La République de Colombie face à la cause des Grecs
p. 305-319
Texte intégral
1La raison d’être de la diplomatie de la République de Colombie (1819-1831) était, fondamentalement, la recherche et l’obtention de la reconnaissance des puissances de la Chrétienté. Pour ce faire, et pour assurer ainsi la fin de la guerre d’indépendance, les ministres publics envoyés à l’étranger par le gouvernement de Bogotá devaient convaincre les cabinets de Washington et d’Europe de ce que la révolution de la Terre Ferme était juste et viable. Un tel besoin les obligeait en permanence à établir des comparaisons entre le processus qui avait donné naissance à la République de Colombie et les grandes mutations politiques des temps modernes. On voulait en même temps se distinguer clairement de révolutions négativement perçues à l’époque de la Sainte-Alliance (telle la Révolution française ou celle d’Haïti) et se prévaloir de parentés politiques prestigieuses, qui allaient des indépendances portugaise et hollandaise jusqu’à celles des États-Unis et de la Norvège. Au sein de cette exubérante manie comparatiste propre à la diplomatie de la reconnaissance, le paradigme de l’indépendance grecque fut l’un des plus importants et des plus récurrents dans l’univers mental des autorités de la République de Colombie. De façon étonnante, malgré cette abondance discursive, le sujet n’a pas été étudié jusqu’ici. Ce chapitre explore la question du point de vue de la diplomatie et de la propagande1.
I. — L’indépendance grecque
2Le mouvement national grec fut le premier dans son genre, non seulement en Europe de l’Est, mais aussi dans le contexte non chrétien de l’empire ottoman. Ses débuts remontent à la fin du xviiie siècle lorsqu’une puissante diaspora commerçante, présente dans les Balkans, Vienne, le sud de la Russie et la Méditerranée, permit la renaissance, parmi les Hellènes, de l’intérêt pour la langue, l’histoire et la civilisation classiques. En 1814, cette manifestation culturelle est devenue profondément politique avec la création à Odessa de la Philiki Etairia. Cette organisation secrète, dont l’objectif était déjà de mettre un terme aux presque quatre siècles de domination turque, devait servir de base pour la diffusion des idées révolutionnaires tout au long des Balkans. La guerre d’indépendance proprement dite a débuté en Moldavie et dans le Péloponnèse, de manière quasiment simultanée, au mois de mars 1821. Les Ottomans ont réussi à écraser facilement le premier foyer révolutionnaire, mais ils furent incapables de contrôler le second, qui réussit, tant bien que mal, à se consolider. Très alarmé, le sultan sollicite alors (1824) l’aide de Mehmet Ali, son vassal nominal, qui cependant gouvernait l’Égypte de manière presque autonome. L’arrivée des nouveaux renforts au Péloponnèse s’est traduite par de graves revers pour les indépendantistes grecs, qui furent sauvés du désastre par l’intervention conjointe de l’Angleterre, de la France et de la Russie. Liées par un traité souscrit à Londres au mois de juillet 1827 pour arrêter le conflit oriental, les trois puissances ont détruit l’escadre turco-égyptienne lors de la bataille de Navarin (20 octobre 1827) et se sont mises ensuite d’accord pour fixer les frontières du nouvel État. Pour le diriger, elles créèrent une couronne qu’elles ont souhaité confier, d’abord, à Léopold de Saxe-Cobourg. Celui-ci ayant préféré le trône belge, l’honneur revint à Otto de Wittlesbach, deuxième fils du roi de Bavière alors âgé de 17 ans. Au bout du compte, la guerre des Hellènes donna naissance à une petite entité politique qui embrassait moins d’un tiers de la population grecque et, en termes de territoire, était très loin du rêve, longtemps caressé, d’un nouveau Byzance. En plus, elle était clairement sous la tutelle des grandes puissances européennes, qui choisirent pour elle un gouvernement monarchique2.
3Il est naturel que les contemporains aient cherché à établir des correspondances entre le cas grec et celui des nouvelles républiques hispano-américaines. Nous devons donc à présent examiner la manière dont ces rapprochements ont été faits, tout en soulignant les distances, les écarts et les différences perçues entre ces deux indépendances.
II. — Un parallèle fâcheux
4La lutte pour la reconnaissance de l’indépendance des États hispano-américains a donc coïncidé avec celle des Grecs pour se libérer de la tutelle turque. Les deux mouvements appartenaient, en outre, à une vague de constitutionnalisme politique post-napoléonien plus large, qui avait connu des manifestations en Espagne, au Portugal, à Naples et dans le Piémont. Il est donc tout à fait logique qu’entre ces deux mouvements on ait établi des comparaisons faisant ressortir la diversité avec laquelle les puissances européennes réagissaient face à deux révolutions qui avaient en commun le fait d’être toutes les deux des guerres d’indépendance.
5Dans un livre publié à Paris en 1825, l’abbé de Pradt mit en rapport la cause hispano-américaine et la cause grecque, car, d’après lui, l’une et l’autre étaient des manifestations d’un principe de « droit primitif », selon lequel les colonies, à l’instar des êtres humains, gagnaient progressivement en vigueur et ressources jusqu’à atteindre leur majorité, en devenant des États. Les événements de Grèce et d’Amérique espagnole étaient donc pour lui une conséquence inévitable de la marche des sociétés humaines et, partant, ne pouvaient être imputés à l’« esprit révolutionnaire » ni être combattus par la Sainte-Alliance sous prétexte d’un risque de « contagion morale3 ». Selon de Pradt, dans l’un et l’autre cas, la guerre d’indépendance était le produit de l’action combinée de la décadence d’empires décrépits et « en retard dans l’ordre de la civilisation », et de l’essor d’anciennes colonies maltraitées. Elle était causée, en somme, par l’inaccomplissement « des conditions des sociétés humaines » :
L’Espagne a réduit presque toutes ses provinces à l’état où la Turquie a réduit l’Asie Mineure. L’Espagne et la Turquie sont propres à tout, et ne font rien ; toutes deux occupent des rives bordées de ports solitaires, et n’ont également que des coffres vides ; toutes deux sont restées stationnaires, toutes deux sont punies également de leur torpeur et de leur insouciance : on ne peut pas conserver sans veiller4.
