Chapitre vii
1620-1635 : la tragédie entre gravitas et venustas
p. 275-305
Texte intégral
1L’évolution dialectique de la dramaturgie tragique de Lope et des compétences de son public conduit, dans les dix premières années du xviie siècle, à la définition d’une nouvelle pratique de la tragédie qui repose sur la combinaison du patron tragique, du choix d’un caso grave et de sa mise en intrigue. L’imitation de cette formule dans La Estrella de Sevilla en 1617, et sa refonte ultérieure dans le courant des années 1620, confirment son succès auprès du public. Mais au moment même où Lope semble avoir trouvé une formule tragique efficace, sa pratique du genre est marquée par une nouvelle inflexion.
2Les historiens de la tragédie ont tendance à passer sous silence ce changement ou, plus exactement, à considérer comme un commencement ce qui n’est qu’une rupture dans un processus entamé bien plus tôt. On peut expliquer cette interprétation de plusieurs manières. Les années 1620-1635 sont celles qui voient la rédaction des pièces que l’histoire littéraire a canonisées comme étant les grandes œuvres tragiques de Lope : El caballero de Olmedo, tragicomedia (1620-1625) et El castigo sin venganza (1631). Ceci explique que l’histoire de la tragédie lopesque se soit presque toujours écrite à travers le prisme de ces deux textes. L’importance accordée au « prologue manifeste1 » qui accompagne l’édition suelta d’El castigo sin venganza est un deuxième facteur d’explication. Dans un contexte où les déclarations théoriques de Lope sur la tragédie sont très rares, ce prologue entretient l’idée d’un intérêt tout particulier du Phénix pour ce genre au cours de la décennie :
Seigneur lecteur, cette tragédie ne fut jouée dans la capitale qu’un seul jour, pour des raisons qui vous importent peu. Il se trouva alors tant de gens désireux de la connaître, que j’ai souhaité répondre à leur attente en la faisant imprimer. L’histoire qui en est le sujet a été antérieurement écrite en latin, français, allemand, toscan et castillan, mais en prose, et la voici maintenant en vers. Lisez-la comme vraiment de ma main, car elle n’a pas été imprimée à Séville, dont les libraires, soucieux avant tout de leur intérêt, mêlent les noms des poètes, attribuent aux uns des sept et à d’autres des valets ; il est en effet des hommes qui, lorsqu’il s’agit d’argent, ne sont point attentifs à l’honneur du prochain, qu’ils vendent et achètent comme ils trafiquent de leurs livres mal imprimés. Je fais remarquer qu’elle a été composée dans la manière espagnole, non dans celle des anciens Grecs et des graves Romains, qu’on n’y trouve ni spectres, ni messagers, ni chœurs : le goût peut en effet faire changer les règles comme l’usage le fait du costume, et le temps des mœurs2.
3Ces années sont aussi celles où les « pájaros nuevos », c’est-à-dire la génération de dramaturges nés autour de 1600, écrivent leurs contributions majeures au genre de la tragédie. Si les premières comedias tragiques de Rojas Zorrilla sont représentées après la mort de Lope, Calderón, entre 1623 et 1628, écrit El príncipe constante (1628), La devoción de la cruz (1625-1630) et La cisma de Inglaterra (représentée en 1627 devant la cour3) ainsi que la première version de La vida es sueño (1627-1629)4. Tirso compose ses grandes tragédies bibliques (La mujer que manda en casa, La vida y muerte de Herodes), selon toute vraisemblance au début des années 16205, et Mira de Amescua ses grandes drames de la privanza (La adversa fortuna de Álvaro de Luna6). Enfin, sur le plan biographique, ce sont des années où les coups du destin s’abattent avec une violence particulière sur Lope : la maladie puis la mort de Marta de Nevares (1632), sa dernière grande passion amoureuse, et la perte de son fils Lope Félix (1634).
4Mercedes Blanco soutient l’idée d’un retour au genre à la fin des années 1620, qui toucherait des théoriciens comme González de Salas, les dramaturges de la seconde génération, mais aussi des dramaturges de la génération précédente, dont Lope. Elle écrit :
La traduction de la Poétique par Alfonso Ordóñez (1626) et la Nueva idea de la tragedia antigua de González de Salas, de 1633, par le fait même qu’elles ne se placent pas du tout sur le terrain de la comedia triomphante et autonome et s’en tiennent à une considération purement érudite de la Poétique aristotélicienne, peuvent être vues comme des symptômes d’un nouvel intérêt pour la tragédie comme genre différencié. Cet intérêt caractérise non seulement la production des jeunes dramaturges qui commencent à écrire entre 1620 et 1630, mais aussi celle des auteurs mûrs de la même période. En 1631, dans la dernière phase de sa production dramatique, Lope écrit El castigo sin venganza, qui apparaît dans le manuscrit autographe avec le sous-titre « tragedia »7.
5De son côté, Maria Grazia Profeti considère que la comedia trágica est une des orientations dominantes de l’activité dramatique du dernier Lope et cite, à l’appui de cette hypothèse, les deux grands exemples archétypiques que nous signalions plus haut8 : El castigo sin venganza et El caballero de Olmedo. Enfin, Joan Oleza, plus mesuré dans son jugement, observe comment la production dramatique du « cycle de senectute9 » (1627-1635) se rééquilibre entre ce qu’il appelle le « drama » et la comedia, après une dizaine d’années de pratique davantage orientée vers la seconde de ces modalités10.
6Tous concordent donc à voir dans le dernier Lope un auteur plus enclin à la tragédie et situent cet engouement dans un processus général de retour de la tragedia sur la scène des corrales dans les années 1620-1635. Un regard approfondi sur l’ensemble de la pratique tragique de Lope au cours de ces années, autrement dit, un regard qui prenne en compte d’autres pièces que El caballero de Olmedo et El castigo sin venganza et les compare à sa production tragique antérieure, donne de l’histoire de la tragédie lopesque dans les années 1620-1630 une image plus nuancée11.
7Joan Oleza signale, à propos des dramas qu’écrit Lope au cours de ces années, l’intérêt croissant du Phénix pour des intrigues sérieuses dans des pièces que leur gravedad situe aux confins de la tragedia, mais sans que ne soit jamais franchi le pas qui en ferait des tragédies :
Il est remarquable que ce drame [Porfiando vence amor], à la différence d’El castigo sin venganza et d’autres drames palatins précédents comme Carlos el perseguido ou La fuerza lastimosa du premier Lope et El mayordomo de la duquesa de Amalfi et La locura por la honra du Lope des années 1600-1614, ne penche pas vers la tragédie mais que, comme La boba para los otros et la majorité des drames palatins de la dernière période, il se maintienne dans les limites de la tragi-comédie12.
8Que son théâtre devienne plus sérieux et plus grave et qu’il cultive cette forme de drame palatino sérieux — qu’Oleza situe dans le cadre de la tragicomedia et Profeti de ce qu’elle appelle, en invoquant le modèle cornélien, « comedia heroica13 » — ne signifient pas qu’il devienne tragique : Lope pratique la tragédie depuis les années 1590. Les exceptions que constituent El castigo sin venganza ou El caballero de Olmedo dans le contexte de la production dramatique du dernier Lope ne doivent pas occulter qu’au cours des années 1620-1635, l’univers de la comedia lopesque, comme le remarque très justement Marc Vitse, semble au contraire se « détragédiser14 ».
9Il ne s’agit pas pour autant d’une « détragédification » absolue, mais plutôt d’une modulation sensible de sa formule tragique qui la fait effectivement voisiner avec différentes formes de théâtre sérieux. Cette inflexion, particulièrement tangible dans le redéploiement du genre sur le terrain de la matière mythologique — deux des trois tragedias de Lope écrites durant la décennie sont des tragédies mythologiques : El marido más firme (1617-1621) et La bella Aurora (1620-1625) —, s’inscrit dans une chronologie longue, qui embrasse les années 1620 et le début des années 1630, et dépasse donc les bornes du cycle de senectute défini par Rozas.
I. — Un changement de ton : des tragedias mythologiques au Castigo sin venganza
10Si les tragédies épiques et les tragédies de l’honneur visaient le public des corrales, ce nouvel intérêt pour la tragédie mythologique, vingt ans après Adonis y Venus (1597-1603), s’explique, en partie au moins, par la définition d’un nouveau « public modèle » : à partir de 1615, et surtout au cours des années 1620, dans le contexte du changement de règne et de l’essor d’un théâtre courtisan entre les mains des « pájaros nuevos », Lope se tourne à nouveau vers le public courtisan pour lequel il avait déjà composé plusieurs pièces lors de son séjour auprès du duc d’Albe dans les années 1590.
11Ces tragedias nous intéresseront moins ici pour leur technique de composition que pour leur esthétique. Du point de vue structurel, Lope y abandonne le système des tableaux vivants — très lié à l’esthétique seiziémiste du faste courtisan15 — et se met à appliquer à la mythologie la technique de composition mise au point dans le cadre des tragedias construites autour d’un caso grave. À la différence d’Adonis y Venus, ou de tragicomedias comme El Perseo et El Premio de la hermosura, El marido más firme et La bella Aurora sont des tragedias mieux nouées, sur le principe de l’enredo. Mais, au regard des tragedias construites autour d’un caso grave et des tragedias épiques, ces tragedias mythologiques sont le lieu d’un changement de paradigme esthétique très net, qui affecte également le reste de la production tragique de la décennie : Lope y renonce à l’esthétique de l’horreur pour une esthétique de la grâce16.
12On se souvient que le style tragique était défini par les théoriciens du xvie siècle comme un entre-deux entre le style lyrique et le style épique. Cueva et le Pinciano se retrouvaient sur ce point. Le premier recommandait explicitement : « Applique au vers tragique la grandeur de l’épopée et donne-lui la douceur du chant lyrique avec de doux effets, sans âpreté17Le second le disait en ces termes, dans lesquels « lo jocundo » renvoyait à la dulzura lyrique :
La troisième partie de la tragédie était le style ou la langue, ce au sujet de quoi je n’ai rien à dire de plus que ce qu’a dit Aristote : qu’il soit plaisant et, j’ajoute, qu’il soit élevé18.
