Chapitre vi
De la grandeza au caso grave : vers une tragédie de l’action (1590-1615)
p. 195-273
Texte intégral
I. — La Estrella de Sevilla et la « traza » de la tragedia lopesque
1On commencera par se projeter à la fin de la période que l’on se propose d’analyser dans ce chapitre, autour d’un texte qui a longtemps été attribué à Lope : La Estrella de Sevilla. Il nous a été transmis dans deux grandes versions : l’une anonyme, l’autre — une refonte — due à Claramonte. Joan Oleza situe la rédaction de la première aux alentours de 1617 et date la seconde de 1626 au plus tard1. Le critique valencien rejette définitivement l’hypothèse selon laquelle la pièce aurait été écrite par Lope, mais conclut qu’elle est indéniablement marquée par ce qu’il appelle la « traza » de Lope, notion qu’il entend dans le double sens d’intrigue et d’empreinte, de « trace ». Cette analyse peut être étendue : l’auteur de La Estrella de Sevilla imite effectivement un type d’intrigue lopesque (le roi qui abuse de son vassal, variante des pièces dites de « commandeur »), mais aussi un positionnement générique particulier dont la manifestation la plus évidente est le recours à l’étiquette générique dans la formule de clôture de la pièce, pratique presque exclusivement limitée à Lope :
Y aquí esta tragedia os consagra
Lope, dando así a La Estrella
de Sevilla eterna fama,
cuyo prodigioso caso
inmortales bronces guardan2.
2L’imitation de la traza de la tragedia dans La Estrella de Sevilla est une preuve supplémentaire du succès que rencontre la formule de la tragédie lopesque dans les années 1615-1620 et confirme la conclusion que l’on tirait de l’analyse de la représentation d’El bastardo Mudarra : au tournant des années 1610 et 1620, la tragedia est non seulement un texte parfaitement représentable, mais aussi un type de texte qui plaît, sans quoi on comprendrait mal qu’un dramaturge qui était aussi un autor de comedias — Claramonte — se soit aventuré par la suite à l’imiter.
3L’intrigue se déroule dans la Séville du xiiie siècle lors d’une visite du roi Sancho el Bravo. Il s’y éprend d’Estrella, la sœur du gouverneur Busto Tavera, promise à celui que l’on nomme le Cid andalou, Sancho Ortiz. Arguant un crime de lèse-majesté, le roi, désireux de forcer la volonté d’Estrella, fait éliminer le frère, Busto Tavera, par l’amant, Sancho, rendant ainsi l’union de ce dernier avec Estrella impossible.
4L’auteur de La Estrella de Sevilla utilise une série de ressorts qui relèvent du patron tragique et qui contribuent — assez efficacement sans doute, compte tenu de leur forte valeur stéréotypique — au marquage générique de la pièce : mort violente représentée sur scène3, présages (miroir et anneau qui se rompent le jour de l’union de Sancho et d’Estrella4), identification des personnages à des grandes figures tragiques archétypiques5. Mais il imite aussi, en les accentuant, les apports proprement lopesques au genre et qui en ont modifié la pratique au regard de la génération antérieure. Le rôle de la grandeur stylistique diminue considérablement, une évolution qui est évidente dans la structure métrique de la pièce : par rapport au poids considérable qu’occupaient les formes de arte mayor dans la tragédie philippine et même dans le théâtre tragique du Lope des années 1590, dans La Estrella de Sevilla on ne trouve que sept octavas6, et tercets et hendécasyllabes libres ont été complètement éliminés. Le grand style est contenu ainsi que le recours aux dispositifs topiques du récit de catastrophe et au llanto.
5Si le marquage générique s’appuie toujours sur le patron tragique, l’effet tragique ne repose pas principalement sur des procédés stylistiques, ni même sur le recours au spectaculaire, lui aussi relativement contenu. Il naît en premier lieu de la structuration de l’action. Et c’est là, surtout, ce que l’auteur de La Estrella de Sevilla imite de la tragédie telle que Lope la pratique depuis les années de composition et de publication de l’Arte nuevo. L’intrigue de la pièce repose sur une triple ramification tragique : celle qui conduit au viol, celle qui conduit au meurtre fratricide, et celle qui conduit Sancho à la mort. Que seule la deuxième de ces tragédies passe de la puissance à l’acte ne doit pas occulter la tension qui se crée autour de chacune de ces ramifications de l’action qui sont intrinsèquement liées l’une à l’autre. La tension dramatique atteint son point culminant dans le deuxième acte quand s’affrontent les projets du roi et du frère qui, pour répondre à un même problème (le désir qu’inspire Estrella au roi) font jouer au personnage de Sancho deux fonctions antagoniques : celle de protecteur de l’honneur (contre le désir du roi) et celle de meurtrier du premier protecteur de l’honneur, le frère (pour satisfaire le désir du roi). Le secret renforce l’intensité dramatique qui naît de ce dédoublement du personnage en deux fonctions. Au début du deuxième acte, le choix de Sancho comme tueur est une coïncidence ; seul le public, qui sait que les deux fonctions sont portées par un même personnage, autrement dit que le meurtrier est aussi le futur beau-frère de la victime, perçoit la gravité du cas. Il sait que Sancho s’engage, sans le savoir, à tuer son « frère », ce que l’ironie tragique du discours se charge d’ailleurs de rappeler :
Que muera luego
a voces, señor, os pido
y, si es así, la daré
señor, a mi mismo hermano,
y en nada repararé.
(Ibid., p. 555)
6La tension tragique se construit depuis cette perspective du spectateur omniscient qui voit les deux fonctions du personnage (le futur mari et le meurtrier du frère) s’affronter. Les deux points de vue ne se réconcilient qu’à la fin de l’acte quand Sancho découvre l’identité de celui qu’il a promis de tuer et qu’Estrella voit arriver le cadavre de son frère, assassiné par celui-là même qu’elle s’apprêtait à épouser. L’intrigue, ainsi constituée, pointe alors vers un tragique de l’ambiguïté et de l’antinomie, mais qui se se résout presque immédiatement dans l’action : la part concédée à la délibération et, avec elle, à la réflexion casuistique et au pathos est minime, les choix s’imposant rapidement et clairement aux personnages7. Ambiguïté et antinomie ne dominent jamais vraiment dans un univers où les personnages agissent en fonction d’un système de valeurs qui, au-delà du conflit apparent construit par la configuration de l’action, sont pour eux clairement hiérarchisées : pour Busto, l’offense commise par le roi le libère de ses devoirs de vassal ; pour Sancho, au contraire, le devoir envers le roi prime sur la loyauté à la famille de la future épouse ; enfin, Estrella souhaite unilatéralement la mort de Sancho et ne peut le libérer que par le truchement d’une identité d’emprunt, la contradiction apparente se résolvant dans le dédoublement du personnage. Autrement dit, plus que des personnages aux prises avec l’impossibilité du choix, la pièce met en scène des personnages qui n’ont pas le choix. Ainsi, l’ambiguïté du personnage de Sancho, qui structure toute la pièce, n’est qu’une ambiguïté de fonction (frère par alliance et meurtrier caïnesque), mais non de caractère (il brille par l’excellence de sa vertu qui lui impose d’obéir au roi et de renoncer à Estrella sans douter). Cette ambivalence, purement fonctionnelle, est le support de l’ironie tragique jusqu’à la fin du deuxième acte, mais elle est distincte de l’ambiguïté requise par la conception aristotélicienne du genre et ses différentes déclinaisons — dont le tragique de l’antinomie8 —, qui est morale. En ce sens, l’imitateur anonyme de Lope accentue, en la schématisant, ce qui apparaît comme une des grandes caractéristiques de la tragédie lopesque : non seulement l’importance croissante accordée à l’action, mais aussi une résistance certaine à l’ambiguïté, qui peut affleurer ponctuellement, mais se résorbe dans des dénouements clairs, à l’image de celui de La Estrella de Sevilla. Cette résistance tient à l’axiologie mise en œuvre par la fable, portée par des caractères qui relèvent davantage de l’excellence du héros épique que de la médiocrité, au sens étymologique, du héros tragique. C’est donc bien une tragédie de l’action que l’auteur anonyme de La Estrella de Sevilla imite et radicalise : une action qui devient centrale dans un système où le patron tragique se redéploie selon de nouvelles coordonnées, mais qui est mise au service d’une conception du genre la liant encore profondément au modèle épique, que ce soit sur le plan poétologique et esthétique ou sur celui des valeurs.
II. — La grandeza en pratique : tragédies épiques et « épopée tragique »
7La Estrella de Sevilla est le résultat indirect de l’évolution à laquelle Lope soumet le patron tragique dans les années 1590-1615 : la tragedia cesse de se constituer seulement autour de scènes de genre construites sur des lieux, pour reposer sur une action de mieux en mieux nouée. Autrement dit, le centre de gravité du texte tragique se déplace peu à peu du grand style et des dispositifs rhétoriques qui lui sont associés vers l’action. Lope est l’héritier de la génération des dramaturges philippins, et sa première pratique tragique, qui remonte aux années 1590, est fortement marquée par celle de ses prédécesseurs : les débuts de Lope en tragedia se font ainsi sous le sceau de la « grandeza trágica », expression que l’on trouve également sous la plume de Juan de la Cueva9, et qui sera la plus constante des déclarations théoriques du Phénix sur le genre. Mais si Lope, en matière de tragédie, est l’héritier de cette génération, il réussit là où celle-ci avait — partiellement au moins — échoué : adapter cette grandeza trágica au public des théâtres commerciaux, et ce, par l’entremise d’un double travail sur la langue tragique, mais aussi sur la composition de l’action.
« Le brillant vers tragique pareil au vers épique de Mars »
8Le principe de la grandeza trágica est lié, dans l’œuvre de Lope comme dans celle de ses prédécesseurs, à une représentation des genres — elle-même fondée sur une hiérarchie des styles — qui conçoit l’épopée et la tragédie comme deux actualisations d’une même catégorie stylistique, la plus élevée du système ternaire de la roue de Virgile, l’elocutio sublimis. Lope avait fondé son projet d’« épopée tragique », dans la Jerusalén conquistada, sur cette idée d’une analogie entre les deux genres, qui traverse tout le poème jusqu’aux dernières inflexions de la voix épique qui imitent la formule de clôture des tragedias :
Aquí dio fin el acto postrimero
de la tragedia del Oriente triste,
siendo la muerte sombra que al primero
prólogo de la vida humana asiste;
aquí la guerra sacra, aquí el acero
católico de olvido el tiempo viste,
y aquí también es justo que resuma
tanta materia de dolor la pluma10.
9Centrale dans la pratique philippine de la tragédie — La gran Semíramis de Virués en est un cas paradigmatique —, cette idée d’une parenté entre épopée et tragédie, qui remonte aux systèmes médiévaux des genres et, avant eux, à Aristote, affleure dans des textes issus de la génération philippine mais qui font l’objet d’une publication tardive dans les années où Lope rédige la Jerusalén conquistada. En 1606, Juan de la Cueva termine l’Ejemplar poético où il déclare « le brillant vers tragique pareil au vers épique de Mars11 ». Dans ce même texte, il fait de la grandeza, terme qu’il préfère comme Lope à celui de gravedad par lequel les dramaturges traduisent plus volontiers la gravitas latine, une propriété commune au poème épique12 et au poème tragique13. Deux ans plus tard, en 1609, Virués publie ses tragedias qu’il définit, dans le prologue qui accompagne leur édition, par leur style grave et héroïque14. Ce sont des pièces que connaissait Lope et qu’il célèbrerait plus tard dans la quatrième silva du Laurel de Apolo15.
10Dans le cas de Lope comme de ses prédécesseurs, l’analogie entre poème épique et poème tragique est une analogie de matière (les tragédies épiques de Lope écrites dans les années 1590-1610 s’inspirent des grands poèmes carolingiens et des épopées de thème gothique), mais aussi et surtout, une analogie stylistique. Outre un lexique commun, la définition de la grandeur stylistique, commune aux deux genres, passe par le recours aux grands mètres de la poésie italianisante : l’octava real16, seule dans l’épopée, et associée à d’autres formes d’arte mayor comme les tercets17 dans la tragédie. Et si l’on observe un changement de paradigme très net entre ces tragédies épiques des années 1590-1610 et les tragédies philippines (voir l’exemple de l’Isabela), le poids des vers de arte mayor y reste toutefois remarquable au regard de ce qu’il deviendra par la suite (voir l’exemple tardif d’El castigo sin venganza), comme l’indique le tableau 1 ci-dessous.
Tableau 1. — Évolution de la part des vers d’arte mayor dans les tragédies de Lope entre 1590 et 1610 (chiffres Morley et Bruerton, 1968)
Titre | Octavas (%) | Tercetos (%) | Endecasílabos (%) |
*Tragedia de Isabela (ca 1585) | 32 | 44 | 6,5 |
El casamiento en la muerte (1597) | 10 | 3,5 | 6 |
La imperial de Otón, tragicomedia (1597) | 7 | 2 | 9 |
La Santa Liga, tragicomedia (1598-1600) | 5 | 10 | 4,5 |
Los celos de Rodamonte (1583-1604) | 7 | 18 | 7,5 |
El marqués de Mantua, tragicomedia (1596) | 11,5 | 0 | 3 |
El postrer godo de España, (1599-1608) | 8 | 0 | 5 |
El bastardo Mudarra, tragicomedia (1612) | 16,5 | 5 | 1,5 |
*El castigo sin venganza, tragedia (1631) | 0 | 4 | 0 |
« Épopée tragique » et tragédies épiques, poèmes épisodiques
11À cette parenté stylistique et métrique qui prend racine dans le système médiéval des genres, s’ajoute une parenté structurelle qui, elle, s’inscrit sur un arrière-plan aristotélicien plus ou moins bien compris. Alors qu’Aristote avait opposé du point de vue de la forme les deux poèmes en montrant que l’action de la tragédie était nécessairement plus ramassée, là où celle de l’épopée pouvait embrasser une matière plus étendue — ce dont découlait une construction qui, sans être épisodique, était plus lâche18 —, les tragédies épiques de Lope adoptent en effet une structure plus proche de la description aristotélicienne de l’action épique que de l’action tragique. Et si l’on omet la différence essentielle qui les oppose du point de vue de leur mode mimétique respectif (l’épopée est récit, la tragédie théâtre), épopées tragiques et tragédies épiques relèvent chez Lope de pratiques gémellaires, ce en quoi il s’écarte de la Poétique et de l’aristotélisme moins strict du Tasse.
12En bon aristotélicien, le Tasse, avec qui rivalise ouvertement Lope dès le titre de sa Jerusalén conquistada, était conscient de la nécessité de préserver l’unité de la fable, mais sans renoncer pour autant aux agréments de la variété, et il prônait dans l’épopée un principe d’« unité composée19 », qui autorisait une plus grande liberté dans la composition de la fable :
Je dis bien que la variété est louable dans certaines limites, tant qu’elle ne tourne pas à la confusion ; et que, dans les mêmes limites, l’unité est pour ainsi dire capable de variété tout autant que la multiplicité des fables. Et si cette variété n’apparaît pas de la sorte dans un poème à action unique, il faut croire que cela est dû plutôt à l’incompétence de l’artiste qu’à une carence de l’art20.
13Toutefois, le recours aux épidodes restait limité et conditionné par le respect de l’unité de la fable, et la différence entre fable épique et fable tragique était établie sur les mêmes bases que dans la Poétique :
C’est de cette seconde manière qu’entend parler Aristote quand il dit, dans la discussion sur la prééminence dans l’ordre de la dignité de la tragédie ou de l’épopée que la fable tragique est beaucoup plus simple que celle de l’épopée, et que la preuve en est que d’une seule épopée on peut tirer l’argument de plusieurs tragédies. Ce genre de composition est aussi blâmable dans la tragédie qu’est louable celle qui provient de la péripétie et de la reconnaissance : car, quoique la tragédie aime les revers de situation brusques et inattendus, elle les veut pourtant simples et uniformes21.
14Rien de tel dans le cas de Lope, puisqu’il n’hésitera ni dans l’épopée ni dans ses tragédies épiques des années 1590-1610 à multiplier les épisodes, y compris ceux qui ne sont pas intrinsèquement liés à la fable.
15Rédigé avec une évidente volonté apologétique qui le conduit à placer au centre du poème la participation — historiquement controversée — d’Alphonse VIII à la troisième croisade (1189-1192), la Jerusalén conquistada met en scène plusieurs héros qui occupent à part égale le centre du poème avec le roi Alphonse : Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste. L’absence d’un héros unique et l’importance corrélative du rôle accordé à chacun de ces personnages alimente la tendance à la composition épisodique de l’action, très forte dans le poème. Ce sera d’ailleurs la clef de voûte de la critique formulée plus tard dans la Spongia (1617) par ses détracteurs :
Prête attention tandis que je m’efforce de soumettre à mon éponge certains des nombreux éléments de ton délire tragique. En premier lieu, s’il est licite de croire l’enseignement du prince des philosophes qui dit que l’action doit être une, et comporter un seul héros et non plusieurs. Mais toi, tu ne te contentes pas d’une seule action, tu en accumules plusieurs et tu t’es evertué à conduire jusqu’aux cieux non seulement Richard mais aussi Alphonse, le roi d’Espagne, et son brave soldat Garceran. Homère aussi n’avait choisi qu’un seul héros, de même que Virgile22.
16Le problème de la construction se pose d’un autre point de vue dans les derniers livres du poème. La reconquête de Jérusalem par les Croisés devrait marquer la fin du poème ; mais dans le but d’atteindre et même de dépasser le nombre de chants de son modèle tassien (21 livres contre 20 chants), Lope prolonge son poème qu’il avait pourtant conçu initialement en seize parties23, et développe une série d’intrigues périphériques qui nuisent fortement à l’unité de la fable : le départ des rois chrétiens de Jérusalem, l’invasion française de l’Angleterre, l’emprisonnement de Richard en Autriche, le passage d’Alphonse en Sicile et, surtout, ses amours adultères, de retour à Tolède, avec la juive Raquel. Le défaut d’articulation des différentes parties de la fable débouche sur une structure épisodique que des néo-aristotéliciens ne peuvent que considérer vicieuse et c’est ce point que souligne la critique de Juan Pablo Mártir Rizo, dans sa traduction commentée de la Poétique d’Aristote :
Or la fin n’est pas moins difficile à comprendre [que le début] car alors que le poète fait se terminer l’action au livre XVIII, quand Richard rentre en Angleterre comme héros de cette action, suivent encore deux autres chants. Or, si l’on considère le titre de ce poème, Jerusalén conquistada, cela n’a ni queue ni tête, comme si dans ce discours je traitais d’une chose qui n’a absolument rien à voir avec mon propos. En effet, du titre du poème on déduit que le dernier chant ne devrait relater que la manière dont les Chrétiens ont quitté la Terre sainte et comment Saladin reste à son aise dans Jérusalem : sa mort, ses funérailles, etc. ne sont ni importantes, ni convenables, ni nécessaires à l’action. Si le poète était un historien, il lui faudrait rapporter la suite des événements, mais dans la mesure où il ne s’agit que d’une seule action ou d’une seule conquête, le poème devrait s’achever au moment même où la conquête a lieu, quand se réalise l’issue nécessaire et promise, comme c’est le cas par exemple de l’Iliade d’Homère, et de Virgile, qui fait s’achever l’action et l’Énéide avec la mort de Turnus. Le Tasse termine son poème dès qu’Altamore se rend à Godefroy et visite le Saint-Sépulcre24.
17Assez curieusement, si les auteurs de la Spongia et Mártir Rizo s’en prennent à l’irrégularité de l’épopée lopesque, ils restent muets sur les tragédies épiques composées par le Phénix entre 1590 et 1610, qui auraient pourtant pu prêter le flanc aux mêmes critiques25. En effet, non seulement elles adoptent une structure épique, en embrassant une action aussi étendue que celle de l’épopée — ce qu’Aristote considérait déjà comme vicieux —, mais leurs fables manquent d’unité, faisant la part belle aux épisodes.
18Considérons par exemple le cas d’El casamiento en la muerte (1595). La pièce a pour protagoniste Bernardo del Carpio, personnage héroïque dont la geste avait été transmise par les chroniques, le romancero et les poèmes épiques cultos du xvie siècle. Lope s’inspire, comme le montre Luigi Giuliani, de la première chronique de Florián de Ocampo26. Les grandes articulations de la version que donnait Ocampo de la chronique étaient les suivantes : (1) Bernardo naît des amours illégitimes du comte de Saldaña et de Doña Jimena, la sœur du roi Alfonso II. (2) Le roi fait emprisonner le comte et reclure sa sœur dans un monastère. (3) Alfonso offre la couronne de Castille à Charlemagne en échange de son intervention militaire contre les Maures. (4) Bernardo, avec le soutien de la noblesse de Castille, se révolte contre Alfonso pour défendre la souveraineté espagnole ; il s’allient avec le roi de Saragosse et vainquent les Français à Roncevaux. (5) Bernardo apprend la vérité sur sa naissance et demande en vain à Alfonso qu’il libère son père. (6) Bernardo combat au service de Charlemagne, retourne en Espagne, lutte contre les Maures, participe au siège de Benavente et de Zamora, à la bataille de Valdemoro, défait Don Bueso, et finalement prend le château del Carpio où est reclus son père.
19Afin de réduire l’étendue de la matière couverte par la geste de Bernardo del Carpio, pour pouvoir en donner une adaptation théâtrale, Lope ne retient que deux grands moments de la chronique dans El casamiento en la muerte : l’épisode de Roncevaux et celui de l’union matrimoniale des parents du héros qui légitime sa naissance. Ce démembrement de la chronique se traduit au niveau de la structuration de la fable par l’adoption d’une structure en diptyque : les deux grands épisodes sont juxtaposés (les deux premiers actes correspondent à Roncevaux et à sa préparation, le dernier acte à la lutte de Bernardo pour la libération de son père) et le lien qui les unit est très ténu, Lope s’arrangeant pour faire une allusion au problème de la légitimité de Bernardo dans le premier acte mais ne faisant plus référence au sujet jusqu’au début du troisième acte, c’est-à-dire après Roncevaux. De sorte que quand prend fin la bataille de Roncevaux et que s’achève ce qui jusque-là semblait être l’unique intrigue de la pièce, la pièce paraît terminée, alors qu’elle ne l’est pas. On est alors exactement dans le même cas de figure que celui que décrivait Mártir Rizo à propos de la Jerusalén au terme du dix-huitième livre.
L’histoire entre tragédie et épopée
20La structure épisodique d’El casamiento en la muerte rend possible l’insertion quelque peu forcée de tous les ingrédients requis pour que la réception de la pièce soit un succès au corral : une bonne dose de nationalisme anti-français27, lances de amor, scènes de bataille, scène macabre imitée des adaptations théâtrales de la légende de Doña Inés de Castro, épisodes merveilleux autour de la grotte enchantée de Roncevaux, etc. Mais elle tient surtout au traitement de la matière historique, privilégiée par les tragédies épiques, et à une certaine conception de l’histoire.
21Le théâtre historique de Lope embrasse le plus souvent une temporalité longue, qu’il essaie d’adapter au mieux au format d’une pièce en trois mille vers, en fragmentant cette matière en grands tableaux — séparés par des ellipses — qu’il fait correspondre avec les actes de la pièce, selon une méthode déjà éprouvée par Virués pour représenter l’histoire de Semíramis :
Y solamente, porque importa, advierto
que esta tragedia, con estilo nuevo
que ella introduce, viene en tres jornadas
que suceden en tiempos diferentes:
en el sitio de Batra la primera,
en Nínive famosa la segunda,
la tercera y la final en Babilonia,
formando en cada cual una tragedia
con que podrá toda la de hoy tenerse
por tres tragedias, no sin arte escritas28.
22Ce système de composition est fréquent dans les tragédies épiques des années 1590-1610 et Lope joue de cette fragmentation de l’histoire en grands tableaux juxtaposés moins pour montrer une causalité entre les faits que pour les mettre en perspective. La structure qui en résulte peut être parfaitement équilibrée, mais pas forcément unitaire : c’est le cas de La campana de Aragón, qui met en scène successivement, dans chaque acte, le règne de Pedro I de Aragón, d’Alfonso I (el Batallador) et de Ramiro II (el Monje). Parfois, au contraire, la structure est asymétrique, comme dans le cas de La tragedia del rey don Sebastián y bautismo del príncipe de Marruecos, organisée autour des deux grands épisodes décrits par le titre — la tragique bataille d’Alcazarquivir (1578) et le baptême du futur prince du Maroc — qui voient chacun intervenir deux générations successives.
23Si la dramatisation de l’histoire dans ces différentes pièces suppose, au regard de la chronique, un effort de condensation qui est particulièrement visible dans la réduction de la geste de Bernardo del Carpio à deux seuls épisodes, ces tragédies ne laissent pas pour autant d’imiter la composition de la chronique, s’inscrivant ainsi en faux contre la conception aristotélicienne de la poésie tragique. Dans la Poétique, la question du traitement qui doit être fait de la matière historique dans la tragédie s’intègre à un débat plus large, qui est celui de la délimitation des champs respectifs de l’histoire — entendue comme discipline — et de la poésie. Aristote oppose en effet l’histoire à la poésie en faisant remarquer que la première relève du factuel et du particulier — raison pour laquelle, selon lui, ce ne peut être une science — et la seconde du possible et de l’universel. Ceci le conduit à hiérarchiser ces deux activités, la poésie, qui traite du général, étant perçue comme plus philosophique et, partant, supérieure à l’histoire29.
24Mais parallèlement, Aristote constate que la tragédie a tendance à représenter les actions d’hommes qui ont déjà existé, ce en quoi elle se rapproche problématiquement de l’histoire, et que ce type de tragédie à sujet historique est plus efficace parce que ce qui a eu lieu persuade davantage30. La tragédie pose ainsi un problème pratique au poéticien puisqu’il lui faut concilier l’efficacité rhétorique de la matière historique et l’exigence d’universalité de la poésie. Pour Aristote, cette universalisation se fait à travers l’opération de la mimèsis dans la constitution même du muthos : l’agencement des faits en une histoire — au sens de fable — ainsi structurée qu’elle se déroule selon le nécessaire et le vraisemblable — et non plus, comme la chronique, selon la logique particulière du fait avéré —, départicularise la matière historique et assure l’universalité de la tragédie malgré son sujet historique31.