6Cependant, au-delà des ressemblances soulignées, entre le cas grec et le cas hispano-américain, des différences fondamentales existaient. Tout d’abord, et du point de vue des événements, l’Amérique espagnole avait mené à terme avant la Grèce sa lutte armée pour l’indépendance. Cela s’explique, en partie, par des raisons géographiques. En effet, alors que l’océan Atlantique s’interposait entre l’Europe et les anciennes possessions espagnoles d’outre-mer, la Grèce, devait combattre contre une métropole toute proche et craindre davantage l’interventionnisme de la Sainte-Alliance.
7Deuxièmement, le système de domination turc différait grandement de la domination espagnole en Amérique : la Grèce était en fait un peuple soumis, dont les coutumes, la langue et la religion différaient entièrement de celles de sa métropole. Évidemment, ni la Colombie ni les autres États surgis comme conséquence de la crise de la monarchie castillane ne pouvaient invoquer cet argument « national ». D’ailleurs, l’abbé de Pradt, conscient de cette différence significative, écrivait :
La Grèce ne ressemble pas à une province faisant partie d’un État dont elle suit les mœurs, à l’origine et aux avantages duquel elle participe. La Grèce est un pays soumis et maintenu par la force, qui n’est pas un membre d’une société, mais un esclave. Il rompt sa chaîne, au lieu que dans l’autre cas on rompt un contrat5.
8Cela explique que pour l’Europe la signification de l’une et l’autre indépendance ait été différente : alors qu’avec sa libération la Grèce se réintégrait au continent et à ce qui avait été sa « première nature », l’Amérique, en rompant le lien avec l’Espagne, modifiait seulement l’intensité de ses rapports avec le monde atlantique auquel elle avait appartenu depuis la Conquête. Par ailleurs, l’œuvre influente de Montesquieu avait consolidé l’identification du régime ottoman comme type même du mauvais gouvernement. Le voyage oriental de Chateaubriand, qui fut publié pour la première fois en 1811 et a constitué un énorme succès de librairie prouve la persistance du stéréotype du despotisme ottoman au début du xixe siècle. Même dans la Terre Ferme, le despotisme turc était également un lieu commun aux temps de la révolution. Le prouvent ainsi les nombreux documents dans lesquels l’Espagne est appelé « Porte Ottomane », ou ceux dans lesquels on caractérise ses monarques et ses principaux magistrats comme des « sultans » ou des « pachas ». On comprendra donc pourquoi la cause des Grecs a éveillé des sympathies bien plus grandes, et pourquoi elle fut plus populaire auprès des habitants de l’Europe et des États-Unis que ne le fut la lutte des Hispano-américains. Le mouvement philhellène et les comités qui le structuraient ont agi comme un puissant instrument de pression politique à l’égard des cabinets des puissances, ainsi que comme une source importante de revenus pour le soutien de la cause indépendantiste grecque. Surgies en 1821 en Allemagne et en Suisse comme une réaction presque immédiate aux nouvelles de l’insurrection grecque, les sociétés philhelléniques se sont répandues peu à peu à travers l’Angleterre, la France, les États-Unis, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark jusqu’à leur disparition en 1830 avec le triomphe des Hellènes.
9À la différence de ce qui se produisit pour l’indépendance de l’Amérique espagnole, autour de laquelle se divisèrent les partis politiques européens, le philhellénisme fut embrassé par des hommes venant de tous les courants politiques (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’il n’eût pas de détracteurs)6. Le comité parisien constitue à cet égard un excellent exemple. En effet, il réunissait dans son sein des ultras proches de Charles X, des représentants de la contre-opposition royaliste, et des membres de toutes les nuances de l’opposition libérale (la société londonienne avait, quant à elle, une orientation presque exclusivement whig et radical et décidément benthamiste7). Les comités philhelléniques étaient constitués par des hommes de distinction, c’est-à-dire, par des personnalités jouissant pour une part de prestige social, et de l’autre de prestance morale. Ils furent donc composés de nobles, de militaires de haut rang, d’hommes d’affaires, d’industriels, de médecins et d’avocats. Liées entre elles, les différentes sociétés philhellènes européennes promurent par tous les moyens la cause grecque, que ce soit en finançant le voyage des combattants volontaires ou l’accueil et les études des jeunes orphelins grecs. Denys Barau calcule que les dons français atteignirent les 880 000 francs et engagèrent environ 25 000 personnes, c’est-à-dire, un quart du corps électoral du pays. La mobilisation de Genève fut encore plus grande, puisque plus de 5 600 donateurs ont participé à la souscription hebdomadaire qui y fut organisée, ce qui représente plus du 11 % de la population du canton. Le mouvement philhellène fut d’une telle ampleur qu’il envahit tous les registres : cependant que les dames de la haute société française organisaient des quêtes, dans le même pays on publiait près de 400 ouvrages et 200 gravures sur le soulèvement grec. Des poètes comme Hugo, Vigny, Nerval et Barbey d’Aurevilly, des musiciens comme Rossini et Berlioz ou des peintres comme Delacroix, ont opté pour dédier quelques-unes de leurs œuvres à la lutte des indépendantistes grecs. Même des objets de la vie quotidienne ont été envahis par la mode philhellène : des liqueurs, des savons et des parfums aux noms évocateurs (Missolonghi, Navarin, Ypsilanti), ou des images allusives à l’insurrection grecque ont pris corps dans des encriers, des pendules, des têtes de pipe, des assiettes en faïence et du papier peint. En somme, « l’ubiquité, la polymorphie du message — la cause des Grecs — pouvait passer pour l’indice d’un consensus, ou même pour un signe de légitimité, comme si circuler de forme en forme, d’un lieu à l’autre, avait eu vertu probatoire8 ». D’autant plus que, selon Barau, la plupart des textes et des images du philhellénisme furent le fruit d’initiatives spontanées, étrangères au gouvernement grec et aux sociétés européennes créées pour soutenir celui-ci9. Par conséquent, il est tout à fait logique que les autorités hispano-américaines aient prêté une grande attention à la manière dont on promouvait une lutte avec laquelle elles prétendaient s’identifier, et dont elles désiraient imiter le succès dans le domaine de la propagande. Rappelons, à cet égard, que les livres de diffusion sur la cause colombienne, ou les articles sur le même sujet parus dans les périodiques européens et nord-américains, avaient été écrits par des agents du gouvernement ou commandés par eux à des écrivailleurs locaux. En somme, dans le cas grec la propagande avait été gracieuse et de la plus grande effectivité, alors que dans le cas colombien (hispano-américain pourrait-on dire) elle avait eu un coût fort élevé et des résultats très relatifs.
