De castas à pardos
Pureté de sang et égalité constitutionnelle dans le processus indépendantiste de la Colombie Caraïbe
p. 181-195
Texte intégral
1Après une brève mise en contexte historiographique, cet article analyse les discriminations imposées aux castas (libres d’ascendance africaine) par la monarchie espagnole dans ses colonies américaines sur la base du principe de la pureté de sang (limpieza de sangre). L’étude suit le parcours de deux pardos (afro-descendants métis) — Pedro Romero et José Padilla — dans le processus d’indépendance et de construction républicaine de Carthagène des Indes, en Colombie caraïbe, de 1810 à 1828. L’itinéraire de ces deux hommes permet en effet de comprendre pourquoi, dès les premières constitutions indépendantistes, le système de castes colonial fut aboli et l’égalité légale des citoyens sans distinction raciale proclamée. À travers Romero et Padilla, il est aussi possible de saisir l’évolution des pratiques politiques d’une région dont la population était alors dans son immense majorité afro-descendante. Cette analyse se conclura par une réflexion sur l’impact qu’eut l’abolition du principe de la pureté de sang sur les liens entre pardos libres et esclaves.
I. — Les subalternes dans l’historiographie des indépendances hispano-américaines
2La participation des subalternes, pour la plupart non blancs, dans les processus d’indépendance de l’Amérique espagnole est un champ d’études historiques en plein essor. Longtemps négligés, ignorés même par les récits patriotiques et les manuels d’histoire nationale d’Amérique latine, ces hommes et ces femmes d’origine africaine et/ou amérindienne souvent métissée d’ascendance espagnole participèrent aux luttes anticoloniales au nom de l’indépendance, de l’autonomie ou de la fidélité au roi d’Espagne. Certains choisirent leur camp en fonction de leurs aspirations personnelles ou communautaires, d’autres y furent contraints ou restèrent en marge de ces mouvements. Beaucoup durent faire face aux violences, déprédations, destructions et déplacements forcés liés au passage des troupes de tout bord. Plusieurs voulurent aussi que leur participation influence la structure de la société qui naîtrait après la guerre. Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie latino-américaine s’est enrichie de recherches portant sur le rôle des subalternes de la fin de la domination coloniale espagnole aux premières années de construction républicaine dans le contexte plus global de l’ère des révolutions1.
3Cet article se situe dans ce renouveau historiographique en s’intéressant au rôle crucial des Afro-descendants dans l’indépendance de la région caraïbe de la Colombie (alors appelée Nouvelle-Grenade). Si les historiens de la Colombie ont progressivement intégré dans leurs études les questions sur la modernité et les sociabilités chères à François-Xavier Guerra, ils sont longtemps restés centrés sur les Andes, dont la population vers 1800 était majoritairement métisse (d’ascendance amérindienne et européenne) et comprenait aussi des blancs créoles et péninsulaires en plus grand nombre que dans le reste de la vice-royauté. Tant les vastes régions de la Caraïbe, du Pacifique et du sud du pays, principalement peuplées d’Afro-descendants, que toute la moitié occidentale du pays et une grande partie de la périphérie constituant les territoires de nations amérindiennes demeurèrent à l’écart de cette production historique. Ce travail cherche donc à relativiser le récit nationaliste andin — blanc et métis — en examinant la signification et la portée des luttes d’indépendance pour la population afro-descendante subalterne de la région caraïbe, notamment à Cartagena. Il s’inscrit dans un effort plus large de réécriture de l’histoire de la formation de la nation colombienne auquel participent, entre autres, Alfonso Múnera, Jairo Gutiérrez, José Polo et Marixa Lasso2.
II. — Pureté de sang et souillure de l’esclavage
4Dans l’Amérique espagnole, la société coloniale se fondait sur le principe de la pureté de sang né durant la reconquête chrétienne de la péninsule Ibérique contre les musulmans. En d’autres termes, pour être considéré comme honorable, faire des études, exercer les professions supérieures, avoir des fonctions royales ou ecclésiastiques, il fallait être « pur de toutes les mauvaises races de Noirs, Maures, Juifs, nouvellement convertis à notre Sainte Foi et puni par l’Inquisition »3. La pureté de sang consistait donc en une exclusion basée sur l’hérédité raciale et religieuse. Concrètement, dans les Amériques, où l’immigration des musulmans, juifs et convertis était interdite, la formule ne s’appliqua qu’aux castas, à travers une exclusion fondée sur l’héritage de la race (noire ou africaine) et de la condition (l’esclavage). Les péninsulaires, les Amérindiens et leurs descendants, métissés entre eux ou pas, bénéficiaient de la pureté de sang. Mais les Africains et leurs descendants, même libres et/ou en partie d’ascendance européenne ou amérindienne, étaient considérés « d’origine impure et dépravée », parce que marqués de façon héréditaire par la « souillure de l’esclavage » (mancha de la esclavitud). Cette exclusion raciale s’ajoutait aux exclusions fondées sur la naissance illégitime et sur l’exercice d’un travail manuel qui touchaient tous les plébéiens sans considération raciale4.
