Itineraria juifs du xiie siècle
La pratique religieuse de l’« autre » dans les sifrei massa’ot
p. 57-72
Texte intégral
Quand un jour vint un cavalier originaire de Provence et qu’il vit que les chrétiens allumaient beaucoup de cierges sur les tombes, il demanda de quel saint (ḥassid) il s’agissait. On lui répondit que cette tombe était celle d’un saint juif guérissant les malades et venant au secours des femmes stériles. Il leur rétorqua : « Sots, comment osez-vous rendre un tel honneur à un juif ? » Il prit une pierre et la lança à terre. Il leva de nouveau la main pour jeter une autre pierre. Alors qu’il était sur son cheval, il fit une chute et mourut1.
1C’est ainsi que Jacob ben Natanaël ha-Cohen relate l’épisode de la colère d’un cavalier chrétien à Tibériade, lorsque ce dernier constate avec stupeur et épouvante que ses coreligionnaires font brûler des cierges sur des tombes juives afin d’obtenir de bonnes grâces. Jacob est le troisième auteur des premiers sifrei massa’ot ou itineraria juifs connus, datés de la seconde moitié du xiie siècle, précédé de Benjamin de Tudèle, sans conteste le plus illustre, et de Petahiah de Ratisbonne. Les trois auteurs ont rédigé en hébreu de prétendues relations de voyages qu’ils « auraient » effectués en Terre sainte.
2Le conditionnel s’impose, en effet, pour deux raisons. D’abord, on ne sait rien de précis de la vie de ces écrivains, hormis les faibles indications insérées dans leurs textes. Ensuite, la forme de leurs récits interpelle. Les trois textes se présentent, certes, comme des récits de voyage à proprement parler. À la fin du préambule du Sefer massao’t ou Livre des voyages de Benjamin de Tudèle — mort en 1173 —, le livre commence comme suit : « Je suis parti de ma ville natale2 ». Les Massa’ot ou Voyages sont rédigés à la première personne également et s’ouvrent ainsi : « Moi, Jacob ben Natanaël ha-Cohen, j’ai marché, peiné et l’Éternel m’a aidé à parvenir en Israël3 ». En revanche, le Sibbub ou la Tournée de Petahiah de Ratisbonne, réalisée entre 1175 et 1185, est un récit qui met l’auteur en scène à la troisième personne.
3Quoi qu’il en soit, nos trois récits recèlent la même impression d’expérience impersonnelle. Les anecdotes ne relèvent ni du vécu ni de la recherche d’information inédite, mais de la légende et du folklore déjà connus à travers des sources livresques4. Comme le note Aryeh Graboïs, ces récits se construisent sous forme de notices, parfois très concises — chez Benjamin, en particulier —, organisées chronologiquement. Sur la forme, ils se rapprochent bien plus des compilations historiques de la fin du Moyen Âge que des relations de voyage à proprement parler5. Nos trois auteurs ont peut-être bel et bien visité les tombeaux de Terre sainte ; il appert toutefois qu’ils n’ont pas manifesté le souci de relater leur expérience personnelle. Certes, on peut souligner l’importance du voyage dans la vie juive, prescrit dans la Torah, et des trois « fêtes du pèlerinage » en particulier au Temple de Jérusalem, à Pessah, Shavouot et Soukkot, et ce depuis l’Antiquité classique6. Comme dans le christianisme et en islam, le rite de pèlerinage est l’un des principaux devoirs religieux qui s’imposent au croyant. À partir du xie siècle, les documents de la Geniza du Caire dévoilent le développement significatif des pèlerinages juif et chrétien à Jérusalem, au moins en partie sous l’influence de l’exemple musulman. Dans les trois religions monothéistes, le pèlerinage confère une aura de distinction. Cependant, à la différence des musulmans, les juifs n’ajoutent jamais le titre de « pèlerin » — en hébreu, ḥogeg — à leur nom. Une lettre de la Geniza souligne tout particulièrement le prestige conféré par le pèlerinage, et montre que l’aire de pérégrination des juifs ne se confine pas à Jérusalem. Il s’agit d’une lettre de recommandation, dans laquelle l’homme appuyé est loué pour avoir
séjourné de nombreuses années en Terre sainte, à Bagdad et en Irak [et pour] avoir visité les tombeaux des saints et les lieux où les prophètes ont fait des miracles7.
4Dans ce contexte, bien que les sources d’informations directes sur le Levant ne manquent pas en Occident — et a fortiori depuis le début des Croisades —, les auteurs de relations de voyages, juifs comme chrétiens8, cultivent leur intérêt pour les conceptions mythifiées de Jérusalem et de la Terre sainte, sans chercher à livrer un rapport de ce qu’ils y ont réellement vu9.
5En effet, sur le fond, les trois récits présentent un point commun évident, celui du manque d’intérêt pour la géographie et les caractères physiques des pays traversés, ainsi que pour la société non-juive. L’« autre » apparaît au second plan. En Islam et en monde chrétien, l’infidèle bénéficie de la protection juridique : en Islam, en vertu de la ḏimma, et, en monde chrétien, en vertu de l’appartenance au Trésor du prince, d’après le fuero de Teruel de 1176 qui définit pour la première fois le statut de « serf de la Chambre royale » et qui sert de modèle en Europe méditerranéenne. En revanche, en monde juif médiéval diasporique et minoritaire, l’« autre » est d’abord le majoritaire détenteur du pouvoir politique, musulman et chrétien. C’est explicite, par exemple, chez Benjamin, qui entame son voyage vers 1165-1166 probablement10. À Rome, il signale le pontificat d’Alexandre III (1159-1181), à Constantinople, le règne du basileus Manuel Ier Comnène (1143-1180), à Damas, l’empire de Nūr al-Dīn (1146-1174), à Bagdad, l’« émir des croyants » sans le nommer, et dans le royaume de France, enfin, étape avec laquelle s’achève le Sefer massa’ot, le règne de Louis VII (1120-1180).