10En troisième lieu, l’Antiquité classique a donné à la rébellion des Hellènes une aura indéniable de prestige. Pour une bonne part, la splendeur de ce passé lointain, auquel se sentaient liés Européens et Américains du Nord et du Sud, et par rapport auquel ils ne pouvaient être indifférents, explique la vitesse et la force de la faveur suscitée par la lutte contre les Ottomans. À ce propos, William St. Clair a montré comment au xviie siècle le stéréotype qui faisait du Grec un être ivrogne, lascif et escroc, fut remplacé peu à peu par une nouvelle convention selon laquelle les Hellènes modernes n’étaient qu’une version dégénérée de leurs illustres ancêtres. Leur régénération a commencé donc à être envisagée non seulement comme possible mais encore comme imminente par les voyageurs européens qui redécouvrirent avec enthousiasme la civilisation classique. Vers 1770 cette nouvelle convention s’était déjà solidement établie, mais il fallut attendre l’arrivée de Byron et la publication de son Childe Harold’s Pilgrimage (1812) pour qu’il devînt un puissant motif romantique. Le livre, traduit dans plusieurs langues, fut très vite un véritable best-seller et le philhellénisme littéraire put ainsi acquérir l’allure d’un mouvement européen. De la sorte, lors de l’éclatement de la guerre d’indépendance grecque, les conditions étaient réunies pour sa transformation en programme politique, ce qui eut lieu, pour une bonne part, grâce au travail efficace des notables grecs de la diaspora10.
11Une quatrième différence entre le soulèvement des Hellènes et celui de la Terre Ferme consiste dans le fait que les premiers n’avaient point de chef charismatique, alors que les deuxièmes ont fait de Simón Bolívar une représentation métonymique, non seulement de l’indépendance, mais également de la République de Colombie. Ce contraste pourvoit une explication satisfaisante de la construction rhétorique du libertador, car l’effet mobilisateur garanti par cette figure prestigieuse était peut-être incontournable pour une cause peu connue à l’étranger et d’un faible pouvoir d’attraction. Par contre, le très répandu et populaire sentiment philhellène rendait inutile le motif rhétorique de la représentation idéale11.
12Enfin, les différences géopolitiques étaient considérables entre la révolution d’indépendance grecque et celle des anciennes possessions castillanes d’outre-mer. En Amérique, aucune solution n’était possible sans la coopération anglaise, à cause de son hégémonie maritime indiscutable. En ce qui concerne l’indépendance grecque, la puissance britannique sur la Méditerranée se voyait compensée par l’indéniable prépondérance russe sur le continent.