25Les commentaires renaissants de la Poétique se font l’écho de cette difficulté qu’ils tendent plutôt à résoudre par l’exclusion de la poésie historique. Mais ce cas de figure est loin d’être systématique. Scaliger prend de revers Aristote, se prononce en faveur du vrai historique et revendique pour Lucain le rang de poète32. Et dans deux textes qui ont une importance toute particulière pour Lope, le commentaire de Robortello (Explicationes, 1548) et celui du Tasse (Discorsi, 1587), une grande attention est attachée à l’histoire. Robortello radicalise ainsi le propos d’Aristote sur le caractère persuasif de l’histoire et montre la supériorité du vrai pour émouvoir33, mais il ne va pas jusqu’à définir une poétique du vrai historique et il fait siennes finalement les grandes lignes du commentaire d’Aristote.
26Le Tasse affronte plus directement la difficulté, sans doute à partir de sa propre expérience de poète épique qui s’est inspiré de l’histoire34. Il va jusqu’à définir l’histoire comme matière de choix de l’épopée et, par extension, de la tragédie35. Mais cet infléchissement du texte d’Aristote en faveur de l’histoire se fait dans le cadre de la réaffirmation de la différence essentielle qui sépare poète et historien et de l’universalité de la poésie. Il s’agit donc de définir un art qui permette de concilier harmonieusement histoire et poésie. Pour le Tasse, cette conciliation repose sur un travail de réélaboration et d’altération de la matière historique qui se fait sur plusieurs niveaux : d’abord, par l’éloignement, qui permet de modifier l’histoire connue avec plus de liberté36 ; et, ensuite, par la composition de l’action, qui réduit la multiplicité des faits historiques à une unité — et, ce faisant, les universalise37 — et les recompose selon un ordre qui n’est pas l’ordre naturel38.
27Dans le prologue au comte de Saldaña de la Jerusalén conquistada, Lope adopte un aristotélisme de façade qui entre en contradiction évidente avec la revendication de l’historicité de son poème. Lope y explique en effet que son projet d’épopée trouve son origine dans la volonté de réparer le tort fait à l’Espagne par les historiens étrangers, qui nient sa participation à la troisième croisade :
Puisse mon poème ne pas être une créature monstrueuse ! Pour ma défense, je l’ai écrit avec l’intention de servir ma patrie à laquelle les historiens étrangers ont fait tant de tort et que les guerres récentes avec les Maures ont privée d’une histoire qui lui soit propre. Je sais bien que parmi ceux qui de nos jours s’intéressent aux leçons de l’histoire il y en aura pour me reprocher, entre autres choses, que le roi Alphonse de Castille ait pris part à la conquête. Objection dont je me défends dans ce prologue qui sert soit d’introduction au poème, soit de réponse aux critiques qu’il pourrait susciter. Que les Espagnols dont je parle aient atteint l’Asie durant cette guerre sainte ne fait aucun doute. Nombreux sont les chroniques, les papiers manuscrits, les lettres de noblesse et les privilèges royaux reçus par différents lignages qui le prouvent…39
28Il se positionne donc en historien et se lance dans une longue argumentation qui vise à démontrer, renvoi à des chroniques à l’appui, qu’Alphonse VIII de Castille a bien participé à ladite croisade. Moins qu’à une ambition patriotique, cette volonté historiographique est directement liée à une stratégie de séduction visant le dédicataire, Philippe III, que Lope cherche à inscrire dans la lignée triomphante d’Alphonse VIII40. Or, pour ce faire, il est amené à altérer la réalité historique, puisque Alphonse n’a pas participé à la croisade. Aussi, après avoir posé en historien, conscient des limites de son argumentation il admet que son « histoire » n’est peut-être pas vraie et recourt alors pour sa défense à une parade aristotélicienne, qui contredit l’ambition historique affichée plus haut :
Je parle des autres dans mon histoire qui, dans son développement, montrera leurs noms et leurs hauts faits. Et quand bien même le récit s’avérerait être distinct en tout point de la vérité (ce qu’aucun Espagnol ne doit croire), il suffit qu’Aristote ait dit « le poète ne doit pas relater les faits tels qu’ils ont eu lieu, mais tels qu’ils auraient pu avoir lieu, ou tels qu’il est vraisemblable ou nécessaire qu’ils aient eu lieu »41.
29On retrouve alors la plupart des arguments avancés par le Tasse : l’idée que le point de départ du poète épique ou tragique doit être l’histoire, mais qu’il lui revient ensuite de fictionnaliser cette matière ; l’idée d’une altération de la vérité par la fiction, la réflexion sur l’éloignement chronologique qui permet de prendre plus de libertés avec la vérité historique, et la condamnation (très ambiguë) de Lucain.
30Mais, en pratique, pas plus dans le texte de la Jerusalén conquistada que dans ses tragédies épiques à matière historique, Lope n’applique les recommandations formulées par le Tasse. Sa fable est multiple et mal composée ; elle a l’irrégularité de la chronique, ce que s’empresseront de lui reprocher les auteurs de la Spongia42 puis Mártir Rizo. Elle suit l’ordre naturel des faits, comme la chronique, ce que Lope expose explicitement dans le prologue, contredisant ainsi ses prétentions aristotéliciennes.
31Sous cet aristotélisme de convenance, d’autant plus amplement déployé qu’il s’agit pour Lope de se créer une image de poète savant et érudit, la Jerusalén conquistada opère un traitement de l’histoire qui est tout sauf aristotélicien et qui débouche sur un texte extrêmement ambigu, dont la méthode et l’ambition sont essentiellement historiques, mais que Lope conçoit néanmoins comme une entreprise poétique, ce qu’il fait d’autant plus aisément qu’il ne semble pas concevoir de hiatus entre poésie et histoire. Or s’il ne conçoit pas de hiatus, c’est parce que l’histoire a pour lui un statut de science, qui est celui-là même qu’Aristote lui refuse. La dédicace, plus tardive, de l’une de ses tragédies épiques, La campana de Aragón (1623), est très éclairante de ce point de vue. Lope y reprend l’idée topique de l’utilité de l’histoire, que l’on trouve à l’envi dans les traités sur l’histoire du xvie siècle autour d’une formule cicéronienne tirée, comme celle un peu différente que cite le Phénix dans sa dédicace, du De oratore : « L’histoire [est] témoin des siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé43 ». La formule retenue par Lope — « Ignorer ce qui a eu lieu avant notre naissance, c’est rester un enfant pour toujours44 » — insiste également sur la fonction didactique de l’histoire, qui nous permet de ne pas rester perpétuellement enfants.
32Cette affirmation de l’utilité de l’histoire se fonde sur une conception épistémologique de la discipine qui prend complètement Aristote de revers. Si l’histoire est utile, c’est parce qu’elle permet un apprentissage par l’exemple. Ce présupposé épistémologique tend à ne plus être exprimé dans les traités sur l’histoire du xvie siècle, qui se consacrent d’emblée à la question de l’utilité pratique (aussi bien morale que politique) de la discipline, mais elle est centrale dans les réflexions sur l’histoire de l’humanisme florentin qui développe cette théorie en réaction à la scolastique médiévale et donc à Aristote45. C’est le cas notamment chez Lorenzo Valla qui, répondant au chapitre ix de la Poétique, avance que la poésie traite parfois aussi du singulier (et pas nécessairement de l’universel) et que l’histoire atteint aussi au général. En découle une inversion de la hiérarchie des disciplines qui finit par placer l’histoire au-dessus de la philosophie et aussi de la poésie : « Et, de fait, pour autant que je puisse en juger, dans leurs discours, les historiens montrent plus de gravité, plus de prudence, plus de sagesse civile, que les philosophes dans leurs préceptes46 ».
33Au xvie siècle, on retrouve cette conception dans des traités qui, une fois redécouverte la Poétique, font entendre une voix dissonante, plus platonicienne qu’aristotélicienne, ou relevant d’un aristotélisme très hétérodoxe parce que platonisé (c’est le cas, en Italie, de Patrizi, et en Espagne, de Fox Morcillo et de Llull)47. Cette conception de l’histoire offre des possibilités poétiques et esthétiques que n’autorisait pas la conception aristotélicienne et que Lope exploite dans son épopée tragique et dans ses tragédies épiques. D’abord, elle autorise le recours au vrai, dont les aristotéliciens eux-mêmes étaient forcés de reconnaître la grande efficacité émotionnelle : le vrai émeut davantage, le vraisemblable n’émeut qu’en tant qu’il imite l’effet du vrai, explique Lope dans le prologue du Peregrino en su patria, et, corrélativement, si l’on se place du point de vue des émotions, l’histoire est supérieure à la fable entendue dans le sens de fiction48. Ensuite, cette conception de l’histoire permet de fonder l’exemplarité de l’épopée et de la tragédie. Dans une pièce comme La campana de Aragón, deux régimes d’exemplarité se superposent : celui, porté par le récit, qui fait triompher la justice poétique selon le modèle de l’exemplum médiéval, et celui qui est intrinsèque à l’histoire. La trame de la pièce montre que ceux qui désobéissent au roi sont punis : ils sont décapités à la fin, l’efficacité du spectacle venant compléter celle de la fable. Mais l’histoire du roi moine, sur laquelle se fonde la pièce, montrait déjà en elle-même cette leçon. Autrement dit, l’histoire est intrinsèquement exemplaire et l’exemplarité de la poésie historique est indépendante de la formalisation que reçoit la fable : elle est donnée par la matière historique elle-même. Cette conception de l’histoire libère le poète des impératifs très stricts de construction imposés par les poétiques néo-aristotéliciennes et lui permet, ce faisant, d’être plus fidèle à la vérité de l’histoire (ce à quoi le pousse, dans le cas de Lope, le souci de faire œuvre d’historien49 et l’idée de l’efficacité rhétorique du vrai). Elle lui permet également de prendre pour objet l’histoire récente, alors que dans une perspective aristotélicienne, l’universalisation de l’histoire impliquait au contraire une poétique de l’éloignement50. Preuve en est le déséquilibre patent, au sein du corpus du théâtre historique de Lope, entre les pièces à sujet d’histoire récente et les pièces à sujet antique51.
Effet de surprise et émotions tragiques : une esthétique du ravissement
34La structure épisodique et discontinue des tragédies épiques et de l’« épopée tragique » s’explique alors moins par un refus de l’unité d’action autorisant la digression, que par l’idée d’une continuité profonde entre épopée, tragédie et histoire, cohérente avec l’affirmation selon laquelle « por argumento la tragedia tiene / la historia ». Dans ce cadre, la parenté qui unit tragédie et épopée n’est pas seulement structurelle (la Jerusalén conquistada n’est pas qu’une épopée qui finit mal et le rapport des tragédies de Lope à l’épopée ne se limite pas à ce qu’Aristote désignait comme « structure épique »), elle concerne aussi leur effet : Lope met en œuvre dans sa Jerusalén la conception des émotions tragiques qui gouverne les tragédies de sa première manière, tandis que celles-ci cultivent l’effet de surprise.
35Cette synergie entre effet de surprise et émotions tragiques relève de mécanismes décrits par les commentaires italiens de la Poétique à partir de l’analyse d’Aristote mais en l’infléchissant significativement. Ainsi, en même temps qu’il définit la surprise (thaumaston) comme l’émotion propre au poème épique, ce que ne faisait jamais explicitement Aristote52, le Tasse renforce son rôle dans le poème tragique. Alors qu’Aristote considérait la surprise comme un adjuvant certes efficace mais non nécessaire de l’effet tragique53, le Tasse établit un rapport de subordination entre surprise (meraviglia) et émotions tragiques. Et, symétriquement, il envisage la production de l’effet de surprise dans l’épopée comme résultant des émotions tragiques54. Autrement dit, tout en discriminant tragédie et épopée, il renforce l’interaction entre les effets propres aux deux genres.
36L’interprétation du Tasse s’inscrit dans un contexte marqué, en Italie, par un intérêt à la fois théorique et pratique pour la meraviglia, qui reçoit, chez les commentateurs d’Aristote, un poids que n’a pas originellement le thaumaston dans la Poétique55. S’il s’accompagne d’un effort de discrimination (dont on voit l’aboutissement dans les Discours du Tasse) qui permet de définir plus clairement que ne le fait Aristote l’effet propre de la poésie épique, cet intérêt conduit à un renforcement du rôle de l’effet de surprise dans les autres genres, celui-ci devenant le parangon de l’effet poétique. Redéfini à l’aune de la surprise, ou lié à lui par un rapport de subordination, l’effet propre aux autres genres tend alors à perdre sa spécificité pour voisiner avec l’effet de surprise épique. Dans le cas de la tragédie, Robortello place ainsi l’effet de surprise exactement sur le même niveau que les émotions tragiques56, après avoir affirmé que les actions les plus tragiques sont celles qui suscitent le plus d’admiration57, tandis que Minturno conditionne la production de la terreur et de la pitié à la surprise58.
37En Espagne, on retrouve sous la plume du Pinciano, dans la Philosophía antigua poética, le même chevauchement dans la définition de l’effet respectif des deux genres, mais c’est l’effet de l’épopée qui est défini à partir de celui de la tragédie et non l’inverse. Pinciano relève immédiatement cette ambiguïté (« si j’en crois la définition de l’épopée que j’ai entendue, c’est la même chose que la tragédie59 ») et les interlocuteurs du dialogue discriminent les deux genres du point de vue des personnes imitées60, des modes mimétiques61, des instruments de l’imitation62, du mètre63 et de l’étendue de la fable64, mais jamais radicalement du point de vue de l’effet (« car l’une et l’autre ont pour fin d’extirper les passions au moyen de la terreur et de la pitié65 »). L’Énéide est ainsi louée pour la perfection avec laquelle elle permet de susciter « le plaisir tragique » (« el deleite trágico »), la question de l’admiratio n’étant abordée que très tangentiellement, comme un élément complémentaire et non comme une propriété essentielle du poème :
J’ai très récemment fait l’expérience du plaisir tragique parce que je prends grand plaisir à la lecture de Virgile et il me semble que ce plaisir tient à la pitié que m’inspirent les malheurs qui y sont relatés. Et, présentement, je me souviens de l’un d’entre eux, qui vous a échappé, celui de Polidore, dont le récit me fut particulièrement plaisant quand je l’ai lu pour la première fois. Et Fadrique de dire : s’il fallait rendre compte de toutes les choses tragiques et plaisantes de la seule Énéide, une journée n’y suffirait pas. A fortiori, celles où s’entremêlent d’autres plaisirs à la compassion, comme dans le cas de Polidore, où ce plaisir s’articule à celui de l’admiration66.
38Si le poème épique n’a pas un effet propre, le Pinciano lui reconnaît toutefois une spécificité, sa capacité à susciter avec plus de force et d’intensité que les autres genres le deleite qui, pour lui comme pour le Tasse, est la fin de toute poésie. C’est d’ailleurs ce qui lui permet d’affirmer, suivant là encore le Tasse, la supériorité du poème épique sur le poème tragique67.
39Les difficultés qu’éprouvent ces différents commentateurs à bien délimiter le champ de la surprise et de ses différentes déclinaisons (meraviglia, deleite, admiratio), et la tendance à renforcer son interaction avec la terreur et la pitié tragiques, sont le corrélat sur le plan spéculatif de ce que l’on observe dans l’épopée tragique et les tragédies épiques de Lope : terreur ou pitié et surprise s’articulent très étroitement l’une à l’autre au point de se confondre dans un processus qui vise moins à produire des émotions spécifiques qu’à ébranler les esprits et exercer sur eux un choc violent. Le modèle aristotélicien est donc infléchi. Il l’est du point de vue de la conception de l’effet émotionnel propre à chacun des deux genres : d’abord, parce que cette pratique fait fusionner thaumaston et pathos au lieu de les articuler l’un à l’autre comme deux effets distincts ; ensuite, et surtout, parce qu’elle implique une autre conception des émotions tragiques. L’esthétique du ravissement relève davantage de ce que la tradition grecque désigne sous le nom d’ekplexis, le choc violent, que du thaumaston aristotélicien de la Poétique, qui sollicite la pensée active du sujet là où, au contraire, l’ekplexis le soumet. On s’éloigne ainsi de la théorie des passions soutenue par Aristote dans la Poétique, qui met la fable au service de leur intellection. Enfin, et ces deux aspects sont étroitement liés, le modèle aristotélicien est également infléchi du point de vue des procédés mis en œuvre pour produire ce choc violent. Dans la pratique épique et tragique du Lope des années 1590-1610, le choc repose moins sur la construction de la fable, que sur des procédés rhétoriques et spectaculaires, capables de surprendre violemment les esprits et, notamment, sur le travail des images. En cela, Lope se fait l’écho d’une conception davantage néo-platonicienne qu’aristotélicienne de la surprise, fortement liée à la tradition rhétorique, latine et surtout grecque68.
Épopée tragique et « imagines agentes »
40Les épisodes pathétiques de l’épopée tragique de Lope mettent en œuvre une technique de composition des images inspirée d’un procédé décrit dans la Rhétorique à Herennius, sous le nom d’imagines agentes, également connues comme images de mémoire69. Quintilien avait réduit ces images à la qualité de simple outil mnémotechnique70. Mais, à l’origine, elles appartenaient aux ressorts de la rhétorique du movere et c’est dans ce cadre que les décrivait la Rhétorique à Herennius.
41L’éloquence judiciaire mettait en effet à profit le pouvoir des images pour susciter les affects, à partir des présupposés de la psychologie aristotélicienne, dont la Renaissance hérite par l’entremise de la scolastique, et pour laquelle l’image est, par définition, agissante. Les rhétoriques latines recommandaient ainsi à l’orateur d’agrémenter sa narratio d’une descriptio de scènes composées d’images qui, mises sous les yeux de l’auditoire comme s’il était au théâtre, impressionnent à la fois sa mémoire et son imagination et lui font expérimenter une passion particulière : horreur, pitié, colère, etc.
42La technique des images de mémoire ne se confond pas avec l’hypotypose ni plus largement avec les procédés de l’evidentia traditionnellement mis au service de la rhétorique des affects. Elle suppose l’élaboration d’une image bien particulière, qui percute l’esprit et l’impressionne parce qu’elle est construite sur une association de traits inusuelle :
Il nous faudra donc former des images du genre de celles qui peuvent être conservées très longtemps en mémoire. Ce sera le cas si nous établissons des similitudes aussi frappantes que possible ; si nous employons des images qui ne soient ni muettes ni floues mais qui soient en action ; si nous leur conférons une beauté exceptionnelle ou une laideur singulière ; si nous en embellissons certaines, par exemple avec des couronnes ou des habits de pourpre, pour que nous retenions mieux la ressemblance ; si nous enlaidissions un objet que nous présenterons par exemple souillé de sang ou de boue ou barbouillé de rouge pour que l’aspect soit plus caractéristique ; ou si nous donnons à ces images quelques traits amusants : ce moyen aussi permettra de conserver plus facilement le souvenir. Car ce sont les mêmes choses que nous nous rappelons aisément dans la réalité et que nous retenons facilement quand nous les imaginons et que nous les caractérisons bien71.
43Pour la Rhétorique à Herennius, la force pathétique des images dépend donc de leur idiosyncrasie et de leur novitas72. En plus d’un art de la mémoire, la Rhétorique à Herennius fondait ainsi une esthétique de l’image extraordinaire pour laquelle l’époque maniériste allait sentir une grande affinité et qui recoupe par ailleurs les théories du style des rhétoriques hellénistiques, redécouvertes dans la deuxième moitié du xvie siècle73.
44La tragicité de la Jerusalén conquistada repose, pour l’essentiel, non pas sur son final malheureux et moins encore sur la constitution de la fable, mais sur une accumulation de lieux, au sens rhétorique, mettant à profit la technique des images de mémoire pour émouvoir les esprits en les ravissant, les émotions tragiques étant redéfinies sur le mode du pathos véhément. Prenons par exemple le récit que fait Saladin du songe au cours duquel lui apparaît le spectre de Norandino pour l’engager à prendre Jérusalem :
Lo que pensé callar diré forzado
del cielo que a llamaros me dispone;
rompa el silencio el ánimo turbado,
hable la pena y el temor perdone:
al crepúsculo de hoy, con rostro airado,
en tal vergüenza y deshonor me pone
Norandino feroz, cadaver frío,
que sus palabras imprimió en el mío.
Como a los que del cielo injustos dueños
quisieron ser, no hay quien las penas mude,
así temblé, gemí ; probé entre sueños,
al levantar el peso, y nunca pude;
quedé como en la mar los rotos leños
cuyas velas el Áfrico sacude,
y en más deseo del humano estrago,
que si fuera voraz antropófago.
La lengua me parece que le vía
por los trémulos huesos de la cara;
por los oscuros cóncavos salía
hórrido fuego en vez de vista clara;
en sombra se volvió la fantasía,
la sombra en humo, el humo en viento para,
el viento en nada, y como ser no tuvo
saliose de los brazos en que estuvo.
(Vega, Jerusalén conquistada, éd. de Carreño, pp. 36-37)
45Dans une sorte de jeu de miroir, le récit décrit lui-même l’efficacité émotionnelle de la « fantasía » qu’il recrée sous les yeux du lecteur : elle impressionne l’esprit et même le corps (« cadaver frío, / que sus palabras imprimió en el mío »). Impression que le récit essaie de communiquer, comme par contagion, à ceux qui l’écoutent. Jalonné d’images agissantes, le récit évoque trait par trait l’image du cadavre de Norandino, selon la technique de « l’amplification par parties » (amplificatio a partibus) louée par Fray Luis de Granada pour son efficacité émotionnelle74 : la langue, les os du crâne, et notamment les orbites qui, dans la « fantasía » de Saladin crachent du feu.
46Ailleurs, l’évocation de l’image repose au contraire sur un principe de condensation, le reste du discours consistant à poser le cadre dans lequel l’imago agens est montrée, surprenant ainsi l’esprit selon une dialectique de la révélation très proche de celle mise en œuvre au théâtre dans les scènes de révélation de la tête coupée. Ainsi, dans le récit de la mort du duc d’Antioche, première des grandes morts tragiques qui jalonnent l’épopée. Saladin vient de prendre Jérusalem et de faire prisonnier Guido, le roi chrétien de la Ville sainte. La décapitation du duc d’Antioche ouvre une longue série de tableaux de martyres dont la description suit la même technique, la condensation autour d’une image agissante unique75 :
Cantan victoria, preso el rey latino,
roban el campo y roban la Cruz Santa,
más por el oro que por el valor divino
triunfo de Cristo que al infierno espanta;
al duque de Antioquía el Saladino
desnuda hasta los pechos la garganta;
por dar ejemplo al rey y al mundo asombro
derribó la cabeza sobre el hombro.
Saltó la sangre y dando al rey, que estaba
al trágico espectáculo presente,
al rostro, que con lágrimas bañaba,
turbó la vista y enturbió la fuente;
mas cuando vio que el llanto le quitaba
la reliquia del mártir excelente,
recogiola en un lienzo y vio que el dueño
el alma daba a Dios, el cuerpo al sueño.
(Ibid., p. 59)
47La métaphore du « trágico espectáculo » explicite le rapport d’émulation entre représentation indirecte et représentation directe qui lie la pratique de l’épopée tragique et des tragédies épiques. Ce rapport ne concerne pas seulement l’efficacité mimétique, au sens où le récit épique vise à produire, par les procédés de l’evidentia, une illusion de présence. Il concerne aussi une pratique commune de l’effet pathétique qui le lie à une rhétorique et une esthétique de la surprise : que ce soit au niveau de la composition d’« images agissantes », fondées sur des principes d’associations paradoxales, ou de la dialectique qui conduit à leur révélation surprenante76 sur la page ou sur les tréteaux.
« Force de la représentation » et esthétique de la surprise
48Au théâtre, l’intérêt de Lope pour le spectacle tient à un parti pris anti-aristotélicien pour la représentation directe, énoncé dans la dédicace de La campana de Aragón (1623) :
La force des histoires quand on les voit sur scène est bien plus grande que lorsqu’on les lit, avec le même écart que l’on observe entre peinture et réalité ou encore entre le portrait et l’original, car dans un tableau les figures sont muettes et les personnages figés dans une seule action, alors qu’au théâtre ils parlent, se déplacent et manifestent constamment leurs états d’âme face à des circonstances diverses telles qu’événements fortuits, guerres, paix, décisions des conseils, revirements et changements de Fortune, périodes de prospérité ou bien de déclin des grands empires et des monarchies. […] Or, nul ne pourra nier que lorsqu’ils sont représentés au naturel et incarnés par des personnages, les faits glorieux et les sentences fameuses sont d’un grand effet pour rappeler leur gloire, depuis les théâtres, au souvenir des gens, alors que les livres le font avec moins de force, plus de difficulté et plus lentement77.
49Prenant part à un débat classique, celui de la hiérarchisation des arts mimétiques78, le texte de la dédicace déclare la supériorité de la mimèsis dramatique, qu’il explique par la « force de la représentation » (« fuerza de la representación »). Lope commence par montrer la supériorité de l’art dramatique à partir d’une double comparaison. D’abord, celle qui oppose la lecture à la représentation : l’histoire représentée théâtralement est plus efficace que l’histoire lue. Cette affirmation présuppose que si le théâtre est efficace, ce n’est pas tant grâce à la représentation au sens mimétique qu’à la représentation au sens théâtral, parti pris anti-aristotélicien pour l’opsis qui est tout particulièrement adéquat pour la dédicace de cette pièce au dénouement sanglant. La deuxième comparaison s’appuie sur le paragone de l’ut pictura theatrum, que Lope utilise ici de manière relativement atypique, non pas pour souligner la parenté entre les deux arts, mais pour montrer au contraire que l’art du dramaturge est supérieur à celui du peintre, puisque le théâtre peut représenter des actions en mouvement là où la peinture est limitée à une représentation statique79.
50Le reste de la dédicace s’étend sur l’efficacité politique et morale du théâtre, suggérant un lien de causalité entre la supériorité mimétique de la représentation théâtrale et l’intensité de l’effet qu’elle produit sur ses spectateurs. Or, ce que Lope explicite concernant l’effet politique du théâtre vaut aussi pour son efficacité émotionnelle. Ces deux dimensions sont d’ailleurs inséparables, le spectacle final de La campana de Aragón, conçu de manière à susciter un pathos violent, conditionnant l’interprétation exemplaire de l’histoire représentée.
51Dans les tragédies à matière épique de Lope, dont La campana de Aragón est un très bon exemple, le spectacle repose sur des mécanismes similaires à ceux observés dans la composition des images pathétiques de la Jerusalén conquistada et qui visent à produire un choc violent sur le spectateur. Les arguments qui incitaient Aristote à se méfier de l’opsis — le spectacle violent, monstrueux (teratôdes), produit une émotion qui outrepasse les limites de la terreur et de la pitié tragiques — sont ceux-là mêmes qui conduisent Lope à le cultiver dans un système qui identifie le tragique au pathétique.