13Dans d’autres systèmes, comme celui du Tasse, dont s’était inspiré le préfacier du Montserrate de Virués, c’est le style épique qui se situait dans cet entre-deux : « Car le style héroïque doit toujours osciller entre la gravité du style tragique et la beauté fleurie du style lyrique19
14Indépendamment de l’attribution de cette position intermédiaire à l’épopée ou à la tragédie, ce qui est central dans les codes esthétiques de la période, c’est cette idée d’une tension esthétique entre deux pôles, l’un grave et grand (tragique ou épique selon les auteurs), l’autre fleuri (lyrique). Ce modèle prévalait aussi dans l’analyse des types de styles picturaux. Ludovico Dolce, que les historiens de la tragédie connaissent mieux pour sa contribution théorique et pratique au genre, disait ainsi de la peinture du Titien, dans son Dialogo della pittura intitolato l’Aretino (1557), qu’elle se mouvait entre deux pôles, celui de la « terribilità » et celui de la « venustà »20 : « Et il y a dans ce tableau la grandeur terrible de Michel-Ange, la grâce plaisante de Raphaël et le coloris propre à la nature21 ».
15Or justement, il n’est pas exclu que la peinture du Titien ait contribué à la redéfinition esthétique de la tragédie lopesque, et à son adaptation de la matière mythologique. On sait en effet que dans les années 1550 le peintre italien a été occupé à la réalisation d’un grand cycle de peintures mythologiques pour Philippe II, ses Poesie : Danaé (1550), Vénus et Adonis (1554), Persée et Andromède, Diane et Actéon, Diane et Callisto (1556-1559), Le Rapt d’Europe (1562). Ces pièces, qui selon le vœu même du peintre étaient destinées à être exposées ensemble, durent être conservées, du vivant de leur destinataire, dans un cabinet privé de l’Alcázar, où le Roi Catholique pouvait jouir, à l’abri des regards, de la vue de ces peintures lascives. Elles y restèrent probablement sous le règne de Philippe III et de Philippe IV. Lope avait manifestement eu la chance de les entrevoir22. Il cite plus d’une dizaine de fois Titien, dont il fait même l’un des personnages de la tragicomedia La Santa Liga (1598-1600), pièce contemporaine de son Adonis y Venus. La plupart de ces allusions, dont deux renvoient explicitement à ces peintures mythologiques, datent de ces années 1595-1600. La première intervient dans La viuda valenciana (1595-1603) et concerne justement l’Adonis23. La seconde renvoie à l’autre pôle de l’esthétique de la tragédie mythologique de Titien, celle de la « terribilità » autour d’une intrigante allusion croisée au grand peintre de la tragédie fiera et terrible : Michel-Ange. Dans le dernier acte de La quinta de Florencia (1600), on trouve un dialogue ekphrastique entre le duc de Florence, Alejandro, son secrétaire, César, et Lucindo sur un tableau qui représentait le viol de Procné et que César attribue au Titien bien qu’il ne fasse pas partie de son œuvre24 :
César
La pintura, señor, es estremada,
la casa pobre aunque en alegre sitio
de Michael Angel son aquellos cuadros
y del Ticiano aquella Filomena
que forzada se queja de Tereo.
Alejandro
Esa miré con atención un rato.
¡Qué fiero está Tereo y qué quejosa
la bella Filomena!
Lucindo
Allá en los lejos
se queja bien a Pandión su padre25.
16Signe enfin d’un regain d’intérêt du Phénix pour le Titien dans les années 1620-1630, l’Égloga Amarilis reproduite dans La Vega del Parnaso (1637) comporte une dernière mention à l’Adonis du Titien :
No se viera más bella y peregrina
de divino pincel dibujo humano,
corrida al cuadro la veloz cortina,
la celebrada Venus del Ticiano26.
17Dans le cycle consacré au châtiment de quatre grands pécheurs mythologiques (Caïn, Ixion, Tantale et Sisyphe), qui lui avait été commandé par la reine Marie de Hongrie, Titien avait choisi l’esthétique michelangélienne de la terribilità. En revanche, dans le cycle des Poesie qu’il offre à Philippe II, il favorise très franchement l’esthétique raphaëlienne de la grâce. Si la tragédie lopesque, considérée dans son ensemble et donc en diachronie, oscille entre les deux pôles définis par Dolce, la tragedia mythologique s’inscrit unilatéralement dans une esthétique de la douceur, dont le signe le plus visible est, justement, l’abandon de l’esthétique terrible qui domine sa première manière tragique. Lope, dont les tragedias et les tragicomedias mythologiques recoupent un nombre certain des sujets retenus, en son temps, par le Titien pour le cycle de Philippe II (Adonis y Venus / Vénus et Adonis, La fábula de Perseo / Persée et Andromède), opte en effet dans ses tragédies mythologiques pour cette esthétique de la venustas. Et il n’est pas impossible que, ce faisant, il ait cherché à toucher les privilégiés qui avaient pu voir, à la cour, les Poesie du Titien.
18El marido más firme comme La bella Aurora sont des tragedias construites sur le système de l’enredo, mais sans l’appui du patron tragique, ce qui, pour continuer à parler en termes de peinture, leur fait perdre leur couleur tragique. Du patron tragique ne sont maintenus que deux « lieux » : la scène de la chute et le llanto. Le premier, sans doute parce que, contrairement aux autres motifs tragiques types (comme les figures) qui sont très fortement liés à l’esthétique de la terribilità, il permettait d’inscrire visiblement l’intrigue dans l’horizon de la tragédie sans recourir à l’esthétique terrible. Le second, pour des raisons très similaires : à la différence des autres microdispositifs textuels topiques de la tragedia (mise en spectacle et récit de catastrophe traditionnellement soutenus par l’esthétique de la terribilità), le llanto, avec sa tonalité élégiaque, s’adaptait mieux à la tonalité lyrique, dominante dans ces tragedias.
19Le dénouement est le lieu où ce changement de paradigme est le plus visible. Dans ces tragedias, Lope n’évite pas le dénouement funeste (Floris et Eurydice meurent). Il évite l’esthétique terrible qui lui est traditionnellement attachée. Céfalo tue son épouse par erreur, exactement comme Ruiz de Castro tuait Estefanía. Mais dans la tragedia mythologique, le sang a disparu de cette scène : point d’épée sanglante (« espada sangrienta ») mais un « dard d’azur et d’or » (« dardo terciado de azul y oro »). Dans le même but — éviter la terribilità — Lope renonce à la glose qui accompagnait traditionnellement le spectacle du sang et en soulignait les détails macabre pour en renforcer l’impact.
Céfalo
¡Y qué desdichada estrella!
¡Pastores de aquestos montes,
ninfas, aves, flores, fieras,
venid a matarme todos;
yo os maté la primavera,
yo he muerto al sol! […]
Fabio
[…] Ya el alma partió.
Céfalo
¡Ah señora! ¿Al fin me dejas?
¿Por qué me estorbáis matarme?
Dime, dios, Luna sangrienta,
que de envidia diste el dardo
a mi esposa. ¡Que a tu esfera
suban mis brazos gigantes,
con más Olimpos y Flegras! […]
Fabio
¡Ah, señor, vuelve en tu acuerdo!
Doristeo
El alma tengo suspensa.
Aurora
Y yo, en lugar de venganza,
le ofrezco lágrimas tiernas.
Doristeo
Floris, yo fui desdichado
en amarte; si mi pena
es tan grande, aborrecido,
¿cuál será la que le queda
a quien fue de ti adorado?
Dadle, ninfas de estas selvas,
sepultura en oro y jaspe,
y acabe aquí la tragedia
de la mujer que ha tenido
más desdicha y más firmeza27.
20Le llanto se situe d’entrée sur le plan métaphorique (« yo os maté la primavera / he muerto al sol ») et, au lieu de se clore sur un espectáculo fiero, la tragedia s’achève sur l’évocation de la douce image de la sépulture d’or et de jaspe, une image qui se situe dans une continuité de ton avec le llanto « tierno » (« en lugar de venganza / le ofrezco lágrimas tiernas ») de cette dernière scène.
21Lope écrit donc ces tragedias mythologiques sur le ton de l’élégie, sans recourir aux lieux du genre ni au grand style. On peut interpréter ce repositionnement stylistique de la tragédie de plusieurs manières. D’abord, par le principe d’adéquation requis entre res et verba dans le système classique des styles, pour lequel la matière mythologique relève du style intermédiaire, celui de la poésie lyrique, et non du grand style du poème épique. Cette adéquation fonde une esthétique classique qui est par ailleurs cohérente avec les positions qu’adopte Lope en réaction à la révolution stylistique gongorine. Dans ce contexte, on peut d’ailleurs comprendre le retour de Lope à la tragedia mythologique des années 1620, comme un essai de sa part pour investir le terrain sur lequel son rival a récemment triomphé, celui de la fable mythologique28, mais sans dénaturer la langue espagnole et en retournant aux vertus de douceur et de clarté d’une poésie nationale dont les héros seraient Garcilaso et Herrera.
22En 1621, c’est-à-dire l’année même où il écrit El marido más firme, Lope, jaloux du succès croissant de Góngora auprès d’un type de public qu’il tente en vain de courtiser depuis plusieurs années — le public aristocratique de la cour —, critique en effet pour la première fois explicitement le Cordouan dans une Censura, publiée dans sa Filomena29. Et dans ce texte, il définit par opposition aux pratiques cultistes une « alteza » qui naîtrait des possibilités de la langue espagnole elle-même, et dont le paradigme serait la poésie de Herrera :
il faut que la sentence s’élève au niveau du style héroïque par les possibilités mêmes de la langue. Prenons pour exemple le divin Herrera. […] Voici une élégance, une douceur et une beauté dignes d’être imitées et admirées. Car on n’enrichit pas la langue en abandonnant ce qui lui est propre au profit de ce qui lui est étranger, comme l’on se détournerait d’une épouse légitime pour lui préférer une belle prostituée30.
23La référence polémique à la « secte » est d’ailleurs explicite dans El marido más firme. Dans le premier acte, un personnage secondaire rapporte que, étant allé trouver Vénus pour lui demander ce qu’il devait faire pour devenir poète, elle lui répondit : « Escribe oscuro31 ». La polémique affleure à nouveau dans le troisième acte. Fabio, le gracioso, invite Orphée, que la mort d’Eurydice a plongé dans le désespoir et la déraison, à parler en « lengua clara » :
Fabio
… ¿Estás loco?
Orfeo
Mordámonos los dos.
Fabio
¿Somos poetas?