5Cependant, la réalité démographique américaine empêcha la stricte observance de ces exclusions, en particulier dans les régions où les Afro-descendants prédominaient. Le métissage se généralisa tant qu’il devint impossible de classer les individus sur la base « de la couleur, des cheveux et de la physionomie », comme le recommandait encore le Conseil des Indes en 18065. Après 1763, faute de volontaires blancs en nombre suffisant, la Monarchie dut confier en grande partie la défense militaire de ses villes côtières, de Veracruz à Buenos Aires, à des milices de libres noirs et pardos. Afin de s’assurer de leur fidélité au roi, le Conseil des Indes leur garantit le fuero militar, soit l’accès à une justice militaire leur épargnant la discrimination raciale. De plus, dès 1795, la Monarchie en quête de revenus offrit la possibilité d’acheter diverses gracias al sacar (légitimations de changement de condition ou de statut), parmi lesquelles des dispenses du statut de pardo et de quinteron (mais curieusement pas de quarteron). Même si ces dispenses ne mettaient pas en question le principe de la pureté de sang et ne furent sollicitées que par peu de castas, elles suscitèrent une levée de boucliers parmi les blancs créoles. Dans le contexte de l’indépendance d’Haïti, le Conseil des Indes les écouta et convint en 1806 que pour préserver « l’ordre politique », il fallait maintenir les castas libres dans une position inférieure. Avec des arguments qui « racialisaient » la culture et la politique, le Conseil jugea que ce n’était pas la « couleur » qui séparait les Afro-descendants, d’une part, des blancs, des indiens et des métis, de l’autre, mais la « souillure de l’esclavage » et leurs « mœurs corrompues, puisque [les castas] étaient les plus bâtards, adultérins et illégitimes ». De plus, « de par leur caractère dépravé, leur orgueil et leur propension à la liberté, ils sont peu attachés à notre gouvernement et notre nation »6. Pourtant, ces considérations n’eurent aucune influence sur le système de défense espagnole en Amérique, qui continua de dépendre principalement de miliciens pardos.
6Quand le processus des indépendances hispano-américaines débuta, la position sociale d’une partie des castas était donc ambiguë. Tant la milice que l’artisanat qualifié et certaines professions manuelles avaient ouvert des voies de mobilité sociale et d’enrichissement à quelques pardos. En conséquence, une partie de l’élite créole craignait une mobilisation de ceux-ci, malgré les assurances du Conseil des Indes quant au maintien des principes d’exclusion des castas. Dans les sociétés où les Afro-descendants constituaient les deux tiers, voire plus, de la population, des pardos lettrés, expérimentés et parfois fortunés allaient être amenés à jouer un rôle d’intermédiaires sociaux et de leaders populaires indispensables pour l’élite créole indépendantiste. Pourtant, ils deviendraient gênants pour cette même élite au moment de la construction de la république, comme en témoigne l’itinéraire de deux leaders cruciaux pour l’indépendance de Cartagena en Colombie caraïbe : le mulâtre Pedro Romero, de 1810 à 1815, et le pardo José Padilla, de 1810 à 1828.
III. — Pedro Romero et la fin du principe de la pureté de sang
7Au moment de l’invasion napoléonienne de la péninsule Ibérique en 1808, Pedro Romero y Porras était âgé de 56 ans et exerçait la profession d’armurier à Cartagena, principal port maritime de la Nouvelle-Grenade. Né à Cuba, Romero s’était installé comme forgeron à Cartagena dans les années 1770. Trente ans plus tard, il se trouvait à la frontière entre deux mondes. D’une part, il vivait et travaillait dans le faubourg populaire peuplé d’Afro-descendants de Getsemaní, séparé de la cité fortifiée de Cartagena par un pont fermé la nuit. Il dirigeait son propre atelier de fonderie qui fabriquait des armes et des cloches d’église, entre autres. Il possédait aussi une maison de deux étages dans la rue principale de Getsemaní, où il vivait avec sa femme et une partie de leurs dix enfants. Là, il jouissait d’un statut et de revenus supérieurs à la plupart des castas libres et d’un leadership certain. D’autre part, en raison de sa race, Romero était privé des droits accordés aux blancs plus pauvres et moins éduqués que lui et de participation à la vie sociale de l’élite, avec laquelle il entretenait néanmoins des liens économiques et intellectuels grâce à son armurerie. Deux épisodes de sa vie d’alors témoignent tant de la porosité que de la rigidité du système de castes colonial : alors que Romero maria une de ses filles à un modeste avocat de province blanc, peu après, en 1810, il déposa une demande de gracia al sacar pour que l’un de ses fils soit dispensé du statut de pardo et puisse étudier le droit à l’université7.
8Or, à cette date, Cartagena vivait de profonds changements politiques. Lorsque Ferdinand VII fut contraint par Napoléon d’abdiquer, le cabildo, auquel participaient les principaux propriétaires d’haciendas et commerçants péninsulaires et créoles, prit l’initiative de gouverner au nom du roi. Cartagena disposait alors de deux forces armées : un bataillon de soldats espagnols et andins appelé le Fijo ; et trois unités de milices racialement ségréguées — une milice de blancs (composée en fait surtout de mulâtres), une milice de pardos et une milice de noirs, recrutés dans la ville et ses environs. L’envoi par le Conseil de la Régence de Cadix d’un nouveau gouverneur de province, Francisco Montes, divisa le cabildo, augmentant les tensions entre créoles et péninsulaires. Des rumeurs de soulèvement populaire circulèrent, et en mai 1810, Montes fit confisquer les armes de l’atelier de Romero. Les créoles du cabildo accusèrent alors le gouverneur de vouloir les répartir entre les seuls résidents espagnols, d’être un agent de la France bonapartiste et de menacer la paix de la province en mobilisant les péninsulaires contre les créoles. Ils décidèrent alors de l’expulser pour rétablir le gouvernement du cabildo, ce qui équivalait à rejeter la légitimité du Conseil de Régence8.
9Simultanément, certains membres du cabildo, notamment l’avocat et propriétaire d’haciendas José María García de Toledo, comprirent que pour renvoyer le gouverneur Montes, il fallait neutraliser le Fijo par la force, ce qui nécessitait l’appui non seulement des milices de couleur, mais aussi des travailleurs et artisans noirs et pardos. Or, seul un homme de la stature de Pedro Romero pouvait accomplir ce rôle d’intermédiaire vital entre l’élite créole et l’immense majorité populaire et afro-descendante de Cartagena et de son faubourg. García de Toledo lui demanda donc de réunir à Getsemaní « un grand nombre d’hommes valeureux et résolus […] qui seraient prêts [à agir] au premier appel ». Il donna la même consigne à d’autres leaders intermédiaires dans deux quartiers de la ville. Romero hésita dans un premier moment à mettre son avenir en jeu dans cette aventure, puis « il se convainquit de la justice du plan » et sans tarder réunit « tout le voisinage de Getsemaní » dans une nouvelle milice appelée les « Lanciers Patriotes de Getsemaní »9.