52La campana de Aragón s’ouvre ainsi sur une grande scène de bataille à l’issue de laquelle sont montrées au public les quatre têtes des rois maures défaits par les troupes du roi Don Pedro à Huesca : « Sale don Nuño con espada y rodela, y dos o tres criados que traen cuatro cabezas de moros80 ». Le spectacle est glosé par Nuño, le porteur du trophée, conformément à une technique de redoublement du spectacle par le discours qui était très fréquente dans le théâtre tragique de l’époque. Ce discours compose un tableau par couches successives : il montre d’abord, au premier plan, les têtes sanglantes, puis, au loin, les insignes du roi.
Nuño
Ya queda Huesca por ti
Rey famoso aragonés;
que a su mezquita subí
y aquestas lunas que ves
a tus cruces abatí.
Allí, señor, enarbolo
tu estandarte, y queda solo,
dando terror al pagano.
Rey
Eres un Marte cristiano,
famoso de polo a polo.
Son señal de tus proezas
esas cabezas cortadas.
(Ibid.)
53La composition obéit à un but très clair : célébrer la victoire du roi Don Pedro et plonger l’ennemi — mais aussi le public, dès l’ouverture de la pièce — dans la terreur.
54Un deuxième événement funeste, la mort du roi Don Pedro, donne lieu à une représentation spectaculaire qui fait aussi l’objet d’une mise en images minutieuse. Il s’agit cette fois d’un tableau en mouvement : les personnages présents sur scène à ce moment — Fortunio, Nuño et Elvira — sont interrompus et assistent immobiles au spectacle que constitue le défilé du cortège funèbre :
Nuño
Ya, Señor, en Huesca estamos.
Suena caja dentro
Elvira
Cajas suenan.
Fortunio
¡Triste son!
Nuño
Las campanas clamorean.
Salen por su orden cuatro enlutados con las insignias del Rey don Pedro delante; luego la caja ronca y banderas arrastrando y el cuerpo del Rey don Pedro, armado, en hombros, y Alfonso detrás y acompañamiento.
Fortunio
¡Qué enlutada procesión!
A triste tiempo he venido.
(Ibid., p. 43)
55La mort du roi Alfonso, mystérieusement englouti par la terre alors qu’il s’apprête à attaquer Saint-Jacques, fait l’objet d’une autre mise en spectacle où merveille épique et terreur tragique cumulent leurs effets dans un spectacle qui plonge ses spectateurs directs, Fortunio et Nuño, en plein effroi (« todo estoy, de verlo, helado » [nous soulignons]) :
Alfonso
¡A ellos, Fortunio, a ellos!
¡A ellos, Nuño! ¡Ay de mí!
Fortunio
¿Qué es esto? ¿Tú tiemblas dellos?
Alfonso
Muerto soy. Absalón fui,
soberbio por mis cabellos.
Húndese el Rey por artificio en el tablado.
Nuño
La tierra se lo ha tragado
Lope
Todo estoy, de verlo, helado.
(Ibid., p. 48)
56Mais c’est surtout dans la scène qui donne son nom à la pièce que le dispositif est employé avec le plus d’intensité. Devant l’insubordination croissante des grands de son royaume, Ramiro, le roi moine (qui a succédé à Alfonso), les fait décapiter et montre leurs têtes fraîchement coupées à leurs descendants pour les dissuader de suivre l’exemple de leurs pères. Lope reprend aux romances du roi moine le motif de la cloche qui, sous sa plume, cesse d’être une métaphore pour devenir une image vivante :
Haya dentro ruido de armas, córrese una cortina y están a modo de campana las cabezas de los Grandes, y el rey Ramiro con su cetro y una espada desnuda en la mano, y un mundo a los pies del Rey, encima de la campana.
(Ibid., p. 57)
57Derrière la cortina, les personnages — et le public — découvrent ainsi une cloche aux contours macabres : les cabezas cortadas des grands, flanquées de l’image du roi, portant les emblèmes de la monarchie et un globe. Comme le souligne le commentaire ironique du roi moine, cette cloche, très particulière, n’émeut pas par le son qu’elle produit ; c’est le sens de la vue qu’elle impressionne :
Ramiro
Aragón, oye al segundo
Ramiro, pues hoy te allana
con castigo tan profundo;
porque aquesta es la campana
que se oirá por todo el mundo.
Y vosotros, descendientes
destos que veis degollados
a vuestros ojos presentes
quedaréis escarmentados
de ser al Rey obedientes.
Temblad, temblad y creed
que soy rey. En fin, haced
como vasallos leales
que os pondré así si sois tales;
y si no os haré merced.
Nuño
¡Qué espectáculo tan fiero!
(Ibid., pp. 52-53)
58Le spectacle violent (« espectáculo fiero ») impressionne les personnages de la pièce que Ramiro veut contraindre à l’obéissance en leur donnant à voir l’image la plus percutante possible de l’étendue de son pouvoir. Ainsi conçu, le spectacle produit un choc violent qui surprend en même temps qu’il émeut. On retrouve la même technique qui alliait dans la Jerusalén conquistada composition de l’image et dialectique de la révélation. Mais, au regard de l’épopée, l’« espectáculo fiero » utilise un instrument supplémentaire, la cortina, derrière laquelle est découvert le tableau sanglant81. Lope reprend ce dispositif scénique à ses prédécesseurs philippins, mais il l’associe à une technique de composition de l’image qui l’esthétise alors que, dans la tragédie philippine, l’exposition des corps morts était brute et l’esthétisation de l’image était plus volontiers prise en charge par le discours.
59Lope évite la représentation de la mort sur scène : la tête coupée ou le cadavre sont montrés a posteriori. Mais cette éviction ne s’explique pas par le respect de l’impératif horacien du « Nec pueros coram populo Medea trucidet82 » ; elle s’inscrit au contraire dans l’esthétique de l’image agissante et vise à en renforcer l’efficacité émotionnelle en surprenant le spectateur par le descubrimiento. Dans le cadre d’une conception de la tragédie qui tend à identifier les émotions tragiques au pathos, celui-ci devient indissociable de l’effet de surprise qui saisit violemment les esprits.
60Cette esthétique du ravissement et le dispositif sur lequel elle repose ne se limite pas au corpus des tragédies épiques. Le descubrimiento de la cabeza cortada derrière la cortina est un procédé récurrent dans l’ensemble des tragédies du Phénix, toutes époques confondues, même s’il est plus fréquent dans sa première période. L’iconographie la plus fréquente est moins celle de Persée ou de Judith, autrement dit celle du héros qui tient la tête de sa victime83, que celle des vanités, la tête coupée ou le corps mort apparaissant derrière la cortina parés d’attributs symboliques. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans le dénouement d’El duque de Viseo, où le corps sanglant du duc est flanqué d’un côté des attributs de la monarchie — le sceptre et la couronne — et, de l’autre, de la tête d’Elvira, figée par la mort, une mort d’amour, dans la posture paradigmatique de la mélancolie (« la mano en la mejilla ») : « Descubren al Duque, sangriento. Y en una almohada la corona y el cetro ; y en otra doña Elvira, con la mano en la mejilla84 ».
L’adaptation de la grandeur épique
61La conscience qu’a Lope de l’efficacité pathétique du spectacle et, plus largement, de la force de la représentation directe conduit ainsi à une affirmation de la théâtralité de la tragédie. Si le modèle épique reste déterminant, notamment dans le cadre d’une conception du genre qui fait de l’histoire sa matière privilégiée et qui lie le pathos tragique à l’admiratio épique, le grand style et le recours au récit font en revanche l’objet de multiples adaptations. Lope élabore ainsi à partir du modèle épique — et on serait tenté de dire, malgré le modèle épique — un type de tragédie parfaitement adapté à la scène85.
62Ce travail d’adaptation, insuffisant dans la tragédie philippine — ce qui explique en partie son échec —, repose sur la prise en compte de la spécificité mimétique des deux poèmes, des protocoles de réception qu’ils requièrent et, également, des attentes et des goûts particuliers de leurs destinataires respectifs. La Jerusalén conquistada s’adresse ainsi à un public, sinon savant, du moins cultivé. En témoignent le choix de son dédicataire, le futur Philippe IV, et le système d’annotations marginales qui accompagnent le texte : dans les marges sont glosés les noms propres, les références historiques et géographiques, parfois même les choix d’écriture de Lope, dans ce qui est une invitation évidente à une lecture érudite du poème. Les tragédies épiques sont au contraire destinées à être représentées devant un public du corral de comedias qui, s’il n’était pas massif, n’était pas constitué que d’une élite86. Lope rompt avec la définition du public modèle que se donnait la tragédie philippine. S’il a toujours la velléité de faire œuvre d’historien, son ambition est moins savante que dans La Jerusalén conquistada. La tragédie s’ouvre ainsi à un autre type de public, orientation évidente dans les concessions — nombreuses — au goût du vulgo du corral : lances de amor souvent mal reliés à l’intrigue (El casamiento en la muerte, La imperial de Otón, La campana de Aragón), et recours au spectaculaire qui ne se limite d’ailleurs pas au spectacle tragique sanglant (scènes de la cueva enchantée dans El casamiento en la muerte, bal dans La imperial de Otón, mort merveilleuse d’Alfonso dans La campana de Aragón, tournoi dans El marqués de Mantua, etc.).
Un nouvel équilibre entre représentation directe et récit : les scènes de bataille
63Les scènes de bataille, qui jalonnent les tragédies épiques, constituent un bon point d’observation de l’adaptation à laquelle Lope soumet le modèle épique.
64Dans le premier acte de La gran Semíramis de Virués, les spectateurs n’assistaient qu’aux préliminaires de la prise de Batra (vv. 175-225). La bataille en elle-même n’était pas représentée : elle avait lieu hors scène. Le cours de l’action reprenait après une ellipse explicitée par la didascalie « Después de una gran batalla dentro87 », et la bataille était décrite a posteriori dans la dernière scène de l’acte, dans un récit en hendécasyllabes libres, qui rappelle le traitement épique de la scène de bataille :
Zopiro
Notables casos, admirables hechos,
horrendos espectáculos se han visto
hoy en esta ciudad, Celabo amigo.
Celabo
Estoy, Zopiro, atónito y pasmado,
que con haber tantas batallas visto,
tantos sacos y asaltos de ciudades,
digo que cuanto he visto junto es menos
de lo que hoy ha pasado de miseria
en este miserable y triste pueblo.
Zopiro
¡Qué lástima era ver las damas bellas
tratadas por mil bárbaros soldados
tan rigurosa, tan violentamente!
¡Qué compasión el grito de los niños;
qué terneza los llantos de los viejos;
que horror la muerte de los fuertes mozos,
qué temor la braveza y furia airada
de las crueles armas vencedoras,
de las gentes indómitas feroces;
qué confusión el diligente saco;
el bullicioso ardiente y fiero robo
de la cruel y codiciosa gente;
qué espanto, qué recelo el fuego airado
que se prendía por los altos techos;
qué terror, qué fiereza los rumores,
las altas estampidas y estallidos
que las casas y templos, muro y torres
daban, viniendo con su peso abajo!
¡Oh, soberano Artífice del mundo,
y en cuán inormes formas se ha mostrado
la sangrienta crueldad en este día88!
65Le récit usait alors des ressorts de l’evidentia pour donner une illusion d’immédiateté (propre à la représentation théâtrale), tentant de corriger, par un mécanisme compensatoire, le défaut de représentation directe de la bataille. La finalité pathétique du récit entraînait le recours au grand style, notamment aux divers mécanismes de l’amplification décrits dans les rhétoriques de l’époque comme aptes à susciter les affects89 et aux « termes violents » (« vocablos fieros90 ») dont parlait Cueva.
66Dans les tragédies épiques de Lope, on assiste au contraire à une affirmation de la théâtralité qui conduit, le plus souvent possible, à la représentation directe des scènes de bataille. Les difficultés inhérentes à ce genre de scènes (coût, taille de la compagnie, taille du théâtre91) expliquent que la représentation soit le plus souvent partielle et que le dramaturge ait encore recours au récit, même si Lope repousse significativement les limites de la représentation de la guerre au regard de la pratique de ses prédécesseurs.
67La campana de Aragón débute ainsi en plein combat devant les murs de Huesca par l’apparition spectaculaire de Santiago : « Empiézase la comedia con ruido de cajas y batalla, moros que salen huyendo y cristianos tras ellos, y descúbrese Santiago a caballo armado en lo alto y moros heridos a los pies92 ».
68Après avoir assisté à la vision du saint, qu’ils méprennent pour Georges, le roi et son frère célèbrent la victoire du héros auquel ils doivent la prise de Huesca, Don Fortunio, dans un récit qui permet de fournir des éléments d’exposition et, ce faisant, de donner une vision synthétique de la bataille dont n’est représenté que le final glorieux :
Rey
A Dios se debe la gloria,
y a Jorge, desta vitoria,
y entre nosotros es llana
de don Fortunio Lizana
la hazaña digna de historia.
Don Alfonso
De grande importancia ha sido,
fuera del que al cielo pides,
el socorro que has traido;
para ser igual a Alcides,
solo le falta el vestido.
Rey
Causaron grandes desmayos
estos trescientos lacayos
con las mazas que traían,
que en los moros discurrían
como por el viento rayos;
quebraban piernas y brazos,
máquinas, caballos y hombres
iban haciendo pedazos.
Don Alfonso
Bien es que tuyo le nombres.
Rey
Hoy merece mis abrazos.
Don Fortunio
En el suelo estoy, señor,
y tu perdón esperando.
Rey
En mi pecho estás mejor
donde hoy te he visto animando
con el tuyo mi valor.
Y de haberte desterrado,
Fortunio, estoy enojado
con mi esquiva condición.
Don Fortunio
Juntos en esta ocasión,
habemos, señor, ganado.
Tú a Huesca al valiente moro,
y yo tu gracia, tesoro
que ha de enriquecer mi honor,
porque es tu gracia mayor
que ciudades, plata y oro.
Desterrado me tenías,
en los montes pirineos,
pasando noches y días,
donde a mis buenos deseos
tan notable agravio hacías.
Supe que a Huesca asaltabas;
trescientos hombres junté
con esas mazas o clavas
y de los montes bajé
por el peligro en que estabas.
Si merecía tu perdón,
el parabién es razón
de la vitoria me den.
(Ibid.)
69Le récit de la bataille en elle-même, qui tient en moins d’une décima (« Causaron grande desmayos […] haciendo pedazos ») est très limité. Il est pleinement intégré à l’action puisqu’il s’agit de montrer la réconciliation entre le roi et son vassal, rendue possible par la prouesse de ce dernier. Le rapport entre récit et représentation directe est moins un rapport de substitution que de complémentarité. Spectacle et récit s’entrelacent dans le cadre d’un tableau à la théâtralité nettement affirmée autour de deux scènes spectaculaires : celle de l’apparition du saint, sur laquelle s’ouvre la pièce, et celle de l’exhibition des têtes de l’ennemi brandies comme des trophées par Don Nuño après qu’il les a tranchées hors scène.
Don Nuño en lo alto ponieno el estandarte del Rey en el muro
Don Nuño
¡Huesca por el rey don Pedro!
¡Huesca del rey de Aragón! (Retírase)
Rey
Ya de tierra y de honor medro.
Don Alfonso
Voces de don Nuño son,
bien digno de lauro y cedro.
Rey
Fuertemente ha peleado.
Don Fortunio
Es, aunque mozo, soldado
de gran valor.
Rey
Yo lo estimo
¡Oh cuánto en mirar me animo
aquel pendón levantado!
Salen don Nuño con espada y rodela, y dos o tres criados que traen cuatro cabezas de reyes moros.
Don Nuño
Ya queda Huesca por ti,
rey famoso aragonés,
que a su mezquita subí,
y aquestas lunas que ves,
a tus cruces abatí:
allí, señor, enarbolo
tu estandarte, y queda solo,
dando terror al pagano.
Rey
Eres un Marte cristiano,
famoso de polo a polo.
Son señales de tus proezas
esas cabezas cortadas.
(Ibid.)
70La représentation de la bataille reste partielle (représentation de l’épisode final seulement, action représentée à la fois sur scène et hors scène), mais Lope compense les limitations imposées par les possibilités de la scène par la constitution de scènes spectaculaires qui donnent une vision synthétique et condensée de l’action théâtrale dont il ne peut donner une image complète. Dans ce cadre, le discours des personnages témoins de l’action ne se substitue pas à elle selon le procédé de la teichoscopie, mais souligne au contraire la théâtralité de l’épisode : il remplit une fonction déictique qui renvoie aussi bien à l’action hors scène (« Voces de don Nuño son ») qu’à l’action représentée sur les planches (« esas cabezas cortadas »), donnant ainsi une illusion de représentation à la fois continue et complète.
71L’épisode de la bataille d’Almenar, dans le deuxième acte d’El bastardo Mudarra, obéit à des mécanismes de construction similaires. La bataille est représentée partiellement (vv. 1627-1757) par le même système de va-et-vient entre action hors scène et sur scène. Le recours initial à la teichoscopie (vv. 1632-1657) ne se substitue pas à l’action scénique : il permet de poser le cadre de l’action, en donnant une image du camp adverse et des mouvements de masse des deux camps avant que ne soient effectivement représentés les moments de la bataille nécessaires à l’action (entrée du traitre Ruy Velázquez, prêt à consommer sa vengeance, fuite du personnage de Lope qui pourra ainsi rapporter la trahison) et au positionnement générique de la pièce, en montrant la mort de Gonzalo au combat :
72Torne la guerra, y salga Gonzalo, todo sangriento, con la espada desnuda.
Gonzalo
¿Adónde estás, vil cobarde?
Ven a beber sangre, ven,
pues te has vengado tan bien,
aunque te has vengado tarde.
Autor de hazañas tan bellas,
ven, mátame cara a cara,
que, aunque de espaldas te hallara,
también la tienes en ellas.
Sangre de Lara hay en ti;
ven, infame caballero;
sacarétela primero;
mas no haré, que huirás de mí.
¡Muerto soy! ¡Ay, padre mío!
(Id., El bastardo Mudarra, éd. Sáinz de Robles, pp. 680-681)
73Le récit n’est pas entremêlé à l’action comme dans La campana de Aragón, il intervient a posteriori dans une séquence indépendante où il permet de compléter la représentation directe, nécessairement partielle, et de produire un effet pathétique, l’ennemi qui fait le récit de la défaite célébrant la grandeur des victimes en même temps qu’il compatit devant leur sort :
Fue una cosa notable, Arlaja,
ver del modo que el traidor
con los siete Infantes marcha
hasta la vega de Fabros,
donde luego yo y Viara
de un pinar salimos juntos
con la gente más gallarda
que el Rey tiene en sus fronteras,
hecha una selva de lanzas.
Un viejo entonces, que dicen
que fue el ayo que criaba
estos malogrados mozos
en las letras y en las armas,
a voces dijo: «¡Traición!»;
Mas no volvió las espaldas;
que de nuestra sangre y suya
vio presto rojas las canas.
Cercámoslos mucho tiempo,
después de una gran batalla,
donde de hambre murieran,
dando por victoria infamia.
Llevámosles de comer;
que aun pienso que lastimaban
a sus propios enemigos,
que lo malo a nadie agrada.
Mas Ruy Velázquez entonces,
puesta la mano en la barba,
juró que a Almanzor diría
la inobediencia y la causa.
Temimos, y así vendidos,
desnudó un moro la espada,
y les cortó las cabezas;
pero un mozo a quien llamaban,
por la braveza y la edad,
el menor de los de Lara,
arremetió con el moro,
y le dio tan gran puñada
que los sesos y los dientes
a un mismo tiempo le faltan.
Hizo antes de morir
tan estupendas hazañas,
que no lo fueran mayores
de un fiero león de Albania.
(Ibid., pp. 682-683)
74Les tragiques philippins n’ignoraient pas cette efficacité pathétique du récit, mais ils donnaient également à ce dernier une fonction mimétique que les progrès de la représentation directe rendent moins essentielle dans les tragédies épiques de Lope. Le récit, s’il y reste efficace, n’est plus premier. La représentation directe est privilégiée, et mise au service de l’action et du genre. La théâtralité de l’épisode militaire culmine d’ailleurs, in fine, dans l’exhibition des cabezas cortadas des victimes, sur laquelle se clôt le deuxième acte.
75À cet égard, le traitement de la bataille d’Alquazarquivir dans l’incipit du deuxième acte de La tragedia del rey don Sebastián est singulier par l’importance qu’y occupe le récit. Sommairement représentée à la fin du premier acte, la bataille dans laquelle périt le roi Sebastián est relatée dans un long récit rétrospectif (vv. 1157-1332), d’inspiration épique, au début de l’acte suivant. Le récit y est utilisé à des fins pathétiques, fonction que souligne d’ailleurs la réplique qui lui fait suite, de la part de son destinataire : « El alma me suspendiste ». Mais le récit est surtout rendu nécessaire par la structure en diptyque de la pièce — tragédie de Sebastián dans le premier acte, conversion et baptême du prince du Maroc dans les deux autres —, qui exigeait de renforcer la solidarité entre ces deux parties indépendantes, ce que fait le récit en inscrivant le deuxième volet de la pièce dans la continuité directe de la tragédie du premier acte. La geste héroïque du père (Mahamet) et de son allié portugais catholique (Sebastián), qui périssent ensemble sur le champ de bataille, détermine la trajectoire du fils (Muley Jeque) jusqu’à sa conversion. Le récit, qui intervient après une longue ellipse, permet de lui transmettre la mémoire du combat et de poser ainsi les fondements du deuxième acte de l’action. Son degré de précision, d’où découle en partie sa longueur, s’explique par ailleurs par la volonté du dramaturge (plus prononcée que dans les pièces inspirées d’une matière plus ancienne, autorisant un traitement moins vériste), de rapporter la vérité de l’histoire, intention qui transparaît dans les points de contact nombreux de ce passage avec la chronique de Conestaggio dont il s’inspire93. Enfin, s’il évoque par sa fonction et sa longueur certains récits des tragédies philippines — on pense par exemple au récit de Diarco dans le troisième acte de La gran Semíramis —, il s’en distingue significativement sur le plan métrique et stylistique. Le récit se fait en romances et non plus en hendécasyllabes, et de la grandeur stylistique d’une tragédie conçue à l’image du poème épique ne subsistent que quelques comparaisons (« como otro Carlos de Gante », « más famoso que Alejandre », « más fiero que pintan armado a Marte »), et le recours à l’accumulation (« entra, rompe, hiere, mata, / corta, derriba, deshace ») :
Al fin, la gran multitud,
que como granizo cae,
venció, y no por el valor
que no es razón que se alabe.
Murió el Duque, murió Aldana
capitán de insignes partes,
que en las armas y las letras
dicen que es justo alabarle.
Prendieron a don Antonio
y a otros hombres principales.
Púsose a caballo el Rey,
como otro Carlos de Gante,
y despreciando la vida,
para no venir a darse,
por los moros va más fiero
que pintan armado a Marte.
No le espanta a Sebastián
que tres caballos le maten:
entra, rompe, hiere, mata,
corta, derriba, deshace;
pero es uno y son cien mil.
Muere Sebastián, traénle
muerto al nuevo rey, un rey
más famoso que Alejandre.
(Ibid., p. 881)
76L’hypotypose est toujours mise au service d’un double effet visuel et pathétique, le récit de bataille contribuant ainsi au positionnement générique de la pièce. Mais le changement de mètre s’accompagne d’un resserrement de la phrase et du rythme qui marque une rupture avec les mécanismes d’amplification du grand style épique.
77Adapté sans pour autant disparaître, le récit, ainsi redéfini, signe à la fois la persistance et la mise à distance du modèle épique dans ces différentes pièces. Il reste un marqueur de genre efficace, un support puissant de l’effet pathétique et un facteur de cohérence dans des pièces à la composition relativement lâche et à l’action multiple (son maintien est, en ce sens, le corrolaire de la structure épique de ces tragédies). Mais il s’efface devant l’action théâtrale pour n’intervenir que dans une fonction d’embrayeur (qui pose le cadre épico-tragique de la scène de genre) ou de rappel, dans le cadre d’un récit analeptique qui peut renforcer l’effet pathétique d’une scène effectivement représentée en amont.
De la grandeur au gracioso
78Dans ses tragédies épiques, Lope soumet l’estilo alto à un processus d’ajustement qui lui permet de l’adapter à un public de spectateurs qui n’est pas le même que celui auquel il destine son « épopée tragique ». Porteur d’un discours qui sert de contrepoint à ce qu’énoncent ses maîtres94, le gracioso, dans le cadre de la tragédie, sera un élément moteur de la mise à distance du paradigme de la grandeur. L’incorporation du personnage aux tragedias se fait de manière progressive et suit, plus ou moins, la chronologie générale de son apparition dans la comedia. Roma abrasada (1594-1603) est la seule tragedia sans gracioso, mais comporte néanmoins des scènes comiques (autour des équipées nocturnes d’un Néron, notamment). Sans être encore un gracioso à proprement parler, le valet de Baldovinos, dans El marqués de Mantua (1595), jouait déjà un rôle de contrepoint quand il prenait en charge certains énoncés graves et sérieux typiques du genre tragique. C’est le cas du passage, cité supra, dans lequel il relate les mauvais présages annonciateurs de la mort de son maître.
79Le discours convoque l’univers de la tragédie autour du stéréotype des mauvais présages, mais, prononcé par le valet, il revêt une ambiguïté étrangère au genre dans ses codifications antérieures. D’une part, l’énoncé des présages se voit abaissé au niveau des préoccupations couardes (« que por no escuchar su voz / me tapaba los oídos ») d’un personnage sans grandeur. Ce décalage menace de l’intérieur l’univers tragique convoqué par le motif stéréotypique. Dans le même temps, et c’est cette concomitance qui est source d’ambiguïté, la peur sincère du personnage du valet, sa conscience aiguë du risque qu’encourt son maître, font de lui, malgré sa basse condition, un acteur du pathos de la pièce et, partant, une partie intégrante de sa tragicité.
