio, un adversaire, déclarait vers 1600 que l’un des grands arguments de leurs partisans était qu’ils rehaussaient le prestige du Saint-Office par la terreur qu’inspirait aux nouveaux-chrétiens le spectacle des san-benito de leur famille pendus dans l’église36. Je ne crois pas, cependant, malgré ces exemples, que ce soit pour se mettre au service de l’idéologie de la limpieza que l’Inquisition les ait exposés et dispersés dans les paroisses. La chronologie s’y oppose, la grande dispersion ayant eu lieu à une date où le Saint-Office ne s’occupait guère du problème. Il n’y aurait rien d’étonnant, en revanche, qu’elle soit liée à la question des incapacités. Cela ne changea rien, de toute façon, au résultat.
Elle en a profité
44Au XVIIe siècle et en Nouvelle Castille au moins, l’Inquisition est porteuse et garante d’un mythe qu’elle n’a pas créé, mais qu’elle a amplifié, en partie malgré elle, et qui n’aurait pu s’imposer sans son action. Elle est devenue le signe de ce qui est peut-être vécu comme la principale distinction symbolique à l’intérieur du corps social. Elle en tire un énorme bénéfice moral. Mais aussi matériel. Nous avons vu comment jusqu’en 1640 le nombre des demandes pour occuper les postes de « ministres » était resté important à Tolède. L’Office n’enquêtant que sur la pureté de sang de ses propres agents, on pourrait croire que le nombre des nominations correspondait à celui des informations qu’elle faisait. En fait, il faut défalquer les promotions internes (un notaire passant commissaire, par exemple), ajouter, surtout, les dossiers ouverts au nom des épouses et les affaires traitées pour le compte de candidats à d’autres inquisitions dont l’un des ascendants était né dans le district. Ces ajustements donnent un chiffre très supérieur à ce qu’on attendrait, bien qu’au fil du temps la tendance soit à la baisse.
45En principe, ni le tribunal, ni les officiers, ne gagnaient rien sur ces affaires. Au début, sauf en ce qui concerne les informations des futurs officiers ou les enquêtes « comme pour officier », qui ne constituaient qu’une minorité de cas, seuls les commissaires, les notaires de district, qui procédaient à l’enquête proprement dite, et l’État, qui prélevait des taxes, se partageaient les sommes versées par les prétendants. Dans la première moitié du XVIIe siècle, le tribunal en tant que tel continuait à ne rien percevoir, sauf un « droit du papier » qui ne concerna jamais que des sommes minimes et qui compensait à peine ses frais. Les secrétaires, en revanche, se virent attribuer une part plus considérable du pactole, sous forme de droits levés à chaque acte, à chaque certificat expédié38.
46Là n’était pas le plus important. Seules comptaient vraiment les possibilités d’enrichissement illicite qu’ouvrait l’absolue nécessité de conclure positivement où se trouvaient les prétendants, une fois commencées les opérations. Un secrétaire pouvait beaucoup. En principe, il ne décidait rien, sauf à donner un avis, quand on introduisit la pratique des compulsas. Mais il ne se privait pas de présenter à la signature des documents incomplets ; il oubliait certaines formalités, fermait les yeux sur les détails gênants. Il opérait ainsi des miracles : un père réussit à obtenir, en 1642, un titre de familier pour un enfant de six ans, à la suite d’une information « comme pour officier » qui lui coûta la bagatelle de deux mille six cent sept réaux, sans parler des pots-de-vin. L’inspecteur qui découvrit l’affaire six ans plus tard ne laissa pas de s’étonner. Il devait pourtant en avoir vu d’autres39.