6L’autre, dont les mentions sont rares et éparses, apparaît aussi en tant qu’adepte de pratiques religieuses. Les interrogations sur le sens des commandements et sur la bonne manière de pratiquer le culte sont constantes dans le judaïsme comme dans les autres religions du Livre. Au xiie siècle, Maïmonide (1135-1204) le rappelle en citant la Torah : Dieu a envoyé Moïse aux Hébreux pour faire d’eux « un royaume de prêtres et un peuple saint11 ». Il consacre plusieurs chapitres du Guide des Perplexes au souci de trouver les raisons des commandements — mitsvot — qu’il regroupe en quatorze classes et dont il justifie le sens12. C’est aussi l’objectif des kabbalistes, dont l’influence est cependant encore très circonscrite au xiiesiècle, cantonnée au Midi de la France. Ils assignent une fonction théurgique à la Kabbale en tentant de démontrer comment, par le rituel, l’homme est capable d’agir sur Dieu lui-même13.
7L’intérêt et la connaissance du rite religieux de l’autre sont nourris par la proximité au quotidien. Ils sont le fruit de la convivencia et de la controverse religieuse. Pour ce qui est de la polémique juive contre le christianisme, elle est souvent méprisante. La Michnah et le Talmud contiennent des références à Jésus explicitement négatives, et les Toledoth Yechuh, biographies médiévales en hébreu, sont une parodie blasphématoire de la vie de Jésus et de ses actes14. Le contexte des Croisades n’adoucit pas les critiques sévères des juifs contre Jésus et le christianisme, au contraire15 ! On pense en particulier, pour le xiie siècle, aux passages très hostiles dans le Livre de l’Alliance de Joseph Kimḥi16, ou encore à son contemporain Jacob ben Reuven, auteur des Milḥa- mot ha-Chem ou Guerres du Seigneur17.
8En revanche, l’hostilité à l’islam n’est pas toujours perceptible dans les écrits juifs18. Par exemple, dans son Apologie de la religion méprisée ou Kuzari, Judah ha-Levi (vers 1075-1141), originaire, tout comme Benjamin, de Tudèle, et qui est d’ailleurs évoqué dans le Sefer massa’ot19, ne voit dans l’islam qu’un défi parmi d’autres. Dans le contexte de la Reconquista et des Croisades, la polémique vise d’abord les chrétiens, et la défense du judaïsme rabbinique passe par la réfutation du karaïsme20 et du relativisme philosophique21. De même, dans ses commentaires exégétiques, Abraham b. ‘Ezra’ (1092-1167), lui aussi né à Tudèle, et qui passa une grande partie de sa vie à voyager — en Italie, en France, en Angleterre —, ne fait pas grand cas de l’exégèse musulmane de la Bible et ne s’attelle pas à réfuter l’islam de manière systématique22. D’ailleurs, dans l’ensemble, les juifs reconnaissent une morale commune aux trois religions monothéistes. En témoigne, par exemple, une lettre de la Geniza datée du xiie siècle, dans laquelle un homme tente de dissuader sa sœur de marier sa fille à un prétendant originaire de Syrie, qu’il décrit comme « dépravé, car il n’est ni juif, ni chrétien, ni musulman23 ».
9C’est dans ce contexte intellectuel et religieux que se forge et s’écrit le regard de ces trois auteurs sur les autres — gens du Livre et païens —, et en particulier sur leurs pratiques religieuses. Quelle est la fonction des passages consacrés à ce thème, somme toute rares et épars dans les trois itineraria ? S’agit-il, pour les trois auteurs, de livrer un témoignage inédit et documenté afin d’informer avant tout ? ou, plus probablement, sont-ils d’abord préoccupés par l’apologie du judaïsme vis-à-vis d’autres religions jugées concurrentes, voire inférieures ?
Trois auteurs, trois périples, trois œuvres
10La renommée de Benjamin de Tudèle n’est pas à défendre. Fils du rabbin Jonah, il serait né en Navarre au xiie siècle24. Depuis 1121, Tudèle est une ville chrétienne, reprise aux musulmans par Alphonse le Batailleur. La communauté juive de la cité, prospère sur les plans économique et intellectuel, a alors obtenu des fueros, complétés en 1170 par Sanche le Sage25. Certes, la Navarre n’a plus de frontières avec l’Islam. Mais elle est, sans nul doute, traversée par le souffle de messianisme engendré par les poussées almoravide et almohade (à partir de 1086, puis de 1146)26.
11À la fin de l’année 1165 ou au début de l’année 1166, Benjamin aurait entrepris le tour du bassin méditerranéen, avant de rentrer dans sa cité d’origine, où il meurt en 1173, après avoir achevé le récit de ses pérégrinations, considéré comme authentique. Son itinéraire alterne routes terrestres et routes maritimes. Depuis Tudèle, le voyage commence par la traversée de la Catalogne, puis du Midi de la France, de la péninsule italienne et de la Sicile. Il se poursuit ensuite à travers l’Empire byzantin, le Levant et la Perse. Avant l’Égypte, le texte de Benjamin mentionne l’Inde et la Chine. Puis le circuit s’achève en repassant par la Sicile, pour franchir les Alpes et atteindre la Rhénanie (Ashkénaz) jusqu’au royaume de France (Tsarfat).
12Benjamin précède de quelques années Petahiah de Ratisbonne, qui voyagea entre 1175 environ et 1185. Le récit débute à Prague, puis évoque la traversée de la Pologne, de Kiev en Russie, du Dniepr, de Kedar — la Tauride, selon Carmoly, occupée par les Comans27 — et le pays des Khazars. Il se poursuit par la traversée de la Tartarie et de l’Arménie, de l’Assyrie, de Babylone et de Ninive, puis par la visite, à deux reprises, de Bagdad, et enfin de Damas. Le récit est ensuite consacré aux tombeaux de Terre sainte, et s’achève par les étapes à Jérusalem, à Hébron, puis en Grèce.
13Petahiah est le mieux connu de nos trois auteurs28. Il est le fils du rabbin Jacob ha-Laban et deux de ses frères sont des tossaphistes réputés, à savoir rabbi Isaac ha-Laban de Prague et Naḥman de Ratisbonne. Il a été l’élève de Rabbénou Tam (vers 1100-1171) — illustre petits-fils de Rachi — et il est resté en contact avec l’un des personnages les plus importants de son temps, Judah ben Samuel he-Hassid (mort en 1217), originaire de Spire, puis implanté à Ratisbonne en 1195, et auteur du Sefer ḥassidim. Judah aurait d’ailleurs pris part à l’édition du Sibbub en rassemblant les notes de voyage de Petahiah, ce qui expliquerait que le récit soit écrit à la troisième personne. De toute évidence, plusieurs mains — qu’on ne saurait dénombrer — ont contribué à l’œuvre.