80À partir du début du xviie siècle, le discours du gracioso sera un des supports privilégiés de cette ambiguïté que Lope place au cœur même de la tragédie. Dans le dénouement de La inocente sangre (1604-1608), Lope construit une scène en diptyque à partir de ce principe de dédoublement de la grandeur tragique dans la figure et le discours du gracioso. À la fin de la tragedia, les deux frères Caravajales, accusés à tort de la mort du condestable de Castilla, Gómez de Benavides, sont jetés du haut de la Peña de Martos et leur valet, Morata, est promis au même sort. Le discours et l’attitude héroïque des Caravajales s’adaptent à la gravité de cette scène tragique type. Mais, après la chute des deux frères, le public assistait à une scène, qui était l’écho déformé de la scène tragique de la mort des héros, autour du personnage du valet. La description macabre du spectacle des deux corps écrasés est suivie du rappel du sort tragique auquel est aussi promis Morata : il doit sauter. Mais Morata refuse de s’exécuter.
Don García
Ya van entrambos
tiñendo de sangre y sesos
la verde Peña de Martos.
¿Ea vos, a qué aguardáis,
que no seguís vuestros amos?
Morata
¿Piensas por dicha que es esto
ir delante del caballo?
Don García
Acabad, no repliquéis.
Morata
Espérese, que ya acabo
aquestas Ave Marías.
Don García
¿Qué os falta?
Morata
Treinta rosarios.
Don García
¡Despacio estáis, por mi fe!
Morata
Yo quisiera estar despacio.
Don García
¿No veis el calor que hace,
y que me estoy abrasando?
Morata
No sudo yo, que ya estoy
para dar el salto en vago,
y ¿suda vuestra merced?
Don García
Pues en verdad que no es tanto.
Morata
¿Esto le parece poco?
Mas pues es tan forzado,
tómelo de tres la una.
Don García
Acabad.
Morata
¡Terrible salto!
Déjeme vuestra merced
poner bien los pies y manos,
no me haga mal al rostro.
Don García
¿Pensáis que es echarse en Tajo?
Morata
¡Mal tajo le den, amén
al que este revés me ha dado!
Sopetón, uñas arriba,
mojada al uso del Rastro…
¡Vive Dios, que no me atrevo
cada vez que miro abajo!
Don García
Ea, despeñalde.
Morata
¡Adiós
ilustrísimos lacayos,
ríos, fuentes, lavaderos,
cofias, delantales blancos!
Adiós, escobas, panderos,
sayas y sayuelos pardos!
¡Adiós Illana, adiós Coca,
San Martín95!
81Signe le plus évident de l’adaptation du paradigme de la grandeur, l’intégration du gracioso à la tragédie ne signifie pas pour autant la mort du genre. Le renoncement à la grandeur pure et, avec elle, à la tragédie pure (qui n’est pas renoncement au genre) produit une ambiguïté qui est mise au service de la tragédie. Le contraste entre les deux scènes du dénouement de La inocente sangre renforce l’effet pathétique de la scène de la mort des innocents en la mettant en perspective. Le soulagement ponctuel produit par le gracioso, son discours et son sort (puisqu’il est sauvé in extremis), soulignent rétroactivement l’horreur des morts précédentes. On est donc ici plus proche d’une esthétique maniériste de l’oxymore qui, en juxtaposant les contraires, les rehausse par contraste, que du modèle guarinien du mixte tragi-comique où l’élément comique est introduit pour libérer les spectateurs de la mélancolie tragique96 par un mécanisme de temperamento97.
82Les années 1590-1610 sont des années d’adaptation. La tragédie lopesque se fonde sur le paradigme de la grandeza qu’elle partage avec l’épopée. Mais Lope ne se contente pas d’une imitation stricte du modèle épique qui aurait considérablement limité la représentabilité de ses tragedias, comme cela avait été le cas de la tragédie philippine. Conscient des compétences et des goûts du public auquel il destine ses œuvres, Lope réussit dès ces années de transition à écrire des tragédies qui, tout en appartenant à ce paradigme de la grandeza, se distinguent suffisamment de la grandeza heroica — au point même, parfois, de la subvertir dans le discours du gracioso — pour être reçues avec succès par le public des corrales. Progressivement, le fossé entre l’« épopée tragique » et les tragédies épiques va se creuser : la tragédie se recentre sur l’action et sur son déploiement scénique tandis que la pratique de l’estilo alto se limitera au champ de l’épopée. Au moment où Lope se met à écrire la Jerusalén conquistada et, plus encore, au moment où il la publie, en 1609, cette tendance est d’ailleurs dejà bien engagée. El bastardo Mudarra est une manifestation relativement tardive d’une tragedia d’inspiration épique dont le grand âge se situe au tournant du siècle.
III. — De la grandeza à la gravedad
De l’estilo alto au caso grave : le redéploiement ambigu de l’épique
83Cette adaptation de la grandeza épique s’accompagne d’une diversification de la matière tragique. Les premières tragedias et tragicomedias étaient presque toutes des tragédies à matière historique ; à partir de la fin des années 1590, la matière tragique se diversifie. Elle se tourne vers la sphère de l’intime et prend pour objet, au côté des sujets épiques, les cas d’honneur (casos de la honra). La double intrigue tragique qui se constituait dans El príncipe despeñado autour d’un roi tyran et violeur, autrement dit autour d’un crime relevant à la fois du droit public et du droit privé, illustre particulièrement bien ce déploiement de la tragédie vers la sphère privée.
84Cet intérêt pour l’histoire privée et non plus seulement pour l’histoire n’est sans doute pas étranger à la mode des Histoires tragiques. En 1589, paraît en Espagne une version espagnole des Histoires tragiques de Bandello98, traduites par Belleforest, qui inspireront au moins trois de ses comedias tragiques à Lope : El mayordomo de la duquesa de Amalfi, Castelvines y Monteses, tragicomedia et El castigo sin venganza, tragedia99. Cette évolution s’inscrit aussi dans la logique de mise à distance de la grandeza dont on vient de décrire les débuts : la limitation des traits de grandeur stylistique s’accompagne d’un abaissement de la qualité des personnages qui, à terme, rend possibles les tragédies de l’honneur paysan100 — Peribáñez et Fuente Ovejuna —, autrement dit des tragédies dont les victimes sont des personnages de basse extraction, en principe étrangers à l’univers de la tragédie.
85On s’intéressera ici à cette évolution dans la perspective de l’histoire de la réception des tragedias : elle marque la fin d’un cycle de pratique de la tragédie fondée sur le paradigme de la grandeur. Cet effacement de la grandeza n’est pas radical. Il dépend du type de matière mise en œuvre dans les tragedias : Lope ne rompra jamais avec sa matière tragique favorite, l’histoire (El bastardo Mudarra date de 1612) et ses grandes tragédies historiques (La inocente sangre, El duque de Viseo) sont des tragedias de la grandeur, bien que celle-ci y soit dûment adaptée.
86Cette évolution est lente. La tragedia évolue progressivement de la grandeza vers la gravedad. Au tournant du siècle, dans le théâtre de Lope, la grandeza tragique se vide de nombre de ses traits rhétoriques pour devenir de plus en plus une propriété du cas représenté. Dans El príncipe despeñado, le grand style s’efface devant le langage de l’espace et la rhétorique du silence pour dire la tragedia de Blanca. La gravedad de la scène du viol était signifiée par le recours à une figure archétypique unique qui la suggèrait au lieu de la dire. Le viol, caso grave par excellence, était suggéré par le recours à un couple de figures topiques : Tarquin et Lucrèce101. L’« espectáculo fiero » ou l’image agissante mise en œuvre dans les tragédies du début du siècle, y compris les pièces épiques, obéissaient à la même logique de recherche d’un effet de grandeur qui ne dépende plus uniquement du grand style. Ce recours aux images et aux figures, qui est le corollaire d’une redéfinition stylistique globale des tragédies, s’affirme tout particulièrement dans les tragedias qui mettent en scène les casos de la honra.
Les tragédies de l’honneur
87Les casos de la honra dramatisés sont de deux types : les casos de viol liés à un abus du pouvoir (variations sur le thème de Lucrèce) et les casos d’adultère punis par le sang. Ils inspirent une série de pièces que l’on peut classer102 en reprenant cette grande bipartition103 :
88Les tragédies du viol par le tyran :
- El marqués de Mantua, tragicomedia (1596),
- El príncipe despeñado, tragicomedia (1602),
- La corona merecida (1603),
- Peribáñez y el comendador de Ocaña, tragicomedia (1610),
- Fuente Ovejuna (1612-1614),
- El mejor alcalde el rey (1620-1623).
89Les tragédies du châtiment de l’adultère :
- Los comendadores de Córdoba (1596-1598),
- La victoria de la honra (1609-1612),
- Porfiar hasta morir (1624-1628),
- El castigo sin venganza, tragedia (1631).
90À ce deuxième groupe de pièces, dont aucune, à l’exception d’El castigo sin venganza, n’a été désignée par Lope comme tragedia, on pourrait rattacher El mayordomo de la duquesa de Amalfi. Il ne s’agit pas d’un cas d’adultère, mais d’un cas de dégradation de l’honneur qui est suivi du même processus : la faute de la duchesse, qui s’est mariée en secret avec son majordome, est punie de mort par les protecteurs de son honneur, ses frères.
91Si les pièces du deuxième groupe voisinent, pour certaines d’entre elles, avec la tradition de la nouvelle tragique, les comedias du premier groupe dérivent, en revanche, de la tradition d’ascendance sénéquienne et italienne de la tragédie à tyran (elle-même reprise par la tragédie philippine), ce qui explique peut-être que Lope les ait plus spontanément intitulées tragedias ou tragicomedias. Mais, si les tyrans de la tragédie philippine commettaient des crimes politiques (Atila104) ou privés, mais motivés par un enjeu politique (la soif de pouvoir de Semíramis), les rois ou puissants de ce groupe de pièces abusent de leur pouvoir dans la sphère de l’intime. Lope n’a pas l’apanage de ce sujet, magistralement exploité avant lui par Guillén de Castro. Le roi d’El amor constante ne faisait pas tuer son frère Celauro parce qu’il menaçait son pouvoir, mais parce qu’il l’avait empêché de jouir de Nísida. Le prétexte de la menace politique servait d’alibi pour justifier un conflit qui, en réalité, se jouait sur le plan privé. Les rois violeurs de ces pièces de Lope sont des rois de comédie, des rois séducteurs, plus occupés par leurs amours que par les affaires publiques et dont la cruauté ne se manifeste que devant l’échec de leur désir amoureux. C’est alors qu’ils deviennent des « tyrans », selon le terme qu’emploient leurs victimes pour les désigner.
92Dans El amor constante de Guillén de Castro, le tyran était à la fois Tarquin et Caïn : violeur (en puissance) et fratricide. Il est curieux d’observer comment Lope, qui a consacré tout un cycle de comedias à un couple de personnages fratricides — Pedro de Castilla et Enrique de Trastámara105 —, n’a jamais cherché à exploiter les potentialités tragiques du caso du fratricide. En effet, alors même que Lope reprend la légende d’un Pedro violeur que l’on retrouve sous les traits du roi Alfonso dans La corona merecida (inspirée par l’histoire de sa relation avec María Coronel), on assiste dans son théâtre à un véritable « rejet » de la tragédie « caïnesque »106.
93Cette résistance de Lope à exploiter la tragédie de Montiel permet de mieux comprendre peut-être son intérêt pour la thématique du viol. La tragédie de Montiel se serait jouée entre deux rois alors que la tragédie du viol, telle qu’il l’a configurée dans les pièces ci-dessus autour de l’abus de pouvoir des rois ou des puissants sur leurs sujets, c’est-à-dire sur des personnages inférieurs, permettait de faire surgir la tragédie des tensions constitutives de la Comedia Nueva et notamment de l’opposition entre grandeur et bassesse. Les victimes des premières tragédies du viol sont en effet des dames qui appartiennent à une noblesse moyenne (El príncipe despeñado, El marqués de Mantua), mais dans les pièces plus tardives, ce principe est poussé à l’extrême dans les drames de l’honneur paysan.
94Dans la mesure où un faible nombre de ces pièces ont été désignées comme des tragedias ou des tragicomedias par leur auteur et où la plupart présentent de surcroît peu de traits du patron tragique, on peut légitimement se demander si, aussi grave que fût le caso qu’elles représentaient, ces pièces étaient perçues par leur public comme des tragédies. Les comedias du second groupe, celles du châtiment de l’adultère, étaient les plus facilement identifiables au genre, compte tenu de leur dénouement sanglant. Qui plus est, la mode des « histoires tragiques » devait avoir entraîné une redéfinition partielle de l’horizon d’attente du public de la tragedia, le terme pouvant désormais s’appliquer à des histoires construites autour d’un fait divers sanglant, impliquant des personnages qui n’étaient pas nécessairement élevés. Le patron tragique y restait relativement important, seuls le statut social des personnages et, avec lui, la hauteur du style étant altérés.
95Le dénouement de Los comendadores de Córdoba maintenait même un lien explicite avec le grand genre épique. Le style est moyen, sans traits de grandeza, mais le mari vengeur est décrit comme un héros épique. L’épisode du châtiment sanglant s’ouvre en effet sur ces déclarations du Veinticuatro qui renvoient explicitement à la figure de Roland :
Hoy ¿en qué me diferencio
de otro furioso Roldán?
Ay, honra, veisme aquí ya
en vuestro teatro puesto
como todo hombre lo está;
que nacimos para esto
desde que Dios ser nos da.
(Vega, Los comendadores de Córdoba, p. 1132)
96Le Veinticuatro, tel le guerrier épique sur le champ de bataille, ravage tout ce qui se présente à lui : amants, épouse, serviteurs, animaux… C’est au Furioso, variante ariostesque du héros épique, plus romanesque et moins classique que ceux du Tasse, que s’identifie ce personnage tragique d’un nouveau type, dont le drame ne se situe pas sur le champ de bataille mais sur celui de l’amour. Toutefois, la rupture avec le modèle de la tragédie épique n’est pas franche puisque la mise à mort de l’épouse est présentée comme une prouesse épique :
Hecho famoso y notable
tan digno de eterna fama
que de un rey noble te llama
y de un reino memorable,
sois don Fernando tan digno
de premio por tal venganza
que hasta un rey parte alcanza
del honor que a vos os vino.
(Ibid.)
97Ce haut fait sanglant, qui assure la dignité tragique du héros, est mis en relief par le recours au patron tragique dans le dénouement. La mise en scène spectaculaire de la mort violente, relayée ensuite par un long récit de catastrophe qui se clôt par cette image du geste du mari vengeur, transperçant de six coups le corps de son épouse :
… la misma espada que ciño,
y la que desnudo, que es esta,
pasó su pecho seis veces.
(Ibid., p. 1139)
98Dans ces comedias du châtiment de l’adultère, Lope, loin de rompre avec le patron tragique, ne fait qu’en amplifier le spectre en intégrant un nouveau type de casos graves, les casos de la honra. La continuité avec les tragédies épiques est plus évidente qu’elle n’y paraît à première vue et l’appartenance au genre des drames d’honneur semble davantage reposer sur la configuration pathétique (exhibition du fait violent) et épique (triomphe, victoire du mari) du caso de la honra que sur une exemplarité relevant de la tradition de l’exemplum. Autrement dit, ces pièces sont moins tragiques parce qu’elles montrent le châtiment de l’adultère que par la célébration qui y est faite de la grandeur du héros qui s’illustre dans le haut fait sanglant. Cet ancrage dans le sang et l’épopée reste prioritairement définitoire du genre tragique pour Lope, même dans ces cas qui relèvent de l’amour et de l’intime. La tragédie de la honra n’entraîne donc pas une rupture ni une reconfiguration de la tragédie lopesque sur le mode d’une exemplarité conçue selon le principe du récit exemplaire médiéval avec justice poétique in fine, mais tend plutôt à confirmer l’importance fonctionnelle d’un modèle épique qui demeure opérant dans la définition du genre tragique au-delà d’adaptations formelles de plus en plus nombreuses et du déplacement de l’action vers la sphère de l’intime et du privé.
L’honneur paysan : Fuente Ovejuna et Peribáñez
99Dans les drames paysans, la fracture avec l’univers épique et avec le paradigme de la grandeur semble consommée. Or, au moment où s’écrivent ces pièces, la grandeur reste l’un des deux grands traits de la valeur d’usage du terme de tragedia, c’est-à-dire de sa définition dans le dictionnaire. En 1611, on lisait dans le Tesoro de Covarrubias :
Tragédie : une représentation de personnages graves, comme les dieux des Gentils, comme des héros, des rois et des princes, qui d’ordinaire s’achève par un grand malheur107.
100En faisant évoluer la tragedia de la grandeza vers une gravité qui implique de moins en moins lo grande, voire s’en dispense, la pratique tragique de Lope ne coïncidait plus exactement avec les compétences génériques de base de son public. En effet, si Covarrubias choisit l’adjectif « grave » et non « grande », là où un siècle plus tôt Hernán Nuñéz, glosant Juan de Mena, parlait de « grandes príncipes », il n’en demeure pas moins qu’il renvoie à une hauteur (« héroes, reyes y príncipes ») qui reste sans référent dans Peribáñez, où le roi n’a plus qu’une fonction d’arbitrage final.
101Des deux grands traits de la définition de Covarrubias, Fuente Ovejuna et Peribáñez ne présentent que le dernier : un grand malheur (« gran desgracia »). Fuente Ovejuna et Peribáñez lavent leur offense dans le sang. Le pardon final, dispensé dans les deux pièces par l’autorité royale, ne fait pas de la pièce une tragédie de lieto fine. Il permet de rappeler les faits dans le cadre d’un récit plaidoyer qui reprend le modèle du récit de messager. Aussi l’épisode du pardon est-il moins le lieu de la clémence d’un roi arbitre qui laverait le criminel d’une faute impardonnable, que le lieu d’une dernière justification de la vengeance sanglante. Autrement dit, loin de l’annuler, le pardon final sublime l’assassinat en le justifiant, comme dans le dénouement de Los comendadores de Córdoba. Les drames de commandeur rejoignent alors ceux du châtiment de l’adultère autour de la célébration épique du héros vengeur dans des dénouements qui par leur double nature pathétique et épique s’inscrivent pleinement dans la pratique lopesque du genre tragique. Mais cette poétique du dénouement n’entrait-elle pas en contradiction avec la configuration explicite de l’intrigue de la pièce dans un cadre qui se situe, a priori, aux antipodes de la grandeur ? Et, compte tenu de ce paradoxe, ce dénouement suffisait-il à faire de ces pièces des tragédies aux yeux du public ?
102Dans le cas de Fuente Ovejuna, probablement. En premier lieu, parce la mort est traitée à la manière de la tragedia. Représentée sur scène, la mort est rapportée par un long récit qui évoque le récit de catastrophe des fins de tragedia.
Flores
Católico Rey Fernando,
a quien el cielo concede
la corona de Castilla,
como a varón excelente:
oye la mayor crueldad
que se ha visto entre las gentes
desde donde nace el sol
hasta donde se escurece.
Rey
Repórtate.
Flores
Rey supremo,
mis heridas no consienten
dilatar el triste caso,
por ser mi vida tan breve.
De Fuente Ovejuna vengo,
donde, con pecho inclemente,
los vecinos de la villa
a su señor dieron muerte.
Muerto Fernán Gómez queda
por sus súbditos aleves;
que vasallos indignados
con leve causa se atreven.
Con título de tirano,
que le acumula la plebe,
a la fuerza desta voz
el hecho fiero acometen;
y quebrantando su casa,
no atendiendo a que se ofrece
por la fe de caballero
a que pagará a quien debe
no solo no le escucharon,
pero con furia impaciente
rompen el cruzado pecho
con mil heridas crüeles,
y por las altas ventanas
le hacen que al suelo vuele,
adonde en picas y espadas
le recogen las mujeres.
Llévanle a una casa muerto
y a porfía, quien más puede
mesa su barba y cabello
y apriesa su rostro hieren.
En efeto fue la furia
tan grande que en ellos crece,
que las mayores tajadas
las orejas a ser vienen.
(Vega, Fuente Ovejuna, pp. 97-98, vv. 1950 sqq.)
103L’urgence du récit (« mis heridas no consienten / dilatar el triste caso »), son extension, la description détaillée de la violence physique à laquelle il procède, tout comme les grandes isotopies lexicales sur lesquelles il repose (« furia », « fiero », « triste », « crueldad ») renvoient au dispositif tragique du récit de messager. La mort du commandeur n’est pas qu’une solution à l’intrigue, elle est traitée selon des dispositifs textuels stéréotypés, directement empruntés au patron tragique, qui témoignent de l’intention de Lope d’inscrire la pièce dans cette tradition générique.
104Mais surtout, la présence du patron tragique dans la pièce ne se limite pas au dénouement. Elle est latente tout au long de la pièce et le choix de mettre au centre de l’action des personnages de basse extraction, le peuple de Fuente Ovejuna, ne suffit pas à l’occulter. Le récit de Laurencia définit son caso comme un cas d’abus de pouvoir tyrannique, ce qui est une cas topique de la tragédie du xvie siècle. Elle reproche en effet à son père de l’avoir laissée à la merci du commandeur en ces termes : « porque dejas que me roben / tiranos sin que me vengues » (ibid., p. 86, vv. 1727-1728) ; à l’issue de ce récit qui conduit au meurtre de Fernán Gómez, le terme de tyran est dans la bouche de tout le village :
Mengo
Ir a matarle sin orden.
Juntad el pueblo a una voz;
que todos están conformes
en que los tiranos mueran. […]
¡Mueran tiranos traidores!
Todos
¡Traidores tiranos mueran!
(Ibid., p. 89, vv. 1807-1816)
105Enfin, l’importance de lo humilde dans la pièce ne s’accompagne pas de la disparition de lo grande. L’évocation permanente du contexte politique et militaire dans des épisodes qui, dès la scène initiale, ont pour protagonistes principaux le grand maître de Calatrava et les futurs Rois Catholiques, constitue un cadre de grandeur extrêmement saillant. Ces incursions ponctuelles d’épisodes qui situent la pièce dans son contexte politique — celui de l’arrivée au pouvoir des Rois Catholiques — resituent constamment la pièce dans un horizon historique, qui est un horizon de grandeur. L’imbrication du cas de la villana dans ce cadre plus large, la définition de l’intrigue comme un cas d’abus de pouvoir tyrannique, et le recours dans le dénouement aux grands stéréotypes scéniques et textuels de la mort violente tragique (cabeza cortada108 et récit de catastrophe) inscrivaient la pièce dans la tradition tragique.
106Plusieurs éléments laissent penser que Lope avait également conçu Peribáñez y el comendador de Ocaña comme une pièce relevant du genre tragique. D’abord, son étiquette générique, celle de tragicomedia, qui la distingue explicitement du gros de la production du Phénix du point de vue du genre. Ensuite, la récurrence d’un motif qui est très spécifique à la pratique tragique de Lope, celui de la chute : Peribáñez interprète la chute du commandeur, au premier acte, comme un présage funeste (« Por mal agüero he tomado, / que caiga el Comendador109 »), il tombe lui aussi de manière inexpliquée, à son retour de Tolède, (« caí de unas cuestas altas / sobre unas piedras », ibid., p. 149, vv. 2019-2020), occurrences interprétées comme des mauvais présages dont on peut rapprocher le ruban noir que Casilda lui remet quand il part au combat, et dans lequel il voit un « favor desesperado / [que] promete luto o destierro » (ibid., pp. 166-167, vv. 2426-2427). Enfin, le dénouement, qui reprend les grands dispositifs stéréotypiques des fins de tragédie, dont le récit du messager :
Peribáñez
Con nombre de capitán
salí con ellos de Ocaña;
y como vi que de noche
era mi deshonra clara,
en una yegua, a las diez,
de vuelta en mi casa estaba;
que oí decir a un hidalgo
que era bienaventuranza
tener en las ocasiones
dos yeguas buenas en casa.
Hallé mis puertas rompidas
y mi mujer destocada,
como corderilla simple
que está del lobo en las garras.
Dio voces, llegué, saqué
la misma daga y espada
que ceñí para servirte,
no para tan triste hazaña;
pasele el pecho, y entonces
dejó la cordera blanca,
porque yo, como pastor,
supe del lobo, quitarla.
(Ibid., pp. 197-198, vv. 3072-3093)
107On reconnaît le recours à l’hypotypose (« Dio voces, llegué, saqué / la misma daga y espada / que ceñí para servirte, / no para tan triste hazaña; paséle el pecho »), qui vise un effet visuel et pathétique. Le llanto n’est pas développé, mais la reine avoue que le récit de Peribáñez lui a tiré des larmes (ibid.).
108Par le recours au patron tragique Lope inscrit ainsi dans l’horizon de la tragédie une intrigue qu’il a au contraire construite en prenant de revers la grandeza trágica. La pièce se construit bien plus ostensiblement que dans le cas de Fuente ovejuna par opposition au paradigme de la grandeur. Ce rejet de la grandeur s’applique à tous les niveaux de la pièce : la figure royale n’est réintégrée qu’in extremis, le passé héroïque du commandeur n’est évoqué qu’à la fin de la pièce dans le discours du roi (« A don Fadrique, y al mejor soldado / que trujo roja cruz », ibid., p. 192, vv. 2958-2959) et l’èthos militaire de Peribáñez vise plus à le rabaisser qu’à le grandir110. Mais la contradiction n’est qu’apparente, puisqu’il s’agit justement d’utiliser dramaturgiquement l’humilité de la victime qui, liée à son innocence, fait de son sort un cas extrêmement pathétique pour, dans un deuxième temps, célébrer ce qui en lui relève d’une grandeur authentique, celle-là même qui fait défaut au commandeur. On comprend mieux alors le sens de certains éléments du dénouement. Au souvenir lointain et perdu de la fama du commandeur, rappelée par le roi avant le récit de la victime, est opposée l’authenticité du souci qu’a Peribáñez de son propre honneur, qui fait de lui un héros :
Rey
¿Qué os parece?
Reina
Que he llorado,
que es la respuesta que basta
para ver que no es delito,
sino valor.
Rey
¡Cosa extraña!
¡Que un labrador tan humilde
estime tanto su fama!
¡Vive Dios, que no es razón
matarle! Yo le hago gracia
de la vida… Mas ¿qué digo?,
¿esto justicia se llama?
Y a un hombre deste valor
le quiero en esta jornada
por capitán de la gente
misma que sacó Ocaña.
Den a su mujer la renta,
y cúmplase mi palabra,
y después desta ocasión,
para la defensa y guarda
de su persona le doy
licencia de traer armas
defensivas y ofensivas.
(Ibid., pp. 198-199, vv. 3102-3122)
109L’ennoblissement final de Peribáñez le fait ainsi coïncider avec son statut de héros, grandeur de caractère dans laquelle se résout le paradoxe apparent sur lequel reposait la dramaturgie de la pièce.