47Les officiers, surtout, pouvaient ralentir la procédure au point de laisser croire que la candidature avait été rejetée, au péril de l’honneur du candidat. En 1618, la Suprema créa une commission d’enquête pour faire la lumière sur des bruits fâcheux qui couraient à propos des secrétaires de l’Inquisition de Tolède. Luis de Miranda Fernández lui narra son odyssée : un an et demi d’attente. Il est vrai que son affaire était complexe. Lui-même résidait à la Cour. Ses ancêtres étaient originaires de Salamanque, de Galice, de Valladolid. Il avait déposé cent cinquante-neuf réaux à Tolède en faisant acte de candidature ; il en avait envoyé six cent trente à Valladolid et aux différents commissaires qu’il avait occupés. Tout alla bien jusqu’au jour où le secrétaire Delgado lui écrivit de Tolède que son dossier était revenu, qu’il vienne le chercher et payer les droits. Le prétendant fit répondre qu’il ne pouvait se déplacer, qu’on lui expédiât les papiers, que le Conseil l’autorisait à effectuer depuis Madrid les dernières formalités et que les droits étaient largement couverts par le dépôt initial. L’autre d’insister : il fallait qu’on le vît personnellement. Dans sa lettre, un billet : sa femme, justement, voulait « une écritoire d’estrade en ébène, de celles qui sont à la mode maintenant. Lui rendrait-il le service de lui en envoyer une ? Car on n’en trouvait pas à Tolède. Il le rembourserait à la première occasion ». Miranda s’exécuta. Il fit même bonne mesure, la choisissant incrustée d’ivoire, historiée de la légende de sainte Anne. De remboursement, point, cela va sans dire, mais il s’y attendait. C’est la seconde demande qui le choqua. Ayant expédié l’ultime pièce manquante, un certificat de bonne vie et mœurs, il eut la surprise de trouver dans l’accusé de réception un feuillet d’une main anonyme qui l’avertissait que l’épouse de Monsieur le Secrétaire avait besoin d’une once de semence de perle, « de la plus grosse ». C’en était trop. Il amusa son correspondant de prétextes divers et le dénonça40.
48À partir de cette date, le problème de la corruption semble avoir obsédé le Conseil. À Tolède, toutes les inspections postérieures tournent autour de cette question. On en apprend de belles. Il est notoire en ville que n’importe qui peut devenir familier en y mettant le prix. On murmure que certains fonctionnaires, particulièrement retors, encouragent des personnes dont ils savent qu’il leur sera difficile de s’en tirer avec honneur, à se lancer dans l’aventure, pour mieux les plumer. Il devint rituel de les accuser de débuter pauvres pour se voir riches à millions en quelques années. La Suprema prit de multiples précautions pour empêcher leurs manigances, leur imposant de laisser les dossiers bien en évidence sur les bureaux, et non dans des tiroirs où personne ne pouvait vérifier ce qu’ils en faisaient, leur interdisant de manipuler de l’argent sous aucun prétexte. Eux tenaient tant à se partager le gâteau en parts égales, qu’ils établirent un roulement strict pour se répartir les dossiers dans l’ordre d’arrivée, tenant à jour pour cela un cahier qui a servi à élaborer ma statistique41. On comprend l’ardeur avec laquelle, pendant l’hiver 1655/1656, le tribunal tout entier se consacra aux affaires de pureté de sang, au point de n’effectuer strictement aucun acte de procédure dans les procès des dizaines de judaïsants qui croupissaient alors dans ses geôles : il eut beau s’excuser auprès de la Suprema sur le danger qu’il y avait pour la réputation des prétendants à laisser traîner leur information, la vérité est qu’un retard dans les causes de foi, s’il coûtait cher à l’Inquisition, n’affectait pas ses fonctionnaires, alors que la célérité des enquêtes de limpieza les enrichissait42.