13Même si le cas grec tout comme le cas hispano-américain posaient aux puissances de la Sainte-Alliance l’épineux problème de la reconnaissance d’États surgis à la suite de révolutions contraires à l’ordre dont elles se sentaient garantes, l’un et l’autre reçurent des traitements différents. Certes, après le massacre de Chios qui émut l’Europe, les ambassadeurs réunis au Congrès de Vérone se refusèrent à donner audience aux députés grecs12. Cependant, la préoccupation de la Sainte-Alliance d’éviter des contradictions trop flagrantes avec ses principes finit par s’évanouir devant l’évidence que l’on se trouvait face à deux situations de nature différente. À cet égard, deux brochures publiées en 1825 s’avèrent du plus grand intérêt. Dans la première, Benjamin Constant écarte la validité d’appliquer le principe de la légitimité au régime turc :
Qu’est-ce que la légitimité sans la succession régulière, et où est dans l’empire ottoman la régularité de la succession ? La légitimité s’établit-elle par le parricide, le fratricide, les révoltes des soldats, les insurrections de la populace ? Telles sont les bases du trône des sultans. Ils y montent sur les cadavres les uns des autres. N’outrage-t-on pas la légitimité en parant de son nom la violence et le crime ?13
14Une argumentation similaire apparaît dans la Note sur la Grèce que Chateaubriand — comme membre du comité grec — publia sous forme de brochure en 1825 également, afin non seulement d’inciter ses compatriotes à donner de l’argent pour soutenir le mouvement indépendantiste, mais également pour faire pression sur la politique des cabinets européens (le texte devait être incorporé plus tard en préambule à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem). La note en question se révèle d’un intérêt majeur, en ce que Chateaubriand, qui, en tant que ministre des Affaires étrangères, s’était opposé à la reconnaissance des États hispano-américains, y plaide ici pour une intervention des puissances européennes en faveur de l’émancipation grecque. Une telle motivation explique que le célèbre écrivain se soit proposé de démonter dans son texte les principaux arguments dont se servaient certains publicistes de l’époque pour s’opposer à toute ingérence déterminée de la part des cabinets chrétiens. L’opinion de Chateaubriand à cet égard était à peu près celle-ci : ne participant pas à « la communauté civile et politique » de l’empire turc, la Grèce n’était pas une nation incorporée. Partant, les Grecs ne devaient pas être considérés comme des sujets légitimes du Grand Turc, mais comme ses esclaves. Ne pouvant, dès lors, pas être accusés d’être des rebelles ou des révolutionnaires, des jacobins ou des carbonari, le droit naturel les autorisait à secouer le joug ottoman, sans qu’on pût appeler cela un crime et sans qu’ainsi se trouvât rompu aucun lien légitime. Selon Chateaubriand, les puissances de la Chrétienté pouvaient donc soutenir l’indépendance grecque sans s’exposer à aucune contradiction. À son avis, les cabinets européens pouvaient résoudre aisément la question, sans que pour autant il fût nécessaire de s’engager dans un conflit armé. Il suffirait pour cela d’adresser une note conjointe comminatoire aux autorités turques ou plusieurs dépêches simultanées dans le même sens émanant des diverses cours du continent : si le Divan ne se décidait pas à émanciper la Grèce, les puissances chrétiennes se verraient alors contraintes à reconnaître l’indépendance de celle-ci. La cause des Hellènes acquerrait à ce moment-là une vigueur irrésistible : grâce à la présence de diplomates européens, le nouveau gouvernement pourrait communiquer avec les États réguliers, négocier des emprunts et constituer des flottes et des armées solides14.
15Évidemment, les contradictions qu’on pouvait imputer au projet de Chateaubriand, et que celui-ci s’efforçait de résoudre, avaient trait à l’anéantissement récent des régimes libéraux de Naples, Turin et d’Espagne de la part des puissances de la Sainte-Alliance. En d’autres termes, l’écrivain français ne prétendait que donner une réponse satisfaisante à la question suivante : une coalition qui était intervenue de manière décidée pour rétablir l’autorité monarchique en Europe, pouvait-elle légitimement soutenir les sécessionnistes hellènes ? Cependant, il est plus intéressant encore de constater que l’argumentation de Chateaubriand fut aussi construite, pour une bonne part, en relation avec le référent incontournable de l’indépendance hispano-américaine. En effet, dans la préface que l’écrivain ajouta plus tard à sa Note sur la Grèce, on peut lire que le projet ébauché dans celle-ci n’avait d’autre but, somme toute,
que d’agir envers la Grèce de la même manière que l’Angleterre a cru devoir agir envers les colonies espagnoles. Elle a traité commercialement ou politiquement avec ces colonies, comme États indépendants, et elle n’a point laissé entrevoir qu’elle ferait la guerre à l’Espagne, et elle n’a point fait la guerre à l’Espagne15.
16Cette citation démontre que Chateaubriand, au moment où il proposait dans sa Note sur la Grèce de dissiper les incohérences qu’on pouvait reprocher à la Sainte-Alliance pour son éventuelle ingérence en Orient, crut qu’il convenait aussi de dénoncer le manque de cohérence qu’il percevait dans les agissements d’autres puissances, dont l’attitude hésitante par rapport à la Grèce était incompréhensible, à la lumière des aides qu’elles avaient prêtées aux rebelles hispano-américains. Par sa première manœuvre, l’écrivain incitait la Russie et la France à lutter pour la liberté des Hellènes, par la seconde, il cherchait à compromettre définitivement l’Angleterre dans la même entreprise.
17La reconnaissance de l’indépendance de la Colombie, du Mexique et de l’État de Buenos Aires par l’Angleterre, ainsi que l’ordonnance royale de Charles X octroyant la liberté à Haïti, furent également employées par Chateaubriand comme autant d’arguments en faveur de son projet : comment pouvait-on refuser « tout secours aux Grecs », comment pouvait-on les « regarder comme des rebelles », alors que l’on reconnaissait les « républiques blanches des colonies espagnoles, et la république noire de Saint-Domingue » ? Comment pouvait-on permettre à lord Cochrane de faire ce qu’il avait voulu en Amérique et lui ôter « les moyens d’agir en faveur de la Grèce16 » ?
18Chateaubriand a également employé l’exemple hispano-américain pour exposer ses idées concernant le régime politique que devaient adopter les Hellènes, une fois la paix obtenue. D’après lui, le conflit entre l’Espagne et ses colonies aurait pu se résoudre moyennant la création de « grandes monarchies représentatives ». Par conséquent, selon Chateaubriand, afin de dissiper toutes les craintes que suscitait l’éventuelle émergence d’un gouvernement populaire à l’est de l’Europe, et afin d’obtenir la participation active des puissances chrétiennes à l’émancipation de la Grèce, on devait instaurer dans ce pays un système monarchique17.