110L’intrigue de Fuente Ovejuna et celle de Peribáñez reposent sur le déplacement du modèle de la tragédie à tyran dans un univers où l’abus du pouvoir s’exerce contre des sujets de basse extraction et n’est plus le fait d’un roi, mais de figures appartenant à la noblesse moyenne. Ce déplacement conduit cependant à des solutions différentes et à des positionnements génériques singuliers dans les deux pièces. Fuente Ovejuna relevait de la tragédie par son inscription explicite dans la tradition de la tragédie à tyran : la problématique politique traverse la pièce à tous ses niveaux, le cas de Laurencia est présenté comme résultat d’un abus tyrannique du pouvoir et la solution apportée, la mort du commandeur, se justifie dans les mêmes termes que le tyrannicide tant du point de vue du peuple qui le commet que du roi qui, tout en en concevant la gravité, le pardonne. Cet ancrage politique de la pièce, lui-même lié à son ancrage historique, renforce sa cohérence générique et compense l’effet de l’abaissement du personnel dramatique. À cet égard, la dramaturgie de Peribáñez est plus radicale, et plus originale aussi, puisqu’elle se déprend, très nettement du paradigme de la grandeza. L’abaissement de la qualité des personnages pourrait y menacer la cohérence du projet tragique de l’auteur s’il n’était mis au service du pathétique et de l’exaltation d’une grandeur authentique. La dramaturgie de la pièce confirme ainsi ce que l’on entrevoyait dans les autres cas de dramas de la honra : l’importance fonctionnelle du modèle épique dans la tragédie, y compris quand toute marque de grandeur formelle (style, matière, statut social du personnage) semble avoir disparu, l’exaltation héroïque du héros élevant alors l’intrigue et le cas sur lequel elle est fondée à la dignité du genre. Dans le cas de Períbañez, ce recours au modèle épique est toutefois problématique parce qu’il n’est pas qu’instrumental : en insistant sur l’héroïsme du personnage plus que sur la légitimité de la vengeance, solution retenue dans Fuente Ovejuna, la dramaturgie de Peribáñez déplace le centre de gravité de la pièce de la gravité tragique vers la grandeur épique. Si ces deux aspects sont intrinsèquement liés dans la poétique tragique de Lope, et notamment dans les dénouements des tragedias de la honra (pensons au dénouement de Los comendadores de Córdoba), la nécessité dramaturgique de grandir le personnage dans le cadre d’une pièce tout entière construite sur l’opposition entre lo humilde et lo grande et sur la question de la fama déséquilibre l’association — traditionnelle dans le théâtre de Lope — du pathos et de l’admiratio épique dans le sens de ce dernier : le sort de Casilda sert alors moins à fonder une tragédie qu’à préparer son dépassement héroïque111.
La subversion épique du pathos tragique : héroïsme laïc et sainteté
111Ces pièces sérieuses, construites autour d’un caso grave que le dramaturge explore sur le double plan du pathos tragique et de l’admiration épique, posent donc la question de leur appartenance générique. L’importance du patron tragique permet de les inscrire dans une perspective tragique ou de faire coïncider les deux dimensions, mais pas toujours. La corona merecida (1603) offre ainsi un exemple de variante plus franchement épique que tragique de cette ambivalence générique, qui éclate dans le troisième et dernier acte de la pièce.
112Au regard des drames de l’honneur paysan (dramas de la honra villana), le personnel dramatique de la pièce correspond davantage à ce que le public devait attendre d’une tragédie — le roi, même si c’est un roi de comédie, en est le principal protagoniste. En revanche, si elle se clôt sur une « gran desgracia112 », il ne s’agit pas d’une mort violente mais d’une scène d’automutilation, le personnage féminin, Doña Sol, inspirée du personnage historique de María Coronel, se mutilant pour se protéger du désir du roi et sauver son mari de la mort.
113Les deux premiers actes relèvent de la tragi-comédie : tant du point de vue de l’èthos du monarque, qui apparaît sous les traits de l’amoureux volage plutôt que sous ceux du tyran violeur, que de la légéreté du ton et de la dramaturgie, qui fait croire à l’imminence de la catastrophe pour toujours l’éviter (éviction du viol de l’épouse dans le premier acte et de la mort du mari dans le deuxième). Dans le troisième acte, en revanche, le patron tragique, quoique employé de manière insolite, est au premier plan113. Mais la tragedia attendue n’a pas lieu. Au lieu d’être victime de la tragédie de la honra (le viol), Doña Sol transforme son bourreau en spectateur de la tragédie qu’il a lui-même causée par son pouvoir tyrannique. Blessé par la vision du corps mutilé, le roi pousse des cris d’horreur devant ce qui est aussi un « espectáculo fiero » :
Sol
Mas, viendo que ya es forzoso,
la que soy y como estoy
llana posesión os doy,
como si fuera mi esposo.
Y ¡plega a Dios que no sea
causa del mal que sospecho!,
que los brazos, cuello, y pecho
quiero que primero vea:
estoy labrada de fuego
que ha que tengo casi un año,
por cuyo peligro y daño
a mi marido no llego,
que aunque bizarra y vestida
me veis, y tan adamada,
soy manzana colorada
en el corazón podrida.
Mire estos brazos su Alteza,
llenos de la sangre y llagas.
Descúbrelos.
Rey
¡Quedo, quedo! No me hagas
más asco. ¡Oh falsa belleza!
Quita estos paños sangrientos,
que el estómago me mueven.
¡Cuántas hermosuras deben
de tener estos cimientos!
¡Ved lo que yo deseaba!
¡Ved por lo que me perdía! […]
¡Oh castigo a la memoria
que te imaginó tan tierno
cuerpo hermoso! ¡Oh fiero infierno
con apariencia de gloria!
(Ibid., p. 246)
114Le principe du descubrimiento tragique est inversé. Alors que, traditionnellement, le roi tyran montre le corps sanglant de sa victime à ses proches pour les plonger dans l’effroi, ici, c’est la victime du tyran qui donne à voir son corps sanglant. L’effet pathétique du spectacle sanglant est ainsi mis au service de l’affirmation héroïque de l’honneur de Doña Sol, inversant alors l’orientation générique de la pièce, ce que confirme le dénouement par l’entremise du discours de la reine Leonor :
Leonor
¡Oh más que mujer famosa!
Dígate de la fama, diga
por mil siglos tu alabanza,
contra la muerte y la invidia.
Callen romanas y griegas,
Porcia, Evadnes y Artemisas,
que tú sola a todas llevas
laureles, palmas y olivas.
España queda obligada
a la virtud peregrina
de tu casto y noble pecho,
por quien ganó tanta estima.
Castilla dirá tus loores,
Sol hermosa, Sol divina,
desde la cuna del sol,
hasta la cama en que espira,
que tu nuevo sol ha sido
con aquella hacha encendida,
otro Faetón en el carro
para abrasarte a ti misma.
Yo me quito esta corona,
porque es razón y justicia
que corone tu cabeza
como a reina de Castilla.
Y porque el famoso hecho
en memoria eterna viva
de tu resistencia honrada,
y de mi corona rica,
tú y cuantos de ti desciendan
dejen de su casa antigua
el apellido, pues hoy
tu virtud los apellida
y por aquesta corona
se llamen desde este día
Coroneles para siempre.
(Ibid., p. 247)
115Dans La corona merecida, l’éviction de la tragédie ne repose donc pas que sur l’éviction de la mort, mais sur la subversion épique d’un dispositif pathétique qui est propre à la tragédie, faisant ainsi éclater la tension inhérente à une poétique de la tragédie qui la lie à l’épique, même quand elle se déploie sur la scène privée.
116Cette utilisation épique du patron tragique rappelle un type de pièces également construites autour d’un caso grave et d’autant plus proches de la tragédie que Lope leur accorde parfois une étiquette générique spécifique (Lo fingido verdadero, tragicomedia, 1609) : les pièces à martyre114. Dans ces pièces, le dénouement est un triomphe, mais la subversion du patron tragique est plus radicale encore puisque la mort du saint est effective. Ainsi dans le cas de Ginés de Lo fingido verdadero :
Descúbrase empalado Ginés.
Ginés
Pueblo romano, escuchadme:
yo representé en el mundo
sus fábulas miserables,
todo el tiempo de mi vida,
sus vicios y sus maldades;
yo fui figura gentil
adorando dioses tales;
recibiome Dios; ya soy
cristiano representante;
cesó la humana comedia,
que era toda disparates;
hice la que veis, divina;
voy al cielo a que me paguen,
que de mi fe y esperanza
y mi caridad notable,
debo al cielo, y él me debe
estos tres particulares.
Mañana temprano espero
para la segunda parte115.
117L’esthétique spectaculaire du descubrimiento n’est plus mise au service du pathos tragique. La mort de Ginés est sublimée par la joie qui accompagne le passage dans l’autre vie. Le spectacle macabre n’est pas relayé par le llanto des spectateurs internes de la pièce, les camarades de Ginés qui n’ont pas embrassé la foi, ni par celui des spectateurs catholiques de Lo fingido verdadero, pour qui cette mort est un triomphe.
118À l’échelle de la pièce, le lien avec le genre tragique s’avère encore plus ténu que dans le cas de La corona merecida, où la tragédie est constamment convoquée avant le renversement épique, que ce soit comme risque tragique mis en exergue par la structure tragi-comique de la pièce, ou par la présence du patron tragique. Le cas de Ginés, dans Lo fingido verdadero, se démarque au contraire remarquablement de la tragédie avant même le dénouement. Le sujet romain de la pièce et sa structure, qui montre à l’arrière-plan les revers de fortune que subissent les Césars, leur chute ou leur mort assimilées à des « tragedias » (le terme est explicite), permettent justement d’opposer leur histoire à celle de Ginés, qui se construit au contraire en faux contre la tragédie. De manière très significative, le patron tragique est absent du traitement de l’intrigue construite autour de Ginés. Alors que la grandeza stylistique et métrique est mise au service de l’histoire des Césars, la mort de Ginés n’est annoncée par aucun présage, pressentiment ou chute, et quoiqu’elle soit effective et représentée grâce au dispositif du descubrimiento, elle n’est pas exploitée du point de vue des possibilités esthétiques et pathétiques du spectacle sanglant. Au regard du xvie siècle où la pièce à martyre apparaissait comme une variante du genre tragique (Tragedia de San Hermenegildo, Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara), elle tend au contraire à s’en distinguer dans la pratique de Lope où elle relève davantage d’une dramaturgie épique, commune à d’autres pièces sérieuses (drames de l’honneur et drames historiques116).
119L’étude de la dramatisation de ces différentes déclinaisons du caso grave fait apparaître une actualisation de la tragédie qui ne relève plus seulement du patron tragique (c’est-à-dire d’éléments essentiellement stylistiques, rhétoriques, thématiques ou scéniques), mais aussi de la composition de l’action, qui donne sa cohérence à la dramaturgie des pièces sérieuses. La cohérence de l’action peut ainsi compléter celle que dessine le patron tragique ou parfois, au contraire, s’en séparer, donnant alors lieu à des pièces au statut générique ambigu.
Le caso grave et sa mise en intrigue
120Le recentrement de la tragédie sur la sphère privée s’accompagne ainsi d’un remaniement structurel. Le caso grave, se déployant dans un univers plus étroit que celui des tragédies épiques (que ce soit du point de vue spatial, temporel ou du point de vue de l’importance du personnel dramatique), induit une composition de l’action plus resserrée : à la tragédie épique, qui tendait à une construction épisodique, fait progressivement suite une tragédie du caso grave mieux nouée, celle qu’imiterait l’auteur anonyme de La Estrella de Sevilla autour de 1617.
121Ce remaniement découle de deux processus qui affectent la comedia tragique au début du siècle. Les limitations attenantes au patron de la grandeur imposent une modification de la formule tragique pour mieux l’adapter au public. Cette révision s’accompagne du passage d’une pratique essentiellement stylistique et rhétorique du genre à une réflexion de type poétologique sur les ressorts de la gravedad. La tragedia ne repose plus seulement sur la constitution de scènes de genre localisées, mais sur un suceso grave, autrement dit sur un cas susceptible d’inspirer cette idée de gravité. La dédicace de l’une des tragedias de cette première époque, La inocente sangre (1604-1608), montre très bien l’importance du suceso :
L’Espagne n’a pas connu d’événement que les livres d’histoire rapportent avec autant d’admiration que la rigoureuse sentence que prononça le roi Don Ferdinand IV à l’encontre des deux illustres frères Caravajales, morts à cause de l’envie que suscita leurs héroïques vertus et leur illustre sang. Le roi accorda à l’envie trop de crédit, oubliant que les juges puissants ne doivent se laisser guider ni par l’éclat de la sévérité ni par celui de la clémence, ces deux extrêmes étant périlleux. Mais le jugement téméraire fait plus de tort à son auteur qu’à sa victime, comme le dit saint Augustin dans le deuxième livre du De sermone domini y monte […]. La sentence fut cruelle, la mort injuste et la bravoure avec laquelle ils l’affrontèrent digne d’une gloire éternelle. Les historiens n’excusent pas le Roi au prétexte qu’il a été abusé car, comme le dit saint Grégoire, dans le doute il ne doit y avoir de jugement absolu. […] Cela fait des années que j’ai relaté cet événement, et maintenant que va être publié ce que jadis j’ai fait représenter au théâtre, personne ne m’a semblé aussi digne que vous d’en être le dédicataire117.
122La pièce n’est pas définie par sa grandeur, mais par son « suceso » au point même d’être identifiée à lui (« años ha que escribí este suceso »). L’intérêt du dramaturge va ici explicitement à l’action et non aux conséquences macabres qui en découlent. La mort n’intéresse pas Lope pour elle-même, mais comme cas singulier qui est le résultat d’un engrenage tragique : la perversion du pouvoir royal sous l’influence de mauvais conseillers.
123Cet intérêt pour l’injustice du suceso a pour corollaire, sur le plan dramaturgique, une composition de l’action qui met en relief l’innocence des victimes. Dans La inocente sangre, Lope ne renonce pas aux motifs stéréotypiques (ombres, présages…) qui produisent un effet pathétique localement, ni aux possibilités offertes par l’opsis, qui plaisaient au public du corral, mais dans ce type de tragedia, le patron tragique118 appuie un positionnement générique qui repose aussi sur la mise en intrigue d’un cas choisi en fonction de sa capacité à émouvoir : les Caravajales sont des victimes innocentes et toute la dramaturgie de la pièce vise à souligner cette innocence, rendant leur mort injuste aux yeux du public et donc pathétique. Les Caravajales, en effet, sont à la fois victimes d’un roi imprudent et du sort, ce que la dramaturgie de la pièce suggère en procédant de deux manières : sur le plan de l’èthos, en opposant l’héroïsme des Caravajales à la pusillanimité de leurs rivaux et à l’imprudence du roi ; sur le plan de l’action, en dessinant un engrenage tragique subi par les victimes. Pour ce faire, Lope met à profit des techniques de construction de l’action inspirées de la comedia de enredo119, comme le travestissement et le quiproquo, qu’il déploie dans l’univers grave et sérieux du pouvoir et non dans le cadre traditionnel ludique de la comedia urbana.
124L’intrigue de La inocente sangre est construite autour de l’antagonisme qui oppose, aussi bien sur le plan politique que privé, deux couples de frères ennemis : Ramiro et García d’une part, Juan et Pedro, les frères Caravajales, de l’autre. Ramiro et García, envieux des faveurs dont jouissent les Caravajales, voient dans la mort accidentelle de Gómez de Benavides l’opportunité de compromettre leurs ennemis ; ils profitent d’une fête pour accuser, masqués, les frères Caravajales du meurtre de Benavides et inviter le roi à solliciter leur propre témoignage : Ramiro et García — expliquent au roi les masques — détiendraient des preuves irréfutables de la culpabilité des frères Caravajales. Le roi, naïf, est d’autant plus porté à les croire que ses doutes sont alimentés par les coïncidences construites par l’intrigue. Observant par exemple que Juan Caravajal porte un diamant qu’il avait lui-même offert à Benavides, alors même que Juan clame l’avoir reçu d’Ana, sa dame (qui se trouve être la sœur de la victime), le roi y voit une preuve de la culpabilité des deux frères (« La información se acrecienta, / una sortija que di, / a Gómez trae este120 »). L’engrenage tragique est ainsi lancé dès le deuxième acte, conduisant les deux frères à la mort.
125Estefanía la desdichada, tragedia (1604), pièce de composition contemporaine à celle de La inocente sangre, obéit à des mécanismes de construction similaires, qui mettent à profit, outre le patron tragique, les techniques de construction de la comedia comique, notamment l’intrigue (enredo). À la fin de la pièce, Fernán Ruiz de Castro, qui appartient à la plus vieille noblesse castillane, tue son épouse, Estefanía, la fille illégitime du roi Alfonso VII, qu’il croit à tort coupable d’adultère. À l’origine de son erreur : la tromperie de la servante Isabel, qui a usurpé l’identité de sa maîtresse pour pouvoir jouir de Fortún Jiménez, prétendant éconduit d’Estefanía et rival de Ruiz de Castro.
126La présence de l’enredo est explicite dans la pièce. Au moment même où Isabel vient de se jouer de Fortún en lui faisant croire que sa maîtresse l’aime secrètement et désire le recevoir chez elle, elle s’écrie :
¡Vitoria, amor cauteloso!
Sácame bien de este enredo;
porque si gozarle puedo,
y este engaño efeto alcanza,
confesaré en tu alabanza
lo que obligada te quedo121.
127L’enredo se construit progressivement. Alors que la rivalité amoureuse semble se situer, au départ, sur le plan masculin (deux galants pour une même dame), ce sont les jeux de masques de l’autre dame, la servante, qui vont faire basculer l’intrigue dans la tragedia. Le public sait depuis le premier acte qu’Isabel aime Fortún, mais l’enredo ne prend vraiment forme que quand la servante décide de profiter de l’amour que Fortún a pour sa maîtresse pour jouir de lui en usurpant l’identité d’Estefanía. Comme dans La inocente sangre, la scène qui marque la mise en œuvre de l’enredo est immédiatement suivie d’une scène tragique stéréotypique, celle des présages, qui situe d’entrée l’enredo dans l’horizon de la tragédie : Estefanía tombe, puis la demeure des jeunes époux s’effondre.
128La réalisation de la prophétie figurée par cette double chute est l’œuvre d’une succession de mauvaises coïncidences, que les jeux de masque d’Isabel font évoluer inéluctablement vers la tragedia : la guerre éloigne l’époux légitime d’Estefanía ; les serviteurs surprennent le manège de Fortún et doutent de l’honnêteté d’Estefanía, soupçons qui conduisent le mari, crédule et aveuglé par la jalousie, à se mettre dans une situation dans laquelle, à son tour, il est abusé par le jeu des masques de la servante. En conduisant à l’erreur, l’enredo a fait basculer dans la tragedia cette intrigue qui aurait pu donner lieu à une comedia palatine autour des amours de deux dames et de trois galants. Alors que, dans la comedia ludique (palatine ou urbaine) les jeux d’identité sont exploités de manière à ce que la reconnaissance ait lieu à temps pour faire disparaître le risque tragique, dans Estefanía la desdichada l’engrenage construit par l’enredo ne peut être arrêté et conduit l’innocente à la mort.
129Le cas d’El duque de Viseo, composé durant les mêmes années, est plus probant encore. À l’origine de la mort du duc, il y a en effet une tromperie (engaño) qui conduit le roi à une erreur de jugement qu’alimente une série de coïncidences malencontreuses. L’enredo se tisse dans le premier acte. Don Egas, dont les plans de mariage ont été compromis par les propos calomnieux du Condestable, décide de se venger. Il emploie alors tous ses efforts à convaincre le roi que le Condestable et ses frères nourrissent des projets séditieux et veulent mettre au pouvoir le duc de Viseo. Tout va concourir par la suite, dans les deuxième et troisième actes, à alimenter cette théorie : une déclaration de Viseo à sa dame, surprise par le roi et mal interprétée (« […] El cielo / de un rey os haga mujer122 ») ; le mécontentement de la fratrie condamnée à l’exil, dans lequel le monarque voit la confirmation de leur supposé complot ; la figure du roi, dessinée par un étudiant astrologue pour le duc, que le hasard fait tomber dans les mains du roi et qui précipite ainsi sa mort puisque, comme dans La desdichada Estefanía, l’engaño se rompt trop tard, quand le duc et Elvira sont déjà morts.
130La tragédie de l’honneur (Estefanía la desdichada) comme la tragédie politique (La inocente sangre, El duque de Viseo) exploitent donc la technique de l’enredo et du quiproquo pour conduire l’intrigue à son dénouement tragique. La technique est en effet identique à celle que met en œuvre la comedia de enredo, au rythme près : alors que dans la comedia (de enredo), le retournement de l’enredo rend possible une heureuse surprise in fine, dans la tragedia, le retournement de l’enredo intervient trop tard, quand la tragedia est déjà consommée : le roi de La inocente sangre, comme celui d’El duque de Viseo, comme enfin Ruiz de Castro dans Estefanía la desdichada, prend trop tard conscience de son erreur.
131Cette prolongation de l’engaño permet de produire un effet distinct de celui qui était obtenu par la simple pratique du patron tragique. L’effet pathétique, jusque-là circonscrit à la scène de genre, s’étire et croît jusqu’au moment où les personnages prennent conscience de leur erreur. De fait, dans ces tragédies de l’erreur, la scène de genre ne sert plus seulement à créer un effet pathétique local. Combinée à l’enredo, elle intensifie un effet pathétique qui s’inscrit dans la durée. L’association du patron tragique à cette structuration du suceso tragique qui emprunte aux techniques de l’enredo comique permet ainsi de construire des pièces à double effet : un effet local, circonscrit à des scènes de genre qui reposent sur des marqueurs tragiques stéréotypiques (motifs, images, spectacle), et un effet global lié à la tension créée par la mise en intrigue.
132L’intérêt de Lope pour les intrigues de mieux en mieux nouées n’est pas propre à sa pratique tragique. Il s’inscrit dans une préoccupation constante pour le public, qui le conduit à essayer de définir — tous genres confondus — la formule dramaturgique la plus à même de l’« intéresser » au sens fort et étymologique du terme, celui de la participation. Les tragedias construites autour de la dramatisation efficace d’un caso grave mettant à profit les techniques de l’enredo doivent être resituées dans une définition générale de « l’art de faire des comedias » et des deux grands principes suivants.
133D’abord, l’idée que l’intérêt du public pour la pièce est intrinsèquement lié à l’efficacité de la mise en intrigue :
Dividido en dos partes el asunto,
ponga la conexión desde el principio
hasta que vaya declinando el paso,
pero la solución no la permita
hasta que llegue a la postrera escena,
porque, en sabiendo el vulgo el fin que tiene,
vuelve el rostro a la puerta y las espaldas
al que esperó tres horas cara a cara;
que no hay más que saber que en lo que para. […]
En el acto primero ponga el caso,
en el segundo enlace los sucesos
de suerte que, hasta el medio del tercero,
apenas juzgue nadie en lo que para123.
134Ce souci du nudo va permettre à Lope de moderniser une formule dramatique trop lâche, dont Cueva disait qu’elle rendait la comedia ennuyeuse (« cansada124 »).
135Le second principe est la conscience de la nécessité de bien définir le suceso pour que cet intérêt du public pour la pièce se double d’une tension émotionnelle. C’est dans ce cadre que Lope déclare la supériorité d’un type de casos très souvent mis en œuvre dans la tragedia, les casos de la honra :
Los casos de la honra son mejores
porque mueven con fuerza a toda gente125.
136Autour des années de composition de l’Arte nuevo, qui sont celles-là mêmes où il écrit La desdichada Estefanía, La inocente sangre et El duque de Viseo, Lope applique ces principes généraux à la tragédie, infléchissant la formule tragique qu’il pratique depuis les années 1590 — la tragédie en tableaux d’origine épique — sans rompre radicalement avec elle.
137Cette pratique de la tragédie recentrée sur le sujet et sa mise en intrigue est l’aboutissement du travail d’adaptation auquel Lope a soumis le patron tragique depuis les années 1590 dans le but de rendre enfin représentable la tragédie. Ricardo del Turia et Guillén de Castro y étaient parvenus en insérant la tragédie dans une structure tragi-comique où l’intérêt du public était maintenu par le jeu des péripéties : le risque tragique y était ponctuellement mobilisé pour être immédiatement dissipé. C’est une poétique que Lope pratique lui aussi dans des pièces comme Carlos el perseguido, Laura perseguida, ou Don Juan de Castro, où il noue et dénoue l’intrigue, par un jeu de mises en tension et de relâchements successifs, de manière à faire encourir au personnage un risque tragique puis à le sauver. Mais, parallèlement, Lope crée des intrigues dans lesquelles la tragedia n’est pas qu’une péripétie dans une fable tragi-comique qui avance « à sauts et à gambades », mais se confond avec la fable tout entière.
IV. — Épilogue : des tragédies aristotéliciennes ?
138La critique récente a interprété le soin croissant porté à la structuration de l’action comme le signe d’une aristotélisation de la tragédie lopesque (et caldéronienne)126. Si elle situe ce moment aristotélicien dans les années 1620-1630, le mettant en relation directe avec la vague de commentaires et de traductions du texte du Stagirite que connaît la péninsule au cours de ces années, la question qu’elle soulève pourrait déjà être posée à propos de la La desdichada Estefanía, La inocente sangre et El duque de Viseo127, puisque la production de l’effet émotionnel y dépend non plus seulement des procédés pathétiques relevant du patron tragique, mais aussi de la composition de l’action. Ces pièces se situent d’ailleurs dans la postérité immédiate du premier grand commentaire espagnol de la Poétique, la Philosophía antigua poética de López Pinciano, publiée en 1596, dans les années où Cascales rédige ses Tablas poéticas et celles qui voient la publication de la première partie du Quichotte (1605), qui se clôt sur la profession de foi aristotélicienne du chanoine (chapitres 47-49). Plus directement, ce sont aussi les années où Lope compose la Jerusalén conquistada, méditant la lecture du Tasse, et celles où, après avoir triomphé sur les planches, il cherche une légitimité théorique en rédigeant l’Arte nuevo. Des années donc, au cours desquelles il est probable qu’il ait eu un contact particulier avec les commentaires de la Poétique, vraisemblablement celui de Robortello, qu’il cite dans les développements aristotéliciens du prologue au comte de Saldaña de la Jerusalén conquistada et dans l’Arte nuevo. Cette coïncidence chronologique ne suffit cependant pas à faire de Lope un aristotélicien au sens strict en matière de tragédie, pas plus d’ailleurs que le soin qu’il apporte à la construction de l’action128. S’il n’est pas impossible que, dans un contexte où il devait avoir le modèle proposé par la Poétique présent à l’esprit, Lope ait expérimenté des techniques de construction de l’action inspirées d’Aristote, l’aristotélisme de ces pièces est à la fois hétérodoxe et marginal.
