Chapitre iii
La tragédie sans l’étiquette (1590-1615) : le patron tragique à l’ère de la Comedia Nueva
p. 95-127
Texte intégral
1La tragédie philippine n’était pas qu’un poème savant destiné à la récitation ou à la lecture de quelques érudits, c’était aussi un spectacle qui, dûment adapté, était tout à fait représentable au corral. En l’état actuel de nos connaissances, il est difficile de déterminer l’impact réel de ces pièces sur leur public (que ces pièces aient fait l’objet de représentations ponctuelles n’en fait pas pour autant un spectacle de masse). Mais cette expérience a indéniablement rapproché le genre tragique des théâtres commerciaux, les corrales de comedias. Or, après 1587, il ne s’écrit plus de tragedias stricto sensu et le binôme tragedia/comedia autour duquel s’organisait l’édition des œuvres dramatiques de Juan de la Cueva (Primera parte de las tragedias y comedias) se résorbe autour d’une étiquette unique et hypergénérique, celle de comedia, qui renvoie à une formule globalement tragi-comique au sens où elle mélange les genres. La période qui va de 1587 au tournant du siècle, moment où Lope compose ses deux premières tragedias, Roma abrasada (1597-1603) et Adonis y Venus (1597-1603), constitue effectivement une sorte de béance. L’étiquette de tragedia disparaît. Mais qu’en est-il du genre ? 1587 marque-t-il, comme l’affirme Ruiz Ramón, la « liquidation de la tragédie1 » ?
I. — La tragédie neutralisée : El cerco de Rodas et La sangre leal de los montañeses de Navarra de Tárrega
2À lire les pièces de l’un des auteurs les plus représentés au cours de la dernière décennie du xvie siècle, celles du chanoine Tárrega2, on est tenté de souscrire à l’hypothèse de Ruiz Ramón. Le théâtre de Tárrega tourne le dos à la tragédie. Si l’on prend, par exemple, El cerco de Rodas, qui appartenait en 1599 à la compagnie de l’un des autores les plus populaires de la péninsule, Luis de Vergara3, on est frappé de voir à quel point un sujet qui s’adaptait parfaitement à la tragédie y fait l’objet d’un traitement qui exclut, de fait, ce genre. La pièce, qui relate l’épisode de la prise de Rhodes par l’ordre des chevaliers de Saint-Jean, met en scène des personnages élevés et une matière empruntée à l’épopée et, partant, digne de la grandeur tragique : la guerre. Or tout ce qui pourrait en faire une tragédie est soit absent, soit mis au second plan. Point de grandeur stylistique, moins encore d’exploitation de la veine épique, malgré la présence de la matière militaire. L’histoire reste à l’arrière-plan tout au long de la pièce, servant de simple cadre à une intrigue dont les enjeux sont ceux de la tragi-comédie : une intrigue amoureuse qui s’organise autour d’une dame (Lidora) et de trois galants (deux chevaliers de l’ordre de Malte et le Grand Turc). Le cercle de Rhodes s’achève à la fin du premier acte. Dans la première apparition du Grand Turc, il reste certes des traits de la figure du tyran (intempérance, violence), mais cette réminiscence de la tragédie, fort diffuse, se limite à cette seule scène. Partout ailleurs, le Grand Turc se comporte en roi de comédie. Le subterfuge du travestissement (celui de Lidora), confirme également l’orientation ludique de la pièce. Quant à l’éloquence pathétique, elle est mise au service de la tragi-comédie sentimentale, plus de la tragédie4.
3Considérons par exemple ce fragment de la deuxième réplique de Don Gonzalo dans la scène inaugurale de la pièce. En plein siège de Rhodes, Gonzalo raconte au Duque de Saboya comment il s’est épris de Lidora :
Gonzalo
Pasados son treinta días
que batiendo estas murallas
mis penas he reprimido
entre el honor y la saña.
¿Has oído sordos truenos?
¿Has visto muda la rabia,
minas ardiendo secretas,
incendios sin echar llamas,
tormentas llenas de risa,
menguas de honor regaladas,
infierno sin maldiciones,
invidias con buenas caras?
Pues yo con silencio he sido
truenos, rayos, minas, brasas,
penas, mengua, infierno, invidia,
que todo aquesto es quien calla,
hasta que anoche, al aliento
del tiempo y de la privanza,
llegó mi hermano a pedirme
un retrato desta ingrata,
diciendo ques mengua suya
que la mire en una tabla,
y que mujeres y versos
se gustan si se trasladan.
