Conclusion
p. 275-279
Texte intégral
1 Vtrum ritus infidelium sint tolerandi (« Est-ce que l’on doit tolérer les rites des infidèles ? ») c’est la question que pose Thomas d’Aquin. S’il y a une seule voie véritable vers le salut, pourquoi en permettre d’autres ? C’est une question qui se pose pour tous les « fils d’Abraham », juifs, chrétiens et musulmans, qui partagent un héritage culturel et spirituel important, basé sur les écritures et sur la culture de la méditerranée antique. L’un des éléments clefs de leur héritage est précisément l’idée qu’il y a une seule vérité et qu’elle est le monopole d’un groupe, « nous », et que les autres sont forcément plus ou moins égarés. Ceci colore non seulement la vision qu’un juif peut avoir d’un chrétien ou d’un musulman (et inversement), mais aussi, bien entendu, marque les clivages à l’intérieur de chacune des trois grandes religions : rabbanites et kairites, miaphysites et duophysites, sunnites et shiites, etc. Comment faut-il donc percevoir la différence religieuse ? L’islam (surtout l’islam sunnite) a certes trouvé une solution particulière : juifs et chrétiens étaient reconnus comme faisant partie de ahl al-kitāb (les « gens du Livre ») et, en tant que tels, ils bénéficiaient du statut de « protégé », celui du ḏimmī, inférieur à celui du musulman. Leur culte jouissait d’une reconnaissance certaine, même s’il devait se dérouler dans un cadre limité. Pour maints théologiens chrétiens, les juifs s’agrippent à la vieille alliance, aveugles qu’ils sont au fait qu’elle a été remplacée par une nouvelle alliance fondée dans la foi du Christ. Les œuvres de polémique et d’apologétique des auteurs juifs, chrétiens et musulmans tentaient, le plus souvent, de rassurer les lecteurs de la supériorité de « notre » loi face à celles des « autres ». Il fallait pour cela défendre les doctrines de la « vraie » religion et montrer la fausseté de celles des religions rivales. Ainsi, dans ces textes polémiques, on défend (ou on attaque) l’espérance future dans la venue du Messie, l’Incarnation, la Trinité, la vocation de Muḥammad, la conception du paradis, etc.
2Mais, avec la perception de la pratique religieuse de l’autre, les regards sont plus ambigus. Si, par exemple, un auteur musulman peut difficilement exprimer son approbation pour la doctrine de la Trinité, il peut admirer l’ascétisme des moines chrétiens, tout comme un chrétien (qui n’aura que très rarement une vision positive de Muḥammad) peut admirer l’assiduité des musulmans pour la prière ou la pratique des aumônes envers les pauvres. Les dix-huit études réunies dans ce volume montrent toute l’ambigüité du regard porté à l’époque médiévale sur les rites religieux des « autres ».
3On trouve, en premier lieu, de la curiosité et de l’étonnement. Dans le regard du voyageur et de l’auteur se trouvait, souvent, un mélange de fascination et de dédain. On le voit chez les voyageurs européens dans l’Empire mongol aux xiiie et xive siècles, comme le montre Christine Gadrat-Ourfelli : ces auteurs, pour la plupart franciscains, décrivent la pratique religieuse de bouddhistes, d’hindous, de chamans, etc., sans, bien entendu, avoir eu accès ni aux textes sacrés ni aux doctrines. On voit une certaine curiosité et une volonté de comprendre — mais pour comprendre, précisément, on essaie souvent d’inscrire ce que l’on a observé dans les catégories bien connues, comme le paganisme. Les voyageurs juifs du xiie siècle dont parle Juliette Sibon font montre d’une certaine ambivalence dans leurs descriptions des rites chrétiens et musulmans. Benjamin de Tudèle présente la pratique musulmane sans regard polémique, insistant sur les éléments qui la rapprochent de la pratique juive, en particulier la prière et le pèlerinage. Petahiah de Ratisbonne insiste sur l’estime que montrent chrétiens et musulmans pour les tombes des prophètes juifs, ce qui est une manière de suggérer qu’ils reconnaissent implicitement la supériorité du judaïsme.