139Aristote place au centre du système téléologique qu’il définit dans la Poétique autour de la tragédie la représentation de l’action d’un personnage qui évolue du bonheur au malheur. Mais, pour que ce renversement de fortune produise l’effet propre de la tragédie, à savoir faire éprouver aux spectateurs de la terreur et de la pitié, il faut que l’action dont il découle soit moralement ambiguë, seule situation qui permet que les malheurs du personnage apparaissent à la fois comme justes et injustes. Aristote illustre la nécessité fonctionnelle de cette ambiguïté en excluant deux cas qui ne relèvent pas pour lui du poème tragique. Le premier cas est celui de l’action qui conduit à la mort de personnages vertueux et innocents : le malheur des justes étant ressenti comme profondément injuste, un tel cas apparaîtra comme monstrueux et suscitera de la répulsion (miaron), autrement dit une émotion plus violente que la terreur et la pitié. Le deuxième cas est celui de l’action qui représente la mort d’un personnage vicieux : sa mort étant méritée, elle satisfaira ce qu’Aristote appelle le sens de l’humain (philanthropon), mais pas plus que le premier cas elle ne produira terreur ou pitié129. Aristote conclut que le poète tragique doit donc choisir un personnage intermédiaire, ni tout à fait bon ni tout à fait méchant :
Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté, mais à quelque faute (hamartian tina), de tomber dans le malheur130.
140Le sens de cette faute (hamartia) est lui-même extrêmement ambigu. Ce n’est pas un crime (notion qui tombe, en grec, sous le champ de l’adikèma), ce qui supposerait de retomber dans le cas du personnage vicieux dont la mort est méritée131. Ce n’est pas non plus un accident (atukhia), qui dédouanerait complètement le personnage et rendrait sa mort abominable. Comme l’explique très bien Adrien Walfard, que nous suivons dans ces pages, « la notion d’hamartia est un opérateur théorique qui sert à résoudre — ou a dissimuler — les contradictions latentes du texte d’Aristote : l’hamartia doit être un acte à la fois répréhensible et excusable, qui entraîne des malheurs à la fois mérités (donc non “abominables”) et immérités (donc pitoyables)132 ». Or, justement, les trois tragedias qui nous occupent ici mettent en leur centre l’innocence de leurs victimes, au point même, dans un cas, de l’inscrire dans le titre de la pièce : La inocente sangre.
La inocente sangre
141La inocente sangre utilise comme moteur dramatique, au premier acte, une imprudence des frères Caravajales, qui peut se laisser décrire dans les termes de l’hamartia puisqu’il ne s’agit ni d’un crime ni d’un accident : triomphants, sur le champ de bataille, les deux frères Caravajales raillent leur rival Don Ramiro, qui a trahi son camp. Perçue par Ramiro comme un outrage, cette moquerie, répétée par la dame de Juan Caravajal, appellera la vengeance et conduira le clan Caravajal à la mort.
142Aux côtés de Gómez de Benavides, qui incarne une certaine perfection morale (et s’interpose d’ailleurs dans l’altercation entre Pedro de Caravajal et Don Ramiro pour forcer le premier à pardonner au traître) et des deux traîtres, les frères Caravajales semblent ainsi occuper, dans les scènes liminaires de la pièce, une position intermédiaire : personnages positifs, pour leur valeur guerrière et leur loyauté, ils ne savent contenir leur furor. Toutefois, si la pièce exploite comme moteur dramatique l’humiliation faite à Don Ramiro par les Caravajales, elle ne montre aucunement ceux-ci comme fautifs.
143Lui et son frère sont d’abord décrits sous le jour de leur héroïsme militaire exemplaire :
Rey
[…]
¿Quién son aquellos que van
hiriendo y matando allí?
Gómez
Los que siempre he visto ansí
y que tanto honor te dan.
Son los dos Caravajales,
don Pedro y don Juan, señor.
Rey
Mucho estimo su valor.
Gómez
No tienes dos hombres tales.
(Vega, La inocente sangre, éd. de Hartzenbusch, p. 350)
144Et le traitement reçu par Ramiro est présenté comme celui qui revient légitimement à un traître :
Don Pedro
Esa banda
me has de dar, Ramiro, en prenda.
Don Ramiro
¿Que esto tu rigor pretenda?
Don Pedro
Esto la guerra me manda.
(Ibid.)
145Enfin, quand Gómez s’interpose pour que Pedro épargne le traître, le frère Caravajal fait alors preuve d’une obéissance remarquable, qui confirme son èthos héroïque et montre qu’il sait contenir son furor :
Don Ramiro
Morir quiero.
Don Pedro
Bien harás.
Gómez
Teneos, no le matéis.
Don Pedro
Como vos me lo mandéis,
no hay que replicaros más.
Gómez
Sois quien sois. Corra por mí
la vida de don Ramiro.
Don Pedro
La espada, Gómez, retiro.
(Ibid.)
146Considéré dans son ensemble, l’épisode dessine donc moins l’opposition entre deux formes de magnanimité, celle de Benavides (le héros capable de pardon) et celle des Caravajales (qui serait moins parfaite et offrirait prise à un châtiment mérité), que l’opposition — très manichéenne — entre les deux traîtres (Ramiro et son frère) et les deux héros (les Caravajales). Benavides lui-même fait le procès du traître dans la suite de la scène :
Mal, Ramiro, habéis mirado
la obligación que tenéis
a nuestro Rey, pues le habéis
por su enemigo dejado …
(Ibid.)
147En insistant ainsi sur la traîtrise de Ramiro, la pièce tend à justifier l’acte de Pedro Caravajal, rendant ainsi son sort immérité. Autrement dit, si la tragédie utilise l’action imprudente de Pedro comme un moteur dramatique qui enclenche l’engrenage tragique, elle en neutralise d’entrée l’ambiguïté morale.
148Ce processus de neutralisation est radical au-delà du premier acte, à partir du moment où le geste des Caravajales n’a plus de fonction dramaturgique et où l’engrenage est activé. Les deux derniers actes exploitent l’opposition entre les deux fratries pour faire apparaître les frères Caravajales comme des victimes innocentes. Cette innocence est soulignée par la pièce de façon croissante à mesure qu’approche le dénouement, que ce soit explicitement dans le discours des personnages133 ou, implicitement, à travers la critique de la justice inique rendue par le roi. Dans ces circonstances, le dénouement ne recèle plus la moindre ambiguïté134, une voix confirmant l’innocence des victimes en même temps qu’elle condamne le roi :
Los que en la tierra juzgáis,
mirad que los inocentes
están a cargo de Dios,
que siempre por ellos vuelve.
No os ciegue pasión, ni amor;
juzgad jurídicamente,
que quien castiga sin culpa,
a Dios la piedad ofende.
(Ibid., p. 371)
149Ainsi configurée, la mort des Caravajales, suivie de celle du roi et des deux traîtres, contrevient doublement à l’idée aristotélicienne de tragédie. La première, qui affecte des victimes innocentes, produit des émotions qui outrepassent les limites de la terreur et de la pitié : elle est abominable. Le recours aux différents procédés rhétoriques et spectaculaires relevant du patron tragique (mise à mort des victimes sur scène et description visuelle des corps morts) contribue d’ailleurs à cet infléchissement pathétique du dénouement tragique qui découle de la configuration de l’intrigue. Parallèlement, les autres morts, en s’abattant sur des personnages à la culpabilité avérée, satisfont le principe de justice poétique, sans inspirer aucune des émotions tragiques. Aucune de ces situations n’entre donc dans le cas de figure défini par Aristote dans la Poétique et si Lope soigne tout particulièrement la configuration de l’action dans cette tragédie, celle-ci n’en est pas pour autant aristotélicienne. L’erreur est utilisée comme moteur dramatique, mais l’ambiguïté morale qui pourrait lui être attachée (et qui est la condition sine qua non du tragique dans l’analyse aristotélicienne) est neutralisée, donnant lieu à un dénouement clair du point de vue herméneutique.
El duque de Viseo
150La dramaturgie d’El duque de Viseo repose sur des mécanismes similaires, qui associent un modèle aristotélicien perverti (autour d’une série d’erreurs dont la pièce essaie de déresponsabiliser les héros au lieu d’en faire éclater l’ambiguïté) et le modèle, manichéen, de la tragédie à tyran. Lope y prend à revers la version que donnaient les chroniques de cet épisode de l’histoire portugaise, selon lesquelles le duc de Braganza et le duc de Viseo étaient coupables d’avoir essayé de renverser le roi Don Juan II, et suit au contraire la tradition d’un romance qui présente la mort du duc de Braganza (qui précède, dans la pièce de Lope, celle du duc de Viseo) comme injuste135.
151La première imprudence, dont découle l’engrenage qui emporte les deux personnages, est commise par le Condestable, quand il avoue à Doña Inés que son prétendant, Don Egas, a des ascendances maures, entachant ainsi son honneur. La pièce cherche immédiatement à atténuer la faute du Condestable en renvoyant la culpabilité au personnage de Doña Inés. Il n’est qu’indirectement coupable d’une faute qui est celle d’Inés :
Condestable
[…]
Guarda el secreto a la ley
de quien eres y quien soy;
pero si me has engañado
y estás casada con él,
en lo que te he dicho dél
por tu culpa soy culpado.
(Vega, El duque de Viseo, éd. de Calderón, p. 1060, vv. 353-358)
152C’est elle qui a posé la question de l’honneur de son prétendant et non lui, le duc s’est refusé à plusieurs reprises à répondre, et il n’y a consenti que parce qu’il ignorait la nature exacte des relations de la dame avec Egas. La scène suivante finit de compromettre Doña Inés en montrant, d’une part, qu’elle avait déjà promis sa main à Don Egas (elle a donc bien trompé le Condestable) et, de l’autre, qu’elle ne saura pas garder le secret.
153Du point de vue dramaturgique, l’imprudence du Condestable est nécessaire puisque, à partir du moment où Lope ne retient pas la thèse historique du complot de Guimaráns et de Viseo contre le roi, il lui faut trouver un autre motif qui les conduise à la mort, ce qui explique d’ailleurs l’invention du personnage de Don Egas, qui n’est pas un personnage historique. Mais, simultanément, la volonté de montrer la mort de Guimaráns et de Viseo comme injuste, et d’en rendre responsable un roi mal conseillé, implique de les innocenter, ce que la pièce fait dès cet épisode.
154La deuxième imprudence est le fait du duc de Guimaráns, qui sera la première victime du roi : tâchant de convaincre Doña Inés d’épouser Don Egas pour réparer la faute du Condestable, il s’emporte et la gifle. Mais le roi, dont le jugement a été aveuglé par les dires de Don Egas qui, pour se venger de Guimaráns et de ses frères, leur a prêté un projet de sédition, le fait emprisonner. La faute de Guimaráns est neutralisée dans la scène suivante par l’insistance de la pièce sur la loyauté du duc à l’encontre du roi (il se soumet sans riposter136) et sur la réaction disproportionnée du monarque (il fait arrêter toute la fratrie à l’exception du duc de Faro). Ainsi, l’erreur de jugement du roi, mal conseillé, et la perfidie de Don Egas éclipsent la faute de Guimaráns, qui apparaît donc comme injustement condamné. Cette injustice éclate au moment de la mort du personnage à la fin du deuxième acte dans le discours du geolier (« No pensé que tan grave era su culpa », p. 1105, v. 1877) et dans celui de Viseo (« ¿Pues el duque, fue a vuestra alteza rebelde? », p. 1107, vv. 1943-1944), qui explicitent l’innocence de Guimaráns, tandis que le dispositif du descubrimiento impose une vision pathétique de son sort : « Tirada la cortina, vese en una mesa de luto negro el duque de Guimaráns degollado » (p. 1106).
155L’effet puissant du dispositif spectaculaire se surimpose à celui qui dérive de la configuration de l’intrigue en le confirmant (puisqu’il finit de faire oublier la responsabilité du personnage) et même en l’infléchissant : par une sorte d’effet de court-circuit l’intensité du pathos produit par le spectacle paralyse l’évaluation du cas du héros par le spectateur (sa mort est-elle juste ou injuste ?) et neutralise définitivement ce qu’il pouvait rester d’ambiguïté137. Lope emploie le pathos spectaculaire pour les raisons mêmes pour lesquelles Aristote le condamnait dans la Poétique138 : victime innocente et effet violent représenté sur scène vont de pair dans le cadre d’une pratique de la tragédie qui identifie le tragique au pathétique et qui ne peut donc être aristotéliciennement orthodoxe.
156Le cas du duc de Viseo, seconde victime du roi, et dont la tragédie occupe le dernier acte de la piece, est à la fois semblable et distinct. Il est semblable en ce sens que les erreurs qui conduisent Viseo à sa perte sont neutralisées par la pièce en même temps qu’elle les exploite comme moteur dramatique. Il se distingue en revanche du cas de Guimaráns, par le rôle croissant imparti au hasard dans l’engrenage qui conduit Viseo à la mort et, plus largement, par la plus grande complexité de son cas.
157Le seul crime commis par Viseo (critiquer la sentence du roi en dénonçant l’injustice de la mort de Guimaráns), un crime politique commis contre l’autorité royale, est neutralisé par l’image que construit parallèlement la pièce d’un pouvoir tyrannique. Si l’on se place du point de vue élaboré par la pièce, ce crime n’en est pas un. Il est exploité sur le plan dramaturgique : il lance l’engrenage qui conduira à la seconde tragédie, c’est-à-dire à la mort de Viseo, puisque de là découle son exil. Mais il n’est pas exploité sur le plan herméneutique (comme un facteur justifiant partiellement la mort de Viseo) puisqu’il est neutralisé par la faute, majeure, commise par le roi (avoir rendu une justice injuste en se laissant abuser par le perfide Egas), qui rend au contraire légitime la réaction de Viseo.
158Le troisième acte de la pièce est tout entier construit selon ce principe d’atténuation couplé à l’affirmation de l’innocence du héros, qui fait percevoir sa mort comme injuste. Si elle ne peut innocenter radicalement Viseo, sous peine de paralyser la progression de l’intrigue, la pièce tente en effet de désengager la responsabilité du duc dans l’engrenage qui le conduit à la mort. Elle le fait par un triple mécanisme.
159D’abord, elle exploite en ce sens la juxtaposition des deux intrigues (tragédie du duc de Guimaráns dans les deux premiers actes et tragédie du duc de Viseo dans le troisième). Cette juxtaposition, tant décriée par les néo-classiques pour son caractère irrégulier139, se justifie au contraire pleinement sur le plan dramaturgique dans la mesure où elle permet de souligner par contraste la plus grande injustice de la mort de Viseo, qui est le personnage principal de la pièce, celui qui lui donne son titre : dès le début et y compris dans la bouche de Don Egas, rien n’entache l’image de Viseo, alors que le portrait de Guimaráns et de la fratrie est plus ambigu (même si la pièce s’emploie à neutraliser cette ambiguïté). La comparaison entre le duc et le roi, qui reste implicite mais qui traverse toute la pièce, produit le même effet. Culminant dans l’épisode du jeu avec les villageois, elle parfait par contraste l’èthos de Viseo, décrit par ceux qui sont ses sujets dans l’espace du jeu comme un monarque idéal140.
160Le deuxième mécanisme est également un mécanisme d’atténuation, mais il agit moins par comparaison que par déplacement en termes de causalité. Si Viseo peut apparaître dans le dénouement comme une victime innocente, cela tient, outre à son èthos vertueux (construit par comparaison implicite avec les autres personnages), au fait que les événements qui le conduisent à la mort dans le troisième acte sont, dans leur très grande majorité, accidentels. Il n’en est donc pas entièrement responsable. Le hasard joue en effet un rôle croissant à mesure que la pièce touche à son terme, les événements accidentels l’emportant sur les erreurs commises par imprudence, l’atukhia sur l’hamartia. De ce point de vue, l’épisode où, la mer étant trop agitée, Viseo ne peut se rendre à Lisbonne pour rendre visite à Elvira, marque un point d’inflexion important. Il permet de corriger le constat d’un défaut de prudence auquel pouvait aboutir la scène précédente : Viseo refuse en effet d’emprunter la voie terrestre qu’il considère dangereuse (« Hay gran peligro, Brito, / de ser conocido así », p. 1111, vv. 2100-2101), comme le lui suggère son laquais. Mais, surtout, il met au jour une nouvelle causalité — le hasard —, qui relègue au second plan les actions volontaires du personnage dans l’enchaînement des faits qui le conduisent à sa perte. Attendant que la tempête se calme pour entreprendre une traversée maritime supposée plus sûre parce que mieux à même de garantir son anonymat, Viseo est victime de deux coups du sort : la rencontre avec l’astrologue qui lui donne la carte du roi comme « figura / de [su] desdicha o ventura » (p. 1114, vv. 2191-2192) et le jeu avec les villageois dans lequel il occupe, également, le rôle du roi. La carte tombera accidentellement dans les mains du roi à qui la scène du jeu sera tout aussi accidentellement rapportée, confirmant ses soupçons infondés et précipitant la décision de tuer le duc. Viseo n’est certes pas absolument passif dans cette série d’événements : la peur et l’incertitude quant à son avenir le poussent à interroger l’astrologue ; et si, dans un premier temps, il sait faire preuve de prudence, préférant ne pas se rendre à Lisbonne par la route, dans un deuxième temps, il ignore l’appel à la prudence de sa sœur141 et va à Lisbonne où il périra. Mais sa responsabilité est significativement atténuée par le hasard, un hasard qui joue un rôle de plus en plus important et tend à passer au premier plan à mesure que la pièce approche de la fin, ce qui permet ainsi d’imposer une lecture univoque de son cas dans le dénouement.
161Le troisième mécanisme — plus subtil et mettant en œuvre un raisonnement proche de la casuistique — par lequel la dramaturgie de la pièce innocente Viseo repose sur la dissociation des deux niveaux, politique et amoureux, sur lesquels est constituée l’intrigue et autour desquels se pose le problème de la culpabilité éventuelle du personnage. Au début du troisième acte, le duc de Viseo désobéit au roi : alors que ce dernier l’a cantonné dans ses terres, Viseo rend visite à Doña Elvira à Lisbonne. La pièce ôte immédiatement son importance à cette transgression : la désobéissance au roi est atténuée par l’affirmation, dans la même scène, que le duc est innocent des intentions séditieuses que lui prête le monarque142. Elle montre ensuite le motif véritable de la transgression, qui n’est pas politique mais amoureux : Viseo n’est pas coupable de trahison, mais tout au plus imprudent par amour (« amor le dio el fingimiento », dit Elvira [p. 1110, v. 2034]). Cette imprudence est exploitée sur le plan dramaturgique puisqu’elle va lancer la série d’événéments qui aboutiront à la mort du personnage, mais sa portée est niée sur le plan politique et minimisée sur le plan éthique : puisqu’il n’a jamais été séditieux sur le plan politique, sa mort, requise par le roi pour des motifs politiques, apparaît comme injuste. Nonobstant ses imprudences amoureuses, par ailleurs minimisées dans un système qui, s’il conçoit les dérives tragiques de l’amour, en fait une valeur positive143, Viseo apparaît donc comme une victime innocente puisqu’il est mis à mort pour une faute politique présumée qu’il n’a pas commise. Dans le dénouement, le discours des conseillers du roi, qui, Don Egas y compris, soulignent l’innocence de Viseo et se refusent à le tuer, contribue à cette interprétation en même temps qu’il la confirme 144 :
Rey
¿Soy rey o quien soy?
¿Esto pasa sin castigo?
Matalde vos, Condestable.
Don Leonardo
Yo, señor, culpa no veo.
Rey
Matalde, Conde.
Don Luis
Viseo
no ha sido en esto culpable.
Rey
Matalde, don Diego.
Don Diego
Yo
no veo culpa.
Rey
Don Carlos,
matalde.
Don Carlos
Debo imitarlos,
y no hay causa.
Rey
¿Cómo no?
Don Egas, dalde la muerte.
Don Egas
No me lo mandes, señor.
Rey
¿Nadie me mata a un traidor?
Pues muera de aquesta suerte.
Dale el Rey con la daga, y él va retirándose y cayendo con las bascas de la muerte, y el rey tras él y Brito
Viseo
¡Válgame el cielo, a quien hago
testigo de mi inocencia!
(Ibid., pp. 1138-1139, vv. 2963-2978)
162Les divers mécanismes mis en œuvre par la dramaturgie de la pièce pour innocenter Viseo se rejoignent : de même que l’affirmation de l’innocence du duc sur le plan politique occultait ses imprudences amoureuses (partiellement responsables de l’engrenage tragique), la culpabilité manifeste du roi éclipse définitivement la part de responsabilité qu’a le duc dans sa propre mort. La question amoureuse peut alors être réintroduite, non comme un facteur ayant causé la tragédie, mais au contraire, comme un exemple supplémentaire des dangers d’un pouvoir inique, le couple d’amants apparaissant comme un couple de martyrs. Le deuxième dénouement autour du couple de martyrs amoureux impose alors une interprétation manichéeenne dans laquelle il n’est pas de place pour l’ambiguïté puisqu’elle oppose des victimes innocentes à un responsable explicitement désigné. Comme dans La inocente sangre, le modèle de la tragédie à tyran prend le pas sur le modèle aristotélicien. L’utilisation anti-aristotélicienne des procédés spectaculaires (mise à mort du duc sur scène et exhibition finale des deux corps des amants martyrs) finit d’infléchir, si besoin était, l’interprétation de la pièce au moment du dénouement, en faisant concevoir du pathos pour les victimes et en paralysant définitivement l’évaluation axiologique déjà fortement orientée en faveur des victimes par la dramaturgie de la pièce.
Estefanía la desdichada
163Si elle partage avec La inocente sangre et El duque de Viseo le fait de se terminer par la mort d’une victime innocente, Estefanía la desdichada fait de cette innocence et de l’erreur qui conduit à la mort de la victime un traitement substantiellement différent, mais qui n’en questionne pas moins le modèle aristotélicien de la fable tragique construite autour de l’hamartia. La inocente sangre et El duque de Viseo exploitent les erreurs des victimes sur le plan dramaturgique, tout en désamorçant sur le plan herméneutique l’ambiguïté morale qui leur est attachée pour faire apparaître les victimes comme innocentes. La recherche du pathétisme s’ajoute ainsi au modèle aristotélicien, instrumentalisé sur le plan dramaturgique, mais pris de revers dans la construction du sens et de l’effet du dénouement. Dans Estefanía la desdichada, au contraire, la perfection morale de la victime — et, corrélativement, son innocence — sont posées comme un trait constant de l’èthos du personnage. À la différence de Viseo ou des frères Caravajales, Estefanía ne commet aucune erreur. Estefanía est une sainte, et sa mort, pareille à celle du martyr145, ne peut apparaître que comme une injustice. On a donc affaire, bien plus directement que dans les deux autres pièces, à un dénouement aristotéliquement hétérodoxe, qui produit des émotions autres que celles que devrait viser, selon le Stagirite, la tragédie. La question de la faute tragique est néanmoins inscrite au cœur du dénouement, sinon du point de vue de la victime, de celui du mari uxoricide. C’est sur ce plan que le modèle aristotélicien de l’hamartia affleure, mais il finit par entrer en conflit avec une herméneutique plus manichéeenne dans laquelle l’ambiguïté de l’erreur funeste du mari semble se résorber.
164Pas plus que son épouse, Ruiz de Castro n’est un personnage intermédiaire. Ruiz de Castro est un héros, il excelle dans la protection de son roi et plus largement dans les valeurs de l’aristocratisme chrétien, une excellence qui implique un sens aigu de l’honneur et une propension naturelle au furor :
Bella Estefanía.
venció el honor esta vez.
Pasiones son naturales,
iras y amor y el honor,
incita mucho el furor
en las personas reales146.
165L’intrigue de la tragédie se constitue autour de ce furor, intimement lié au souci de l’honneur, qui est un attribut naturel consubtantiel à l’excellence du héros. Mais le furor est aussi une faille par laquelle le personnage va s’engouffrer, en faisant un faux pas (c’est un des sens d’hamartanein), dans la tragédie. En amont du troisième acte, le caractère transgressif et potentiellement mortifère du furor du héros n’est entrevu que ponctuellement, autour de l’épisode de la provocation en duel. Ce duel, qui est l’antichambre de la tragédie finale (puisque l’affront inspirera à Fortún Jiménez un désir de vengeance avec les conséquences que l’on sait), n’a pas de conséquences funestes immédiates : il confirme au contraire la renommée du héros, qui s’étend jusqu’aux terres maures147, corrigeant ainsi la condamnation de son furor en Castille et le restaurant dans sa grandeur. En s’illustrant dans la guerre contre les Maures, Ruiz de Castro reconquiert aux yeux de son roi son image de héros. Sur le plan militaire, son furor, qui garantit le salut de l’État, apparaît donc comme une vertu148.
166Neutralisée dans le cadre épique dominant dans les deux premiers actes, l’ambiguïté de cette propension au furor (qui est à la fois vertueux et trangressif) ressurgit dans le troisième acte et fait basculer la fable, ponctuellement au moins, dans un type de tragédie proche du modèle aristotélicien. Le souci de l’honneur, porté à son plus haut niveau sur le plan privé, ce qui est le corrélat logique de l’èthos héroïque et militaire du personnage, conduit en effet Ruiz de Castro au furor et sous l’effet de celui-ci à une erreur : croyant son honneur perdu, il tue Estefanía, avant de se rendre compte de sa méprise.
167Autour de ce renversement de fortune, la dramaturgie de la pièce fait éclater l’ambiguïté de l’erreur de Ruiz de Castro, elle-même intimement liée à l’ambivalence de son furor. En amont et en aval de la mise à mort d’Estefanía, l’emportement passionnel est à la fois décrit comme une faute dont il incombe au héros de se garder en faisant acte de prudence et comme une force qu’il subit passivement. Les prolégomènes de la catastrophe soutiennent cette première interprétation, faisant écho aux critiques dont avait fait l’objet le furor sur le plan politique dans le premier acte de la pièce :
Mirad que habláis de una cosa
que la he de ver y tocar;
que yo no he de castigar
una mujer virtüosa
por siniestra información;
que sé que hay envidia y celos,
y correré entrambos velos
de honor y satisfación;
y veré quién es culpado,
antes que con poco seso
ose fulminar proceso
contra un ángel de mí amado.