Orfeo
¡Musas, pues yo lo soy, aquí os invoco!
Fabio
Aun eso está en razón; busca perfetas
figuras de decir con lengua clara,
pues tus mismos conceptos interpretas32.
Du pathos à l’èthos : temperamento et adoucissement de la tragédie
24Au-delà du contexte immédiat de réaction au cultéranisme et de tentative de séduction du public aristocratique et savant, ce repositionnement stylistique de la tragédie autour de la venustas couronne une évolution — indépendante, quoique convergente — du genre tragique et de la conception des émotions qui le sous-tendent. On passe d’une tragédie qui vise à susciter des émotions violentes, finalité commune aux tragédies philippines et aux premières tragédies lopesques, à une tragédie qui cherche plus à « tempérer » les passions qu’à les exciter.
25La distinction entre un pathos doux et un pathos violent dérive de la réinterprétation que fait la rhétorique latine de deux des trois moyens de persuasion définis par Aristote dans sa Rhétorique (I, 2, 1355b). Pour Aristote, l’orateur emporte la persuasion en construisant dans le discours une image susceptible d’inspirer la confiance de l’auditoire (èthos), en suscitant les émotions du même auditoire (pathos), puis par le raisonnement (logos). Au moment d’analyser, dans le livre II, le fonctionnement du moyen de persuasion relevant du pathos, Aristote envisage l’ensemble des émotions définies dans l’Éthique à Nicomaque (II, 5) et les moyens de les inspirer à l’auditoire sans jamais les classer en termes d’intensité. Mais plus tard, et au prix d’un contresens sur l’èthos aristotélicien33, Cicéron puis surtout Quintilien développent à partir des notions d’èthos et de pathos l’idée de degrés d’intensité des émotions et font ainsi entrer l’èthos, auquel ils associent les émotions douces, dans la sphère de la production des émotions, et, en ce sens, du pathos. Cicéron distingue ainsi deux fonctions, ensuite analysées comme styles, l’èthikon et le pathètikon. Le premier, qualifié d’amène et plaisant (« come » et « jucundum ») est propice à faire naître la bienveillance ; le second, véhément, enflammé, emporté (« vehemens », « incensum », « incitatum ») exerce une force irrésistible sur l’auditeur34. Quintilien reprend cette distinction entre èthos et pathos35, dont il finit par faire deux types d’affects qui ne différent donc pas en nature, mais seulement en termes d’intensité :
Bien plus, j’ajoute encore que le pathos et l’èthos participent parfois de la même nature, sauf qu’il y a entre eux une différence de degré, le premier en plus et le second en moins ; l’amour par exemple est un pathos, l’affection un èthos ; parfois, ils s’opposent entre eux, ainsi, dans les péroraisons, ce qui a été excité par le pathos est ordinairement calmé par l’èthos36.
26Chaque type d’affect est ensuite associé par analogie à un genre théâtral : l’èthos à la comédie et le pathos à la tragédie37.
27Au moment de traiter des « afectos », les rhétoriques espagnoles du xvie siècle reprennent généralement cette dichotomie entre émotions douces et émotions véhémentes, en suivant Quintilien. C’est le cas par exemple dans la Methodus oratoria du Valencien Andrea Sempere (Valence, 1568) — où l’on retrouve l’idée d’une comédie « éthique » et d’une tragédie « pathétique »38 — ou encore dans les Libri VI Rhetoricæ Ecclesiasticæ de Fray Luis de Granada (Lisbonne, 157639). Mais on observe dans la rhétorique de ce dernier un glissement significatif, puisque si la distinction entre émotions douces et émotions véhémentes est reprise dans le livre II, au moment de la définition des « afectos », dans le livre III, entièrement consacré aux moyens de susciter les affects, il n’y a plus de place pour les passions douces dans un système tout entier orienté vers la véhémence, selon la logique de l’amplificatio qui structure tout le chapitre sur les affects.
28L’interprétation du tragique que fait le premier Lope, et même le Lope plus mûr, jusque dans les années 1610, s’inscrit dans la grande tendance qui consiste à comprendre la production des émotions tragiques à l’aune de la tradition rhétorique et scolaire du pathos véhément. Les choses changent à partir du milieu des années 1615 et on observe une promotion de la douceur dans des tragédies qui font une part importante au lyrisme40.
29Cette inflexion globale a pour corollaire une évolution de la nature des émotions que mettent en scène et que visent en même temps à produire ces pièces sur leur public. En ce sens, on ne peut qu’être d’accord avec le diagnostic porté par Mercedes Blanco41, quand elle dit que la tragédie lopesque évolue dans le sens de la recherche d’émotions plus épurées. Ce phénomène qu’elle explique par l’influence, dans les années 1620-1630, d’un certain aristotélisme qu’elle qualifie de « rénové », ce dont on peut discuter42, est sans doute lié à l’influence du Pastor fido et aux théories développées par Guarini dans les Verrato puis dans le Compendio pour défendre sa pièce. Les premières traductions espagnoles du Pastor fido, dues à Suárez de Figueroa, datent du début du siècle (Naples, Tarquinio Longo, 1602 et Valence, Pedro Patricio Mey, 1609), mais il y a un regain d’intérêt manifeste pour la pièce de Guarini dans les années 1615-1620, dont témoignent, d’une part, le rôle central que joue le Compendio dans l’Apologético de las comedias españolas de Ricardo del Turia43 (publié en 1616 et dont la théorie du mixte est entièrement reprise de Guarini44) et, de l’autre, la réédition en 1622 de la traduction de Naples. Ce regain d’intérêt s’explique peut-être par le fait que, dans un contexte où les dramaturges se soucient de plus en plus de satisfaire le public du corral mais aussi le public de cour, ils trouvaient dans le Pastor fido, qui a une origine curiale, un modèle pratique. Sur le plan théorique, par ailleurs, ce succès chronologiquement décalé du Pastor fido s’explique parce qu’il permet, en pleine querelle de la Spongia et donc en pleines attaques néo-aristotéliciennes contre Lope, de bâtir, en suivant l’argumentaire de Guarini, une défense « aristotélicienne » de la Comedia Nueva (ce que fait justement Turia dans l’Apologético).
30Or, du point de vue des affects, la pratique et la théorie de Guarini supposent une rupture avec la conception des passions qui était au cœur de la tragédie du Cinquecento. L’auteur du Pastor fido défend en effet la forme tragi-comique en montrant qu’elle permet de retourner à un équilibre vertueux dans le système des humeurs, qui, dans la tragédie, serait perturbé, altéré, par la passion de la tristesse45. À la recherche de la véhémence s’oppose ainsi celle du temperamento, à la recherche des passions violentes (comme la mélancolie tragique), leur épuration.
31Mais, pour Guarini, le rééquilibrage humoral impliquait de renoncer à la tragédie. Pour Lope, au contraire, le temperamento se fait dans et par la tragédie, une tragédie qui ne vise plus le pathos véhément, mais un pathos doux qui relève de la sphère de l’èthos. Il met ainsi au service de la tragédie le mécanisme de modulation de la gravitas par la venustas décrit par Guarini à propos du mixte tragi-comique :
Et de même que Demetrios de Phalère, très noble maître des styles, professe que les deux formes qu’il appelle ischnon kai megaloprepès, c’est-à-dire « humble et magnifique », ne peuvent être associées, il affirme aussi que les deux autres glaphuron kai deinon, soit « élégante et grave », peuvent l’être, accompagnées de l’une ou de l’autre des deux précédentes de sorte que, même si l’on admet que l’auteur des tragi-comédies ne mélange pas les deux premières formes, on ne peut nier qu’il fasse à raison ce mélange avec les deux autres. La forme propre et principale est selon lui [Demetrios] la forme magnifique qui, accompagnée de la forme grave, devient idée de la tragédie, mais, associée à la forme élégante, constitue ce mélange tempéré qui convient à la poésie tragi-comique. En effet, comme celle-ci traite de personnes de qualité et de héros, il ne lui convient pas de parler humblement ; mais comme l’on ne veut pas troubler le terrible et l’atroce dans cette même tragi-comédie — on les fuit bien au contraire —, écartant le style grave, on choisit le style doux qui tempère cette grandeur et cette sublimité propres au pur tragique46.
32Dans cette évolution stylistique qui sous-tend une évolution esthétique, commune au reste de l’Europe, mais qui prend des formes diverses en Italie, en Espagne et en France, la rhétorique grecque tardive (Longin, mais surtout Démétrius et Hermogène) a un rôle important : elle permet de dépasser les modèles latins de l’éloquence du pathos, ce que Marc Fumaroli appelle le « pathétisme47 ». S’il est peu probable que Lope ait eu une connaissance de première main de ces auteurs, aux côtés de Guarini, le Tasse, qui, en invoquant lui aussi Démétrius, recommandait d’adoucir la grandeur du style sans pour autant renoncer à la tragédie, a sans doute été également un médiateur important :
Quant à la tragédie, si c’est le poème le plus grave, elle a besoin plus que tout autre que son excessive sévérité soit tempérée par les agréments de l’amour. Ces agréments n’ont pas été rejetés par Euripide dans sa Phèdre, ni par Sénèque après lui dans son Hippolyte ; et Sophocle lui-même répand tout au long de son Antigone les émois et les plaintes amoureuses d’Hémon et ses Trachiniennes comme son Hercule sur l’Œta sont remplis de la passion amoureuse de Déjanire. C’est pourquoi Démétrius de Phalère écrit dans son traité De l’élocution que rien ne sert mieux le charme des tragédies que l’amour48.
Llanto, amour et mélancolie
33Ce repositionnement stylistique et esthétique n’est pas propre à la tragédie mythologique, même si cette dernière est le lieu d’un adoucissement plus marqué. Il est commun au reste de la production tragique du Phénix au cours de la décennie. Ainsi le censeur d’El piadoso aragonés, tragicomedia, pièce inspirée d’un épisode historique, fait-il, en 1626, l’éloge de la dulzura de la pièce :
Cette pièce que Lope de Vega Carpio intitule El piadoso aragonés est écrite conformément à la vérité de l’histoire avec le grand respect dû aux personnes qu’elle met en scène, dans un style singulièrement doux et en bons vers. On peut la représenter sans crainte49.