14Enfin, on ignore presque tout de Jacob ha-Cohen, jusqu’à pouvoir certifier son origine, ashkénaze ou séfarade, ainsi que la date de son périple. Pour J. R. Magdalena Nom de Déu, Jacob est certainement originaire d’Ashkénaz29. D’après Abraham Ya’ary, auteur de l’édition hébraïque définitive des Massa’ot, la période la plus probable à laquelle Jacob aurait voyagé est la fin du xiie siècle30. Le début de son itinéraire est inconnu. Pour le reste, son périple n’a rien d’original. Comme la plupart des voyageurs et des pèlerins de son temps, Jacob atteint la Terre sainte depuis l’Égypte, après la traversée du Sinaï, et se consacre à la visite des tombeaux saints qui scandent sa route31.
15Petahiah et Jacob ne connurent jamais la postérité de Benjamin, sans doute parce que l’aire embrassée par leurs pérégrinations est plus circonscrite et qu’il ne reste que des fragments de leurs écrits32. Le Sibbub est connu grâce à l’Editio princeps réalisée à Prague en 1595, traduit en allemand et en latin à la fin du xviie siècle, et traduit en français pour la première fois par Eliakim Carmoly en 183133.
16Du récit de Jacob, il ne reste également qu’un seul manuscrit conservé à la Cambridge University Library, édité par Grünhut au début du xxe siècle34.
17Pour Benjamin, l’Editio princeps d’Eliezer ben Gershon, publiée à Constantinople en 1543, dont les nombreuses erreurs sont aujourd’hui largement soulignées35, a servi de base aux premières traductions, latine puis anglaise et française, et a prolongé, au-delà du Moyen Âge, la postérité et la diffusion de l’œuvre de Benjamin, aujourd’hui traduite dans toutes les langues européennes. Ces publications sont de qualité inégale, et la plus sûre et la plus utile est restée, pendant longtemps, celle de Marcus Adler, publiée à Londres en 1907, qui contient une édition hébraïque du plus ancien manuscrit du Sefer massa’ot conservé au British Museum, datant du xiiie siècle36, ainsi que sa traduction anglaise enrichie par un dense appareil critique37.
18Pour nos trois auteurs, il faut également signaler les traductions castillanes annotées de J. R. Magdalena Nom de Déu, publiées en 1989, réalisée à partir de tous les manuscrits complets et de tous les fragments conservés à ce jour38.
19On ne saurait vraiment comprendre la curiosité de nos auteurs pour le rite de l’autre sans revenir sur la nature de leurs textes. Si le récit de Benjamin amorcé à la fin du préambule est écrit à la première personne, l’intervention de l’aventure personnelle est quasi absente. La seule mise en scène de Benjamin par lui-même apparaît au terme du passage consacré à Jérusalem, lorsqu’il clôt l’anecdote des tombeaux de la Maison de David par : « Ces propos m’ont été rapportés par le dit Rabbi Abraham39. » Du point de vue formel, le style de la rédaction n’est pas uniforme et la structure de l’œuvre mérite un examen attentif. Hormis le préambule, on ne délimite pas clairement des parties supposées écrites successivement. En réalité, plusieurs ruptures scandent régulièrement le texte. Si Benjamin a eu un continuateur, ce dernier a plutôt effectué des insertions dans le texte, en ajoutant des boucles de voyage40. Plus sûrement que des parties de texte rajoutées successivement, on peut donc distinguer des « séquences » courtes, de quelques lignes, dont l’objet est l’estimation démographique de la plupart des communautés de la diaspora et la mention d’une liste des rabbins et sommités talmudiques des communautés visitées. Ces séquences sont interrompues par six « insertions » longues de plusieurs folios — dont le style et la thématique tranchent nettement avec le passage qui précède — consacrées à Rome, Constantinople, Damas-Jérusalem, Bagdad, la Perse et l’Égypte. Non que Benjamin ait réalisé dans ces villes et dans ces contrées des séjours prolongés. Ces développements étoffés révèlent en réalité les sujets d’émerveillement qu’il partage avec ses lecteurs juifs et ses contemporains chrétiens et musulmans, ainsi que les sources livresques qui ont servi de socle à l’écriture du Sefer massa’ot, à savoir les Grecs — Hérodote et Procope, principalement —, les auteurs arabes — Muqaddasī, Idrīsī et Mas‘ūdī —, le Talmud et le Midrach, la littérature juive — dont Abraham b. ‘Ezra’, déjà cité — et le folklore juif avec le Sefer Yossipon, attribué à Flavius Josèphe et considéré, tout au long du Moyen Âge, comme un livre d’histoire, une source savante, et aussi une source d’exégèse pour les derniers livres du Tanakh41. En réalité, il a probablement été rédigé dans les Pouilles au ixe ou au xe siècle42.
20Le Sibbub, pour sa part, se compose de onze paragraphes ou chapitres très courts, de quelques lignes à quelques folios, et de facture contrastée. La censure de Judah ben Samuel he-Hassid est perceptible à plusieurs reprises lorsqu’il relate la rencontre de Petahiah avec Rabbi Salomon à Ninive par exemple. Petahiah lui demande quand viendra le Messie. Rabbi Salomon dit l’avoir vu clairement dans les astres plusieurs fois. Judah écrit alors ne pas vouloir le rapporter, de peur d’être accusé d’être un fidèle de Rabbi Salomon43. Ailleurs, il semble faire des coupes dans le récit de Petahiah, jugeant qu’« il n’est pas utile de transcrire » l’intégralité des étapes effectuées par le voyageur.
21Dans l’ensemble, le récit est nettement plus narratif que celui de Benjamin. Cependant, à partir du huitième chapitre, la forme du Sibbub se rapproche davantage de celle du Sefer massa’ot et présente une succession de notices courtes, ainsi que le récit d’itinéraires, avec mentions d’étapes, mais sans développements descriptifs ou narratifs.