4Parfois les louanges de l’« autre » sont une manière de critiquer les « nôtres » : Riccoldo da Montecroce (comme le montre Rita George Tvrtković), après avoir exprimé toute son admiration pour ses hôtes musulmans à Bagdad (leur esprit d’hospitalité, leur assiduité aux ablutions et aux prières, leur pratique de l’aumône), affirme qu’il le fait surtout pour inspirer la honte chez les chrétiens, qui montrent en général moins de zèle pour la vraie foi que les Sarrasins pour leur foi erronée. On trouve la même stratégie dans les louanges d’Hieronymus Münzer envers les musulmans de Grenade dans l’article de Roser Salicrú i Lluch ou dans diverses descriptions des prières musulmanes analysées par Óscar de la Cruz Palma.
5Mais, bien entendu, souvent l’attitude est celle du dénigrement : on se moque des rites des infidèles qui seraient les signes visibles de leur égarement, voire de leur bêtise. Léon de Rosmithal, un noble tchèque qui visita l’Espagne dans les années 1460, décrit comment, à l’intérieur de leur « temple », les musulmans poussent des cris comme des possédés et se jettent par terre dans des positions ridicules. Marc de Tolède, au début du xiiie siècle, se lamente que les Maures aient transformé des églises en mosquées :
Des tours ou autrefois sonnaient les cloches pour appeler les fidèles à la messe [explique-t-il], maintenant on entend les louanges du nom du pseudo-prophète, ce qui offense les oreilles des fidèles.
6Parfois on utilise le registre animal pour dénigrer l’« autre », qui serait au-dessous du seuil de l’humanité. Frappantes, dans ce contexte, sont les sculptures romanes présentées par Inés Monteira Arias, qui représentent toutes sortes d’animaux en position prosternée, comme pour se moquer des musulmans en prière.
7 Ridiculiser l’« autre » peut être aussi un moyen de défense, comme le montre Harvey J. Hames dans son article à propos de Joseph ben Nathan, qui était probablement dans l’entourage de l’évêque de Sens vers le milieu du xiiie siècle. Dans son Sefer Yosef ha-Mekane, Joseph marque ses distances avec le christianisme en se moquant de ses rites et de ses symboles. Pourquoi les juifs n’utilisent pas de cloches pour appeler leurs fidèles comme le font les chrétiens ? Pour la même raison que les vendeurs de poisson de qualité vendent en silence, alors que ceux qui en vendent de mauvaise qualité doivent crier pour attirer des clients. De la même manière, Joseph se moque de la confession, du baptême, de la croix, chaque fois rassurant son lecteur avec les preuves de la supériorité du judaïsme. Ici le dénigrement des rites de l’« autre » est avant tout une posture défensive, apologétique.
8La frontière entre apologétique et polémique est souvent floue. Maints auteurs chrétiens présentent les rites juifs et musulmans comme « charnels », en contraste avec ceux, « spirituels » des chrétiens. Ainsi le rite sanguinolent de la circoncision aurait été remplacé par celui du baptême, le sacrifice animal par l’Eucharistie, et ainsi de suite. Antoni Biosca i Bas montre comment divers polémistes latins du xiiie et du xive siècles présentent les rites d’ablution musulmans comme une perversion du baptême chrétien : tout comme les chrétiens croient que le baptême (unique) lave le chrétien de ses péchés, les musulmans penseraient que par des ablutions régulières ils peuvent se laver de leurs péchés nombreux, notamment leurs péchés sexuels. Cette distinction entre « carnalité » juive et musulmane et « spiritualité » chrétienne est parfois employée pour réfuter des critiques juives ou musulmanes des rites chrétiens, comme le montre Alexander Fidora. Thomas d’Aquin dit que des musulmans se moquent des chrétiens qui prétendent manger le corps de Christ : « même s’il était grand comme une montagne [disent-ils] il aurait été consumé depuis longtemps ». Pour Thomas, ceci montre que les Sarrasins ne peuvent penser que charnellement, que la nature spirituelle du sacrement leur est incompréhensible. De la même manière, Raymond Llulle affirme que les Sarrasins ne peuvent pas comprendre l’Eucharistie parce qu’ils ne peuvent pas imaginer que quelque chose qui n’a pas l’apparence charnelle de chair et de sang soit le corps et le sang du Christ.
9Guillaume d’Auvergne présente une exception frappante à cette stratégie, comme le montre Sean Eisen Murphy. Pour lui, au contraire, ce sont les juifs qui interprètent mal les lois lévitiques et s’écartent de la vérité biblique. Ce seraient les chrétiens qui comprennent y restaurent le sens littéral des lois sur les impuretés, tandis que les juifs, séduits par le rationalisme des philosophes arabes, ignorent le sens premier et se perdent dans des interprétations allégoriques. Face aux interprétations de Maïmonide, Guillaume s’est érigé en défenseur du sens premier du texte biblique.