10Le 14 juin 1810, les Lanciers Patriotes de Getsemaní et les hommes des deux milices volontaires de Cartagena, armés de machettes et appuyés par une foule d’Afro-descendants des classes populaires, assiégèrent le palais du gouverneur, permettant au cabildo de voter à l’unanimité la destitution de Montes qui fut déporté à Cuba. Devant cette démonstration de force, les commandants de tous les corps militaires, y compris le Fijo, approuvèrent solennellement cette décision. Débarrassé du gouverneur, le cabildo n’en restait pas moins fidèle non seulement au roi, mais aussi au système de castes colonial. Pour prévenir la défection des Espagnols, il organisa un bataillon blanc de « volontaires patriotes » réunissant péninsulaires et créoles, et un bataillon séparé de Patriotes Pardos regroupant les milices coloniales sous commandement blanc, lequel s’ajoutait aux Lanciers de Getsemaní10.
11Deux mois plus tard, le cabildo faisait un premier pas vers l’autonomie et l’abolition du principe colonial de la pureté de sang : il s’érigeait en Junte suprême de la province de Cartagena, laquelle comprendrait les douze membres du cabildo, un président et un vice-président, cinq délégués du reste de la province et six députés élus par les hommes adultes et libres de Cartagena, quelle que soit leur race. Certes, les six élus étaient tous blancs, mais certains étaient de modestes avocats. Et surtout, le mode de leur élection détruisait le principe de limpieza de sangre, alors qu’en 1812 à Cadix la première Constitution de la monarchie espagnole allait le maintenir, en limitant la représentation politique aux Espagnols, aux Indiens et à leurs descendants11. Cette rupture répondait bien sûr à la nécessité pour la petite élite créole de s’assurer l’appui inconditionnel de l’immense majorité afro-descendante face au Fijo et aux résidents espagnols. Elle fut confirmée par la loi électorale de la province de décembre 1810, qui accordait à tous les citoyens hommes, « blancs, indiens, métis, mulâtres, zambos et noirs qui étaient pères de famille ou possédaient une maison habitée et qui vivaient de leur travail », le droit de participer aux élections des électeurs de leur paroisse. « Seuls les vagabonds, ceux qui ont commis un crime entraînant l’infamie, ceux qui sont salariés en situation de servitude et les esclaves seraient exclus des élections »12.
12En février 1811, l’élite créole réalisa combien elle dépendait de l’appui armé des Patriotes Pardos et des Lanciers de Getsemaní. En effet, le Fijo, soutenu par des défenseurs de la Régence, tenta de prendre d’assaut le palais du gouverneur pour arrêter la Junte suprême. Dénoncée par des sous-officiers, la conspiration échoua avant que le premier coup de fusil n’ait été tiré, et García de Toledo arrêta en personne ses chefs. Cependant l’incident renforça le pouvoir et l’esprit d’initiative des classes populaires. Une foule d’Afro-descendants armés attaqua les demeures des Espagnols, arrêta les hommes qu’elle y trouva et les emprisonna dans la caserne des Patriotes Pardos. Pendant une semaine entière, des centaines d’hommes, pour la plupart noirs et pardos, patrouillèrent la ville pour s’en prendre aux « Européens ». Leur nombre et leur détermination firent craindre un développement à la haïtienne à plusieurs familles espagnoles qui quittèrent Cartagena pour les bastions royalistes de Santa Marta, Panamá ou Cuba13.
13Peu après, les créoles membres de la Junte se divisèrent, certains s’alarmant de la montée du sentiment anti-espagnol au sein de la population. Les modérés se rassemblèrent autour de García de Toledo, qui défendait l’idée de l’autonomie de la province de Cartagena et rejetait les principes d’exclusion raciale sans mettre en question la fidélité au roi. Les radicaux pour leur part s’unirent derrière les frères Gabriel y Germán Gutiérrez de Piñeres,14 qui se prononçaient, dans des tavernes populaires et dans la première gazette de Cartagena, El Argos Americano, pour l’indépendance de la province. En juin, ils présentèrent à García de Toledo, le président de la Junte suprême, une pétition exigeant que la province adopte une constitution indépendante et républicaine15.
14Bien que les documents ne mentionnent pas nommément la participation de Pedro Romero à ces événements, son nom réapparaît peu après, sans que ses propres paroles soient toutefois reproduites. En effet, Romero, rallié aux radicaux menés par les frères Gutiérrez de Piñeres, joua à nouveau un rôle décisif dans l’organisation de la révolte populaire qui obligea la Junte à déclarer l’indépendance de la province de Cartagena en novembre 1811. Soigneusement préparée, la révolte mobilisa les mêmes unités et secteurs sociaux qu’en 1810. Le 11 novembre, les Lanciers Patriotes de Getsemaní et les Patriotes Pardos se postèrent sur les murailles de la ville et pointèrent leurs armes sur les casernes du Fijo et des Patriotes Blancs pour les empêcher d’intervenir. Gabriel Gutiérrez de Piñeres et Pedro Romero rassemblèrent les travailleurs et artisans qui n’appartenaient pas à ces unités devant l’église de Getsemaní. Cette foule entra avec eux dans la ville, força les portes de l’arsenal pour saisir des armes, et se rassembla devant le palais du gouvernement, où siégeait la Junte16. Les insurgés envoyèrent deux émissaires, l’avocat blanc gendre de Romero et un prêtre, exiger que la Junte déclare l’indépendance absolue de l’Espagne, « l’égalité des droits de toutes les classes de citoyens », la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), la soumission de l’armée à l’exécutif, l’ouverture au public des sessions du législatif, la nomination de commandants pardos et noirs pour les unités afro-descendantes, l’abolition de l’Inquisition et l’exclusion des « Européens antipatriotes » de l’emploi public17. Puis la multitude armée envahit le palais, agressa García de Toledo et obligea la Junte à signer l’Acte d’Indépendance de la province de Cartagena, la plaçant à l’avant-garde de toutes les provinces de la Nouvelle-Grenade18. La Première Indépendance de Cartagena en 1811 fut donc arrachée aux créoles modérés par les unités patriotes des Pardos et des Lanciers ainsi que par les travailleurs afro-descendants radicalisés par les frères Gutiérrez de Piñeres et Pedro Romero.