49À ce niveau, nous n’avons plus affaire au tribunal de la foi, mais à une agence spécialisée dans la fourniture de certificats généalogiques. Qu’on ne voit pas là une boutade. On connaît la situation financière plus que délicate de l’Inquisition de Tolède après 1630, la stagnation des salaires, les retards de plus en plus fréquents qui affectent leur paiement. Je n’insisterai pas sur le poids des charges nouvelles, taxes, media anata, emprunts forcés et autres dons gratuits que le gouvernement imposait aux officiers. C’est grâce aux profits indirects qu’ils tiraient de leur fonction que ces derniers ont accepté de rester au service de l’Office. C’est grâce à ce que nous appelons de la corruption, mais que les contemporains considéraient plutôt, tant qu’on ne dépassait pas les bornes, comme une taxe additionnelle, que le tribunal a pu fonctionner jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; de plus en plus mal, d’ailleurs, car le nombre des informations déclinait sans cesse et ne semble pas avoir dépassé, au XVIIIe, douze ou quinze par an. Pendant soixante. ou soixante-dix ans, en fin de compte, l’argent de la limpieza a fait vivre l’Office, tout en l’obligeant à sacrifier les causes de foi, dont les affaires de pureté de sang retardaient l’expédition. C’est dire son importance.
Elle l’a défendu
50L’Inquisition a-t-elle réprimé la pratique des fausses informations ? J’ai déjà signalé les textes qui lui permirent, pendant une courte période, de 1570 aux années 1580, de poursuivre leurs auteurs, à condition qu’ils descendent de personnes condamnées par elle. Plus que la défense de la vérité en matière de pureté de sang, il s’agissait, je crois, de prolonger le filon qu’avaient représenté les affaires d’inhábiles en utilisant la manie à la mode43. Tolède fit une première tentative pour établir sa juridiction sur le délit en 1556, lors d’une visite de l’inquisiteur Diego Ramírez, à propos d’une affaire complexe, qui impliquait Francisco Rodríguez de Frías el Viejo, un regidor d’Ocaña, condamné finalement à quatre-vingts ducats d’amende et à une pénitence publique. Le notaire, les témoins qui s’étaient parjurés, durent aussi payer des sommes importantes. L’année d’après, Gonzalo de Frías, peut-être le fils du précédent, que l’on venait de laver d’une accusation de bigamie, dut verser cent ducats pour s’être faussement déclaré vieux-chrétien devant le tribunal44.
51Plus rien jusqu’en 1574. L’Office fit à ce moment-là un sérieux effort pour trouver des coupables, et c’est alors que l’on convoqua les notaires de Daimiel et d’Almagro. Le résultat fut appréciable, puisqu’on trouve une trentaine de cas jusqu’en 1587, une grosse cinquantaine en comptant les procès faits aux témoins. On relève une interruption curieuse entre 1575 et 1582, due peut-être à la force des résistances, manifestées par les appels —l’appel était chose rare en matière inquisitoriale— qu’interjetèrent plusieurs vecinos de Ciudad Real45 et par les mesures restrictives prises par le Conseil en 157846. Les affaires sont presque toujours traitées en visite, sous procédure allégée. Elles se terminent systématiquement par une amende, accompagnée souvent d’une pénitence publique et, parfois, d’une interdiction de séjour. Les peines financières tranchent par leur montant élevé47. Rien de bien important, finalement : une incursion de l’Office dans un domaine scabreux, où il risquait de s’attirer l’inimitié des élites de la région, dictée surtout par des considérations financières. Il n’en reste pas moins qu’elle souligne l’importance des années 1560/1590 dans la mise en place du système des enquêtes de pureté de sang.
52Il est notoire enfin que l’Inquisition tenta, par un édit de 1572, d’interdire toute controverse sur les statuts, ce qui revenait à favoriser leurs partisans, portés par la demande sociale. On sait aussi la vanité de cette prétention. Je n’ai rien trouvé qui me permette d’ajouter quoi que ce soit à nos connaissances sur ce point48.