22Les Massa’ot, enfin, constituent le plus court de nos trois textes. Ils sont composés de sept chapitres ou paragraphes très brefs. Là encore, les étapes sont soigneusement suturées, suivant des itinéraires cohérents, dont les distances et les temps de voyage sont mentionnés. Le merveilleux ne manque pas, avec les mentions, en Égypte, des pyramides et des traces d’Alexandre le Grand. Sur le fond, les Massa’ot se rapprochent davantage du Sibbub, dans le sens où les deux textes se définissent comme le recensement exclusif des tombeaux des saints et des synagogues qui les jouxtent. Sur la forme, en revanche, ils se rapprochent davantage du texte de Benjamin, et se caractérisent par des notices courtes, qui signalent et recensent, mais qui sont dénuées de narration. La mixité des formules utilisées par Jacob, tantôt « ashkénaz », tantôt « séfarade », prouve sans doute la diversité des sources qu’il a mobilisées, ainsi que les références et intérêts communs aux juifs des deux aires culturelles.
Deux objectifs : divertir et affirmer la supériorité du judaïsme
23En dépit de ces différences de forme assez marquées, ces trois textes présentent des points communs sur le fond. Chez Benjamin, mais encore plus chez Petahiah et Jacob, l’intérêt pour le rite de l’« autre » s’inscrit dans deux perspectives : divertir et démontrer la supériorité du judaïsme. Ces trois textes ne visent pas le transfert de connaissances inédites, d’informations nouvelles sur les contrées traversées, ni sur leurs caractéristiques géographiques ni sur les mœurs de leurs habitants. Ils se font les transmetteurs d’une vision déjà construite et ils réalisent une compilation de différentes strates de savoirs afin de divertir leurs lecteurs, souvent par la mention des anecdotes les plus exotiques et les plus extraordinaires. En outre, la dimension apologétique est évidente. Benjamin a l’ambition de mettre en scène l’unité et la pérennité du monde juif qui reposent toutes deux sur la présence physique des juifs dans des communautés nombreuses, dynamiques et dispersées sur une vaste échelle, ainsi que sur l’existence de yeshivot prestigieuses et de « sages », garants de la connaissance et de la transmission de la Torah, du Talmud et de la Halakha.
24Petahiah insiste également sur cette dimension. Il consacre la plus grande partie de ses développements aux juifs de Babylone, à savoir d’Irak et de Perse orientale, sur lesquels il écrit :
On ne trouve pas, même parmi le plus bas peuple, un homme qui ne connaisse pas les vingt-quatre livres de l’Écriture, avec sa grammaire et son écriture44.
25Rien d’étonnant à voir ici louée la renommée des maîtres de Babylone, dont le Talmud, achevé à la fin du ve siècle, fait autorité dans l’ensemble du monde juif depuis le haut Moyen Âge45. Petahiah salue les prophètes, les amoraïm ou maîtres de la tradition orale qui précèdent la clôture du Talmud, ainsi que les docteurs du Talmud, dont il visite les tombeaux. Il rapporte que leur corps ne s’est pas décomposé, qu’ils apparaissent en rêve et font des miracles, telle la mort foudroyante des profanateurs musulmans. Les survivants finissent, quant à eux, par se soumettre au saint et lui rendre honneur.
26Si, comme Benjamin, Petahiah a le souci de relater un circuit cohérent, en précisant les distances et les temps de voyage, il ne réalise pas de dénombrements systématiques des juifs. Lorsqu’il s’y attelle, incidemment, il fait montre de la même exagération dans les chiffres. Par exemple, il mentionne plus de 600000 juifs vivant en Babylonie, et tout autant en Perse46.
27Enfin, tout comme Benjamin, il s’arrête volontiers sur le merveilleux et l’exotisme des contrées lointaines, sur l’éléphant de Ninive, par exemple, qu’il dit « étonnant et merveilleux », dont la trompe mesure deux coudées et sur le dos duquel on a monté une tour et douze cavaliers47 ! Ou encore, il s’attarde un peu sur les jardins dans lesquels poussent des mandragores à forme de visage humain ! Au mont Ararat, où il constate que l’Arche de Noé ne se trouve plus, il évoque les pluies de manne qui ont lieu la nuit. La manne céleste est blanche comme neige, en forme de petits grains. Il faut la récolter avant qu’elle ne fonde48. Petahiah a même eu l’occasion d’en goûter ! Lorsqu’elle est cuite, elle a un goût doux comme le miel et un effet très relaxant.
28Dans nos trois textes, les mentions relatives au rite de l’autre sont donc rares, et Benjamin apparaît finalement comme le voyageur le plus curieux de l’autre, bien qu’on ne relève que onze passages plus ou moins développés sur ce thème.
29Sans surprise, Benjamin est sensible au pèlerinage dont on a rappelé la dimension dans le judaïsme. Il en mentionne quatre, deux chrétiens, au Saint-Sépulcre et à Saint-Gilles — dont l’abbaye est, aux xieet xiie siècles, l’un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés en Occident, et dont l’abbatiale romane du xiie siècle est alors l’un des édifices les plus vastes du Midi de la France49 —, et deux musulmans, sur la tombe du prophète Ézéchiel et sur celle de ‘Alī, à Kufa.
30Il évoque également, sans description précise, les moments de prières des musulmans à Jérusalem : dans la mosquée à grande coupole, qui est dite construite par ‘Umar b.al-Khaṭāb — deuxième des califes rāšidūn, assassiné à Médine en 644 ; la construction du Dôme du Rocher date en réalité de la fin du viie siècle et du calife umayyade ‘Abd al-Mālik — et dans laquelle Benjamin précise qu’il n’y a aucune icône ; à Rakka, sur la rive gauche de l’Euphrate en Haute Mésopotamie, où se trouve la maison de Terah et d’Abraham que les musulmans viennent honorer ; dans la maison de prières érigée par les musulmans juste à côté de la synagogue du tombeau de ‘Ezra’, en Perse. La prière est un rite fondamental du judaïsme. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle est mentionnée dans la Bible dès la plus haute époque, et constitue le moyen d’expression de la détresse la plus profonde comme de la plus grande exaltation. Outre les psaumes, prières insérées dans le corpus biblique, les livres du Tanakh sont entrecoupés par des prières et une prière est associée à chaque grand personnage biblique, à l’instar de cha’ḥarite, prière du matin instituée, d’après la tradition, par Abraham.
31On le voit, les mentions relatives aux rites musulmans insistent sur ce qui les rapprochent des juifs : pèlerinages, proscription des images, prières, honneurs rendus à des ancêtres communs.