15Au début de 1812, les hommes chefs de famille de la province de Cartagena, sans distinction de race, furent appelés à désigner les électeurs d’une assemblée constituante. Les radicaux obtinrent la majorité et, confirmant ainsi la fin de l’exclusion des castas, Pedro Romero fut l’un des 36 députés élus. Il participa à la rédaction de la Constitution de l’État de Carthagène des Indes de 1812, une constitution représentative, républicaine et libérale. Si celle-ci mettait fin à toute distinction raciale dans la population libre, la seule modification qu’elle apportait à l’institution de l’esclavage était d’interdire l’importation de nouveaux esclaves. Dans la foulée, la défense militaire fut réorganisée, le Fijo dissout et la ségrégation militaire abolie19. Ainsi, à Cartagena, parce que les Patriotes Pardos, en tant que tels, furent des acteurs primordiaux de l’autonomie puis de l’indépendance de la province, ils obtinrent l’égalité politique. Cette inclusion politique entraîna leur inclusion militaire et le démantèlement des unités des Patriotes Pardos et des Lanciers Patriotes de Getsemaní. La fin de ces milices d’Afro-descendants ne manquerait pas d’avoir des répercussions sur leurs possibilités de mobilisation politique autonome.
16Après 1813, les divisions entre radicaux et modérés s’accentuèrent à Cartagena, et une véritable guerre civile opposant indépendantistes et royalistes éclata dans toute la Nouvelle-Grenade caraïbe, de Riohacha à Tolú. Pedro Romero, trop âgé pour entrer dans l’armée, ne chercha pas à forger une force politique autonome à Cartagena. Il se distancia des radicaux pour rejoindre les modérés derrière García de Toledo et fut à nouveau élu représentant en décembre 1814. Par conséquent, il ne participa pas à la tentative de reprise violente du pouvoir par les proches des frères Gutiérrez de Piñeres. La situation, tant dans la ville que dans la province, s’aggrava profondément, d’abord en raison des déchirements politiques internes, puis de la reconquête par l’armée espagnole lancée en août 1815. Pedro Romero subit ensuite, comme les milliers d’habitants de Cartagena, le siège de 106 jours que le général espagnol Pablo Morillo imposa à la ville dès le 1er septembre. Romero ne fit toutefois pas partie du tiers de la population qui mourut de faim, de maladie et d’épuisement pendant ces mois, ni de ceux qui, comme José María García de Toledo, tombèrent aux mains des Espagnols pour être jugés et exécutés. Il réussit à s’enfuir par la mer avec quelque deux mille autres, en majorité des radicaux, mais décéda peu après son arrivée aux Cayes, à Haïti20.
IV. — José Padilla et les limites de l’égalité constitutionnelle
17L’itinéraire de José Padilla n’est pas entièrement séparé de celui de Pedro Romero, puisqu’il vivait en concubinage avec l’une de ses filles, Anita Romero ; il appartenait donc à la génération qui suivait celle de Romero. Originaire d’une région en marge de la vice-royauté, il avait été moins imprégné du principe de la pureté de sang. Né près de Riohacha en 1784 d’une mère amérindienne wayúu et d’un père noir issu de Saint-Domingue, Padilla s’engagea tout jeune comme mousse puis dans la marine espagnole, ce qui le conduisit à être fait prisonnier par les Anglais dans la bataille de Trafalgar, en octobre 1805. Cet emprisonnement de trois ans, qui le mit en contact avec des hommes incarnant toute la diversité du monde atlantique, fut sans doute déterminant pour lui. Libéré en 1808, Padilla fut nommé contremaître à l’arsenal de Cartagena et s’installa à Getsemaní. Il participa aux bouleversements de 1810 à 1812 derrière Romero et les frères Gutiérrez de Piñeres. Dès le début de la guerre que l’État indépendant de Cartagena lança contre les provinces royalistes de Santa Marta et Riohacha, Padilla offrit à la modeste flotte patriote l’expérience qu’il avait acquise dans la marine espagnole et se distingua dans plusieurs combats navals. En 1813, il rencontra Simón Bolívar quand celui-ci se réfugia à Cartagena avec une partie de l’armée indépendantiste du Venezuela à l’invitation des frères Gutiérrez de Piñeres. Durant cette période complexe, l’arrivée de ces troupes attisa le conflit entre radicaux et modérés et conduisit ces derniers, García de Toledo inclus, à rejeter le leadership de Bolívar — alors que Padilla se rangeait inconditionnellement derrière lui. En décembre 1814, la victoire des modérés aux élections de Cartagena sépara momentanément les destins de Romero et de Padilla, puisque le premier s’était rallié à García de Toledo, tandis qu’en mars 1815 Padilla, qui cherchait à s’unir aux troupes de Bolívar menaçant Cartagena, fut arrêté et emprisonné pour trahison par celui qui allait le poursuivre jusqu’à sa fin, le créole vénézuélien Mariano Montilla21.
18Seule l’arrivée, en septembre 1815, de la flotte espagnole de Morillo pour assiéger Cartagena apaisa le conflit interne, contraignant les modérés à libérer les radicaux emprisonnés (dont Padilla) et à rappeler les exilés pour défendre conjointement la cité portuaire. Quand le siège débuta, Padilla se retrouva à la tête de 400 marins. Trois mois plus tard, il parvint à ouvrir une brèche dans l’encerclement naval espagnol et facilita la fuite par mer de quelque 2 000 Carthaginois, en majorité des radicaux. Comme Romero, Padilla se réfugia aux Cayes, où Bolívar arriva après avoir échappé à une tentative d’assassinat en Jamaïque22.