19Tant pour de Pradt que pour Chateaubriand ou Benjamin Constant, l’intervention de la Sainte-Alliance dans la guerre d’indépendance grecque se justifiait pour une raison puissante : le conflit avec la Sublime Porte pouvait compromettre l’équilibre continental. Ces trois auteurs voyaient dans l’indépendance grecque un moyen efficace pour mettre un frein à l’expansion russe en direction du sud-ouest18. De fait, on peut soutenir que l’impératif de la préservation de la paix et de l’équilibre continentaux a rendu nécessaire le projet conjoint d’émergence de la Grèce comme État indépendant de la part des puissances européennes. N’était-il pas essentiel de trouver un compromis satisfaisant pour toutes qui fût capable d’empêcher l’éclatement de nouveaux conflits en Europe ? N’était-il pas préférable d’éviter la proposition de la chancellerie russe de fractionner le territoire grec en trois pays (oriental, occidental et méridional), et de s’épargner ainsi des conséquences semblables à celles suscitées par le partage de la Pologne à la fin du xviiie siècle ?
III. — La question grecque vue par les représentants diplomatiques de la République de Colombie en Europe
20Une des premières observations que l’on trouve dans les archives du ministère des Affaires étrangères de la République de Colombie concernant l’indépendance grecque remonte au 11 juin 1822. Il s’agit d’une dépêche adressée par le diplomate vénézuélien Luis López Méndez depuis Londres aux autorités de Bogotá. Dans un des chapitres de la missive, consacré aux affaires européennes, on peut lire :
La Moldavie et la Valachie ont été évacuées par la Turquie. Cela a mis un terme aux si bruyants différends surgis entre cette dernière et la Russie, et qui ont failli faire éclater la guerre. Mais les Grecs continuent à défendre ardemment leur cause, et l’on croit généralement qu’ils réussiront à obtenir leur indépendance. Quelle époque ! La Grèce sera-t-elle à nouveau ce qu’elle fut ?19
21José Rafael Revenga, résidant au titre d’agent de la République de Colombie à Londres en 1823-1824, informe souvent ses commettants au sujet de la guerre d’indépendance grecque. Dans une première communication, Revenga fait référence à la « conspiration des gouvernements despotiques contre les gouvernements populaires », caractérisant, à son avis, la troisième décennie du xixe siècle. Selon lui, l’Espagne recevra très probablement le secours des membres de la Sainte-Alliance pour poursuivre la guerre en Amérique, non seulement parce que cela devait contribuer à affermir les dogmes politiques des alliés, mais aussi parce que la continuation du conflit devait favoriser toutes les puissances continentales : la Russie, parce que l’engagement de la France à l’Ouest l’empêcherait de contrarier ses propres projets en Turquie et en Grèce ; l’Autriche, parce que le renforcement de l’Espagne ferait contrepoids à la France, et cette dernière, parce que l’intervention dans la péninsule Ibérique lui permettrait de fortifier le pacte de famille et de créer une armée dévouée aux Bourbons20.
22Revenga évoque aussi dans ses communications les différences majeures existant entre la révolution de la Terre Ferme et la lutte grecque. En premier lieu, le diplomate souligne le manque d’unité du gouvernement hellène et l’autorité affaiblie du Sénat d’Argos, lequel n’était pas « fidèlement obéi dans toutes les îles »21. Cela constituait, sans doute, un fort contraste avec les institutions colombiennes, dont s’enorgueillissaient alors légitimement leurs fondateurs. Les libertadores de la Colombie se sentaient non seulement à l’avant-garde de l’Amérique hispanique, mais ils croyaient, en outre, avoir définitivement vaincu la tentation du fédéralisme auquel ils imputaient, pour une bonne part, les revers subis pendant les premières années de la guerre.
23Deuxièmement, Revenga insiste sur le rôle du christianisme dans la cause hellène, car l’« identité du culte religieux » unissait tous les Grecs, et agissait dans leur guerre d’indépendance comme un « auxiliaire de l’amour de la liberté » et un palliatif de la politique :
C’est ainsi que, même si Candie n’est pas encore confédérée, et que dans d’autres îles il existe des magistrats suprêmes, on combat dans toutes pour l’indépendance et la liberté, en brandissant le labarum de Constantin ; et maîtres désormais de ces mers, ils peuvent s’entraider avec des armes, ce qui jusqu’à présent leur avait fait défaut, et ils ont ainsi la possibilité d’empêcher l’ennemi de se renforcer22.
24En troisième lieu, Revenga met l’accent dans plusieurs communications sur la fatale ingérence des cabinets européens dans le conflit oriental : si la cause des Hellènes jouissait d’une grande popularité, de telle sorte qu’on fêtait partout les triomphes des indépendantistes, on spéculait également partout au sujet du prince qu’il conviendrait le plus de mettre à la tête du nouvel État23. De même, Revenga juge nécessaire de transmettre au ministre colombien des Affaires étrangères un article de journal londonien faisant mention de la proposition du gouvernement russe de créer trois principautés grecques feudataires de la Turquie comme un moyen propre à mettre fin au conflit oriental24.
25Outre Luis López Méndez et José Rafael Revenga, le diplomate colombien Manuel José Hurtado s’intéresse, lui aussi, à la cause grecque. La dépêche qu’il adresse depuis l’Angleterre aux autorités de Bogotá le 7 octobre 1825 en fournit la preuve. Il y exprime sa solidarité, en raison de la mise en œuvre du Foreign Enlistment Act (1819), envers la lutte des patriotes hellènes :
La Grande-Bretagne a résolu de mettre en vigueur l’acte ou loi voté en la 59e année du règne de George III, selon lequel sont interdits l’enrôlement ou le recrutement de sujets de S.M. B au service des étrangers, ainsi que l’armement de bateaux de guerre dans les domaines de S.M, sans autorisation préalable du gouvernement. Cet acte, dirigé à l’origine contre nous, l’est maintenant contre les malheureux Grecs, et le gouvernement britannique a voulu s’en servir pour empêcher le puissant armement qui allait leur être envoyé par Lord Cochrane25.