(Ibid., pp. 782-783, vv. 2220-2231)
168L’emportement passionnel qui conduirait à fulminer des accusations (« fulminar proceso ») est décrit comme un défaut de prudence (« con poco seso »). Suivre ce chemin serait donc répréhensible. Mais une fois l’erreur commise, le furor qui y a conduit est décrit par le personnage comme s’étant imposé à lui de l’extérieur (« ¿Qué sangriento dolor, qué influjo de astro / me ha puesto aquí, qué fieras inhumanas? », ibid., p. 804, vv. 2622-2623), ce qui permet de désengager sa responsabilité dans l’erreur commise.
169Ainsi définie, l’erreur conduit à un renversement de fortune suivi d’une reconnaissance qui produisent pleinement leur effet tragique, au sens aristotélicien : d’une part, le spectateur conçoit de la pitié pour le personnage puisque, dans la mesure où sa responsabilité est partiellement désengagée, son malheur est perçu comme injuste. D’autre part — et simultanément —, le sens de l’humain (philanthropon) du spectateur est également satisfait, le sort du protagoniste apparaissant comme mérité si l’on se place du point de vue de la critique du furor posée a priori. De cette dramaturgie de la faute tragique dérive une herméneutique de l’ambiguïté, proche du modèle aristotélicien de la fable tragique constituée autour de l’hamartia, qui permet de dépasser le modèle — plus manichéen — de la tragédie exemplaire sous-tendant toute la pièce, que ce soit dans son versant épique, où la passion de l’honneur est louée comme une vertu, ou dans son versant tragique, où elle est au contraire condamnée comme une faute répréhensible. Autrement dit, la mort d’Estefanía n’est pas que le juste châtiment reçu par Ruiz de Castro pour ne pas avoir su contrôler son furor, elle apparaît également comme injuste et digne de pitié, parce qu’il n’en est pas entièrement responsable, le furor ayant fait violence à sa prudence.
170La manière dont est traitée l’erreur du héros tragique dans la pièce coïncide avec certaines des interprétations dont a fait l’objet la notion d’hamartia sous la plume des commentateurs italiens de la Poétique149. Moins que celle de Robortello, qui comprend l’hamartia à la lumière de la définition que reçoivent les hamartèmata dans l’Éthique à Nicomaque (III, 1), à savoir des fautes qui sont pardonnables parce que commises par ignorance des circonstances qui en font un crime (ce qui est effectivement le cas ici puisque Ruiz de Castro ignore que son épouse est innocente)150, le cas de Ruiz de Castro rejoint l’interprétation, plus complexe et plus souple, que donne de l’hamartia Piccolomini dans son commentaire. Tout en gardant comme point de départ celui d’Aristote et de ses commentateurs modernes, à savoir la question de l’intentionnalité de la faute, Piccolomini considère en effet comme cas d’hamartia la faute commise sous l’effet des passions. Ce faisant, il prend de revers l’éthique aristotélicienne (pour laquelle il est répréhensible de céder aux passions). Pour lui, comme le montre très bien Adrien Walfard151, la faute causée par l’aveuglement passionnel peut être considérée comme un acte mixte, à la fois contraint et volontaire :
Donc il faut savoir, au sujet des actions de l’homme […], que seules doivent être appelées vraiment volontaires, celles qu’il commet sans aucun empêchement, provenant soit du dedans, soit du dehors. L’empêchement peut résulter, soit de la violence, soit de l’ignorance ; de ces deux causes, la deuxième ne peut venir que du dedans ; mais la première peut venir de l’un ou de l’autre côté. La violence qui vient entièrement du dehors est en elle-même manifeste ; celle qui vient du dedans, vient principalement de la véhémence et de la force des passions ; lesquelles, quand elles débordent, peuvent concourir à l’ignorance et à la force : à l’ignorance, en offusquant la raison, ce qu’elles font de plusieurs manières : d’où vient qu’on dit qu’en toutes ses actions brutales et perverses, l’homme peut être dit ignorant ; quant à la force, les passions débordantes font parfois violence, ou peu s’en faut, à la volonté, la portant à choisir ce qu’elle ne choisirait pas, si elle était en sa pleine liberté : il arrive ainsi que, par peur de couler, nous jetions dans la mer toute notre précieuse marchandise ; et que, sous la menace, nous soyons conduits à choisir ce que nous ne choisirions pas de faire, sans la peur que nous causent ces menaces. Pour cette raison, de telles actions sont mixtes, à la fois contraintes et volontaires ; participant d’autant plus du volontaire, que la volonté, si elle voulait, pourrait ne jamais succomber à aucune violence qui nous vienne soit du dedans (des passions de l’âme), soit du dehors (d’où qu’on veuille). Il est bien vrai qu’une passion peut être si intense, et en rapport avec un objet en lui-même inévitable, que l’action, en elle-même blâmable, devient excusable par une telle violence. […] Pour revenir donc à cette imprudence dont parle Aristote à propos de la faute et du délit des personnages adéquats pour la tragédie, elle tient à l’empêchement que la volonté reçoit de l’ignorance, laquelle peut survenir de plusieurs manières : certaines de ces manières excusent l’ignorance, d’autres non. De même, l’ignorance pouvant concerner de nombreuses circonstances (Aristote en compte huit), l’ignorance de certaines circonstances excusera la faute, celles d’autres circonstances, non. Il revient au moraliste, et non au poéticien, de savoir ces choses et d’en discourir. À nous il suffit de savoir à ce sujet que l’ignorance que l’on doit trouver dans les personnages convenables pour la tragédie, doit être l’ignorance des circonstances, qui rend la faute moins grave et, par conséquent, la rend digne d’excuse et de pardon. J’ajouterai pourtant ceci : contrairement à l’opinion de certains commentateurs en notre langue, je suis d’avis que non seulement l’empêchement dû à l’ignorance est apte (quand celle-ci porte sur une circonstance qui rend la faute pardonnable) à faire que le délit commis par le personnage tragique soit dû, non à la méchanceté, mais à l’imprudence ; mais l’empêchement dû à la violence, principalement interne, peut aussi quelquefois produire le même effet : comme (par exemple) quand une passion très puissante et souveraine fait presque violence à l’agent : ainsi, un amour très intense envers l’un des siens ; ou encore une crainte très forte d’un mal très grave et important, et autres passions semblables152.
171Piccolomini va donc plus loin que Robortello : au titre des fautes commises par imprudence, il n’y a pas que les fautes commises par ignorance des circonstances, mais aussi celles qui résultent de la violence (interne) qu’exercent les passions sur la volonté. Aussi, alors que l’analyse que fait Robortello de la faute tragique, à partir de l’Éthique à Nicomaque, dédouane complètement le héros et rend son cas non ambigu — son malheur est injuste et suscite donc la pitié, mais il est inapte à satisfaire le souci de l’humain (philanthropon) —, selon Piccolomini, la faute dérivant de l’aveuglement passionnel, dans la mesure où celui-ci se conçoit comme volontaire et contraint à la fois, peut fonder un tragique de l’ambiguïté. Le cas de Ruiz de Castro se laisse appréhender en ces termes. C’est un héros prudent, mais le furor s’est imposé à sa volonté : il est donc à la fois responsable et non responsable de son erreur. L’ambivalence du couple honneur/furor au moment du renversement de fortune, et le renvoi explicite à une causalité extérieure (« influjo de astro » / « fieras inhumanas »), ouvrant une brèche dans le discours proposé par ailleurs dans la pièce sur les passions (que la prudence se doit de contrôler), teintent ainsi d’ambiguïté la catastrophe finale.
172Cependant, la coïncidence avec le modèle aristotélicien est ponctuelle, la pièce s’accommodant mal de cette ambiguïté qui entre en tension manifeste avec la fable du martyre : celle d’Estefanía, dont l’issue est unilatéralement pathétique. Aussi l’ambiguïté se résorbe-t-elle et le modèle aristotélicien s’efface-t-il sans s’être véritablement imposé derrière celui de l’exemplarité. Le rappel par la victime de son innocence, sa découverte par Ruiz de Castro au moment de l’anagnorisis, les critiques formulées à l’encontre du héros, qui pointent vers un manque de prudence153, signent le retour à une représentation manichéenne de la faute. L’erreur de Ruiz de Castro apparaît alors comme un délit qui doit être sanctionné :
Mi culpa confieso, Rey;
no quise pasarme a Francia,
sino pagar, como es justo,
quien los inocentes mata.
(Ibid., p. 813, vv. 2776-2779)
173Ce faisant le héros rejoint son èthos de personnage exemplaire, c’est-à-dire excellant dans la vertu comme dans le vice et, partant, étranger à la médiocrité requise par le tragique aristotélicien.
174L’ambiguïté de l’hamartia aristotélicienne ne vient donc court-circuiter que ponctuellement la dramaturgie et l’herméneutique exemplaire de la fable d’Estefanía la desdichada, qui fait alterner plus que coïncider, comme le voudrait Aristote, pathos et sens de l’humain154. À moins d’admettre comme aristotéliquement orthodoxe une tragédie qui serait pathétique ou exemplaire, il n’y a pas, dans Estefanía la desdichada pas plus que dans les autres tragédies de Lope, de fable tragique au sens aristotélicien du terme, mais tout au plus une manifestion locale du tragique, ici limitée à la scène de catastrophe.
175C’est dans la Philosophía antigua poética du Pinciano que l’on trouve peut-être, paradoxalement, une confirmation de cette impossibilité à concilier pathétique et, sinon exemplarité, sens de l’humain — c’est-à-dire à définir une fable qui satisfasse le souci de justice poétique en plus de susciter terreur et pitié, comme le voudrait une dramaturgie qui suivrait à la lettre Aristote. Le Pinciano envisage en effet la « tragedia patética » et la « tragedia morata » comme deux modalités radicalement séparées155, de même qu’il dissocie l’effet émotionnel du genre (susciter terreur et pitié) de l’évaluation éthique à laquelle il est pourtant intimiment lié156. Il est de ce point de vue significatif qu’il élude la notion de philanthropon et qu’il fasse de l’hamartia une lecture qui tend à en neutraliser l’ambiguïté :
[Il veut] que la personne ne soit ni bonne ni mauvaise pour cette raison même et que ce soit suite à une erreur qu’elle connaisse une mésaventure ou un malheur singulier ou que, dans le cas où elle ne tomberait pas dans le malheur par erreur, ses mœurs soient telles qu’elle ne mérite pas la mort157.
176Ainsi comprise, l’hamartia sert davantage le pathos qu’elle ne le rend ambigu. Dans la manière dont le Pinciano décrit les modalités de la faute tragique — comme une erreur ou un écart de conduite chez un personnage aux bonnes mœurs — on voit le souci de disculper le héros pour préserver l’effet pathétique plutôt que d’exploiter la faute comme un facteur d’ambiguïté. Ce second versant de la faute tragique n’est jamais envisagé et la reprise du modèle aristotélicien (la fable construite autour de la faute d’un héros ni bon ni mauvais) n’éclipse pas la recherche d’un effet pathétique finalement plus proche du pathos véhément de la tradition rhétorique que de la pitié tragique telle que la conçoit Aristote dans la Poétique.
177La superposition de ces deux acceptions du pathétique, inscrite dans la conception même de la « tragedia patética » du Pinciano, fait écho sur le plan théorique au chevauchement des modèles observables dans la pratique tragique de Lope. Dans des tragédies comme El duque de Viseo, La inocente sangre, ou Estefanía la desdichada, s’il y a bien recherche d’un effet pathétique par le biais de la construction de la fable et pas seulement par celui de la manifestation localisée du patron tragique, la Poétique n’est pas le modèle premier dans la manière de comprendre le pathos et de le susciter. Le modèle proposé par la Poétique est instrumentalisé par une conception du pathos qui demeure essentiellement rhétorique et dont les supports, dans ces pièces, sont des personnages exemplaires, héroïques plus que tragiques, et donc non ambigus. Leur ambiguïté, purement accidentelle, sert les fins de la dramaturgie de la pièce et celle-ci la neutralise efficacement, par différents procédés de court-circuitage, pour éviter qu’elle n’interfère dans l’évaluation finale du cas du héros. S’il est donc indissociable de la construction de la fable, le tragique, sous ses différentes modalités — pathétique, exemplaire et, bien plus rarement, au sens aristotélicien du terme —, se joue en dernière instance dans ces pièces au niveau local, celui de la scène, celui de l’image spectaculaire, qui sont autant de points de vue singuliers construits sur et parfois contre la fable, coïncidant ou non avec elle.
Notes de bas de page
1 Oleza, 2001, pp. 42-68.
2 La Estrella de Sevilla, p. 569. Nous citons l’édition de Sáinz de Robles, qui suit le texte de la première version, suelta (S), écrite selon Oleza aux alentours de 1617 et donc antérieure à la refonte de Claramonte (issue d’un volume desglosable et connue dans la tradition ecdotique comme D). Pour les questions d’attribution et de chronologie respective de ces deux versions, nous suivons les conclusions d’Oleza, mais l’on peut se reporter pour une autre lecture aux travaux classiques et pas toujours concordants de : Foulché-Delbosc, 1920 ; Cotarelo y Mori, 1930 ; Leavitt, 1931 ; Rodríguez López-Vázquez, 1983, p. 5-31 ; Id., 2010, pp. 857-864.
3 Celle de la servante, qui a laissé entrer le roi dans la demeure de Busto, mais surtout celle de Busto, qui a lieu sur scène, le cadavre étant exposé aux yeux d’Estrella à la fin du deuxième acte.
4 La Estrella de Sevilla, p. 559.
5 Le roi est Tarquin (« hay Brutos contra Tarquinos », ibid., p. 554), Sancho Caïn (« He muerto a mi hermano. / Soy un Caïn sevillano; / que, vengativo y cruel / maté un inocente Abel », ibid., p. 558).
6 Dans le discours du roi à Estrella, au début du troisième acte (ibid., p. 561).
7 Thouret (2010, pp. 341-387) observe, dans les monologues espagnols et par opposition aux cas français et anglais, le caractère passager de l’irrésolution du sujet. C’est particulièrement vrai du seul monologue délibératif de La Estrella de Sevilla, celui de Sancho, au moment où il découvre l’identité de sa future victime. Le doute est presque immédiatement éclipsé par l’impératif d’obéissance au roi et, dans ce cadre, la définition non ambiguë de ce qui est juste : « Mi loco amor se mitigue; / que aunque me cueste disgusto, / acudir al rey es justo: / Busto muera, Busto muera, / pues ya no hay quien decir quiera: / Viva Busto, viva Busto. / Perdóname, Estrella hermosa; / que no es pequeño castigo / perderte y ser tu enemigo. / ¿Qué he de hacer? ¿Puedo otra cosa? » (La Estrella de Sevilla, p. 557).
8 Sur ce qu’il appelle « tragique de l’antinomie » comme variante du concept aristotélicien de tragédie à l’époque classique, voir Walfard, 2008.
9 Cueva, Ejemplar poético, pp. 141-142.
10 Vega, Jerusalén conquistada, éd. de Carreño, p. 849.
11 « … el claro [verso] / trágico, igual al épico de Marte » (Cueva, Ejemplar poético, p. 149).
12 « De sorte que pour atteindre à la grandeur héroïque, emploie les termes violents par lesquels tu signifieras sa violence » (« Y por el consiguiente a la grandeza / heroica, aplica los vocablos fieros / con que signifique su fiereza », ibid., p. 126).
13 Ibid., p. 142 et p. 166.
14 Virués, Obras trágicas y líricas, fos 5vo-6ro.
15 « ¡O ingenio singular! en paz reposa, / a quien las musas cómicas debieron / los mejores principios que tuvieron. / Celebradas tragedias escribiste. / Sacro Parnaso a Montserrate hiciste, / escribiendo en la guerra aquella suma: / tomando ya la espada, ya la pluma » (Vega, El laurel de Apolo, p. 280).
16 « Esta es la rima octava en quien florece / la heroica alteza y épica excelencia » (ibid., p. 151).
17 Lope soulignait dans l’Arte nuevo la grande adéquation de cette forme métrique avec la gravedad : « son los tercetos para cosas graves » (Id., Arte nuevo de hacer comedias, p. 148, v. 311).
18 Voir Aristote, Poétique, 56 a 10-15 et 59 b 17.
19 Voir Graziani, 1997, p. 36.
20 Tasso, Discorsi dell’arte poetica, II, p. 35 ; trad. française de Graziani, p. 110.
21 Ibid., p. 38 ; trad. française, p. 114.
22 « Aurem accommodes, dum pauca de multis spongiae subiicere contendo quae in tuo tragico continentur deliramento. In primis, si fas credere philosophiae principi astruenti, unam debere esse actionem, unum ducem, non plures. Tu nec una gaudes, multas agglomeras, nec Ricardum tantum in coelum usque efferendum enixe contendisti, sed Iberiae regem Alphonsum ejusque militem Garceranum strenuum. Unum sibi proposuit Homerus, alterum sibi designavit Virgilius » (Expostulatio Spongiae, p. 265).
23 Il écrit dans les Rimas, en 1604 : « que presto, si Dios quiere, tendrás los dieciséis libros de la Jerusalén, con que pondré fin a escribir versos » (Vega, Rimas, p. 17).
24 « Pues el fin no es menos dificultoso de entender [que el principio], porque acabándose la acción al parecer del poeta en el libro decimoctavo, que es cuando Ricardo vuelve a Inglaterra como héroe de esta acción, se siguen luego otros dos cantos […] lo cual, quien considerare el título de este poema, que es Jerusalén conquistada, verá que esto es fuera de propósito, como si en este discurso tratase yo ahora de una cosa muy extraña, y por este se puede inferir el último canto no continiendo sino cómo, después de haberse ido todos los cristianos de la Tierra Santa, se queda el Saladino con suma tranquilidad en Jerusalén; su muerte y entierro y otras cosas que desde que salió Ricardo de Judea no importan, no convienen, no son necesarias. Si el poeta fuera historiador, era fuerza referir los sucesos subsecuentes, mas tratando de una acción o conquista solamente, en el punto que se consiguió había de tener fin, pues llegaba el cumplimiento necesario y prometido, como tenemos por ejemplo la Iliada de Homero y Eneida de Virgilio, que en dando la muerte a Turno fenece toda la acción, y el Taso termina la suya luego que se rindió Altamoro a Gofredo y visita el Santo Sepulcro » (Mártir Rizo, La Poética de Aristóteles, pp. 62-63).
25 Sur les critiques de la tragicité de la Jerusalén par Torres Rámila, voir Tubau, inédite, pp. 124-134 et Id., 2010, pp. 323-325.
26 Voir Giuliani, 1997, p. 1153.
27 La représentation déplaira d’ailleurs fortement à l’ambassadeur de France de l’époque, La Rochepot. Voir Giuliani, 1995, p. 30.
28 Virués, La gran Semíramis, éd. de Hermenegildo, pp. 101-102, vv. 23-32.
29 Voir Aristote, Poétique, 51 a 36-51 b 11.
30 Ibid., 51 b 15.
31 Ibid., 51 b 27-33.
32 Scaliger, Poetices libri septem, I, 2, 5 b, vol. 1, p. 88.
33 « Si les choses vraisemblables nous émeuvent, les choses vraies nous émouvront davantage encore. Les choses vraisemblables nous émeuvent parce nous croyons qu’il a été possible qu’elles aient lieu de telle manière. Les choses vraies nous émeuvent parce que nous savons qu’elles ont eu lieu de telle manière. Le vraisemblable tire donc toute sa force du vrai » (« Si nos verisimilia movent, multo magis vera movebunt. Verisimilia nos movent, quia fieri potuisse credimus ita rem accidisse. Vera nos movent, quia scimus ita accidisse. Quicquid igitur vis est in verisimili, id totum arripit a vero », Robortello, Francisci Robortelli Utinensis in librum Aristotelis de arte poetica explicationes, p. 93).
34 On observe un phénomène relativement similaire chez le Pinciano qui, dans ses textes théoriques, aussi bien au sujet de la tragédie que de l’épopée, tend à exclure la poésie historique (Lucain est mis à l’index et, symétriquement, Les Éthiopiques sont données en modèle), alors que dans le prologue de son épopée, El Pelayo, il affirme très explicitement le caractère historique et vrai de son poème, même s’il le situe dans les limites de la vraisemblance aristotélicienne (López Pinciano, El Pelayo, « Prólogo »).
35 Tasso, Discorsi del poema eroico, II.
36 Ibid.
37 Ibid., III.
38 Ibid.
39 « No querría que fuese parto monstruoso; por lo menos yo le he escrito con ánimo de servir a mi patria tan ofendida siempre de los historiadores extranjeros y, por culpa de las pasadas guerras de los moros, tan falta de los propios. Bien sé que ha de haber algunos de los muchos que se dan en este tiempo a la lección de las historias, que han de ponerle entre otras objeciones el haberse hallado el rey Alfonso de Castilla en la conquista, a que me ha parecido responder en este prólogo, porque, o sirve de introducción a lo que se ha de tratar, o de respuesta a los que le han de reprehender. Que los españoles que digo pasasen al Asia en esta sagrada guerra, es sin duda. Pruébase en muchas crónicas y papeles manuscritos, cartas ejecutorias y privilegios reales de varios linajes… » (Vega, Jerusalén conquistada, éd. de Carreño, p. 11).
40 Voir Wright, 2001, pp. 82-109.
41 « Los demás remito a mi historia, en cuyo progreso se verán sus nombres y sus valerosos hechos. Y cuando todo fuera distinto de la verdad (que no debe ningún español creerlo), basta haber dicho Aristóteles non poetæ ese facta ipsa narrare, sed quemadmodum vel geri quiverint vel verisimile, vel omnino necessarium fuerit » (Vega, Jerusalén conquistada, éd. de Carreño, p. 15).
42 Il est d’ailleurs curieux qu’ils ne rattachent pas ce défaut de composition à la dépendance du modèle historiographique.
43 Cicéron, De oratore, II, 9, 36 ; trad. française de Courbaud, p. 21.
44 « Nescire autem quid ante quam natus sis acciderit, id est semper esse puerum » (Cicéron, Orator, XXXIV, 120).
45 Voir Guion, 2008, pp. 41-48.
46 « Etenim quantum ego quidem judicare possum, plus gravitatis, plus prudentiæ, plus civilis sapientiæ, in orationibus historici exhibent, quam in præceptis ulli philosophi » (Valla, De rebus a Ferdinando, Prœmium, Opera omnia, p. 6).
47 L’importance de cette lignée platonicienne en Espagne explique peut-être le traitement que les poètes y font de l’histoire et ce qui a parfois été qualifé, en particulier dans le champ de l’épopée, d’un « vérisme » de la tradition épique espagnole. Pour un panorama des débats théoriques sur l’histoire et la poésie dans le poème épique, voir Lara Garrido, 1999, pp. 25-96.
48 On retrouve, dans le chapitre iv du Peregrino en su patria (1604), l’argument qu’avait avancé Robortello, mais formulé sous un vernis aristotélicien, selon un double discours tout à fait typique du positionnement théorique de Lope (Vega, El peregrino en su patria, éd. d’Avalle-Arce, pp. 334-335).
49 Cette ambition est explicitement renvendiquée au moment de la publication des pièces à matière historique qui se concentrent dans les Partes XVI, XIX et XX, volumes préparés par Lope dans les années où il brigue une charge de chroniqueur royal. Voir Artois, 2009b.
50 Pavel, 1996, pp. 148-218.
51 Trois pièces seulement s’inspirent de l’histoire ancienne : une tragedia, Roma abrasada, et deux tragicomedias, El honrado hermano et Las grandezas de Alejandro. Sur le théâtre d’histoire récente, voir Usandizaga, 2014.
52 Pour Aristote, tragédie et épopée ont en commun la production d’un effet de surprise (thaumaston), que l’épopée produit plus aisément mais qui ne lui est pas propre : « La tragédie doit produire l’effet de surprise ; mais l’épopée admet bien plus aisément l’irrationnel qui est le moyen le plus propre à provoquer la surprise, puisqu’on n’a pas sous les yeux le personnage qui agit. Ainsi la scène de la poursuite d’Hector serait comique au théâtre — d’un côté la foule debout qui ne le poursuit pas, de l’autre Achille qui la contient d’un signe de tête — ; mais dans l’épopée cela ne se remarque pas » (Aristote, Poétique, 60 a 11-17, trad. française de Dupont-Roc et Lallot, p. 126).
53 « … avec les coups de théâtre et les actions simples, les auteurs cherchent à atteindre leur but par l’effet de surprise, car c’est cela qui est tragique et qui éveille le sens de l’humain » (ibid., 56 a 23, trad. française p. 99).
54 « Les autres poèmes suscitent l’étonnement dans le but de provoquer le rire, la compassion ou une autre émotion. Tandis que le poète épique ne se donne pas une autre fin que cet effet : il suscite au contraire la compassion pour mieux frapper les esprits de suprise et d’admiration ; aussi cet effet y est-il plus fort et plus fréquent » (Tasso, Discorsi del poema eroico, I, p. 74 ; trad. française de Graziani, p. 156).
55 Voir Chevrolet, 2007, pp. 607-645.
56 « Ces fables sont alors plus belles, puisqu’elles ont l’effet de surprise, la terreur et la pitié et qu’ensemble ces trois propriétés sont extrêmement efficaces pour émouvoir les esprits du public » (« Pulcherrimæ fiunt fabulæ, quia habent to thaumaston, to phoberon, to eleinon, quæ tria habent simul maximam vim ad movendos auditorum animos », Robortello, Francisci Robortelli Utinensis in librum Aristotelis de arte poetica explicationes, p. 100).
57 « Quelles fables sont les plus tragiques ? Assurément, celles qui suscitent la plus grande surprise » (« Quæ nam magis tragica ? Ea sane, quæ plus admirationis afferunt » , ibid., p. 99).
58 « Et ces faits, quelle que soit leur issue — triste ou heureuse —, ne susciteront jamais ni douleur, ni joie, ni effroi, s’ils n’éveillent de la surprise dans les âmes des auditeurs » (« E questi qualunque sia il fin loro, o tristo, o lieto, ne dolor mai, ne allegrezza, ne spavento apporteriano, se di loro negli animi degli auditori meraviglia non destassero », Minturno, L’Arte poética, p. 40).
59 « … según la difinición que de la heroica he oído, ella es lo mismo que la tragedia » (López Pinciano, Philosophía antigua poética, « Epístola xi », vol. 3, p. 149).
60 « L’action épique requiert de bons personnages, l’action tragique des personnages ni bons ni méchants » (« La épica las ama buenas, y la trágica ni buenas ni malas », ibid.).