19L’expérience de quelques mois dans la république indépendante du Sud d’Haïti, présidée par le général mulâtre Alexandre Pétion, à la tête d’un gouvernement exclusivement composé d’Afro-descendants, marqua Padilla. Aux Cayes comme avant à Cartagena, il exprima son soutien à Bolívar quand il s’agit de confirmer l’autorité de ce dernier dans la préparation de la première expédition de libération, en grande partie financée et armée par le gouvernement haïtien. Alors que Bolívar fut contraint de retourner aux Cayes, Padilla fut de ceux qui débarquèrent à Ocumare, à l’ouest de Caracas, pour s’unir aux troupes indépendantistes déjà sur place. Dirigées par Manuel Piar, originaire de Curaçao et seul général afro-descendant de l’époque, elles contrôlaient la région de la Guayana où elles établirent le noyau de l’armée de libération du Venezuela. Padilla reprit son rôle de stratège naval, cette fois sur l’Orénoque.
20Lorsque Bolívar débarqua dans la région en août 1817, grâce à une seconde expédition soutenue par Haïti, il voulut s’imposer comme leader unique et incontesté de la guerre. Pour écarter Piar, il l’accusa de préparer une conspiration visant à imposer la dictature des pardos et le fit fusiller en octobre 1817 devant des centaines de combattants pardos, noirs et métis, dont Padilla. Alors que de nombreux soldats perçurent cette exécution comme injuste et motivée par l’appartenance raciale de Piar, il semble qu’elle n’ébranla pas la loyauté de Padilla envers Bolívar, puisqu’il fut promu capitaine de navire après avoir contribué au maintien de l’ordre. Au cours des années suivantes, Padilla continua à lutter pour l’indépendance sur la mer et les fleuves. Son action fut décisive dans la libération de Santa Marta et de Cartagena en 1821, et son triomphe contre la marine espagnole dans la bataille navale de Maracaibo en 1823 scella la victoire finale des patriotes23.
21Quand le Venezuela et la Nouvelle-Grenade entreprirent de construire la République de Colombie, Padilla était âgé de quarante ans, dont plus de dix passés à combattre pour l’indépendance. En novembre 1824, il retournait dans une Cartagena à nouveau dominée par l’aristocratie blanche traditionnelle. Le poste de gouverneur du nouveau département de Magdalena (comprenant les provinces de Cartagena, Santa Marta et Riohacha) qu’il ambitionnait fut confié à son ennemi, le vénézuélien Montilla, qui n’avait de cesse d’accuser Padilla de soutenir « les maudites gens de Saint-Domingue », c’est-à-dire les radicaux qui avaient trouvé refuge auprès de Pétion en 181524. En récompense pour sa victoire à Maracaibo, Padilla n’obtint qu’une promotion au rang de général (ou amiral) et le commandement de la très affaiblie marine de la côte caraïbe, ainsi qu’une médaille d’or et une pension à vie, qu’il compara amèrement à la « paie d’un mercenaire »25. Peu après, quand Padilla et sa compagne Anita Romero se virent refuser l’entrée à un bal de l’élite sous prétexte qu’ils n’étaient pas mariés, Padilla publia un pamphlet incendiaire adressé « Au public respectable de Cartagena », dans lequel il avertissait :
L’épée que j’ai empoignée contre le roi d’Espagne, cette épée avec laquelle j’ai donné à la patrie des jours de gloire, cette même épée me soutiendra contre quiconque tentera d’abaisser ma classe et de dégrader ma personne26.
22Assimilant les attaques qui lui avaient été adressées à des attaques contre la classe des pardos, il accusait ses détracteurs de miner « le saint édifice de la liberté et de l’égalité du peuple, pour lever sur ses ruines l’échafaudage de l’ambition et substituer aux formes républicaines celles de leurs anciens privilèges et la domination exclusive d’une petite portion misérable de familles sur la grande majorité des populations »27.
23Le pamphlet de Padilla n’alarma pas seulement l’élite de Cartagena, il se répercuta jusqu’au Pérou, où Bolívar saisit sa plume pour alerter le vice-président Francisco de Paula Santander à Bogotá en ces mots :
L’égalité n’est pas suffisante pour l’esprit qu’a le peuple, qui veut qu’il y ait égalité absolue, tant dans le domaine public que privé ; et puis il voudra la pardocracia, qui est son inclination naturelle et unique, pour l’extermination ensuite de la classe privilégiée. Ceci requiert, je le dis, de grandes mesures que je ne me lasserai pas de recommander28.
24Bien que sur le moment Bolívar n’ait pas sanctionné Padilla, il s’opposa six semaines plus tard au projet d’une expédition colombo-mexicaine pour libérer Cuba dans laquelle Padilla aurait eu un rôle important en tant que commandant de la marine, avançant qu’une telle opération pourrait conduire à « l’établissement d’une nouvelle république d’Haïti » à Cuba29.
25ÀCartagena même, les pardos ne suivirent pas l’appel à la mobilisation de Padilla, mais ceux qui pouvaient voter l’élurent sénateur en février 1825. La suite de son itinéraire politique est plus hésitante, à mesure que sa longue fidélité à Bolívar était mise à l’épreuve par l’évolution politique de ce dernier. En 1826, lorsque Bolívar, toujours depuis Lima, lança son projet d’une nouvelle constitution autocratique pour la République de Colombie, destinée à préserver l’ordre social et éviter la sécession du Venezuela, Padilla commença par le soutenir, invitant même l’élite cathaginoise dans sa maison, au grand dam des survivants de l’époque radicale et de l’exil aux Cayes, qui dénoncèrent le projet de dictature de Bolívar et se rapprochèrent de Santander. Padilla soutint même le simulacre de vote à main levée de chefs de famille triés sur le volet, organisé par le conseil municipal de Cartagena pour exiger, en violation de la Constitution de 1821, la réunion d’un congrès extraordinaire pour débattre du projet de Bolívar. En octobre 1826, Bolívar arriva à Bogotá pour assumer les pouvoirs spéciaux réservés par la Constitution en cas de crise grave. Quand il visita Cartagena en 1827, il fut reçu en grande pompe, notamment par Padilla qui l’honora d’un banquet dans sa maison30.