32La plume de Benjamin se déleste et devient descriptive lorsqu’il évoque la fête des Druzes, les rites de dévotion rendus au calife à Bagdad, et les rites funéraires de deux peuples païens, celui des adorateurs du Soleil et celui des adorateurs du Feu.
33Réputé pour être le premier auteur non-arabe à évoquer les Druzes de Sidon, Benjamin les décrit comme un « peuple favorable aux juifs », avec qui ces derniers commercent. Ils sont païens et vivent dans l’anarchie, sans roi. Ils vivent dans les montagnes et dans les failles des rochers, jusqu’aux limites du mont Hermon. Surtout, ils sont plein de vices : les frères épousent leurs sœurs, et les pères leurs filles ! Ils cultivent des croyances stupides, telle celle en la réincarnation des âmes, selon laquelle un homme bon se réincarne dans le corps d’un nouveau-né, tandis qu’un homme mauvais dans celui d’un chien ou d’un âne ! De ces Druzes, Benjamin ne retient qu’un seul rite, auquel il ne consacre que quelques lignes, celui de la fête annuelle lors de laquelle les hommes et les femmes, après avoir bu et mangé ensemble, pratiquent l’échangisme.
34Son regard est tout aussi critique et méprisant à l’égard des pratiques idolâtres des païens adorateurs du Soleil et adorateurs du Feu. Les premiers sont les habitants noirs de « l’île de Khulam50 », à savoir Quilon, en Inde. Ils vénèrent le soleil et le saluent tous les matins. Ils fabriquent et exposent des disques solaires de belle facture qui se mettent à tourner lorsque le soleil apparaît et qui font alors un bruit tonitruant. Les hommes et les femmes portent des encensoirs et offrent de l’encens au soleil. En outre, les adorateurs du Soleil n’enterrent pas leurs morts. Ils les embaument au moyen de différentes épices, avant de les placer sur des chaises et de les recouvrir de lin fin. Les morts sont ainsi conservés par leur famille dans leur maison. La chair durcit sur les os, au point que les corps embaumés ressemblent à des êtres bien vivants. Rien de plus choquant pour un juif, qui — selon les prescriptions bibliques et talmudiques — a le devoir d’enterrer les morts, y compris ses ennemis et les criminels, qui ne méritent pas l’humiliation de risquer d’être livrés en pâture aux bêtes sauvages. Dans le judaïsme, en effet, le processus de désintégration du cadavre est un préalable à l’expiation et à la rédemption de l’âme.
35Ces adorateurs du Soleil rappellent les Sabéens, parmi lesquels Abraham fut élevé et dont il combattit la religion selon laquelle il n’y a pas d’autre Dieu que les astres. Or, au moment où Benjamin écrit, l’entreprise de réfutation du sabéisme par Abraham vient d’être érigée au rang d’exemple de combat contre l’idolâtrie par Maïmonide, dans son Michné Thora puis dans son Guide des perplexes51. Pour Maïmonide, le nom de « Sabéens » est un terme générique désignant aussi les Égyptiens qui ont asservi le peuple de Moïse52. Chez les hérésiographes arabes médiévaux — al-Kindī, au ixe siècle, est l’auteur le plus ancien connu pour avoir évoqué les Sabéens —, il sert à désigner toute espèce de croyance et de pratique idolâtre et a une valeur essentiellement typologique. Ce n’est qu’à partir du xiie siècle qu’il en vient, suivant les cas et les auteurs, à désigner une pseudo-secte ou une pseudo-religion53.
36Si, pour sa part, Benjamin semble faire référence à un peuple précis, force est de constater qu’il n’apporte aucun élément anthropologique susceptible de compléter les données antérieurement compilées par d’autres, ni même d’éclaircir la part de légende qui entoure ces païens astrolâtres. La localisation en Inde trahit sans doute ses références aux auteurs arabo-musulmans, soucieux d’assimiler Sabéens et Bouddhistes. De même que pour Maïmonide, les Sabéens n’ont rien d’historiques et relèvent, non d’un rapport descriptif, mais d’un mythe confus, destiné à remonter à l’essence même du paganisme54.
37Quant aux adorateurs du Feu, il s’agit des zoroastriens. Bien qu’ils n’aient ni prophète ni Livre officiellement reconnus en islam, ils sont soumis à la ḏimma, à l’instar des juifs et des chrétiens. Là encore, les sources arabo-musulmanes sont nombreuses. Al-Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, notamment, définissent le zoroastrisme comme l’héritier de la tradition iranienne55.
38Benjamin les évoque ainsi : ils ont des prêtres — les mages, gardiens du feu sacré — et des temples, et devant leur temple il y a une tranchée profonde dans laquelle ils entretiennent le feu toute l’année. Ils poussent leurs fils et leurs filles à traverser le feu, et y jettent même leurs morts. Quelques grands hommes du pays font le vœu de mourir par le feu. Quand le jour de l’événement arrive, leurs amis préparent un grand banquet. S’ils sont riches, ils s’approchent de la tranchée à cheval, s’ils sont pauvres, à pied. Puis ils se jettent eux-mêmes dans le feu. Tout le monde crie et danse. Après trois jours, deux grands prêtres vont chez eux et disent à leurs enfants :
Rangez la maison, votre père va venir donner ses dernières volontés56.
39L’immolé se présente en effet, sous l’apparence de Satan, et la veuve et les enfants lui demandent comment il se sent dans l’autre monde. Il répond :
Je suis allé voir mes compagnons, mais ils refusent de me recevoir tant que je ne me serais pas déchargé de mes obligations envers les miens et mes voisins57.
40Il formule alors ses dernières volontés et divise ses biens entre ses enfants. Il donne des instructions afin que tous ses créanciers soient payés et que ses débiteurs s’acquittent. Les témoins consignent pas écrit ses volontés. Puis il s’en va, pour ne jamais réapparaître. Benjamin clôt l’anecdote par le commentaire suivant :
Par le moyen de cette ruse et supercherie des prêtres, les gens persistent dans leurs erreurs58.