34La métrique porte la trace de cette généralisation de la douceur au corpus tragique dans les tragedias des années 1620, qui sont marquées, dans leur ensemble (voir le tableau 2 ci-dessous), par l’abandon du couple tercetos/octavas au profit d’une nouvelle strophe qui s’adapte mieux à la nouvelle tonalité lyrique des tragedias, la décima.
Tableau 2. — Évolution de la métrique dans les tragedias des années 1620
Titre | Décimas (%) | Octavas (%) | Tercets (%) |
El bastardo Mudarra (1612) | 3,5 | 16,5 | 5 |
El marido más firme (1617-1621) | 10,5 | 9 | 5,5 |
Amor, pleito y desafío (1621) | 14 | 6,5 | 0 |
El piadoso aragonés (1626) | 20 | 4 | 4 |
El castigo sin venganza (1631) | 11 | 0,5 | 4 |
35En 1620, Lope louait en ces termes les vertus de cette forme métrique à la fois douce et grave dans la dédicace d’El caballero de Illescas (Parte XIV) à Vicente Espinel :
Composition douce, élégante et difficile et qui brille remarquablement aujourd’hui dans les pièces avec une grâce et une gravité telles que les chansons étrangères ne lui sont en rien supérieures50.
36Au moment où Calderón n’hésite pas à s’inspirer de Góngora et de la tradition italienne en démultipliant les silvas dans ses premiers grands drames tragiques, le théâtre de Lope se recentre au contraire sur ce qu’il appelle dans la Censura de La Filomena « la pura lengua castellana », en puisant dans les formes poétiques nationales : le romance, la décima — qu’il définit explicitement, dans la dédicace à Espinel, comme l’équivalent espagnol de la canzión italienne — et les redondillas. Outre ce parti pris pour les formes nationales, cet intérêt de Lope pour la décima est lié à une conscience aiguë des modes du marché théâtral, la décima étant la nouvelle forme métrique en vogue dans les comedias, après le grand engouement du début du siècle pour les quintillas. Il s’agit donc tout autant de résister aux modes vicieuses que de les imiter pour faire face à la concurrence des « pájaros nuevos ».
37Le choix de cette forme suppose donc un positionnement stratégique dans le champ littéraire, mais il est également cohérent avec l’évolution de la conception lopesque du tragique que l’on vient de décrire. Les termes du débat sont d’ailleurs les mêmes : Lope souligne dans la dédicace à Espinel l’ambivalence de l’effet esthétique, à la fois grave et doux, produit par les décimas, dont il disait dès l’Arte nuevo qu’elles étaient bonnes pour la plainte (« buenas para las quejas51 »). Les décimas se substituent donc aux tercetos et aux octavas dans des tragédies qui abandonnent la gravedad pure et la tempèrent, des tragédies aux consonances élégiaques qui se lyricisent et ce, tant du point de vue de leur style que de leur matière.
38Avant d’être des histoires conduites à un final désastreux, les tragedias et les tragicomedias des années 1620-1630 — El piadoso aragonés mis à part — sont, dans leur ensemble, des tragedias de l’amour impossible et de la perte de l’être aimé, ce qui explique leur grande proximité avec l’élégie. Don Juan de Padilla (Amor, pleito y desafío), Alonso (El caballero de Olmedo), Céfalo (La bella Aurora), mais surtout Orfeo (El marido más firme), Federico (El castigo sin venganza) ou encore le légendaire poète Macías, mis en scène dans Porfiar hasta morir, sont des héros de l’amour impossible et, partant, des figures de la plainte.
39L’isotopie dominante dans ces pièces n’est plus celle du furor et du sang, mais celle de la tristesse : Federico se consume de mélancolie. Dans les rares épisodes où le sang est mis sur le devant de la scène (par exemple dans le songe prémonitoire d’Alonso à la fin du deuxième acte d’El caballero de Olmedo), il fait l’objet d’un traitement métaphorique qui étouffe sa résonance horrible. Le choix de l’oiseau comme figure onirique de l’amant dans un dispositif normalement dévolu à la vision horrible (l’évocation des présages funestes) est un signe évident du déplacement qui s’opère dans la tragédie des années 1620-1630. On passe de l’univers de l’« espectáculo fiero » à celui du chant triste des figures élégiaques :
Alonso
Y estando al aire trinando
de la pequeña garganta
con naturales pasajes
las quejas enamoradas,
sale un azor de un almendro,
adonde escondido estaba,
y como eran en los dos
tan desiguales las armas,
tiñó de sangre las flores,
plumas al aire derrama.
Al triste chillido, Tello,
débiles ecos del aura
respondieron, y, no lejos
lamentando su desgracia
su esposa, que en un jazmín
la tragedia viendo estaba52.
40La terribilità de la seule image sanglante qui intervienne dans la scène est contenue par son esthétisation lyrique53 (« tiñó de sangre las flores ») et le récit du songe évoque moins une image qu’un tableau sonore où confluent tristes cris (« triste chillido »), plaintes amoureuses (« quejas enamoradas ») et faibles échos (« débiles ecos »).
41Dans la même logique, le dispositif microtextuel le plus fréquent dans ces tragédies n’est plus le récit de catastrophe, ni la mise en scène du corps sanglant, mais le llanto qui change de lieu dans la topographie du texte au regard de la pratique des décennies antérieures. Il cesse d’intervenir seulement in fine après la mort d’un personnage, et comme réaction au spectacle de la mort, pour se faire l’écho tout au long du texte de la conscience de l’impossibilité de l’amour. Autrement dit, le llanto cesse d’être un dispositif textuel localisé dans une scène de genre pour fonctionner comme une modalité tonale de l’ensemble du texte.
42Ce changement de ton est un des points les plus visibles du travail d’adaptation auquel Lope soumet, dans El castigo sin venganza, l’« histoire tragique » de Bandello/Belleforest. Bandello peignait la marquise de Ferrara comme une femme vicieuse et manipulatrice qui séduit son beau-fils pour se venger de son mari infidèle. Le récit insistait sur la culpabilité des personnages et l’horreur de leurs actes qui justifiaient le châtiment sanglant final, glosé par le titre de la nouvelle (De un marqués de Ferrara, que sin respeto del amor paternal, hizo degollar a su propio hijo, porque le halló en adulterio con su madrastra, a la cual también hizo cortar la cabeza54) et donné en exemple au peuple de Ferrara et au lecteur :
Habiéndose ejecutado la sentencia de los delincuentes, les hicieron lavar y aderezar y, al amanecer, fueron puestos en la plaza del palacio, para que todos les viesen y supiesen la causa de su muerte55.
43Dans El castigo sin venganza, la tragedia de la honra — l’adultère — et même la tragédie politique — la fama perdue du duc — ou la tragédie familiale — la trahison du fils — participent du positionnement générique de la pièce jusqu’au dénouement, mais cette tragédie met aussi en scène la mélancolie amoureuse et l’amour impossible, amors hereos qui est « tragique » parce qu’il consume les personnages et constitue déjà une mort, bien avant le dénouement56.
44Si Lope a toujours revendiqué, comme le Tasse, la dignité tragique de la matière amoureuse, l’amour occupe rarement une place centrale dans ses tragédies avant 1620. Tout au plus nourrit-il des épisodes lyriques connexes, dans une intrigue conduite à un final désastreux par la logique de la honra, du pouvoir, de la guerre, mais jamais par l’amour lui-même. Dans la tragédie amoureuse qui se définit dans les années 1620, l’amour cesse d’être un agrément, pour devenir le sujet même de la fable57.
45Une des premières figures de cette tragédie amoureuse est le poète Macías dans Porfiar hasta morir (1624-1628), pièce non étiquetée mais dont le lien avec le genre est évident, ne serait-ce que par sa catastrophe finale (Macías meurt transpercé d’une flèche). La pièce présente une ambivalence très proche de celle que l’on observe quelques années plus tard dans El castigo sin venganza : l’amour illégitime conduit à la mort (le mari jaloux tue Macías) un personnage que l’amour impossible a déjà consumé. Macías meurt en effet le jour où Clara renonce à l’amour pour sauver sa fama :
Macías
¿Qué desdicha puede haber,
Nuño, que iguale a la mía?
Llegó de mi muerte el día:
ya no es Clara mi mujer.
No sé qué tengo de hacer
sin esperanza ninguna,
porque donde hay alguna
que mire a la posesión
aún falta jurisdicción
al poder de la fortuna.
¡Ay de mí, Clara perdida!
Vida, ¿para qué sois buena
que, de tantos males llena,
más seréis muerte que vida58?
46Le choix du poète Macías l’Enamouré, figure historique du chant de l’amour impossible, n’est pas un hasard : le code poétique que choisit Lope dans les années 1620 dans ses tragédies amoureuses est justement celui de ce lyrisme amoureux dont le poète galicien était l’un des grands représentants. L’engouement pour la décima et le retour à un lyrisme qui s’inspire de la poésie amoureuse du xve siècle sont deux aspects d’un seul et unique processus de lyricisation de la tragédie. Aussi convient-il peut-être de prendre les déclarations de Lope dans la dédicace d’El castigo sin venganza, quand il parle de « tragedia al estilo español », dans un sens très littéral. Lope renvoie certes à un style au sens d’une manière espagnole de pratiquer la tragedia qui se distingue de la manière antique. Mais cette manière, ce « style espagnol », qualifie aussi un style, au sens restreint de l’elocutio. La pièce est écrite dans une langue qui se détourne volontairement de la grandeur antique et italianisante et choisit ouvertement l’estilo de la tradition lyrique nationale.
Détragédification ou lyricisation ?
47Cette évolution de la conception du pathos et de la tragédie, sous l’effet d’un contexte qui pousse Lope à se repositionner dans le champ littéraire, entraîne donc une altération significative du patron tragique : les motifs topiques amplement mis au service du pathos dans les années précédentes (augures, songes, ombres) s’atténuent, voire disparaissent ; la matière privilégiée des tragédies n’est plus l’histoire59 ; la tragédie se recentre autour d’intrigues romanesques ou mythologiques60 dans lesquelles l’amour a un rôle accru (au point que certaines intrigues tragiques sont entièrement construites autour de la question amoureuse) ; la représentation de la mort sur scène (qui tend à disparaître dans un corpus plus nettement dominé par la tragi-comédie vraie) n’est plus que rarement exploitée dans un sens pathétique
48Cette évolution est sensible jusque dans El piadoso aragonés, probablement la plus conservatrice des tragédies de la décennie au regard de l’évolution qui affecte la pratique tragique de Lope. Ainsi, si elle est la seule des pièces étiquetées écrites dans ces années qui prennent pour sujet un événement historique (la succession du trône d’Aragon), l’intérêt de Lope y va davantage à la tragédie familiale sur fond de drame universel (Caïn et Abel) qu’à l’écriture de l’histoire. Mais c’est surtout dans la configuration du dénouement que l’inflexion du patron tragique est la plus sensible : la pièce se clôt sur la mort de Carlos, le Príncipe de Viana. Celle-ci a lieu hors scène mais est relatée par l’intermédiaire d’un récit de catastrophe, formulé par Bernardo, l’écuyer de Carlos :
Don Bernardo
¿Está aquí su Majestad?