26Pourtant, au début de l’année 1828, Padilla commença à douter du projet bolivarien soutenu par une aristocratie carthaginoise qui le dénigrait. Il rejoignit le camp de Santander en faveur du maintien de la Constitution de 1821, synonyme, selon lui, « d’une liberté garantie par un système de représentation populaire »31. De leur côté, les partisans de Bolívar, dirigés par Montilla, exigèrent que les officiers des armées de terre et de mer signent une Exposición contre le gouvernement civil de Santander, ce qui provoqua des altercations. Padilla menaça à nouveau d’empoigner son épée, cette fois pour défendre ceux qui refusaient de cautionner cette déclaration. Habilement, Montilla préparait le piège qui serait fatal à Padilla. Non seulement il laissa croître le conflit, mais il se retira dans sa riche hacienda de Turbaco, loin de la ville. Le 2 mars, Padilla réunit quelques officiers pardos afin de leur dire qu’il « était à la tête du peuple » pour protéger sa liberté contre « la couronne » de Bolívar32. Peu après, la rumeur se répandit qu’il distribuait des armes à des hommes de Getsemaní. Depuis Turbaco, Montilla proclamait l’état d’urgence, mais en même temps il retirait astucieusement les soldats de Cartagena. Comme le notèrent plusieurs témoins, son but était de provoquer une prise de pouvoir par Padilla ; il pourrait ainsi l’accuser de vouloir gagner à sa cause la pardocracia afin de déclencher la guerre des races tant redoutée par Bolívar33. Et effectivement, le 6 mars 1828, soi-disant à la demande du peuple, Padilla prit le pouvoir pour rétablir l’ordre contre le « siège du général [Montilla] ». Mais il ne reçut pas l’appui massif des classes populaires qu’il espérait, et le conseil municipal de Cartagena rejeta son autorité. Trois jours plus tard, Padilla s’enfuit pour tenter d’obtenir l’aide des partisans de Santander réunis à Ocaña, mais ceux-ci ne firent rien de concret en sa faveur. Sans doute mal conseillé, il retourna à Cartagena pour y être immédiatement arrêté par Montilla et expédié à Bogotá où il fut emprisonné et jugé. Quelques mois plus tard, il fut injustement accusé d’être mêlé à la tentative d’assassinat de Bolívar du 25 septembre 1828, condamné à mort et fusillé le 2 octobre34.
27Le destin de Padilla pose une question fondamentale sur les pratiques politiques durant la transition de la guerre à la paix. Pourquoi Padilla, malgré sa popularité, n’est-il pas parvenu à mobiliser la population afro-descendante de Cartagena en 1824 et 1828 ? En 1828, en particulier, des témoins, comme le consul britannique, mentionnèrent l’apathie du peuple, tandis que d’autres dirent que toute l’affaire était exagérée. En fait, au début des années 1820, Padilla n’était pas le seul pardo à se plaindre de l’absence de changements concrets sous la république. La Constitution de 1821 garantissait l’égalité, abolissant tacitement les discriminations fondées sur la souillure héréditaire de l’esclavage, mais la loi de manumission de la même année ne changea rien à la situation de la quasi-totalité des esclaves, puisqu’elle ne libérait que les vieillards de plus de 60 ans et les enfants nés de mère esclave après sa promulgation — une fois atteint leur majorité et à condition qu’ils aient bien servi le maître de leur mère jusque-là. Après les guerres d’indépendance qui affectèrent le pays pendant plus de dix ans, la misère était grande et les soldats démobilisés qui rentraient chez eux, en majorité non-blancs, faisaient face à de grosses difficultés de réinsertion économique. L’indépendance ne signifia même pas la fin des recrutements forcés dans l’armée ou la marine — une marine dirigée par Padilla, qui n’hésitait pas à contraindre des artisans à travailler sur ses bateaux. De plus, alors que des rumeurs de débarquement de Haïtiens continuaient de circuler, dans certaines localités, l’élite blanche utilisait ce contexte pour accuser les rares Afro-descendants nommés à un poste administratif de vouloir déclencher une guerre des races ; ceux-ci étaient souvent arrêtés, jugés puis acquittés, mais après de longs mois de prison qui les ruinaient et mettaient fin à leur carrière publique. C’est pourquoi quelques pardos protestèrent, tel le charpentier Valentín Arcía qui, en 1822, dénonçait la « prévention et la partialité » des élites républicaines blanches et demandait :
N’est-ce pas un délit, dans un gouvernement dont la pierre angulaire est l’égalité des citoyens, et dont la constitution prescrit et défend celle-ci […] de vouloir priver d’emplois publics une certaine classe d’hommes qui, de par leur conduite, méritent tout35 ?
28Et pourtant, dans les années 1820, les pardos de Cartagena ne suivirent pas Padilla quand il chercha par deux fois à les mobiliser. En 1824, ce fut sans doute parce que pour eux l’égalité que réclamait le pamphlet de Padilla visait la sphère privée de l’aristocratie, à laquelle la quasi-totalité n’avait pas accès. De plus, en 1824 comme en 1828, les menaces de Padilla résonnaient mal dans le nouveau contexte républicain et se prêtaient facilement aux vieux stéréotypes coloniaux de l’arrogance et la dépravation des mœurs attribués aux pardos, auxquels s’ajoutait ici l’accusation de violation de la sphère privée. Les appels de Padilla à la mobilisation de « ma classe » (les pardos) semblaient aussi dépassés par la rhétorique républicaine d’égalité qui poussait beaucoup de pardos à rejeter les identifications raciales. De plus, quand Padilla menaçait de reprendre son épée, il ne faisait que raviver les peurs d’une guerre des races que la Monarchie avait agitées pour préserver l’ordre socioracial depuis le début de la révolution haïtienne.