10Se moquer du rite de l’« autre » n’est pas sans danger. Déjà au ve siècle, l’empereur Théodose II accuse les juifs de se moquer du christianisme en brulant une effigie de Haman crucifié (comme je l’ai montré dans mon article) ; s’ils veulent continuer à bénéficier de la protection impériale, ils doivent cesser de mêler les symboles du christianisme dans leur lieux de culte, entonne l’empereur. Joseph ben Nathan peut se moquer du christianisme dans un texte en hébreu qui n’est pas destiné à être lu par des chrétiens ; s’il se vante d’avoir uriné sur un crucifix devant un évêque, on peut douter qu’il ait vraiment fait montre d’une telle imprudence. Nous avons vu que Thomas d’Aquin et Raymond Llulle font état de comment les musulmans se moquent du sacrement de l’Eucharistie. De nombreuses lois, à partir surtout du xiiie siècle, interdisent aux juifs et aux musulmans de se moquer des rites et des symboles du christianisme. On les oblige même à y montrer des signes de respect et de soumission : les musulmans de nombreuses villes de la Couronne d’Aragon doivent s’agenouiller lors du passage de l’Eucharistie dans des processions, comme le montre Roser Salicrú i Lluch.
11Si les rites sont les signes externes de l’appartenance religieuse, ils deviennent des indices utilisés pour traquer des déviances religieuses interdites. Nora Berend montre comment, entre la fin du xie et le début du xiie siècle, toute une série de lois en Hongrie visaient à la conversion au christianisme des sujets musulmans. Pour dépister les faux convertis, on interdit certaines pratiques musulmanes : la circoncision, le jeûne durant le mois de ramadan et le refus de manger du porc ; même le fait de se laver pouvait provoquer des soupçons. De la même manière, comme le montre Cándida Ferrero Hernández, Pedro Guerra de Lorca, au xvie siècle, essaie de dépister des crypto-musulmans parmi les Moriscos. Les signes de leur adhésion à leur ancienne religion seraient les rites qu’ils pratiquent, parmi lesquels sont mélangés, pêle-mêle, rites de nature religieuse, fautes morales (la fornication), habitudes alimentaires et vestimentaires et même l’utilisation de la langue arabe. La différence apparente des Moriscos, tout ce qui les distingue des viejos cristianos, les rend suspects.
12Revenons pour conclure à Thomas d’Aquin, au passage élucidé dans l’article de José Martínez Gázquez. Comme nous l’avons vu, Thomas pose la question, dans la Summa theologica, de savoir si les rites des infidèles doivent être tolérés. Comme toujours, Thomas donne des arguments pour et contre.
Il semble qu’on devrait les interdire [dit-il], car les infidèles pêchent en performant leurs rites erronés, et l’on ne doit pas permettre le péché. La loi punit sévèrement des péchés moins graves et ne devrait donc pas tolérer l’infidélité.
13Mais Thomas note que Grégoire le Grand, et après lui le Décret, ont affirmé le droit des juifs de conserver leurs fêtes. Les rites des juifs, explique-t-il, préfigurent ceux du christianisme et servent comme un témoignage de la vérité chrétienne. Quant aux rites des autres infidèles (et Thomas pense sans doute et surtout aux musulmans), ils sont à tolérer là où ils sont nécessaires pour éviter des scandales ou des divisions. Il explique que l’Église a parfois toléré les rites des hérétiques ou des païens pour un temps, quand ceux-ci étaient trop nombreux pour les interdire.
14Les rites d’autrui se présentent, le plus souvent, comme une réfutation ou un rejet inhérents de ses propres rites. D’où le reflexe, souvent, de les interdire, ou, quand cela n’était pas possible, de les dénigrer, de s’en moquer, de les ridiculiser aux yeux des lecteurs à qui l’on explique la supériorité de « nos » rites et de « nos » croyances. On craint souvent la moquerie de l’« autre » par rapport à nos propres rites : moquerie qu’on essaie de repousser, de dénigrer à son tour, voire d’interdire ; parfois on oblige le minoritaire à limiter l’expression publique de ses rites et à montrer du respect pour les rites de la majorité. Il reste toujours un élément de trouble et de fascination : derrière les explications et les mises en contextes des auteurs, on trouve, chez un franciscain dans les steppes mongoles ou chez Benjamin de Tudèle parmi les pèlerins musulmans, les traces de l’étonnement que le voyage a porté hors de lui-même.
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