26La sympathie exprimée par le représentant du gouvernement de Bogotá est, pour le moins, compréhensible, étant donné que le Foreign Enlistment Act avait causé bien des tourments aux agents de la Terre Ferme à Londres et rendu très difficile pendant cinq ans une bonne partie de leurs tâches (achat d’armement et de bateaux de guerre, recrutement d’officiers et de soldats, etc.). En fait, le 2 janvier 1825, cette loi était devenue inopérante avec la reconnaissance officielle des républiques de Colombie, du Mexique et de Buenos Aires de la part du cabinet de St. James. Manuel José Hurtado, qui savait qu’il aurait bientôt l’honneur d’être présenté au roi (la cérémonie aura finalement lieu le 11 novembre suivant), ne pouvait que compatir avec le sort des patriotes grecs qui parcouraient alors un chemin tortueux que les libérateurs de la Colombie ne connaissaient que trop.
27Le deuxième commentaire de Manuel José Hurtado à propos de la cause grecque se situe au début de l’année 1826, et il est de nature tout à fait différente. En effet, le plénipotentiaire fait alors référence, avec indignation, dans une de ses communications avec le ministre colombien des Affaires étrangères, à l’incohérence du cabinet français, qui, au moment même où il soutenait les prétentions indépendantistes grecques, contrariait la tentative des Hispano-américains dans le même sens. Selon Hurtado, l’inconsistance des autorités parisiennes par rapport aux « deux grands sujets » qui occupaient à cette époque la diplomatie européenne était, d’ailleurs, très mal vue par le gouvernement de Londres26.
28Dès lors, les ministres publics de la Colombie tentent de tirer profit de la politique contradictoire des Européens à l’égard des questions grecque et hispano-américaine. Ainsi, par exemple, vers le milieu de l’année 1827, José Fernández Madrid se réfère, dans une des dépêches qu’il adresse au ministre colombien des Affaires étrangères, au traité de Londres signé le 6 juillet de la même année entre lord Dudley et les princes de Polignac et Christopher Lieven. Selon Fernández Madrid, le traité était de la plus grande importance pour la Colombie, car on y exprimait la décision des puissances européennes (le Royaume-Uni, la France et la Russie) d’agir en tant que médiateurs et de mettre fin au conflit grec. Comme cet interventionnisme était justifié par des « sentiments d’humanité » et par les graves préjudices causés à l’industrie européenne par une guerre si prolongée, José Fernández Madrid s’écrie :
Avec combien plus de raison on pourrait appliquer ces mêmes sentiments et ces mêmes principes à la guerre sanguinaire et d’extermination qui pendant 17 ans a ravagé les plus riches régions du Nouveau Monde ! Quelle comparaison pourrait-on faire entre l’importance pour l’Europe du commerce de l’Amérique et de celui de la Grèce, entre les maux causés par les corsaires grecs et ceux causés par tous ceux des nouveaux États américains, entre les préjudices à l’origine desquels il y a la guerre soutenue par la Turquie et ceux qu’a suscités et doit continuer à susciter l’obstination de la nouvelle Turquie, car c’est ainsi qu’on peut avec raison appeler l’Espagne !27
29Fernández Madrid exprime ensuite au ministre colombien son intention de tirer profit, dans ses entretiens avec les autorités britanniques et avec les représentants d’autres gouvernements européens résidant à Londres, de cette analogie capable de favoriser la cause hispano-américaine. Par de telles démarches, Fernández Madrid espérait que le gouvernement espagnol serait contraint, à l’instar de la Porte ottomane, à souscrire un armistice avec les nouvelles républiques américaines. De même, le ministre colombien se proposait de se servir du traité du 6 juillet comme d’un argument de poids pour s’opposer à « toute concession onéreuse pour l’Amérique », susceptible d’entrer dans les vues de la « politique européenne » :
La situation des nouvelles républiques d’Amérique est très différente de celle de la Grèce, et si le peuple grec, en raison de l’extrême péril dans lequel il se trouve, peut éventuellement consentir à faire en faveur de la Porte les sacrifices qu’on lui demande, les peuples américains, se trouvant dans des circonstances si opposées, n’en feront aucun au détriment de leur honneur, de leur gloire et de leurs intérêts28.
30L’occasion de faire employer en faveur de la reconnaissance de la Colombie l’intervention conjointe des puissances telle qu’elle avait eu lieu en faveur de la Grèce, se présente à Fernández Madrid le 3 novembre 1827. En effet, ce jour-là, le ministre colombien tient une conférence avec lord Dudley, au cours de laquelle il sollicite la médiation du gouvernement britannique dans le conflit qui opposait les États hispano-américains et l’Espagne. Au cours de l’entretien, il se montra convaincu de la possibilité que l’initiative fût secondée par la France et par la Russie. Le plénipotentiaire colombien fondait de telles espérances sur l’obligation qu’avaient ces deux puissances d’« être en accord avec leurs propres principes », énoncés clairement dans le traité du 6 juillet, par lequel on avait décidé de mettre un terme à la guerre entre la Porte et la Grèce. Si des raisons commerciales et des « considérations humanitaires » avaient déterminé les Français et les Russes à s’immiscer dans le conflit hellénique, Fernández Madrid croyait que les mêmes motifs devaient les conduire à prendre une part active à la recherche d’une paix définitive entre l’Espagne et l’Amérique.