29Par ailleurs, contrairement à d’autres leaders militaires peu éduqués mais blancs ou métis, comme José Antonio Páez au Venezuela, Padilla avait fait la guerre principalement sur la mer. Il n’avait donc pas pu acquérir de terres ni se constituer des réseaux ruraux de clientélisme sur lesquels s’appuyer au-delà de Cartagena et Getsemaní. En outre, le soutien de Padilla à la constitution autocratique de Bolívar et à sa visite en 1827 avait déconcerté plusieurs de ses camarades d’exil aux Cayes. Une comparaison entre ces événements et ceux des années 1810-1811, quand une partie de la Junte suprême et Pedro Romero avaient mobilisé et armé les classes populaires, permet de mesurer combien les dynamiques étaient distinctes. Les références révolutionnaires avaient disparu : alors qu’en 1811 c’était l’égalité sans distinction raciale et la république, avec sa séparation des pouvoirs, que les manifestants demandaient, les acteurs de 1826-1827, parmi lesquels Padilla, ne se référaient plus qu’à Bolívar « père de la Patrie », « centre commun [qui] unissait tous les intérêts » et irradiait toutes les vertus36.
30Finalement, si l’on considère la société et l’économie de Cartagena de l’après-guerre, il est possible de mieux comprendre l’échec de Padilla en 1828. La ville portuaire ne s’était pas encore remise du terrible siège de Morillo de 1815, qui avait coûté la vie à un tiers de sa population et fut suivi du siège des patriotes en 1821. Son élite créole blanche, tant modérée que radicale, et ses leaders afro-descendants avaient été laminés par la guerre et les exécutions. Dans la nouvelle génération, les plus talentueux partaient pour Bogotá, où la politique était désormais centralisée. La population de la ville, moins nombreuse qu’en 1810, était toujours majoritairement afro-descendante, mais les femmes étaient en plus grand nombre que les hommes. Le recensement le plus fiable de l’époque, celui de 1835, donnait en moyenne un taux de plus de 150 femmes pour 100 hommes chez les plus de 15 ans et, dans les quartiers populaires, ce taux s’élevait à 200, voire 260 femmes pour 100 hommes. Et cette immense majorité de femmes afro-descendantes avait d’autres priorités que celles prônées par Padilla : Santander et la Constitution de 1821. Il en allait de même pour les 5 % d’habitants (surtout des femmes) encore maintenus en esclavage et dont les pardos libres ne réclamaient du reste pas la liberté. La population militaire de Cartagena avait profondément changé : le Fijo, les milices de noirs et mulâtres, les Patriotes Pardos, les Lanciers de Getsemaní avaient été dissous en 1812, et en 1828 le gros des troupes stationnées dans la ville était composé de paysans, de journaliers et de petits artisans venus d’ailleurs, enrôlés de force, maltraités et donc peu intéressés par la politique de Cartagena. Si les créoles monopolisaient toujours l’emploi public, beaucoup d’entre eux étaient vénézuéliens, tandis que des Anglais, des États-uniens et quelques Français avaient pris la place des Espagnols dans le commerce. En même temps, comme avant l’indépendance, des réseaux complexes de patronage liaient les individus entre eux, par-delà les différences de classe, de race et de genre37. Dans un tel contexte, les initiatives de Padilla en 1824 et 1828 apparaissaient plus comme des provocations que des projets politiques pouvant attirer une majorité populaire trop occupée à lutter pour assurer son quotidien.
31Si Pedro Romero et José Padilla incarnaient bien les nouvelles perspectives qui s’ouvrirent aux pardos dès le début du processus d’autonomie et d’indépendance de la province de Cartagena, seul Padilla vécut l’établissement de la République de Colombie. Alors que Romero mobilisa et arma les pardos de Getsemaní pour qu’ils assurent le processus conduisant à la Constitution républicaine de l’État de Cartagena en 1812, il ne chercha pas à transformer cette unité militaire en force politique autonome, et elle se décomposa dans les guerres qui suivirent. Après l’indépendance, les tentatives de Padilla pour mobiliser les pardos de Cartagena contre la réimposition des hiérarchies socioraciales coloniales par l’élite conservatrice furent un échec.
32Au-delà des explications concrètes de cet échec fournies plus haut, il semble opportun de revenir sur l’effet unificateur qu’eurent les principes de pureté de sang et de souillure héréditaire de l’esclavage pour tous les Afro-descendants durant la colonie : ils liaient un homme de la stature de Romero au misérable journalier. L’égalité légale républicaine fut libératrice de ces stigmates pour les libres, mais en même temps elle fractionna encore plus les pardos, déjà divisés par leur condition socioéconomique et leur physionomie plus ou moins « africaine », en n’accordant l’exercice du suffrage qu’aux propriétaires fonciers ou à ceux qui vivaient indépendamment de leur travail. Plus encore, l’abolition républicaine du principe de pureté de sang rompit le seul lien légal existant entre esclaves et pardos libres. Désormais, la souillure de l’esclavage n’était plus héréditaire : d’un côté se trouvaient les Colombiens libres, égaux selon la loi, et de l’autre, les esclaves. Ces esclaves étaient en majorité des femmes et leur condition « semblait » moins perpétuelle depuis l’adoption de la Loi de manumission de 182138. À ces divisions internes s’ajoutaient la fragmentation territoriale et la quasi-absence de voies de communication en Colombie caraïbe. Ainsi, malgré les craintes du Conseil des Indes en 1806 et de Bolívar vingt ans plus tard, l’abolition républicaine du principe de la pureté de sang tendit à préserver « l’ordre politique ».
Bibliographie
Sources
Archivo Santander, éd. Ernesto Restrepo Tirado, Diego Mendoza Pérez, Jesús M. Henao et Gerardo Arrubla, Bogotá, Águila Negra, 1913-1932 (24 vol.).