53Au terme de ce parcours, je suis frappé par l’imbrication des considérations matérielles dans une action qu’on aurait pu imaginer toute entière guidée par l’idéologie. Je le suis aussi par la passivité de l’Office. Il reste neutre, finalement, tout en profitant d’une évolution qui rehaussait son prestige et lui fournissait des possibilités de gain. Sa tentative d’imposer silence à la controverse, même s’il s’avère qu’elle a été suggérée par le pouvoir politique, résume bien son attitude : tout se passe comme si le débat créait un malaise, peut-être parce que la notion de pureté de sang était bien difficile à justifier d’un point de vue théologique ; comme s’il s’agissait d’une source impure, à laquelle il était impossible d’empêcher les gens de boire, dont on pouvait soi-même tirer bénéfice, mais en silence, presque honteusement.
54Je remarque enfin que, malgré tout, le tribunal a joué un rôle capital dans le développement du mythe. En Nouvelle Castille au moins, il est devenu son garant, dans la seconde moitié du XVIe siècle et la première du XVIIe, la source d’information privilégiée d’un système qui fonctionnait selon ses lois propres, coupé de la réalité matérielle. Il y a là une clef pour expliquer comment il survécut un siècle et demi au déclin de son activité en matière de foi. Il nous fournit un bel exemple de reconversion. Mais aussi celui d’un détournement de fonction. L’activité anti-judaïque de l’Office, en effet, renforce le mythe de multiples manières. Cette conséquence était prévisible dans le contexte de l’époque et elle crée une contradiction : on excluait ceux-là mêmes dont on était censé forcer l’assimilation... En ce domaine, les inquisiteurs ont joué les apprentis sorciers : ils ont vu leur propre activité se retourner contre eux.
55Les résultats ne furent pas meilleurs en ce qui concerne la pastorale à l’usage des vieux-chrétiens. Comment ne pas voir que l’idée même de pureté de sang est antinomique au principe de responsabilité personnelle en matière religieuse que tentait de faire triompher la contre-réforme ? Si l’on appartient au peuple élu, cela ne suffit-il pas ? Mieux, par une singulière ironie de l’histoire, l’activité liée à la pureté de sang finit par étouffer la cour sous son poids et par lui faire abandonner son rôle d’instrument de la réforme catholique. Trop sensible aux pressions qui, la détournant d’une voie où elle dérangeait en faisant bouger les choses, la poussaient sur une autre où, tout en communiant avec la mentalité des masses elle renforçait un cloisonnement qui contribuait à figer la société, l’Inquisition s’est laissée enfermer au XVIIe siècle dans le domaine de la limpieza. Triste épilogue de son histoire. Elle s’y est enlisée, abandonnant toute autre activité, devenant, force de changement qu’elle était au départ, le symbole d’immobilisme qu’elle devait constituer dans les deux derniers siècles de son existence. Ce dynamisme brisé ne résume-t-il pas l’histoire de tout un pays ?
Notes de bas de page
1 Allusion obligée aux travaux d’Américo Castro et, dans une moindre mesure, de Claudio Sánchez Albornoz. Les historiens ont mieux résisté au mouvement que les chercheurs de formation littéraire.
2 La principale référence reste Albert A. Sicroff, Les controverses des statuts de « pureté de sang » en Espagne du XVe au XVIIe siècle, Paris, 1960, qui vient d’être traduit en espagnol (Los estatutos de limpieza de sangre. Controversias entre los siglos XV y XVII, Madrid, 1985). Il ne touche qu’un aspect limité du problème. A. Domínguez Ortiz, Los judeoconversos en España y América, Madrid, 1971, présente de grands mérites, mais commence à dater. Henry Méchoulan, Le sang de l’autre ou l’honneur de Dieu. Indiens, juifs et morisques dans l’Espagne du Siècle d’Or. Paris, 1979, ne s’intéresse qu’aux questions idéologiques et souffre d’une méconnaissance profonde de l’historiographie récente. Le copieux article de J. A. Maravall, « Función del honor y régimen de estratificación social en la sociedad tradicional », Poder, honor y élites en el siglo XVII, J. A. Maravall, éd., Madrid, 1979, pp. 11-145, a l’immense vertu de rappeler quelques évidences premières trop souvent oubliées. Depuis peu, la question est mieux connue pour la fin du Moyen Age, grâce à Luis Suárez Fernández, Judíos españoles en la Edad Media, Madrid, 1980 et José María Monsalvo Antón, Teoría y evolución de un conflicto social. El antisemitismo en la Corona de Castilla en la Baja Edad Media, Madrid, 1985.