Rey don Juan
¿Es don Bernardo?
Don Bernardo
No pienso
que haberte vuelto la vista
ha sido piedad del cielo.
¡Oh cuán llorosa tragedia
para ti, para tus reinos,
para ejemplo de los hombres!
Rey don Juan
Ya con los golpes del pecho
parece que dice el alma
que Carlos, mi hijo, es muerto.
Don Bernardo
Él y su gente venían
señor, en tu seguimiento,
cuando a vista desta aldea
dijo: «Cuanto a Elvira debo
pienso pagarle mañana
por vuestro consejo
que, legitimando a Carlos,
tendrá Aragón heredero,
descanso mi anciano padre
y vuestros servicios premio.»
Con esta justa alegría
alzando el brazo derecho
dio de espuelas al caballo,
que de la carrera en medio,
cayó con él, y con él
tus esperanzas cayeron.
Medio muerto viene aquí61.
49Le dénouement reprend donc le modèle du traditionnel récit de messager (irruption sur scène du messager haletant, lamentations inaugurales puis récit proprement dit), mais il en donne une version considérablement épurée. Il est bref si on le compare, pour prendre un cas extrême, à la centaine de vers du récit de catastrophe final d’El marqués de Mantua. La mort relatée n’est pas une mort sanglante. Carlos meurt en tombant, chute que le narrateur rapporte sur le mode de la contention (« cayó con él, y con él / tus esperanzas cayeron ») de la même manière que le llanto des destinataires du récit est à peine suggéré :
Rey don Juan
Llegado mi sentimiento
a este punto, hará el valor
de las desdichas consuelo.
Éntrate, Elvira, y no seas
para mi dolor aumento,
que lágrimas de mujer
hacen más triste el suceso.
Doña Elvira
Confieso que en tal desdicha
me faltará sufrimiento,
que la razón del dolor
no es para pechos tan tiernos.
Aun las palabras me faltan,
que lágrimas y silencio
en casos tan lastimosos
son lengua y ojos del pecho62.
50Dans un cas comme dans l’autre, Lope renonce à l’amplification, support rhétorique privilégié du pathétisme, et si le double dispositif du récit de catastrophe et du llanto contribue au marquage générique de la pièce, il est mis au service d’une tragédie que la licence de représentation avait toutes les raisons de qualifier de « douce ».
51Lope n’abandonne donc pas la tragédie dans les années 1620-1630, pas plus qu’il ne se convertit tardivement à elle : sa formule tragique évolue vers un type de tragédie qui vise moins le pathétisme qu’un pathos doux, autrement dit des émotions qui relèvent de la catégorie rhétorique de l’èthos et qui sont donc semblables à celles que produit la poésie lyrique. Là où nous percevons une opposition (lyrisme vs tragédie), Lope ne devait probablement concevoir qu’un changement de ton à l’intérieur de la pratique d’un même type de texte, d’un même genre. Pour Lope, le chant mélancolique de l’amour impossible et de la perte constituait une tragedia au même titre que la mort sanglante. La revendication de la gravité de la matière amoureuse et, partant, de sa dignité tragique, dans les notes marginales de la Jerusalén conquistada, posait les bases de cette inflexion lyrique de la tragédie, qui se poursuit dans les années 1620 par l’annexion de l’élégie au champ de la tragédie. Il est de ce point de vue symptomatique que, dans un épisode métathéâtral de Quien todo lo quiere, pièce écrite au début de la décennie, Lope donne comme modèle idéal de tragédie une version de Pyrame et Thisbé, probablement la plus élégiaque des fables ovidiennes :
Don Pedro
¿Qué os pareció la tragedia?
Otavia
Aquel Píramo, a mi gusto,
pudiera mover las piedras ;
¡qué amorosos pensamientos,
qué canciones, qué excelencias
de ornamentos de palabras63!
52Autour de ce Pyrame et Thisbé fictif, les émotions tragiques sont redéfinies autour du pathos de l’amour malheureux, ce qui suppose une double évolution : d’un côté, le recentrement du genre sur la seule pitié (et non plus aussi sur la terreur) et, de l’autre, l’identification de cette pitié à l’expérience émotionnelle du sujet lyrique, le pathos ressenti par Otavia à l’issue de la représentation tragique (« pudiera mover las piedras ») étant directement mis en relation avec les propriétés stylistiques et rhétoriques de la poésie amoureuse : « amorosos pensamientos », « canciones », « excelencias / de ornamentos de palabras ». Lope renoue ainsi avec une tradition d’origine ovidienne, dans laquelle le planctus amoureux se concevait déjà comme une tragédie64.
53Cette évolution de la tragédie lopesque n’est ni parfaitement linéaire ni radicale. Pas plus que ces tragédies de l’èthos ne sont une invention des années 1620 — il suffit de penser à la primitive tragédie mythologique d’Adonis y Venus (ca 1597-1603) pour s’en convaincre — ni que l’adoucissement de la tragédie ne suppose la disparition complète de la modalité violente du pathos. El caballero de Olmedo (avec ses augures, ses ombres, ses images et son récit de catastrophe pathétique) et El castigo sin venganza (avec son dénouement spectaculaire et sanglant) sont symptomatiques de l’ambivalence d’une pratique qui ne se détermine pas complètement en faveur de la venustas. La réécriture du dénouement d’El castigo sin venganza en est probablement le signe le plus visible65 : Lope y fait d’abord le choix d’une scène funeste mais sans pathétisme, puisque le cadavre des victimes n’est pas montré sur scène, avant de renouer, dans un deuxième temps, avec l’esthétique macabre qui caractérisait les dénouements de ses tragédies jusqu’au seuil des années 1620, version terrible de la tragedia qu’il éditera en 1634 et en 1635. Inflexion plus que rupture franche, dans un contexte politique et esthétique qui le conduit à un repositionnement, mais aussi à la réaffirmation de sa manière tragique à travers une grande synthèse qui en dépasse les contradictions. En ce sens, et seulement en ce sens66, El castigo sin venganza a valeur de testament.
II. — L’instrumentalisation éditoriale de l’image du genre : Lope éditeur de ses tragedias
54Lope commence à prendre en main l’édition de son théâtre à partir de 1615. Il s’agit pour lui de reprendre le contrôle sur un objet qui lui avait échappé, la Parte de comedias, recueil de douze pièces dont le premier était paru en 1604, fondant un véritable genre éditorial qui avait connu très vite un grand succès commercial en se prévalant du nom de Lope67. Entièrement aux mains des imprimeurs, les premiers volumes présentaient des textes altérés, ce qui avait entraîné les plaintes répétées de Lope et l’avait conduit à intervenir progressivement dans la préparation de ces recueils, d’abord indirectement (Partes IV et VI68) puis, directement, à partir de la Parte IX.
55À travers les tensions entre imprimeurs et dramaturge et le questionnement implicite sur la propriété du texte de théâtre qui les accompagne, les partes de comedias sont un des lieux centraux du processus progressif d’affirmation de l’autorité du poète dans un champ littéraire qui n’est pas encore véritablement constitué. Elles deviennent aussi très vite le support d’une stratégie d’autopromotion, ces deux aspects étant intimement liés69.
56Dans le contexte des années 1615-1620, Lope doit en effet faire face à la concurrence de Góngora et des « pájaros nuevos », et à la chute du duc de Lerma et, avec lui, de son mécène le duc de Sessa, ce qui fragilise sa position à la cour. Lope se lance alors dans une stratégie de séduction des nouvelles figures importantes à la cour, une stratégie qui va déterminer en grande partie l’orientation de sa production poétique et théâtrale mais aussi ses choix éditoriaux. À partir de la Parte XIII (1620), après avoir pris le contrôle de l’édition de son théâtre, il fait ainsi précéder chacune des comedias d’une dédicace qu’il adresse à des figures importantes de la vie culturelle et politique du royaume dont il espère soutien et faveurs.
57Certaines des partes de comedias conçues au moment du changement de règne semblent l’avoir été dans un même souci d’autopromotion. C’est le cas, notamment, des Partes XVI (1621) et XX (1625), qui présentent, du point de vue de leur composition interne, une cohérence relativement atypique, puisque la moitié des pièces de chacun des deux recueils sont des pièces explicitement désignées comme tragedia ou tragicomedia :
58Parte XVI :
- El premio de la hermosura, tragicomedia,
- Adonis y Venus, tragedia,
- Los prados de Léon,
- Mirad a quién alabáis,
- Las mujeres sin hombres,
- La fábula de Perseo, tragicomedia,
- El laberinto de Creta, tragicomedia,
- La serrana de Tormes,
- Las grandezas de Alejandro, tragicomedia,
- La Felisarda,
- La inocente Laura,
- Lo fingido verdadero, tragicomedia.
59Parte XX :
- La discreta venganza,
- Lo cierto por lo dudoso,
- Pobreza no es vileza,
- Arauco domado, tragicomedia,
- La ventura sin buscarla,
- El valiente Céspedes, tragicomedia,
- El hombre por su palabra,
- Roma abrasada, tragedia,
- Virtud, pobreza y mujer,
- El rey sin reino, tragicomedia,
- El mejor mozo de España, tragicomedia,
- El marido más firme, tragedia.