Bolívar, Simón, Obras completas, éd. Vicente Lecuna, La Habana, Lex, 1947 (2 vol.).
Colección de documentos para la historia de la formación social de Hispanoamérica, 1493-1810, éd. Richard Konetzke, Madrid, CSIC, 1962 (3 vol.).
Documentos para la historia de la provincia de Cartagena de Indias, hoy estado soberano de Bolívar en la Unión colombiana, éd. Manuel Ezequiel Corrales, Bogotá, Medardo Rivas, 1883 (2 vol.).
Efemérides y anales del estado de Bolívar, éd. Manuel Ezequiel Corrales, Bogotá, Casa Editorial de J. J. Pérez, 1889 (4 vol.).
Montilla, Mariano, General de división Mariano Montilla. Homenaje en el bicentenario de su nacimiento, 1782-1982, Caracas, Presidencia de la República, 1982 (2 vol.).
[Núñez, Manuel Marcelino], Exposición de los acontecimientos memorables relacionados con mi vida política, que tuvieron lugar en este país desde 1810 en adelante, Cartagena, Imprenta de Hernández e Hijos, 1864.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, A. Annino et F.-X. Guerra (éd.), Inventando la nación ; P. Blanchard, Under the Flags of Freedom ; S. C. Chambers, From Subjects to Citizens ; G. Di Meglio, Viva el bajo pueblo ! ; C. F. Walker, Smoldering Ashes.
2 A. Múnera, El fracaso de la nación ; J. Polo Acuña, Etnicidad, conflicto social ; J. Gutiérrez Ramos, Los indios de Pasto ; M. Lasso, Myths of Harmony.
3 Par exemple, « Información que acredita la legitimidad, limpieza de sangre, vida y costumbres de don Manuel Francisco de Paula Pérez y sus ascendientes, Cartagena » (1787), Archivo Histórico Nacional de Colombia, Bogotá (ci-après AHNC), Sección Colonia, Guerra y Marina (ci-après GM), rollo 5, fos 511-549.
4 Cité dans Colección de documentos, t. III, pp. 539-540.
5 Ibid., t. III, pp. 786-791.
6 Ibid., t. III, pp. 822-828. Voir M. Izard, El miedo a la revolución, pp. 129-130.
7 Cité dans Documentos, t. I, pp. 65-66. Voir aussi A. Múnera, Fronteras imaginadas, pp. 159-160.
8 Confesión de J. M. Toledo, « Proceso de los mártires de Cartagena », 1816, fos 88-89, Biblioteca Nacional de Colombia, Bogotá, Sala Manuscritos.
9 Cité dans Documentos, t. I, pp. 124-127.
10 Ibid., t. I, pp. 81-90 et 94-95.
11 L’exclusion des Afro-descendants de la représentation politique se prolongea à Cuba et à Puerto Rico jusqu’aux années 1870.
12 Cité dans Efemérides, t. II, p. 48. Les zambos sont d’ascendance africaine et amérindienne.
13 Ibid., t. II, pp. 67-68.
14 Originaires de Mompox, sur le fleuve Magdalena, Gabriel et Germán Gutiérrez de Piñeres avaient un frère, Vicente Celedonio, qui fut l’un des dirigeants de la révolte de Mompox en août 1810, quand la ville déclara son indépendance tant de l’Espagne que de la province de Cartagena. La répression féroce ordonnée par la Junte de Cartagena présidée par García de Toledo contribua aux divisions entre modérés et radicaux à Cartagena (A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 123-129).
15 Voir Efemérides, t. II, pp. 72-73.
16 [M. M. Núñez], Exposición de los acontecimientos, p. 5.
17 « Proposiciones presentadas por los diputados del pueblo y aprobadas y sancionadas el 11 de Noviembre de 1811 », Carta del comandante general de Panamá al ministro de Justicia, (30 novembre 1811), dans Archivo General de Indias, Séville, Santa Fe 745.
18 Voir Documentos, t. I, pp. 351-356, 365, 371, 394-395.
19 Voir la constitution dans ibid., t. I, pp. 485-546.
20 A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 154-161.
21 J. C. Torres Almeyda, El Almirante José Padilla, pp. 17-43.
22 A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 146-147, 156-160.
23 J. C. Torres Almeyda, El Almirante José Padilla, pp. 44-79.
24 M. Montilla, General de división, t. II, pp. 922-927, 941-943 et 969.
25 Padilla à F. de P. Santander (30 août 1824), dans E. Uribe White, Padilla, pp. 301-303.
26 J. Padilla, Al respetable público de Cartagena (15 novembre 1824), AHNC, República (ci-après RE), Archivo Restrepo, fondo XI, caja 88, vol. 170, fos 125-126.
27 J. Padilla, Al respetable público de Cartagena (15 novembre 1824), AHNC, RE, Archivo Restrepo, fondo XI, caja 88, vol. 170, fos 125-126.
28 S. Bolívar, Obras completas, t. I, p. 1076. Bolívar utilise le terme de pardocracia pour désigner le pouvoir absolu des pardos sur la minorité blanche.
29 Ibid., t. I, p. 1097.
30 A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 202-205.
31 J. Padilla à F. de P. Santander, 9 février 1828, dans Archivo Santander, t. XVII, pp. 245-246.
32 Voir « Proceso por los tumultos de Cartagena levantado por el general Mariano Montilla » (12 mars 1828), dans J. C. Torres Almeyda, El Almirante José Padilla, p. 331.
33 Voir « Apelación a la razón », dans ibid., pp. 345-351.
34 A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 207-209. Santander fut condamné à mort mais gracié par Bolívar.
35 V. Arcía moviliza contra los blancos en Majagual, AHNC, RE, Asuntos Criminales, 1822, leg. 61, fos 1166, 1167, et leg. 96, fos 317vo-318.
36 Cité dans Efemérides, t. II, pp. 337-338.
37 A. Helg, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, pp. 212-214.
38 L’esclavage ne fut aboli en Colombie que le 1er janvier 1852.
Auteur
Université de Genève
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