41Le ton est tout différent lorsque Benjamin évoque les rites de dévotion rendus au calife à Bagdad. La description devient alors riche et précise. Benjamin relate d’abord les honneurs que lui rendent les pèlerins qui se rendent à La Mecque et qui font étape à Bagdad afin de pouvoir admirer « l’éclat de sa figure » et embrasser sa robe. Surtout, il consacre une longue description à la fête dite « d’El-id-bed Ramazan59 », lors de laquelle les musulmans viennent de loin afin de voir le calife. Ce dernier, monté sur une mule, est paré de vêtements savamment décrits par notre auteur : ils sont faits d’or, d’argent et de lin fin ; le calife porte un turban paré de pierres précieuses, mais recouvert d’un voile noir, en signe de modestie, pour signaler que toute sa splendeur sombrera dans l’obscurité le jour de sa mort. Le calife entame un parcours rituel dans la ville, entouré de tous les grands princes de l’Islam, qui le mène du palais à la Grande Mosquée de la porte de Basra. Les murs de la ville sont recouverts de soie et de pourpre, et les habitants l’accueillent avec des chants et des danses. Dans la mosquée, il monte sur une chaire en bois et expose la Loi. Puis il sacrifie un chameau, acte qualifié de « sacrifice de Pâque des musulmans » par Benjamin, sans doute al-‘īd al-kabīr. Ensuite, le calife retourne seul à son palais par la route de la rivière Hiddekel — le Tigre —, qui est gardée toute l’année afin que personne ne puisse jamais l’emprunter. C’est la seule fois de l’année que l’émir des croyants quitte son palais. Cette démonstration de pouvoir et de magnificence force indubitablement l’admiration de l’auteur qui conclut l’épisode en précisant que le calife est un homme bienveillant et un homme droit qui n’agit que pour le bien.
42Chez Petahiah et Jacob, lorsqu’il s’agit des rites de l’autre, l’accent est principalement mis sur le syncrétisme. La grande différence avec le texte de Benjamin est que les passages relatifs au rite religieux de l’autre ne sont pas autonomes, dans le sens où ils s’inscrivent toujours dans une narration centrée d’abord sur les juifs. Leur perspective est, en effet, exclusivement « judéo-centrée », voire « judéo-centrique ».
43Tandis que Benjamin consacre son plus long développement à la ville de Bagdad et au prince des croyants, Petahiah, qui fait deux séjours à Bagdad, centre le récit sur la personne de l’exilarque ou naguid, terme biblique généralement traduit par « prince » ou « chef de la diaspora ». Le titre était porté par le chef des juifs de Babylone aux temps de l’Exil — viiie-vie siècle av. J.-C — et on en retrouve de rares mentions aux xiie et xiiie siècles, d’abord chez Abraham b. ‘Ezra’, puis chez Benjamin de Tudèle et Judah al-Ḥarīzī (1165-1225). Samuel ben Nagrīla, vizir juif de Grenade, le portait vers 1027. Les données historiques sur le naguid sont bien minces. D’après les documents de la Geniza du Caire, il semble qu’une tentative de restauration de l’antique dignité fit long feu en Égypte à la fin du xie siècle, ouvrant la voie à d’autres candidats à Bagdad60. D’après Petahiah, l’aura de l’Exilarque et son pouvoir sont immenses, et sa magnificence est comparable à celle du calife : comme ce dernier, il porte des vêtements dorés et multicolores61 ; leur prestige est comparable, dans la mesure où le premier est un descendant de David et le second est « de la postérité de Muḥammad62 ». En outre, rien n’échappe à sa connaissance, pas même le Shemot63.
44En revanche, à l’instar de Benjamin, le Sibbub développe quasi explicitement une leçon de bon judaïsme, en exhaussant, on a dit pourquoi, l’exemple des juifs de Babylone, qui connaissent l’hébreu, la Torah et le Talmud. Mais si Benjamin use d’euphémismes lorsqu’il évoque les musulmans, indices de sa volonté de souligner le consensus sans rendre explicite la supériorité du judaïsme sur l’islam, Petahiah, pour sa part, insiste, chaque fois qu’il le peut, sur les honneurs que les musulmans rendent aux saints juifs, parce qu’ils en admettent la prépotence. Si le judaïsme n’encourage pas la vénération des tombeaux des saints, la pratique s’est largement répandue malgré tout. Le Talmud rapporte plusieurs témoignages et légendes relatifs à des pèlerinages sur des tombes en Palestine64. Lorsque Benjamin se contente de mentionner celui de tous les musulmans sur la tombe du prophète Ézéchiel, qui est d’ailleurs tenue par des serviteurs juifs et musulmans, Petahiah ne retient pas sa plume. Il précise qu’à Soukkot, viennent en pèlerinage entre 60 000 et 80 000 juifs, sans compter les musulmans :
Tout musulman se rendant sur la tombe de Muḥammad passe par le sépulcre d’Ézéchiel pour faire une offrande ou déposer un don. Il formule un vœu et prie en ces termes : « Notre Maître Ézéchiel, si je reviens sain et sauf, je te ferai don de telle ou telle somme d’argent »65.
45En effet, les sanctuaires des communautés juives les plus rayonnantes revêtent un caractère semi œcuménique. Les juifs de Babylone, nombreux et prospères dès la fin de l’Antiquité et toujours à l’époque des premiers temps de l’islam, vénèrent des tombes — dont la réalité peut être sujette à caution — d’Ézéchiel et de ‘Ezra’ le Scribe. Ce dernier a d’ailleurs le don d’ubiquité, puisque sa tombe se trouve dans un pays, l’Irak, qu’il avait pourtant, d’après la Bible, quitté avant de mourir66. D’après Flavius Josèphe, ‘Ezra’ aurait été enterré à Jérusalem67.
46Les documents de la Geniza attestent aussi les visites de pèlerins juifs venus du lointain Occident musulman comme de marchands égyptiens actifs dans le commerce avec l’océan Indien68. Ézéchiel est le patron des marins, non du fait de la description biblique de son magnifique vaisseau69, mais plus probablement parce que sa tombe présumée se situe sur la route des marchands qui font le commerce avec l’Inde et qui, lors de leur voyage entre Bagdad et le golfe Persique, ont coutume d’y faire une halte et d’y prier pour leur sécurité.