3 Sexte, liv. V, tit. II, cap. 2 ; Sexte, liv. V, tit. II, cap. 15.
4 Monteserín, p. 89-90 et p. 112.
5 Deux études sur la « commutation des peines » de Tolède : Francisco Cantera Burgos et Pilar León Tello, Judaizantes del arzobispado de Toledo habilitados por la Inquisición en 1455 y 1497, Madrid, 1969 et Tarcisio Azcona, « Aspectos económicos de la Inquisición de Toledo en el siglo XV », V Simposio Toledo Renacentista, Madrid, 1980 [tenu en 1975], t. I bis, p. 7-72.
6 NR, lib. VIII, tit. 3, 1. 3 et 4.
7 AHN INQ, leg. 120, exp. 23. Cette dispense s’accompagnait de l’autorisation pour les intéressés de s’installer temporairement en Amérique, en dépit de leur défaut de pureté de sang.
8 AHN INQ, leg. 120, exp. 22.
9 AHN INQ, lib. 244, f » 380V-381R ; AHN INQ, leg. 120, exp. 46, f° 274V-275R AHN INQ, lib. 246, f° 80V-81R.
10 Ces procès sont rangés avec d’autres, dans mes statistiques, sous la rubrique « Contre le Saint-Office ». Il est très difficile d’en évaluer le nombre avec précision, car presque tous ont été jugés en procédure allégée, souvent de manière très sommaire, en ne laissant pour toute trace écrite qu’une brève mention dans un registre de visite.
11 Ainsi AHN INQ, leg. 120, exp. 19.
12 Ces livres de généalogies sont perdus, sans doute volés ou détruits à l’abolition du tribunal. Il n’en reste que des fragments, impressionnants d’ailleurs, copies isolées qui ont servi de preuve dans des enquêtes de pureté de sang (un exemple : AHN INQ, leg. 371, exp. 13, concernant la famille Pérez de Chinchón). On trouvera la liste des nouveaux-chrétiens habitant plusieurs agglomérations du district, ainsi que les documents ayant servi à leur préparation en : AHN INQ, lib. 1231. f° 143V et 146R.
13 A. Sicroff, ouvr. cité, trad. esp., p. 100-101.
14 La spécificité anti-converse de l’Inquisition espagnole a été vigoureusement défendue par B. Bennassar contre L. Sala-Molins qui rattache plutôt la naissance de l’institution à la politique d’ensemble de la papauté. B. Bennassar « L’Inquisition espagnole au service de l’État », L’Histoire, XV, 1979, p. 35-46.
15 J.-P. Dedieu, « Limpieza, pouvoir et richesse : conditions d’entrée dans le corps des ministres de l’Inquisition (tribunal de Tolède, XVe-XVIIe siècle) », Les sociétés fermées dans le monde ibérique..., CNRS, Paris, 1986, p. 169-187.
16 Des exemples dans A. Domínguez Ortiz. Los judeoconversos..., ouvr. cité p. 79-104
17 AHN INQ, leg. 262, exp. 6, f° 9R-20V.
18 AHN INQ, lib. 1245, f° 69R
19 Ibid., f° 70V.
20 Ibid., f° 72R.
21 Ibid., f° 68V.
22 Sur ces notions et sur le système de preuves utilisé par le Saint-Office, cf. p. 116-121.
23 AHN INQ, leg. 120, exp. 19. Il est probable que ce texte est, sinon recopié, du moins largement inspiré d’un ouvrage de polémique.
24 A. Sicroff, ouvr. cité, éd. esp., p. 112, 121, 130.
25 RT Daimiel, Ciudad Real, qu. 41.
26 J.-P. Dedieu, « Les morisques de Daimiel et l’Inquisition - 1502/1626 », Les morisques et leur temps, Paris, C.N.R.S., 1983, p. 495-522.