31Fin 1828, Fernández Madrid revient encore, dans ses communications, au traité souscrit par la Grande-Bretagne, la France et la Russie le 6 juillet de l’année précédente, ainsi qu’aux vaines démarches entreprises par lui à cet égard auprès des ministres européens résidant à Londres29. Au mois de mars 1830, le diplomate colombien envoie à son gouvernement une note dans laquelle il détaille les arrangements conclus par les alliés concernant la question grecque. Tout d’abord, il annonce que, même si on avait garanti l’indépendance de ladite nation, on y avait également créé une monarchie à la tête de laquelle on avait placé le prince Léopold, et pour la fondation de laquelle on n’avait pas du tout consulté le peuple grec ni requis son consentement. Ensuite, il fait état de ses craintes quant à la possibilité qu’une manœuvre similaire soit tentée pour ce qui concernait l’ancienne Amérique espagnole :
Ne faut-il pas croire que, malgré les obstacles qu’opposent à cela notre situation et des circonstances différentes, les gouvernements des grands États européens, désespérant de nous voir nous organiser par nous-mêmes, puissent adopter une politique semblable ?30
32Avant de conclure, il convient de se demander si les ministres colombiens en Europe sont entrés en contact avec les agents des indépendantistes grecs. Bien qu’on puisse le supposer, nous n’avons pas trouvé dans les archives de documents probants à ce sujet. Ce qui est sûr, c’est que les ministres publics de la Colombie à l’étranger fréquentaient des hommes engagés dans la cause grecque. Ainsi savons-nous par exemple que José Rafael Revenga entretint des rapports avec Jeremy Bentham, qui était membre du Comité philhellène de Londres. De même, Manuel José Hurtado eut des relations avec Edward Blaquière31, qui avait été l’un des deux principaux agents de la création de ladite corporation et qui avait écrit plusieurs ouvrages sur la guerre des Hellènes contre les Turcs32. De même, on sait que Juan Salvador Narváez, le jeune Joaquín Acosta et le général Francisco de Paula Santander fréquentèrent lors de leur passage à Paris l’industriel Ternaux, président du Comité philhellène et dont la maison, située place des Victoires, était le siège des réunions de l’assemblée33. Ce fut encore le cas en ce qui concerne le député Gabriel-Jacques Laîné de Villevêque, l’homme d’affaires Casimir Périer ou les généraux Henri Roche et Horace Sebastiani (ancien ambassadeur de France à Constantinople), membres également du Comité philhellène parisien, et avec lesquels des ministres colombiens tels que Tiburcio Echeverría ou Juan Salvador de Narváez ont entretenu des liens. Enfin, Francisco Montoya et Manuel Antonio Arrubla avaient des affaires avec les banquiers André et Cottier qui étaient alors les trésoriers du comité parisien34.
33Au moment même où la République de Colombie tentait de se consolider et de mettre fin à la douloureuse guerre contre les armées espagnoles, les Grecs combattaient ardemment pour chasser l’envahisseur turc. À première vue, les deux causes avaient en commun la même motivation et la même source de légitimité : la lutte contre un joug étranger. Cependant, au-delà de la rhétorique indépendantiste du gouvernement naissant de Bogotá, les Colombiens luttaient en réalité contre des compatriotes avec lesquels ils partageaient un passé et des origines communes, ainsi que la langue, la religion et, pour une bonne part, les coutumes. Cette dissymétrie (guerre civile / guerre internationale) explique grandement la diversité avec laquelle ces deux révolutions furent considérées par les gouvernements occidentaux et leurs habitants.
34Ainsi, la République de Colombie dut-elle suivre un chemin tortueux et semé d’obstacles pour obtenir la reconnaissance des puissances. En outre, pour pourvoir aux besoins de la guerre, elle se vit dans l’obligation de contracter des emprunts léonins et dut faire face seule au délicat problème de l’équipement des armées. La lutte des Grecs pour leur indépendance, quant à elle, suscita une passion telle en Europe et aux États-Unis que partout y surgirent des comités de soutien qui promurent des souscriptions et des recrutements. Le fait même qu’un mot spécifique pour désigner les amis de la cause des Grecs (philhellène) ait paru dès 1823 dans un dictionnaire français35, et qu’aucun terme semblable ait été forgé pour faire référence aux partisans de l’indépendance hispano-américaine, indique de manière éloquente le succès très inégal de l’une et de l’autre dans l’opinion publique internationale. On a vu comment la ferveur philhellène conduisit de grandes figures politiques et artistiques occidentales à s’engager activement dans la guerre contre les Turcs, ce qui provoqua en retour un accroissement de la popularité de la cause grecque. Pour les raisons déjà citées, les libertadores de la Colombie considéraient la propagande philhellène comme un vrai modèle.
35Toutefois, l’effectivité rhétorique du discours colombien de la reconnaissance, basé pour une bonne part sur l’exaltation héroïque de Bolívar ne doit pas être sous estimée. Ceci est démontré abondamment par le voyage en Orient effectué en 1840 par le vétéran néo-grenadin des guerres d’indépendance José Hilario López et le vénézuélien Andrés Rivas Tobar. Selon les affirmations de López dans ses mémoires, tous les deux suivaient alors les traces de Chateaubriand et de Lamartine. Alors qu’ils se trouvaient dans le séminaire de l’île grecque de Sciros, le recteur de l’établissement, en apprenant la nationalité des voyageurs n’a pas pu s’empêcher de s’écrier : « Des Colombiens ! De l’Amérique méridionale ! De la patrie de Bolivar ! ». La scène se répète presque sans nuances à Athènes, où un officier grec, après avoir appris la patrie du général néo-grenadin, affirme tout ému :
Est-ce possible ! Vous avez combattu au sein de l’armée héroïque de Bolívar dans la lutte contre les Espagnols ? Et comment avez-vous pu vous sauver et venir dans ce pays ?