47Le calife lui-même témoigne son intérêt pour le sanctuaire juif et veut voir le prophète opérer des miracles. Il ordonne de fouiller le tombeau du disciple d’Ézéchiel, Baruch b. Neria, compagnon du prophète Jérémie. Les musulmans qui s’exécutent tombent immédiatement raides morts. Le calife confie alors la tâche à des juifs, à qui il n’arrive aucun mal. Il décide que Baruch, dont la dépouille est belle et rayonnante, est trop prestigieux pour être enterré près d’Ézéchiel, car « il ne convient pas que deux rois portent la même couronne70 ». Il fait donc transporter Baruch dans un autre lieu. S’en suit le récit du pèlerinage du calife à La Mecque pour aller voir le corps de Muḥammad : celui-ci n’est qu’un cadavre meurtri et pétrifié, duquel exhale une odeur nauséabonde. Le calife décide alors de se convertir, lui et son peuple, au judaïsme ! Chantre du prosélytisme, Petahiah relate, lors de son second séjour à Bagdad, l’anecdote des rois de Mesek71, qui apparaissent en songe au calife et lui ordonnent d’abandonner sa religion et d’embrasser la Loi de Moïse, sous peine de voir son empire détruit72 !
48La même morale est dressée avec les récits autour des tombeaux de Rabbi Mé’ir — cité à de multiples reprises dans la Michnah, il vécut en Mésopotamie vers 140-165 —, de Daniel et de ‘Ezra’ le Scribe. Les musulmans finissent toujours par reconnaître la supériorité des saints juifs et par les honorer. On peut aussi souligner chez Petahiah la volonté de manifester l’attraction que suscitent les sanctuaires juifs sur les musulmans, à travers le rôle des gardiens des tombeaux, parfois non-juifs, mais qui ne laissent jamais entrer un non-juif.
49L’attraction des sanctuaires juifs est tout aussi opérante chez les chrétiens, qui n’apparaissent qu’au second plan dans le Sibbub. Le tombeau de Rachel, qui se trouve à une demi-journée de marche de Jérusalem, présente onze pierres de marbre, une pour chaque tribu d’Israël, à l’exception de celle de Benjamin, car sa naissance a engendré la mort de sa mère. Or les moines du monastère voisin viennent voler la pierre la plus grosse, celle de Jacob, et la déposent dans leur lieu de culte, sans précision. Le lendemain, la pierre a repris sa place initiale d’elle-même73.
50Les chrétiens sont les seuls non-juifs mentionnés dans les Massa’ot de Jacob, au sujet desquels deux thématiques sont récurrentes : le syncrétisme et l’idolâtrie. Jacob se fait, tout autant que Petahiah, le chantre de la supériorité du judaïsme. Les chrétiens sont particulièrement visés et sont qualifiés d’idolâtres, de menteurs et d’usurpateurs. À Hébron, par exemple, Jacob se déguise en chrétien et pénètre dans la grotte de Makhpéla où les moines — sans précision — ont construit un bâtiment et ont trompé tout le monde par leurs mensonges en s’adonnant à l’idolâtrie — sans description. Les rites des chrétiens sont suggérés et mentionnés plus que décrits, et ce, toujours dans la même perspective, celle de dénoncer leurs mensonges, leurs usurpations. Outre Makhpéla, toujours à Hébron, les moines prétendent que dans la grotte où fut créé Adam, les tombeaux sont ceux des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, et de Sarah, Rébecca et Léa, ce qui, pour Jacob, n’est que pur mensonge.
51Force est d’admettre que les pratiques religieuses des autres occupent une place ancillaire dans les trois Sifrei massa’ot du xiie siècle. L’intérêt des auteurs — et de leurs lecteurs — n’est pas l’« autre », mais soi-même. Les juifs sont au centre des récits, en particulier à travers le thème de leur zèle dans l’étude et la connaissance de la Torah, du Talmud et de la Halakha.
52Si l’on peut noter le clivage entre Benjamin et Petahiah, d’une part, dont l’attention est quasi exclusivement retenue par les rites et pratiques des musulmans, et Jacob, d’autre part, qui se concentre uniquement sur ceux des chrétiens, on est surtout frappé par le ton nettement consensuel de Benjamin, qui dénote fortement avec la dimension expressément polémique et apologétique des textes de Petahiah et de Jacob. Bien que son récit n’ait aucune dimension polémique, Benjamin incarne implicitement le judaïsme rabbinique, orthodoxe, qui se bat sur deux fronts depuis le xe siècle : à l’extérieur face aux autres religions, notamment l’islam, et à l’intérieur face au karaïsme. Mais il témoigne du souci constant de décrire un climat pacifié, en soulignant les convergences avec les musulmans. Ainsi, par exemple, en passant sous silence les juifs du Maghreb, chassés par les Almohades qui, à partir de 1160, ont abrogé la ğizya, impôt en échange de la ḏimma, Benjamin n’entretient pas chez ses coreligionnaires le moindre sentiment de vivre dans un monde dangereux, dans lequel le judaïsme aurait été menacé face à l’islam74. Sa plume ne se fait incisive et critique qu’au sujet des pratiques religieuses des païens. On peut souligner le même optimisme quant à la condition des juifs en diaspora chez Petahiah, lorsque dans les dernières lignes de son récit, il évoque ses coreligionnaires de Grèce, si nombreux que le pays d’Israël ne pourrait tous les accueillir s’ils venaient à vouloir s’y établir75 !
53Il n’en demeure pas moins que Petahiah, comme Jacob, inscrit les mentions relatives aux pratiques religieuses des autres gens du Livre dans un contexte polémique, dans le but avéré de proclamer, sans euphémismes, la supériorité du rite juif, et donc du judaïsme sur les deux autres religions monothéistes. Qui plus est, cette supériorité serait universellement reconnue. En témoigne la fin de l’anecdote du cavalier chrétien provençal mort à Tibériade, relatée par Jacob :
Les prélats et les prêtres se réunirent immédiatement après et affirmèrent que la punition infligée au cavalier n’était pas le fait du juif, mais le fait qu’il avait offensé le maître de Jésus. En conséquence, celui-ci, dans son courroux, avait fait périr le cavalier76.
Notes de bas de page
1 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 197.