60Cette concentration de pièces étiquetées dans une même Parte était sans précédent. La composition des partes de comedias dépendant étroitement de l’histoire de la transmission des manuscrits, elle laissait une part importante au hasard dans la constitution des volumes. Les dramaturges vendaient en effet les manuscrits aux compagnies, et perdaient par là même tout droit de regard sur leur texte. Les éditeurs-libraires qui se lancèrent les premiers dans la publication des Partes semblent avoir regroupé les comedias en fonction de ce qu’ils trouvaient, condition à laquelle Lope lui-même, qui n’aurait théoriquement pas dû conserver de copies de ses textes, dut lui aussi se trouver au moins partiellement confronté. La composition de certaines Partes laisse toutefois entrevoir un projet de mise en recueil, mais dans ces rares cas, le paradigme retenu est presque toujours celui de la varietas — soit que le volume réunisse un échantillon de sous-genres les plus divers possibles (Partes VII et VIII), soit qu’il décline, dans de multiples variations, un même thème (Parte IX70) —, mais jamais le genre.
61Or, la cohérence des volumes et la publication de pièces étiquetées croît avec le degré d’intervention de Lope dans l’édition de son théâtre. Neuf tragedias et tragicomedias seront publiées dans des Partes « no autorizadas », mais dans leur immense majorité, les pièces étiquetées paraîtront dans des Partes « autorizadas », plus précisément même dans celles qui sont précédées d’une dédicace, et l’on observe une concentration remarquable entre la Parte XIV (1620) et la Parte XXI (publiée à titre posthume en 1635, mais préparée par Lope en 1625), qu’illustre le graphique 1.
62Dans les Partes avec dédicaces, Lope soigne tout particulièrement leur disposition dans le recueil, en réservant la position initiale et finale pour les dédicataires les plus importants. La dédicace de la dernière comedia de la Parte XV, El caballero del milagro, explicite ainsi ce désir de Lope de mettre en valeur le dédicataire à travers l’architecture du volume :
J’ai commencé cette quinzième partie des mes comédies par le nom de l’insigne Jurisconsulte, Don Francisco de la Cueva y Silva et je la termine par celui de Votre Grâce pour la parer de deux précieux joyaux et pour que, entre les deux pôles d’une si haute sphère, ma volonté serve de ligne équinoxiale, de cercle véritable et non imaginaire, comme le cercle céleste qui traverse le monde du Levant au Ponant, à égale distance des deux pôles, et pour que la lumière de si grands esprits trouve dans mon amour un juste pendant au vôtre, de même que dans le ciel règnent également les jours et les nuits71.
63Ce souci se fait à nouveau explicite dans la Parte XX, dont la première comedia a pour récipiendaire la fille du comte d’Olivares, Isabel de Guzmán :
Aussi n’ai-je pas autorisé mon ignorance à approcher ses plumes d’un tel soleil, sage couardise qui a permis la hardiesse plus excusable avec laquelle j’offre à Votre Excellence la première comédie de cette partie. Ce n’est pas au cœur d’une si humble architecture que vous mériteriez de briller telle une icône et une inscription merveilleuse, mais au cœur du temple de la Gloire, comme l’est déjà l’excellentissime famille des Velasco. Que Dieu lui donne une heureuse succession pour de nombreuses années72.
64Dans le cas des Partes XVI et XX, au calcul de la dispositio des dédicaces dans l’architecture du volume s’ajoute l’instrumentalisation de l’image du genre. Lope qui, selon une pose récurrente, feint dans la dédicace à Isabel de Guzmán de rougir de l’humilité de ses comedias, tâche d’offrir à ses dédicataires une œuvre qui soit à la mesure de leur grandeur. Dans ces deux Partes, l’image de grandeur du genre tragique, relayée par une étiquette générique explicite qui distingue les tragedias et tragicomedias du gros des comedias, est ainsi le support d’une stratégie de séduction qui prend de revers le topos de l’humilité des comedias et participe au contraire à la construction de l’èthos de Lope comme poète courtisan cultivant les grands genres.
65L’histoire de l’édition de la Parte XVI telle que l’a reconstituée Case73 corrobore cette hypothèse d’une instrumentalisation de l’image du genre dans ce recueil publié en 1621, c’est-à-dire au moment même du changement de règne. Case attire l’attention sur une anomalie : l’obtention de l’approbation et celle du privilège de la Parte XVI datent respectivement du 24 septembre et du 24 octobre 1620, mais la tasa date du 24 septembre 1621. Autrement dit, le volume aurait pu être publié dès la fin de l’année 1620, mais il ne l’a été qu’un an plus tard. Case suppose que Lope a volontairement retardé la publication du recueil pour pouvoir effectuer quelques retouches dans sa composition. Selon lui, Lope aurait procédé à des substitutions de dernière minute qui lui auraient permis de placer la tragicomedia El premio de la hermosura, dédiée au comte d’Olivares, en tête de la Parte et de la fermer par Lo fingido verdadero, pièce dédiée à Tirso de Molina. Case juge peu probable que Lope ait dédié la première comedia du volume au futur comte-duc avant la mort de Philippe III (le 31 mars 1621), c’est-à-dire avant qu’il n’arrive au pouvoir par le jeu du changement de règne. Il suppose donc que Lope s’est arrangé pour modifier la composition du volume en plaçant en tête El premio de la hermosura et applique le même raisonnement à la dernière comedia du volume, une tragicomedia également, Lo fingido verdadero, dédiée à Tirso, qui s’était lui aussi illustré au cours de l’année 1621 par la publication de ses Cigarrales de Toledo dans lesquels il prenait la défense de la Comedia Nueva contre les doctes.
66Les événements politiques qui accompagnent le changement de règne interviennent dans un contexte défavorable à Lope, dont la popularité est de plus en plus éclipsée par le succès de Góngora. Dans ce contexte, Lope désire davantage de reconnaissance, notamment auprès des aficionados de son grand rival. En 1620, cette ambition le conduit à solliciter la charge de chroniqueur royal, vacante à la suite de la mort de Pedro de Valencia, démarche qui permet de comprendre que dans plusieurs des comedias de la Parte XVI, dans des vers probablement ajoutés ad hoc au moment de la publication, apparaisse un personnage qui réclame un poste de chroniqueur, comme dans ce passage de La fábula de Perseo74 :
Cardenio
Que una plaza me dé de coronista,
estudio que conviene con mi ingenio.
Aminta
¿Qué quieres escribir?
Cardenio
La gran conquista75.
67La mort de Philippe III avait en effet transformé le cercle d’influence du comte d’Olivares en un objectif prioritaire de la stratégie promotionnelle du Phénix. En 1621, il avait ainsi remplacé son ami López de Aguilar, récipiendaire originel de la Filomena76, par la dame de la nouvelle reine, Leonor de Pimentel. Et toute la décennie sera marquée par cette recherche obstinée du soutien du nouveau valido : en 1624, il publie La Circe, qu’il dédie à nouveau au comte d’Olivares et, en 1625, Los triunfos divinos, qu’il adresse à la comtesse d’Olivares. Deux ans plus tard, en 1627, il dédiera au nouveau pape Urbain VIII sa nouvelle épopée tragique, La corona trágica, poème visant au prosélytisme qui relate le « martyre » de Marie Stuart. Le procédé est similaire à celui qu’il avait employé, deux décennies plus tôt, autour de l’épopée tragique, la Jerusalén conquistada, dédiée à Philippe III77 : le positionnement générique du poème, qui s’inscrit explicitement dans la lignée de la première « épopée tragique », cherche à refléter la grandeur de son héroïne, mais aussi du dédicataire du poème. Dès les premières octavas du poème, pompeux panégyrique du dédicataire, Lope fait montre de toute sa virtuosité dans le registre de la grandeur :
Para materias de dolor bien puede
arder en nueva sangre acento helado,
la forma sustancial todo acto excede,
que no tiene instrumento reservado.
Solo el sujeto, y no la lira, quede
por lastimosos méritos premiado,
que las Libyas más fieras y abrasadas
respetan las Tragedias Coronadas.
Canté a Jerusalén y canto ahora
una divina luz de la Triunfante
al siempre Augusto Archipastor, que adora
cuanto mira la Nave Militante,
desde las puertas de su Infante Aurora
hasta el Ocaso de su fe constante,
reina sin dicha, aunque si más tuviera,
más desdichada que dichosa fuera.
Vos, con la roja púrpura, Mafeo,
hoy sacro Urbano con la llave de oro,
humano entonces, ya divino Orfeo,
lira de estrellas al celeste coro;
vos que a pesar del hórrido Leteo
con esa mano celestial, que adoro,
abrís el cielo, que obediente muestra
su inaccesible luz a la voz vuestra,
oíd la mía, si es razón que tanto
se acerque al sol un español Fetonte,
aunque le esperen con eterno llanto,
fulminado las aguas de Aqueronte.
Ingenuamente, Vice-Cristo santo,
confieso que subir a vuestro monte
fue gigante ambición, pero gloriosa,
que absuelve de la culpa muerte honrosa78.
68Pour servir sa « gigante ambición », Lope offre au nouveau pape un poème dans lequel se reflète la grandeur de son Église, illustrée par l’héroïsme de sa royale martyre. Il célèbre par là la grandeur de son destinataire, à laquelle il feint de ne pouvoir s’élever par son chant79.
69La composition de la Parte XVI — avec ses six tragedias et tragicomedias et ses cinq pièces mythologiques (Adonis y Venus, tragedia ; Las mujeres sin hombres ; El Perseo, tragicomedia ; El laberinto de Creta) ou assimilées (El premio de la hermosura, tragicomedia), c’est-à-dire la moitié80 des pièces mythologiques81 écrites par Lope — était donc le premier maillon d’une stratégie d’autopromotion pour laquelle le Phénix allait déployer une grande énergie au cours de la décennie. Avec son ensemble de pièces associées à une tradition littéraire doublement élitiste, celle de la tragedia et celle de la fable mythologique, l’architecture de la Parte transformait donc un objet a priori ordinaire, le recueil de comedias, en un volume extraordinaire destiné à séduire ses dédicataires en les flattant et en les divertissant.
70La composition de la Parte XX, publiée en 1625, obéit à une logique similaire. Six des douze pièces sont des tragedias ou des tragicomedias. L’ensemble du recueil présente une unité thématique, non plus autour de la mythologie, mais de l’histoire, matière dont Lope rappelle le lien étroit avec la tragedia dans l’une des tragicomedias de la Parte dans laquelle l’allégorie de l’histoire apparaît en songe au roi de Macédoine et se présente à lui comme un « Teatro de tragedias » :
Historia
Servíanle de escuderos
muchas personas ancianas,
con rótulos en los pechos
que sus nombres declaraban:
Túcidides, Xenofonte,
Livio, Plutarco, Pausanias,
Estrabón, Tácito, Curcio,
y Salustio se llamaban.