27 Une étude menée sur les Relations Topographiques de Philippe II, qui contiennent plusieurs questions faisant référence à des événements passés, m’a montré qu’aux alentours de 1575, même les personnes les plus âgées étaient incapables de donner des informations précises (soit qu’elles aient été témoins des faits, soit qu’elles aient connu les faits par ouï-dire) antérieures à la grande peste de 1504/1507, sauf à disposer d’une source écrite. Auparavant, tout se perd dans un brouillard confus et sans profondeur, où les Rois Catholiques, les seigneurs pillards, les guerres civiles, les maures et la reconquête se mélangent sans ordre.
28 « Con que todos los sobredichos sean cristianos viejos e que ninguno de todos los sobredichos descienda de linaje de judíos, ni de moros, ni de herejes » (Je cite d’après le texte contenu dans le manuscrit attribué à Sebastián de Horozco, Relaciones históricas toledanas, Jack Weiner, éd., Tolède, 1981, p. 48).
29 J.-P. Dedieu, « Limpieza... », art. cité.
30 AHN INQ, lib. 575, f° 18V-19R.
31 Ibid., f° 382R et 384V.
32 AHN INQ, leg. 35, exp. 6. Galvez et Ajofrin sont deux villages de la région de Tolède.
33 AHN INQ, leg. 371, exp. 5.
34 Ibid. Sur Marcos de Madrid et sa descendance, voir : J. López-Salazar Pérez, Estructuras agrarias y sociedad rural en la Mancha (SS. XVI-XVII), Ciudad Real, Instituto de Estudios Manchegos, 1986, p. 411 et suivantes.
35 AHN INQ, leg. 4, exp. 1, « Cartas de comisarios », lettre du commissaire de Cogolludo du 10/6/1649.
36 A. Sicroff, ouvr. cité, éd. esp., p. 244.
37 Source : AHN INQ, leg. 2103, exp. 4, f° 845 et suivants pour la période 1639-1645 : il s’agit d’une copie du cahier de service des notaires du secret. AHN INQ, leg. 4995, caja 1 pour le reste : il s’agit des droits du comptable de la Suprema, établis au milieu du siècle sur tous les dossiers. Les dossiers en provenance d’autres tribunaux ne payant pas auparavant de droits à Tolède, il est impossible d’en connaître le nombre. Je n’ai pas prolongé l’étude au-delà de 1682, faute de temps, la documentation étant très longue à mettre en œuvre.
38 Ces points sont traités avec plus de détail dans : J.-P. Dedieu, « Limpieza... », art. cité.
39 AHN INQ, leg. 2103, f° 570.
40 AHN INQ, leg. 2104, exp. 11.
41 J.-J. Dedieu, « Limpieza... », art. cité.
42 AHN INQ, leg. 3125, lettre du Conseil dans la relation des causes pendantes du 14/3/1656.
43 Cf. p. 330-332.
44 AHN INQ, leg. 212, exp. 5 ; leg. 24, exp. 29 ; leg. 2105, exp. 23.
45 AHN INQ, leg. 2105, exp. 44, relations des causes de Gonzalo Rodríguez de Burgos el Viejo, Juan de Cespedes Moreno et Juan Ramírez de Aguilera.
46 Interdiction de procéder contre les descendants de juifs ou de maures qui font information de vieux-chrétien ad perpetuant rei memoriam (AHN INQ, lib. 1231, f° 142R).
47 Des amendes de plusieurs dizaines de ducats sont monnaie courante, la plus forte se montant à 50 000 maravédis (AHN INQ, leg. 2105, exp. 44, relation de la cause de Martín de Arriaga). Le niveau socio-économique des personnes accusées de ce délit est assez supérieur à la moyenne.
48 A. Sicroff, ouvr. cité, éd. esp., p. 178.
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