2 Id., The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 1.
3 Id., Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 191.
4 J. Sibon, « Benjamin de Tudèle, géographe ou voyageur ? ».
5 A. Graboïs, Les sources hébraïques médiévales, pp. 27-28.
6 J. Shatzmiller, « Récits de voyages hébraïques ».
7 S. D. Goitein, A Mediterranean Society, vol. 1, p. 55.
8 Sur le manque d’originalité des récits des pèlerins chrétiens, ainsi que sur la découverte de « l’autre » à partir du xiiie siècle seulement, voir A. Graboïs, Le pèlerin occidental, pp. 15 et 137-154.
9 Cette tendance persiste même au-delà du Moyen Âge, en Italie en particulier. Voir, notamment, F. Lelli, « La percezione di Gerusalemme », et Id., « Gerusalemme e Terra Sancta ».
10 La datation et la durée du voyage restent néanmoins impossibles à préciser. David Romano le situe entre 1159 et 1173 (D. Romano, « Benjamí de Tudela »), et Cecil Roth estime sa durée entre cinq et quatorze ans (C. Roth, « Benjamin [ben Jonah] of Tudela »).
11 Éxode 19, 16, cité dans Maimónides, Le guide des égarés, p. 522.
12 Ibid., pp. 502-609.
13 C. Mopsik (éd.), Les grands textes de la Cabale.
14 J.-P. Osier, Jésus raconté par les Juifs.
15 The Jews and the Crusaders (1977), p. 99 ; J. Katz, Exclusiveness and Tolerance, pp. 33 et 37, et M. Cohen, Sous le croissant et sous la croix, p. 293.
16 J. Kimhi, The Book of the Covenant, pp. 43-45.
17 M. Cohen, Sous le croissant et sous la croix, p. 296.
18 Ibid., pp. 317-330.
19 Benjamín de Tudela, The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 45.
20 Secte juive fondée sur le rejet de la tradition rabbinique, née au ixe siècle, dont l’influence s’est largement étendue, tant au Proche-Orient qu’en Europe.
21 Judah ha-Levi, Le Kuzari.
22 Pour des mentions relevées dans ses commentaires exégétiques relatives à la polémique contre l’islam, voir M. Cohen, Sous le croissant et sous la croix, pp. 319-321.
23 S. D. Goitein, A Mediterranean Society, vol. 5, p. 334.
24 Voir, notamment, B. Leroy, Les Ménir, p. 19.
25 Y. Baer, A History of the Jews in Christian Spain, pp. 52-53 ; B. Leroy, Le royaume de Navarre, pp. 137-161, et Los judíos del reino de Navarra.
26 Y. Baer, A History of the Jews in Christian Spain, pp. 65-66.
27 E. Carmoly, « Tour du monde ».
28 J. Shatzmiller, « Récits de voyages hébraïques », et Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 21.
29 Ibid., p. 5.
30 A. Ya’ary, Mas’ot erets Israël, cité dans Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 7.
31 Ibid., pp. 5-7.
32 C. R. Beazley, The Dawn of Modern Geography.
33 E. Carmoly, « Tour du monde ».
34 E. N. Adler (éd.), Jewish Travellers, pp. 64 et 92, et Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 2.
35 J. R. Magdalena Nom de Déu, « Testimonios arqueológicos ».
36 Acquis en 1865, le Ms. 27089 du Britich Museum, contient, outre le Sefer massa’ot (« Livre des voyages »), des écrits de Maïmonide, quelques midrachim, un commentaire de la Hagaddah de Joseph Gikatilia et un extrait du commentaire d’Isaïe par Isaac Abravanel.
37 Benjamín de Tudela, The Itinerary, trad. de M. Adler.
38 Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu. Par commodité, le lecteur francophone peut se reporter à la traduction en français de Haïm Harboun, publiée en 1986, mais sans annotations critiques (Id., Les voyageurs juifs). Les citations des trois sfarim (« itineraria ») sont puisées dans cette édition française.
39 Benjamín de Tudela, The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 25.
40 J. Sibon, « Benjamin de Tudèle, géographe ou voyageur ? ».
41 Acronyme qui désigne la Bible juive, forgé à partir des titres de ses trois parties, à savoir : la Torah, les Nevi’im (Prophètes) et les Khetouvim (Livres historiques).
42 D. Flusser (ed.), Jossipon.
43 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 150.
44 Ibid., p. 153.
45 Cette diaspora, appelée Bavel par les juifs, s’est formée au vie siècle av. J.-C., après la destruction du royaume de Juda par Nabuchodonosor, et s’est développée sous le régime des Perses Achéménides puis des Grecs Séleucides. D’après Flavius Josèphe, les juifs sont nombreux en Babylone dès le ier siècle. Mais l’histoire de cette diaspora est surtout connue à partir de 226, avec l’avènement des Sassanides. Dans un environnement relativement prospère et urbanisé, et dans une atmosphère religieuse stimulante, les juifs développent une vie intellectuelle intense, autour des académies de Soura, Néhardéa et Poumbeditha (voir S. W. Baron, Histoire d’Israël).
46 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 157.
47 Ibid., pp. 149-150.
48 Ibid., p. 172.
49 Pierre Guillaume, Livre des miracles de saint Gilles.
50 Benjamín de Tudela, The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 42.
51 Maimónides, Le guide des égarés, pp. 507-518.
52 S. Stroumsa, « Sabéens de Harran », p. 342.
53 C. Genequand, « Idolâtrie, astrolâtrie et sabéisme », p. 124.
54 S. Stroumsa, « Sabéens de Harran », p. 351.
55 A. Miquel, La géographie humaine, pp. 90-92.
56 Benjamín de Tudela, The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 44.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 27.
60 S. D. Goitein, A Mediterranean Society, vol. 2, pp. 23-40.
61 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 155.
62 Ibid., pp. 160-161.
63 À propos des secrets de la nécromancie, voir Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 33.
64 Y. Levanon, The Jewish Travellers, pp. 209-212.
65 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 171.
66 Esdras7.
67 Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 45.
68 S. D. Goïtein, A Mediterranean Society, vol. 5, pp. 18-19.
69 Ézéchiel 27, 4-9.
70 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 161.
71 Peut-être les Khazars : voir Benjamínde Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 49.
72 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, pp. 171-172.
73 Ibid., p. 179.
74 H. Hirschberg, A History of the Jews in North Africa, pp. 120, 137-139 et 165.
75 Benjamín de Tudela, Libro de viajes, éd. et trad. de J. R. Magdalena Nom de Déu, p. 59.
76 Id., Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 197.
Auteur
Université d’Albi
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