Yo le dije, aunque entre sueños:
«¿Cómo os llamáis, bella dama?»
Y respondiome: «Yo soy
la Historia, a quien solo guarda
respeto el tiempo, pues sola
vivo, aunque todo lo acaba.
Yo soy un Teatro, en quien
al mundo la verdad santa
representa sus Tragedias
y no con figuras falsas»82.
71Au-delà tu topos du theatrum mundi, l’allégorie souligne le lien intrinsèque qui unit le théâtre tragique de Lope à l’histoire et réactive la déclaration, plus ancienne, de l’Arte nuevo de hacer comedias, selon laquelle « Por argumento, la tragedia tiene / la historia » (p. 137, vv. 111-112). Le volume illustre cette idée dans un contexte où Lope cherche à montrer ses talents d’historien83, puisque, ayant échoué dans sa course pour le poste de chroniqueur royal en 1621, il est en train de briguer celui de chroniqueur des Indes84. Les six tragedias et tragicomedias de la Parte XX ont ainsi toutes pour sujet un événement historique : El Arauco domado, tragicomedia rapporte la conquête espagnole du Chili, El valiente Céspedes, tragicomedia les victoires de la campagne des Flandres, El mejor mozo de España, tragicomedia l’union des couronnes de Castille et d’Aragon, El rey sin reino, tragicomedia la victoire du roi Mathias de Hongrie et enfin, Roma abrasada, tragedia, que Lope dédie à Gil González de Ávila, chroniqueur de Philippe IV, le règne de Néron.
III. — D’une dramaturgie à une « politique » du genre
72Lope instrumentalise donc l’image de grandeur de la tragédie et de ses matières privilégiées — la mythologie puis l’histoire — pour s’illustrer et séduire les destinataires dont il escompte la protection. La réunion et la publication d’un nombre important de pièces étiquetées dans un même volume répète, sur le plan du recueil, le geste par lequel, au moment de la composition, Lope avait choisi de distinguer ostensiblement ces pièces du reste de sa production dramatique et de celle de ses contemporains. Ce que faisait alors le nom du genre, c’est désormais la matérialité du livre qui le montre : son architecture, ses titres, l’ensemble des éléments paratextuels (dédicace, liste des personnages, colophon) qui échappaient au spectateur, mais qui rappelaient à ses prestigieux dédicataires qu’ils étaient en train de lire un objet singulier et digne de leur grandeur.
73Après 1620, l’étiquette générique joue ainsi un rôle pragmatique plus net : elle cesse d’être seulement la trace visible d’un positionnement esthétique, pour participer aussi et surtout à la composition de l’image du texte et de son auteur. Dépossédé par les « pájaros nuevos » d’une formule qui lui avait valu un succès inégalé au corral, Lope déploie ostensiblement son activité dans le champ des grands genres. La définition d’une nouvelle esthétique tragique, plus sophistiquée, la réutilisation qu’il fait de textes déjà anciens dans des volumes de tragedias est, avec la composition de grands poèmes mythologiques (La Filomena, La Circe85), l’un des signes les plus visibles de cette réorientation. Le souci de composer son image, qui interfère de plus en plus avec ses choix poétiques et esthétiques, conduit Lope à renouer superficiellement avec une idée de la tragédie, l’idée de la grandeza, dont il avait été amené à rejeter les conséquences dramaturgiques pour plaire au public du corral. Le Lope des années 1620-1630 ne retourne pas à un terrain qu’il n’avait jamais quitté, celui de la tragédie, il ne fait qu’instrumentaliser, sous la pression du contexte, l’image de grandeur du genre.
Notes de bas de page
1 Rozas, 1987, p. 182.
2 « Señor lector, esta tragedia se hizo en la corte solo un día, por causas que a vuestra merced le importan poco. Dejó entonces tantos deseosos de verla, que los he querido satisfacer con imprimirla. Su historia estuvo escrita en lengua latina, francesa, alemana, toscana y castellana: esto fue prosa, agora sale en verso; vuesa merced la lea por mía, porque no es impresa en Sevilla, cuyos libreros, atendiendo a la ganancia, barajan los nombres de los poetas, y a unos dan sietes y a otros setas, que hay hombres que por dinero no reparan en el honor ajeno, que a vueltas de sus mal impresos libros venden y compran, advirtiendo que está escrita al estilo español, no por la antigüedad griega y severidad latina, huyendo de las sombras, nuncios y coros, porque el gusto puede mudar los preceptos, como el uso los trajes y el tiempo las costumbres » (Vega, El castigo sin venganza, éd. de Carreño, p. 261 ; trad. française de Marrast, p. 751).
3 Pedraza, 1998, p. 79.
4 Sur cette question, voir Ruano de la Haza, 1992.
5 Voir Kennedy, 1983.
6 Sur ce corpus, voir Arellano, 1996.
7 Blanco, 1998, p. 39. Elle défend, en l’étayant, la même thèse dans Blanco, 2012.
8 Profeti, 1997.
9 Rozas, 1990.
10 Oleza, 2004.
11 Le corpus des pièces composées durant cette période que Lope a explicitement désignées comme tragedias et tragicomedias ne se limite pas à El caballero de Olmedo et à El castigo sin venganza. Il comprend : El marido más firme, tragedia (1617-1621), Amor, pleito y desafío, tragicomedia (1621), La bella Aurora, tragedia (1620-1625), El caballero de Olmedo, tragicomedia (1620-1625), El piadoso aragonés, tragicomedia (1626), El castigo sin venganza, tragedia (1631).
12 Oleza, 2004, p. 262.
13 Profeti, 1997.
14 Voir Vitse (1990, p. 366 et p. 419 sq.), bien qu’il entende le phénomène dans un sens légèrement différent et en fasse un trait distinctif de la première génération de dramaturges qu’il considère. Il le fait donc commencer plus tôt chronologiquement (dès le début du siècle).
15 Il l’avait lui-même employé dans Adonis y Venus et repris dans El Perseo.
16 Pour une autre lecture générique de ces fables mythologiques, en particulier de La bella Aurora, voir Trambaioli, 2015.
17 « Aplica al verso trágico la alteza / épica, y dale lírica dulzura / con afectos suaves, sin dureza » (Cueva, Ejemplar poético, p. 167).
18 « La tercera parte de la tragedia era la oración o lenguaje, acerca del cual no tengo más que decir que ha de ser como el mismo Aristóteles dijo: jocundo, y yo añado, estilo alto » (López Pinciano, Philosophía antigua poética, « Epístola viii », vol. 2, p. 363).
19 « Que el [estilo] heroico debe siempre caminar por entre la gravedad del trágico y la florida belleza del lírico » (Virués, El Montserrate, p. 48). Voir le Tasse : « Le style héroïque est pour ainsi dire un milieu entre la simple gravité du tragique et la grâce fleurie du lyrique, et il les surpasse toutes deux par la splendeur d’une merveilleuse majesté » (Tasso, Discorsi dell’arte poetica, III, p. 41 ; trad. française de Graziani, p. 119).
20 En amont dans son traité, Dolce établissait un parallèle entre les catégories stylistiques des peintres et celles des poètes, des orateurs et des historiens : « Ainsi sont apparus des peintres divers : certains plaisants, d’autres terribles, d’autres gracieux, d’autres pleins de grandeur et de majesté, comme on le voit arriver aussi chez les historiens, les poètes et les orateurs » (« Di qui ne nacquero Pittori diversi; alcuni piacevoli altri terribili, altri vaghi, e altri ripieni di grandezza e di maestà: come veggiamo medesimamente trovarsi ne gl’Historici, ne Poeti e ne gli Oratori », cité par Roskill, 1968, pp. 158-159).
21 « E certo in questa tavola si contiene la grandezza e terribilità di Michel’ Agnolo, la piacevolezza e venustà di Rafaello, e il colorito proprio della Natura » (ibid., pp. 186-187).
22 Sur la question générale de l’influence du Titien sur Lope, nous renvoyons à : De Armas, 1978 ; Id., 2004 ; Id., 2008.
23 « Leonarda — Muestra, ¿qué es es este papel ? / Valerio — El Adonis del Ticiano / que tuvo divina mano / y peregrino pincel » (Vega, La viuda valenciana, p. 166).
24 Voir les notes de l’édition de Morros Mestre à Vega, La quinta de Florencia, p. 1684.
25 Vega, La quinta de Florencia, p. 1660.
26 Id., Égloga Amarilis, dans Id., La Vega del Parnaso, p. 697, vv. 717-720. Nous citons l’édition moderne de l’Instituto Almagro de teatro clásico.
27 Vega, La bella Aurora, éd. de Menéndez Pelayo, pp. 237-238.
28 Ce qui est remarquable, non seulement dans le regain d’intérêt pour la tragedia mythologique, mais aussi dans la composition d’ambitieux poèmes comme La Filomena (1621) ou La Circe (1625), qu’il dédie à des personnages en vue à la cour.
29 Sur l’histoire de la polémique qui oppose Lope à Góngora, voir entre autres : Orozco Díaz, 1973 ; Tubau, 2007 ; López Bueno, 2011.
30 « … pero que con la misma lengua se levante la alteza de la sentencia puramente a una locución heroica. Sea ejemplo el divino Herrera […]. Esta es elegancia, esta es blandura y hermosura digna de imitar y de admirar, que no es enriquecer la lengua dejar lo que ella tiene propio por lo estranjero, sino despreciar la propia mujer por la ramera hermosa… » (Censura, citée dans Tubau, 2007, pp. 183-185).
31 Vega, El marido más firme, éd. de Menéndez Pelayo, p. 146.
32 Ibid., p. 170.
33 Sur la question générale de l’adaptation des notions aristotéliciennes de pathos et d’èthos à la rhétorique latine, voir Wisse, 1989, et le chapitre iii de l’ouvrage de Lecointe, 1993. Pour l’analyse des difficultés posées par l’assimilation de l’èthos aristotélicien au conciliare cicéronien, voir Guérin, 2011, pp. 30 sq.
34 « Il y a en effet deux choses qui bien traitées par l’orateur rendent l’éloquence admirable. L’une, que les Grecs appellent “éthique”, est appropriée aux tempéraments, aux mœurs et à toute la conduite de la vie ; l’autre, qu’ils nomment “pathétique”, sert à troubler et exciter les cœurs et c’est en elle que triomphe l’éloquence. La première est affable, plaisante, propre à nous concilier la bienveillance ; l’autre est violente, enflammée, impétueuse, elle arrache le succès, et quand elle est emportée comme un torrent, il n’y a pas moyen de lui résister » (Cicéron, Orator, XXXVII, 128 ; trad. française de Yon, p. 46).