61 « L’épopée est un poème commun, la tragédie un poème actif » (« Este se dice poema común y aquel activo », ibid.).
62 « Dans la tragédie, l’imitation repose pour moi sur trois types d’éléments : le langage, la musique et la danse. L’imitation épique se fait seulement par le langage » (« En la trágica se obra la dicha imitación con todos tres géneros, lenguaje, digo música y tripudio y la épica hace su imitación con el lenguaje solamente », ibid.).
63 « Le mètre du poème épique est unique ; dans la tragédie il y en a plusieurs » (« El metro en la épica es todo uno, y en la trágica vario », ibid.).
64 « Dans l’action tragique il y a une seule tragédie, l’action épique en contient plusieurs » (« Esta es una tragedia sola y la otra es un envoltorio de tragedias », ibid.).
65 « … porque la una y la otra tiene por fin la extirpación de las pasiones por medio de miedo y compasión », ibid.
66 « Yo [Pinciano] acabo en este punto de tener experiencia en el deleite trágico, porque me deleito en la lectura de Virgilio grandemente y hallo que el gusto me sucede por la compasión de las calamidades que en él se cuentan, y agora me acuerdo de una que vos olvidastes, que fue la de Polidoro, la cual me fue muy deleitosa cuando primera vez la leí. Y Fadrique dijo: si se hubieran de contar todas las cosas trágicas y deleitosas de la Eneida en particular, no acabara este día; y más las que son mezcladas con otros deleites diferentes de la compasión, como el caso de Polidoro, que trae consigo ayuntado el gusto de la admiración » (ibid., p. 163).
67 On peut comprendre ainsi un des rares passages où il est explicitement question de l’effet de surprise dans cette épître : « La plus grande ancienneté de l’épopée sur la tragédie et le fait qu’elle suscite plus de surprise et plus de plaisir me conduisent à cette conclusion » (« Digo pues que a esto me suade la antigüedad mayor que la épica tiene sobre la trágica y por la mayor admiración y más deleitosa que consiente », ibid., p. 201). Ce deleite peut s’actualiser dans l’épopée sur le mode tragique, mais pas nécessairement : « J’avoue que l’épopée à un quelque chose en plus et que, en général, elle est source de plaisir sans avoir une fin tragique » (« confieso un no sé qué en la épica más, y que, generalmente, tiene deleite sin el fin trágico », ibid., p. 156).
68 Voir Chevrolet, 2007, pp. 633-645.
69 Sur cette tradition, nous renvoyons à l’ouvrage classique de Yates, 1975 et, plus récemment, aux travaux de Bolzoni , 1995 et Id., 2002.
70 Voir Quintilien, Institution oratoire, XI, 2, 24.
71 Rhétorique à Herennius, III, 37 ; trad. française d’Achard, p. 122.
72 Ibid., III, 36.
73 Ces images émeuvent en produisant un effet de surprise qui relève davantage de l’ekplexis longinien que du thaumaston aristotélicien : elles saisissent et soumettent l’esprit. On remarquera que Robortello est le premier éditeur et commentateur du traité du pseudo-Longin (Liber de grandi sive sublimi orationis genere, Basileæ, J. Oporinus, 1554).
74 Granada, Rethoricæ Ecclesiasticæ, III, 2, pp. 96-98.
75 Autres exemples : « Allí murieron Plácido y Merencio, / en la boca las cruces de las dagas » (Vega, Jerusalén conquistada, éd. de Carreño, p. 60) ; « Por la espalda al altar le clava un moro, / y tan presto en la boca el alma tuvo, / que parece que entró en el vaso de oro » (ibid., p. 61).
76 Lope obtient donc, par ce travail de l’image, ce qu’Aristote recommandait d’obtenir par des enchaînements paradoxaux et par la reconnaissance, autrement dit par la composition de l’action.
77 « La fuerza de las historias representadas es tanto mayor que leída, cuanta diferencia se advierte de la verdad a la pintura y del original al retrato, porque en un cuadro están las figuras mudas y en una sola acción las personas, y en la comedia hablando y discurriendo y en diversos afectos por instantes cuales son los sucesos, guerras, paces, consejos, diferentes estados de la fortuna, mudanzas, prosperidades, declinaciones de reinos, y períodos de Imperios, y monarquías grandes. […] Pues con esto nadie podrá negar que las famosas hazañas o sentencias referidas al vivo con sus personas, no sean de grande efecto para renovar la fama, desde los teatros, a las memorias de las gentes donde los libros los hacen con menos fuerza, y más dificultad y espacio » (Id., La campana de Aragón, éd. de Hartzenbusch, pp. 35-36. Voir également : <http://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/Vega-CampanaAragon-Dedicace.html> [dernière consultation le 02/11/2016].
78 Pour une synthèse sur l’aspect théorique de ce débat, nous renvoyons à Hénin, 2003.
79 Ce qui permet au théâtre de multiplier ce qui dans un tableau fait l’objet d’une représentation unique et globale.
80 Vega, La campana de Aragón, éd. de Hartzenbusch, p. 37.
81 Sur le dispositif permettant le dévoilement (descubrimiento) de la tête coupée (cabeza cortada) derrière le rideau (cortina), voir Ruano de la Haza et Allen, 1994, p. 531.
82 Horace, Art poétique, vv. 185-186.
83 Peut-être parce que la mise en scène de cette image était beaucoup plus délicate que celle de la tête posée sur une surface plane, simulée par une table à trous.
84 Vega, El duque de Viseo, éd. de Calderón, p. 1140.
85 Preuve en est le très faible nombre de corrections d’autores qu’a suscitées le corpus des tragédies épiques au moment de leur représentation.
86 L’étude la plus sérieuse dans ce sens reste à ce jour celle menée par Sentaurens, 1984. Voir aussi Díez Borque, 1980, pp. 61-87 et Neumeister, 1978, pp. 106-119.
87 Virués, La gran Semíramis, éd. de Hermenegildo, p. 109.
88 Ibid., pp. 123-124, vv. 691-720.
89 Voir Granada, Rhetoricæ ecclesiasticæ, III, 10 (pp. 135-138), 11 (pp. 138-144), 12 (pp. 144-149).
90 Cueva, Ejemplar poético, p. 126.
91 Voir Peale, 2007, pp. 49-86 et aussi Kirschner, 1994 et Id., 1998.
92 Vega, La campana de Aragón, éd. de Hartzenbusch, p. 37.
93 Vega, El bautismo del príncipe de Marruecos, éd. de Pontón, p. 878.
94 Pour une vision d’ensemble sur la question, nous renvoyons aux actes du colloque El gracioso en el teatro del Siglo de Oro, 1994.
95 Id., La inocente sangre, éd. de Hartzenbusch, p. 371.
96 « Les spectacles tragiques procurent du plaisir, mais, à la fin, ils laissent dans l’âme une grande tristesse » (Guarini, Il compendio della poesia tragicomica, éd et trad. de Giavarini, texte italien p. 242 ; trad. française p. 243).
97 Voir Guarini, ibid., texte italien pp. 216-218, trad. française, pp. 217-219 (la citation est donnée infra chapitre vii). Sur ces questions et les points de contact entre la pratique lopesque de la tragédie et le modèle guarinien, voir Artois, 2014.
98 Bandello, Historias trágicas exemplares.
99 Sur les emprunts de Lope à Bandello et Belleforest, voir Kohler, 1939 et Bradbury, 1980. Sur le cas spécifique d’El castigo sin venganza, voir Carreño, 1990. Sur le cas d’El mayordomo de la duquesa de Amalfi, voir Ferrer Valls, 2012.
100 Sur le thème paysan et, en particulier, les tragédies de la honra villana, voir l’ouvrage classique de Salomon, 1985, pp. 706-761.
101 Vega, El príncipe despeñado, éd. de Menéndez Pelayo, p. 333.
102 À l’exception de la La locura por la honra, qui se situe entre ces deux catégories, l’héroïne devenant adultère en cédant aux désirs du prince qui, insatisfaits, auraient conduit au viol.
103 Certains critiques considèrent ces pièces comme un genre à part entière. Voir notamment Larson, 1977.
104 Quoique l’intrigue comporte aussi un caso de honor.
105 Sur ce corpus de pièces, dont certaines sont d’attribution douteuse, nous renvoyons à l’étude d’Exum (1974) et au chapitre que lui a consacré Aranda (1995).
106 « Toutes ces situations préétablies ont pour finalité de fourvoyer Don Pedro, de l’écarter de son chemin, le poète s’étant chargé d’effacer les traces persistantes d’un crime qui fait l’objet, dans tout son système dramaturgique, d’un authentique phénomène de rejet » (Aranda, 1995, pp. 168-169). La seule pièce qui en rende compte, la tragicomedia de Los Ramírez de Arellano (1599-1608), traite le sujet de manière transversale en évitant le problème du fratricide, déguisé en simple conflit de pouvoir autour de la couronne de Castille.
107 « Tragedia : una representación de personajes graves como dioses en la gentilidad, héroes, reyes y príncipes, la cual de ordinario se remata con alguna gran desgracia » (Covarrubias, Tesoro de la lengua española o castellana, pp. 1483-1484).
108 À l’issue de sa mise à mort, le peuple brandit la tête de Fernán Gómez au bout d’une lance (ibid., p. 99).
109 Vega, Peribáñez, éd. de Marín p. 76, vv. 386-387. Dans les pages suivantes, nous comptons les vers de façon continue, sur l’ensemble des trois actes, à la différence de l’édition de Juan María Marín, que nous suivons par ailleurs.
110 Peribáñez, que le commandeur a fait capitán, pour l’écarter en l’envoyant à la guerre, part pour Grenade au dos d’une jument « notable para alcanzar y famosa para huïr » (ibid., p. 171, vv. 2504-2505) et à la tête d’une compagnie de laboureurs qui fait rire tout comme « la compañía / de los hidalgos cansados » (ibid., p. 168, vv. 2452-2453) qui les accompagne.
111 On tient peut-être dans cette dimension héroïque de la tragicomedia de Peribáñez, commune à d’autres tragicomedias, notamment celles à matière historique, un critère permettant de distinguer tragedias et tragicomedias.
112 La définition que Covarrubias donnait de la tragedia ne faisait pas de la mort un impératif et mentionnait simplement une « gran desgracia », mais si l’on analyse le contexte des occurrences du terme de tragedia dans la bouche des personnages de Lope (ou de n’importe quel autre de ses contemporains), on observe qu’il n’apparaît que face à la mort (ou à un risque de mort) et qu’il n’est appliqué à aucune autre situation grave, aussi pathétique soit-elle.
113 L’acte s’ouvre sur une longue réplique du conseiller du roi qui, en multipliant les références à des figures classiques, marque une rupture dans le registre de la pièce (Vega, La corona merecida, p. 241). Le roi cesse d’être un roi de comédie et adopte définitivement le rôle du tyran : il s’identifie à David éloignant Urie pour jouir de son épouse Bethsabée (ibid., p. 241). Du point de vue stylistique, une fois Álvaro emprisonné, le texte dramatique bascule définitivement dans la grandeza : les octosyllabes sont remplacés par des hendécasyllabes et le thème de la tyrannie passe au premier plan du discours (ibid., p. 242). Enfin, dans la scène où Sol réclame une torche avant de s’enfermer dans ses appartements, les propos de Sol sont qualifiés de « graves palabras » par ses serviteurs qui voient en leur maîtresse la « Lucrecia de Toledo » : « Lo mismo cuentan de Dido, / matose encendiendo el fuego / en que se deshizo luego » (ibid., p. 245).
114 Sur ces pièces et, entre autres, leur rapport à la tragédie, voir Teulade, 2012.
115 Vega, Lo fingido verdadero, éd. de Cattaneo, p. 199, vv. 3103-3121.
116 Signe, peut-être, de cette convergence, Lope attribue souvent à ces pièces l’étiquette de tragicomedia.
117 « No ha tenido España suceso de quien con tanta admiración hablen las historias, como esta rigurosa sentencia del Rey don Fernando el Cuarto contra los dos ilustres hermanos Caravajales, muertos por la invidia de sus virtudes heroicas y clarísima sangre. El Rey le dio fácilmente crédito, no advirtiendo que en los poderosos jueces, neque severitatis neque clementiæ gloria affectanda est; que en estos dos extremos hay peligro. Præclarissima virtutum llamó a la justicia Aristóteles; pero el juicio temerario más daña al que juzga que al que es juzgado, como sintió San Agustín en el libro II De sermone domini in monte […]. Cruel fue la sentencia, la muerte injusta; el valor con que la sufrieron, digno de eterna fama. No le hallan los historiadores al Rey disculpa con haber sido engañado, porque el juicio absoluto non debet esse in rebus dubiis por opinión de San Gregorio […]. Años ha que escribí este suceso, y como ahora saliese en la impresión lo que antes en el teatro, no hallé a quien tan justamente debiese dirigirle como a vuestra Merced » (Vega, La inocente sangre, éd. de Hartzenbusch, p. 349).
118 La pièce comporte la plupart des grands éléments du patron tragique : cadre historique, grandeur des personnages, mort violente représentée sur scène, grandeza stylistique dans l’évocation des combats, récit de catastrophe, motifs (songes, chants funèbres, ombres).
119 Sur cette question, nous renvoyons au travail très suggestif de Serralta, 1988, et à l’article de Zugasti, 1998, consacré au cas de Tirso, mais précédé de considérations générales très éclairantes.
120 Vega, La inocente sangre, éd. de Hartzenbusch, p. 363.
121 Id., Estefanía la desdichada, éd. de Romero, p. 752, vv. 1682-1687.
122 Id., El duque de Viseo, éd. de Calderón, p 1081, vv. 1112-1113.
123 Id., Arte nuevo de hacer comedias, p. 134, vv. 231-239 et p. 147, vv. 298-301.
124 « Tu avoueras que par le passé toutes les pièces étaient ennuyeuses parce que leur intrigue était mal nouée et moins ingénieuse » (« Confesarás que fue cansada cosa / cualquier comedia de la edad pasada, / menos trabada y menos ingeniosa », Cueva, Ejemplar poético, p. 164).
125 Vega, Arte nuevo de hacer comedias, p. 149, vv. 327-328.
126 Voir Couderc, 2012 ; Blanco, 2012 ; Antonucci, 2012. Le fait que tous trois soient issus de deux cultures, française et italienne, dans lesquelles le théâtre classique national est fortement aristotélisé, n’est peut-être pas étranger à leur démarche.
127 Soit trois des six pièces explicitement désignées comme tragedias par Lope.
128 Dans les pages qui suivent, nous nous attelons à la question de l’action, qui est celle sur laquelle Christophe Couderc, Mercedes Blanco et Fausta Antonucci ont centré leur lecture aristotélicienne de la tragédie, même si, bien entendu, d’autres éléments conduisent plus évidemment encore à invalider l’hypothèse de l’aristotélisme de la tragédie lopesque : mélange des genres, action multiple, recours fréquent aux possibilités pathétiques de l’opsis et volonté explicite de s’inscrire en faux contre une pratique aristotélicienne des genres.
129 « Il est donc évident, tout d’abord qu’on ne doit pas voir des justes passer du bonheur au malheur — cela n’éveille pas la frayeur ni la pitié, mais la répulsion […] ; il ne faut pas non plus qu’un homme foncièrement méchant tombe du bonheur dans le malheur : ce genre de structure pourrait bien éveiller le sens de l’humain, mais certainement pas la frayeur ni la pitié, car l’une — la pitié — s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur, l’autre — la frayeur — au malheur d’un semblable, si bien que ce cas ne pourra éveiller ni la pitié ni la frayeur » (Aristote, Poétique, 52 b 34-53 a ; trad. française de Dupont-Roc et Lallot, p. 77).
130 Aristote, Poétique, 53 a 7 ; trad. française de Dupont-Roc et Lallot, p. 77.
131 Pour l’analyse de la notion d’hamartia, voir entre autres : Stinton, 1975, pp. 221-254 ; Bremer, 1969 ; Saïd, 1978 ; Goldschmidt, 1982, p. 277-279 ; Nussbaum, 2001, pp. 378-383.
132 Walfard, 2008, p. 261.
133 Le comte insiste sur leur loyauté : « Rey — A los dos Caravajales / prended luego. Conde — A los leales, pudieras decir mejor » (ibid., p. 367). Quand ils sont arrêtés, ils obéissent et ne questionnent pas la décision du roi : « Don Juan — Su gusto basta ». Ils clament leur innocence : « Don Juan — Espero en tu grandeza / conocerás nuestra inocencia. Don Pedro — ¿Es possible / que mande el Rey matar dos inocentes? » (ibid., p. 368).
134 Du moins, en ce qui concerne les Caravajales. En revanche, un halo d’ambiguïté entoure le cas du roi, dont la culpabilité est atténuée, sans doute par souci du decoro, par l’insistance de la pièce sur la responsabilité des deux traîtres, coupables d’avoir aveuglé son jugement.
135 Sur les sources de la pièce, voir Menéndez Pelayo, 1899 et Calderón, 2005, pp. 1033-1035.
136 « Lo que vuestra alteza manda / hoy mi lealtad obedece » (ibid., p. 1077, vv. 976-977).
137 La pièce propose d’ailleurs un commentaire indirect de l’efficacité psychologique du descubrimiento à travers le commentaire de la reine, au début de l’acte suivant : « La mano y la sangre están / tan presentes a mis ojos, / del duque de Guimaráns, / cuyos llorosos despojos / voces a los cielos dan, / que me tiembla el corazón » (ibid, p. 1110, vv. 2057-2062).
138 Aristote, Poétique, 53 b 8-11 ; trad. française Dupont-Roc et Lallot, p. 81.
139 Voir Montiano y Luyando, Discurso sobre las tragedias españolas, pp. 48-49.
140 Vega, El duque de Viseo, éd. de Calderón, pp. 1117-1118.
141 « Por Dios os ruego que hasta que os vuelva a escribir no hagais las temeridades que me dicen que hacéis » (ibid., p. 1119).
142 « Si de ser al rey tirano, / el duque intención tuviera, / yo, Elvira, diera la espada / con que su cuello cortara; / pero que estando inocente / acabar el duque intente / su injusto pecho declara » (ibid., p. 1109, vv. 2015-2021).
143 Dans l’univers de Lope, l’amour est une force qui, si elle peut conduire les amants à une fin tragique, n’est jamais intrinsèquement mauvaise. Ici, elle contribue même à l’èthos héroïque du personnage, l’amant apparaissant comme un guerrier, voire un nouveau César.
144 Ce qui est une façon assez radicale d’incriminer le roi et permet de faire une lecture de la pièce plus ambiguë, sur le plan idéologique, puisque le dénouement semble racheter le roi, en faisant porter l’entière responsabilité de la tragédie sur le mauvais conseiller.
145 La comparaison est explicite dans la bouche d’Isabel : « ¡Mudarra mío / ya tiene aquella mártir su corona! » (Vega, Estefanía la desdichada, éd. de Romero, p. 809, vv. 2701-2702).
146 Ibid., pp. 680-681. vv. 323-328. Pour le vers 328, nous suivons la leçon de la tradition manuscrites en lieu et place de « en ocasiones iguales ».
147 « Ya te conozco, cristiano, / en alta opinión estás. / Los Castros sois descendientes / de los reyes » (ibid., p. 89). « … Ya suena acá / la excelencia de su nombre » (ibid., p. 711, vv. 916-918).
148 L’importance du cadre militaire, liée à l’intentionnalité épique et apologétique, est une différence essentielle qui sépare la version lopesque de la légende de sa réécriture par Vélez de Guevara.
149 Voir Bremer, 1969, pp. 65-98 et Walfard, 2008.
150 « La seule action qu’il reste est donc celle de ceux qui commettent une faute par ignorance : ceux-ci sont en effet dignes de pitié et de pardon » (« Reliqua igitur una est actio eorum qui di’agnoian peccant : hi enim commiseratione digni sunt et venia. Hanc sumunt tragici poetæ, conanturque exprimere et imitari », Robortello, Francisci Robortelli Utinensis in librum Aristotelis de arte poetica explicationes, p. 132). En réalité, avant d’opter pour une interprétation voisine de celle de l’Éthique à Nicomaque, Robortello conçoit le cas de celui qui pèche par ignorance comme plus ambigu : « Et, pour être exact, celui qui commet une faute, mais qui la commet par imprudence, il faut le situer entre le bien et le mal. En effet, on ne peut le dire bon puisqu’il a commis une faute, ni mauvais non plus puisque que ce n’est pas intentionnellement qu’il l’a commise, mais par imprudence » (« Ac plane inter bonum, ac malum is est collocandus, qui peccat quidem, sed imprudens peccat ; hujusmodi enim neque bonus appellandus, quia iam peccavit, neque rursus malus, quia non consulto peccavit, sed per imprudentiam », ibid., p. 130).
151 Voir Walfard, 2008, pp. 274-275.
152 « Dove è da sapere, che parlando delle attioni dell’huomo, che […] quelle veramente volontarie si deon dire, le quale senz’alcun’impedimento, che ò dalla parte di dentro, o dalla parte di fuora, gli sia dato; opera a libera voglia sua. L’impedimento può esser dato, o dalla violentia, o dall’ignorantia, delle quai due cose, questa non puo accadere, se non dalla parte di dentro, dove che quella dall’una et dall’altra parte puo venire. La violentia, che vien totalmente di fuora, è per se stesa manifesa, quella che viene di dentro, viene principalmente dalla vehementia, et forza degli affetti li quali quando traboccano posson concorrere alla ignorantia et alla forza. All’ignorantia nell’offoscar, che fanno la raigione in piu d’un modo: onde si dice, ch’in ogni sua brutta, et perversa attione, ignorante si puo dire l’huomo. Quanto alla forza poi parimente gli affetti traboccevoli fanno alle volte poco meno che violentia alla volonta, inducendola a elegger quello, che posta nella sua stessa piena libertà, non eleggerebbe, come vediamo avvenire, che per imore di non sommergere butteremo di nave in mare ogni nostra pretiosa merce et per le minaccie, che si saranno fatte, et indurremo adelegger di far cose, che senza’l timore, che ci causano quelle minaccie, non eleggeremo. Le quali attioni vengon per questo ad esser meschiate di violento et di volontario, tanto piu partecipando di volontario, quanto che la volonta s’ella volesse, potrebbe non soccumber mai a violentia alcuna, che ò di dentro dalle passion dell’animo, o donde si voglia, che possa venir di fuora. Be è vero, che tanto intenso potrebbe esser un affetto et rispetto a oggetto non per se schivabile che l’attione che per se sarebbe biasmevole diverrebbe per tal violentia scusabile. […] Tornando dunque a quella imprudentia, ch’aristotel pone interno al peccato e delitto delle persone idonee per la tragedia; appartien questo all impedimento, che la volunta recive dall’ignorantia, la quale in molti modi puo accadere; dei quali alcuni non iscusano il peccato e alcuni lo scusano. Parimente potendo riguardare l’ignorantia molte circostantie, che otto ne pone Aristotele; in alcune di quelle si scuserà il peccato e in alcune no com’appartien di sapere et di discorrere no a chi scrive cose toccanti alla poetica, ma agli scrittori morali. A noi basta di sapere in questo luogo, che l’ignorantia, che s’hà da trovare nelle persone convenienti alla tragedia, fà di bisogno cha sia di circonstantia, che venga a far il peccato minore et per conseguente a recargli qualche scusa et perdono. Non voglio già lasciar di dire, che io contra l’opinion d’alcuni spositori in lingua nostra son di parere, che non solo l’impedimento dell’ignorantia sia atto, quando gli è interno à circonstantia, che rechi scusa a render il delleto fatto dalla persona tragica non fatto per malitia, ma per imprudentia; ma etiamdio possa far questo alle volte l’impedimento della violentia et massimamente intrinseca come (per essempio) quando da qualche potentissimo amore verso d’alcun dei suoi o da potentissimo timore du qualche gravissimo et molto importante male et simili » (Piccolomini, Annotationi nel libro della Poetica d’Aristotele, pp. 196-197 ; trad. française de Walfard, 2008).
153 Voir les propos de Mudarra : « ¿Cómo has hecho, señor, tal desconcierto? » (Vega, Estefanía la desdichada, éd. de Romero, p. 805, v. 2632) et de Estefanía : « ¿Cómo que dieses crédito tan presto / a quien te puso en tan notable engaño? » (ibid., p. 807, vv. 2657-2658).
154 Le sens de l’humain recoupe ce que l’on entend dans la critique anglo-saxonne par justice poétique.
155 Il réduit les quatre espèces aristotéliciennes à ces deux modalités : « Je dis qu’il a deux espèces de tragédies : elle est ou pathétique ou éthique » (« digo que de la tragedia hay dos especies y que o es patética o morata », López Pinciano, Philosophía antigua poética, « Epístola viii », vol. 2, p. 318).
156 Même s’il l’envisage de manière tangentielle pour exclure le cas du héros trop vertueux dont la mort serait ressentie comme injuste. De manière plus générale, il y a, dans la définition que donne le Pinciano de la « tragedia patética », une tension entre deux conceptions du pathos qui se superposent l’une à l’autre. Il commence par la définir selon le modèle du pathos véhément de la tradition rhétorique : « [La tragédie] pathétique est pleine de choses effrayantes et de malheurs, comme l’était par exemple l’Hécube d’Euripide et comme l’était, pense-t-on, l’Ajax d’Eschyle, dont les vers n’étaient que tristesse et que pleurs et qui suscitèrent pleurs et tristesse chez le public » (« Patética es aquella que está llena de miedos y miseria, como es la Écuba de Eurípides y como se entiende que fue el Ayax de Esquilo, en las cuales con tristeza y llanto era la oración toda y en todo el pueblo causaron llanto y tristeza », ibid., p. 319). Puis, dans une perspective plus fidèle à la Poétique, il envisage au contraire un pathos limité par le choix d’un héros qui ne soit ni bon ni méchant : « il faut, exige-t-il, que le personnage ne soit pas bon car, s’il est bon et que le sort s’acharne contre lui jusqu’au dénouement, cela irrite le public. Or, si la compassion est entravée par la colère, cela fait échouer le plaisir que devrait susciter l’action » (« que sea, quiere, una persona que no sea buena, porque ser un bueno perseguido hasta el fin enoja al oyente y, aguada la conmiseración con el enojo, queda aguado el deleite de la acción », ibid., p. 321).
157 « … que no sea, quiere, la persona mala ni buena, por la dicha razón, sino que sea de tal condición, que por algún error haya caído en alguna desventura o miseria especial, y ya que no sea caída por error, a lo menos, cuanto a sus costumbres, no merezca la muerte » (ibid., pp. 321-322).
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