J’en ai réchappé par miracle, et dès que mes occupations me l’ont permis je suis venu connaître la patrie de Léonidas, de Thémistocle, de Mylcéades, de Solon, de Lycurgue, de Socrate, de Platon36…
36Le dialogue précédent montre l’étendue de deux types fondamentalement différents de propagande révolutionnaire. L’écho de l’indépendance de la Terre Ferme était arrivé et était demeuré en Grèce véhiculée par la réputation de Bolívar, de telle sorte que l’une semblait s’emboîter dans l’autre. Pour sa part, le général colombien s’est rendu en Orient poussé par les classiques qu’il avait étudiés lors de sa jeunesse et par la lecture des voyageurs romantiques français. Sa vision était somme toute, la même qui avait permis le développement du philhellénisme européen et l’indépendance des Hellènes.
Bibliographie
Sources
Archivo General de la Nación (AGN), Bogotá, Fondo Ministerio de Relaciones Exteriores, Delegaciones, Transferencia 2, t. 307 ; Transferencia 8, caja 507, carpetas 2-4 y 7.
Chateaubriand, François-René de, Congrès de Vérone, Paris, Delloye, 1838, t. I.
— « Note sur la Grèce », dans Id., Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, Paris, Bernardin-Béchet, 1859, pp. 4-31.
— Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1964, t. II.
Constant, Benjamin, Appel aux nations chrétiennes en faveur des Grecs, Paris, Treuttel et Würtz, 1825.
López, José Hilario, Memorias [1857], Medellín, Editorial Bedout, 1969.
Pradt, Abbé de, Vrai Système de l’Europe relativement à l’Amérique et à la Grèce, Paris, Béchet aîné, 1825.
Notes de bas de page
1 L’auteur remercie vivement M. Denys Barau qui a eu la gentillesse d’en lire une première ébauche et de faire des remarques très utiles.
2 G. Castellan, Histoire des Balkans, pp. 11-270 ; R. Clogg, A concise history of Greece, pp. 1-46 ; T. W. Gallant, Modern Greece, pp. 1-28.
3 Abbé de Pradt, Vrai Système.
4 Ibid., p. 62.
5 Ibid., pp. 245-246.
6 D. Barau, La cause des Grecs.
7 W. St. Clair, That Greece might still be free, pp. 138-149.
8 D. Barau, La cause des Grecs.
9 Ibid., p. 287.
10 W. ST. Clair, That Greece might still be free, pp. 13-22.
11 À propos de la représentation idéale, voir C. Perelman, L’Empire rhétorique, pp. 126-129.
12 F.-R. de Chateaubriand, Congrès de Vérone, t. I, p. 68.
13 B. Constant, Appel aux nations chrétiennes, p. 15.
14 F.-R. de Chateaubriand, « Note sur la Grèce ».
15 Ibid., p. 9.
16 Ibid., pp. 20-21.
17 Ibid., pp. 28-30.
18 Abbé de Pradt, Vrai système ; F.-R. de Chateaubriand, « Note sur la Grèce », p. 28 ; B. Constant, Appel aux nations chrétiennes, p. 15.
19 Archivo General de la Nación, Bogotá, Ministerio de Relaciones Exteriores, Delegaciones, Transferencia 8 (ci-après AGN, MRE, DT8), caja 507, carpeta 2, fos 53-58.
20 Revenga à Gual (Londres, 2 décembre 1823), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 3, fos 171-172.
21 Revenga à Gual (Londres, 2 décembre 1823), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 4, fos 40-45.
22 Revenga à Gual (Londres, 2 décembre 1823), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 4, fos 40-45.
23 Revenga à Gual (Londres, 2 mars et 3 mai 1824), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 4, fos 40-45 et fos 109-111.
24 Revenga à Gual (Londres, 3 juin 1824), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 4, fos 139-140.
25 AGN, MRE, DT2, t. 307, f° 44.
26 Manuel José Hurtado au ministre d’État et des Affaires étrangères (Londres, 4 janvier 1826), AGN, MRE, DT2, t. 307, fos 52-53.
27 Fernández Madrid au ministre d’État et des Affaires étrangères (Londres, 17 juillet 1827), AGN, MRE, DT2, t. 307, f° 101vo-102.
28 Fernández Madrid au ministre d’État et des Affaires étrangères (Londres, 17 juillet 1827), AGN, MRE, DT2, t. 307, f° 101vo-102.
29 Fernández Madrid au ministre colombien d’État et des Affaires étrangères (18 décembre 1828), AGN, DT2, t. 307, fos 157-158.
30 Fernández Madrid au ministre colombien d’État et des Affaires étrangères (Londres, 3 mars 1830), AGN, MRE, DT2, t. 307, fos 209-210.
31 W. ST. Clair, That Greece might still be free, pp. 138-149 ; D. Barau, La cause des Grecs, p. 77.
32 Marc-Antoine Jullien à Manuel José Hurtado (Paris, 28 novembre 1825), AGN, MRE, DT8, caja 507, carpeta 7, f° 59.
33 Mémoires d’outre-tombe, liv. XXVIII, chap. ix, t. II, pp. 510-512.
34 B. Constant, Appel aux nations chrétiennes, p. 3.
35 D. Barau, La cause des Grecs, pp. 271-272.
36 J. H. López, Memorias, pp. 398-403.
Auteur
CEHIS, Universidad Externado de Colombia
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