35 « Or, les sentiments, comme nous le savons selon l’antique tradition, se répartissent en deux classes : l’une est appelée par les Grecs pathos, terme que nous traduisons exactement et correctement par adfectus, l’autre èthos, terme pour lequel, du moins à mon avis, le latin n’a pas d’équivalent : il est rendu par mores et, de là vient que la section de la philosophie nommée èthikè a été dite moralis. Mais, en examinant la nature même des choses, il semble que ce n’est pas tant la morale en général qui est mise en évidence que certain aspect spécifique des mœurs ; car le mot mores inclut en lui-même tous les états de l’âme. Des écrivains plus prudents ont préféré exprimer l’idée plutôt que de traduire le mot en latin. Par conséquent, ils ont rendu ceux-ci par “émotions vives” et ceux-là par “émotions calmes et mesurées” : dans une catégorie, il s’agit d’un mouvement violent, dans l’autre doux ; enfin, les premières commandent, les dernières persuadent ; les unes prévalent pour provoquer un trouble, les autres pour incliner à la bienveillance » (Quintilien, Institution oratoire, VI, 2, 8-9 ; trad. française de Cousin, p. 26).
36 Ibid., VI, 2, 12 ; trad. française p. 26.
37 « Ce que les Grecs nomment pathos, et que nous, nous appelons proprement adfectus, est d’un caractère tout opposé, et, pour marquer au plus près leur différence, je dirai que l’èthos s’assimile plutôt à la comédie et le pathos à la tragédie » (ibid., VI, 2, 20 ; trad. française p. 28).
38 Sempere, Methodus oratoria, p. 167.
39 « Puisque les affects sont de deux types, doux et durs [les Grecs les appellent èthoi et pathoi], il faut les solliciter tous deux en fonction de la matière dont on traite » (« Cum sint autem duplices affectus, mites scilicet et acres [quod Græci ithi et pathi nuncupant] utrique pro rerum quæ dicuntur natura concitandi sunt », Granada, Ecclesiasticæ Rhetoricæ, II, 11, p. 69).
40 Pour une analyse détaillée, voir Artois, 2012c, pp. 104-116.
41 Blanco, 2012.
42 Voir Artois, 2013.
43 Voir Turia, Apologético de las comedias españolas, pp. 622-627.
44 Voir Solervicens, 2011. Sur l’importance de Guarini pour la tragi-comédie lopesque, voir Trambaioli, 2010.
45 « Mais on pourrait encore se demander ce qu’est en acte ce mélange de la tragi-comédie : je répondrais alors qu’il est l’équilibre du plaisir tragique et du plaisir comique, équilibre qui ne laisse verser les auditeurs ni dans la mélancolie tragique, ni dans le relâchement comique. Qu’il en résulte un poème de forme et de tempérament excellents, qui non seulement correspond bien à la complexion humaine tout entière dans l’équilibre des quatre humeurs, mais qui est bien plus noble que la simple tragédie ou la simple comédie » (Guarini, Il Compendio della poesia tragicomica, éd. et trad. de Giavarini, texte italien pp. 216-218 ; texte français pp. 217-219). Pour l’interprétation guarinienne de la catharsis, voir pp. 222-239.
46 Ibid., texte italien pp. 248-250 ; trad. française pp. 249-251.
47 Voir Fumaroli, 1986, pp. 33-51.
48 Tasso, Discorsi del poema eroico, II, p. 105 ; trad. française de Graziani, p. 194.
49 « Esta comedia que intitula Lope de Vega Carpio, El piadoso aragonés, está escrita con verdad de la historia, con gran decoro de las personas introducidas y con singular dulzura de estilo y bondad de versos. Puédese representar seguramente » (Vega, El piadoso aragonés, 1626, fo 18ro).
50 « Composición suave, elegante y difícil, y que ahora en las comedias luce notablemente con tal dulzura y gravedad que no reconoce ventaja a las canciones extranjeras » (Id., El caballero de Illescas, fo 125ro).
51 Id., Arte nuevo de hacer comedias, p. 148.
52 Vega, El caballero de Olmedo, éd. de Rico, pp. 175-176. Sur ce passage, voir notre analyse supra, chapitre v.
53 Le récit du viol de Filomena obéit exactement au même principe. Voir Vega, La Filomena, p. 599.
54 Bandello, Historias trágicas ejemplares, fo 267ro.
55 Ibid., fo 295ro.
56 Pour une lecture d’El Castigo sin venganza comme tragédie de la mélancolie, voir Teulade, 2013.
57 Voir Artois, 2014.
58 Vega, Porfiar hasta morir, p. 101.
59 Et ce, tandis que Calderón, dans ses premières pièces (La cisma de Inglaterra, El príncipe constante et La devoción de la cruz) et Tirso (La mujer que manda en casa, La vida y muerte de Herodes) fondent leurs comedias tragiques sur l’histoire et que Mira de Amescua met en scène ses drames du pouvoir (La adversa fortuna de Álvaro de Luna).
60 Stricto sensu, ces pièces, que ce soit les tragédies mythologiques (La bella Aurora, El marido más firme) ou El castigo sin venganza (dont l’argument est tiré de Bandello mais qui s’inspirait d’un fait historiquement avéré) relèvent encore de la matière historique, mais leur ambition n’est plus historique au sens où elle l’était, par exemple, dans les tragédies épiques des années précédentes, l’histoire restant au second plan.
61 Vega, El piadoso aragonés, éd. de Menéndez Pelayo, p. 365.
62 Ibid., pp. 365-366.
63 Id., Quien todo lo quiere, p. 148, vv. 319-323.
64 Une tradition cultivée par les poètes du xve siècle, comme Roís de Corella dans la Tragedia de Caldesa (1458), confession lyrique en « adolorit estil » d’un sujet amoureux qui se meurt d’amour, et qui nous est parvenue avec un ensemble de llantos inspirés, justement, de la tradition mythologique (Lamentacions de Mirra e Narciso e Tisbe, Historia de Leander i Hero). À ce sujet, voir la belle étude de Rico, 1985.
65 Sur les différentes versions autographes du dénouement, voir notre analyse supra, chap. iv.
66 C’est-à-dire pas au sens où elle serait représentative de la pratique tragique de Lope dans son ensemble. La pièce est bien trop singulière pour cela, justement à cause de ces multiples contradictions. Il faut également relativiser le sens du prologue, écrit ad hoc pour une pièce où Lope renonce effectivement aux messagers et aux ombres. Mais cet abandon est contextuel, conformément à l’évolution tardive de sa formule tragique, il ne rend pas compte de sa production antérieure et apparaît même contradictoire du point de vue de la pièce, étant donné le recours final au spectacle sanglant, traditionnellement associé aux messagers sinon aux ombres.
67 Voir Giuliani, 2010.
68 Sur l’histoire des Partes et, plus particulièrement, de l’intervention de Lope, voir les prologues des Partes publiées par le groupe Prolope, notamment les contributions de Giuliani (2002) et Pineda et Pontón (2005) ; voir également Dixon, 1996.
69 Pour une vision d’ensemble sur ces questions, voir García Reidy, 2013.
70 Sur cette question de la cohérence de la composition des Partes, voir Artois et Fernández Mosquera (dir.), 2010 ainsi que Presotto, 2008, p. 13.
71 « Comencé esta décima quinta parte de mis comedias con el nombre del insigne Jurisconsulto, don Francisco de la Cueva y Silva, y doyle fin con el de V. M. por engastarla en dos tan preciosas piedras, y porque entre los dos, como en tan alta esfera, sirva mi voluntad de línea equinoccial, círculo verdadero, y no imaginario, como el celeste, que pasa por medio del mundo de Levante a Poniente, en igual distancia de los dos Polos, para que el sol de tales ingenios iguale en mi amor el suyo, como el del cielo en ella los días y las noches » (cité par Case, 1975, p. 252).
72 « Con esto no he permitido a mi ignorancia que acercase las plumas a tanto sol, remitiendo tan justa cobardía a este más disculpado atrevimiento, en que ofrezco a V. E. la primera comedia de esta parte, que no en tan humilde arquitectura había de ser imagen e inscripción maravillosa pero en el templo de la fama, como ya lo es la excelentísima casa de Velasco, para cuya feliz sucesión guarde Dios muchos años a V. E » (ibid., p. 243).
73 Ibid., pp. 139-141.
74 Voir aussi dans El premio de la hermosura, 1621 : « Fabio — Canté desde que nací / de Júpiter Español / las grandezas, y hasta el Sol / mi humilde plectro subí. / Y no he merecido ser / su coronista siquiera, / y de la tierra estranjera / otros me vienen a ver. / Leuridemo — Hacedme con invención, / Fabio, un ramillete agora / para la divina Aurora / con una hermosa canción, / que, dandósela, yo haré / oficio de protector » (Id., El premio de la hermosura, 1621, fo 16vo).
75 Id., La fábula de Perseo, fo 117vo.
76 Voir Campana, inédit, p. 19.
77 Voir Wright, 2001, pp. 82-109.
78 Vega, La corona trágica, éd. de Paulson et Álvarez-Detrell, pp. 31-32.
79 Cette dédicace de La corona tragicá sera la seule à porter ses fruits : Lope n’obtiendra jamais, en effet, le fameux poste de chroniqueur royal tant désiré, mais en 1628, il reçoit d’Urbain VIII le titre de docteur en théologie de la Sapienza et la croix de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
80 Manquent El vellocino de oro (Parte XIX), El marido más firme (Parte XX), La bella Aurora (Parte XXI) et El amor enamorado (La Vega del Parnaso).
81 Sur cette cohérence thématique du volume qui en fait une préfiguration des recueils de fêtes caldéroniennes, voir Vega García Luengos, 2007.
82 Vega, El hombre por su palabra, fo 172ro.
83 Ce même intérêt pour l’histoire, associé à un dessein panégyrique, le conduira à composer La corona trágica entre 1625 et 1627.
84 Voir Weiner, 1986, p. 730.
85 Sur cette fonction de « mythification » de l’auteur dans le poème mythologique, voir Ruiz Pérez, 2005.
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