(Tárrega, El cerco de Rodas, p. 268)
4Les ressorts de l’amplificatio et le lexique (« truenos », « rayos », « minas », « brasas », « penas », « infierno ») qui, dans la tragédie philippine, étaient parmi les principaux marqueurs de genre, ne servent ici qu’à dire l’intensité des inquiétudes amoureuses du personnage, et ce, bien que la réplique débute par une évocation épique de l’ennemi, le Grand Turc :
Gonzalo
Con las galeras famosas
que llenas de cruces blancas
tienen los mares del Turco
lleno de miedo y de canas,
dejando rojo al mar Negro,
tocamos una mañana
a la gran Constantinopla
al rayar del sol las rayas.
(Ibid., p. 267-268)
5Ce drame épique, dont on tient ici l’unique manifestation dans la pièce, n’est que l’antichambre d’une intrigue amoureuse désormais centrale. Ce qui aurait pu être une tragédie historique bascule d’entrée, ici, dans le registre de la comedia amoureuse dans laquelle l’histoire tend à ne plus être qu’un cadre. L’évocation de la guerre glisse presque silencieusement sur la description des corps ou présente la mort comme un fait brut, sans viser l’effet pathétique recherché dans la tragédie philippine. À la fin de l’acte II, le Grand Turc trouve ses troupes défaites, ravagées par un incendie, et il châtie deux de ses hommes :
Turco
Por la luz del sol divina,
perros, que para emprender
esta hazaña peregrina
mi fajina os he de hacer,
pues no guardáis mi fajina.
Perros, ¿de aquesta manera
servís mis buenas ventajas?
Alí
¡Huye!
Agá
Gran señor, espera.
Turco
¿Leña sois? Yo la haré rajas
para echaros en la hoguera.
Alí
La cabeza me ha partido.
Agá
El brazo habré de perder.
(Ibid., pp. 287-288)
6Mais l’acte violent (« La cabeza me ha partido » / « El brazo habré de perder ») se situe désormais à la périphérie de l’action. L’épisode est traité brièvement entre deux scènes entièrement dédiées à l’intrigue amoureuse (Blanca se refuse aux avances de Don Gonzalo). De manière générale, dans les rares endroits où apparaît la mort dans la pièce, elle est rapportée sans emphase, sans pathos. Tárrega réussit même le paradoxe qui consiste à clore une pièce sur l’évocation de la mort, sans en faire une tragédie. La comedia s’achève sur un double mariage5 interrompu par l’arrivée d’un chevalier, lointain écho du messager de tragédie, qui annonce la mort du Grand Turc :
Caballero
El Turco perdió la vida
de enojo y le han embarcado.
(Ibid., p. 301)
7La phrase est neutre. Le messager se contente de constater et d’informer, sans s’étendre. Don Diego répond par un autre constat, avec la même neutralité :
Diego
La batalla es fenecida,
vamos.
Maestro
Y demos, senado,
fin a Rodas defendida.
(Ibid.)
8Avec son cadre chevaleresque et héroïque, La sangre leal de los montañeses de Navarra, pièce contemporaine d’El cerco de Rodas et amplement diffusée6, se rattache plus franchement à l’univers grave et sérieux du drama7. La mort y est traitée à travers des procédés empruntés à la tragédie : récit de messager, scène de bataille, mise en scène de la mort violente. Mais chacun de ces morceaux fait l’objet d’une « détragédification » dont on étudiera ici trois exemples.
9Au début de l’acte II, on assiste à une scène de violence physique qui débouche sur la mise à mort de l’un des personnages. Le roi fait couper au comte Anselmo la main avec laquelle il a giflé son oncle, puis le force à se réconcilier avec son rival. Celui-ci, feignant de lui donner l’accolade, l’étouffe. Le déroulement de la scène semble suivre le modèle des scènes de mise à mort de la tragédie philippine. L’acte violent a lieu à l’abri des regards, pour n’être montré sur scène que dans un deuxième temps. Une fois justice rendue à huis clos, derrière la porte où attend, inquiet, Don Fruela, le roi entre sur scène accompagné d’Anselmo, amputé d’une main. La didascalie souligne la mutilation : « Sale el Rey, Margarita, Bermudo, Anselmo, cortada la mano, y otros », mais au lieu d’intensifier, en le glosant, l’effet pathétique du spectacle, le texte le fait presque oublier. La réplique est brève, sans grandeur, le roi se contentant de justifier son acte devant Don Fruela en ces termes :
Rey
Es consejo por razón
de un consejo que ha llegado
esforzando su opinión:
la mano del condenado
dio a tu padre un bofetón;
y porque a su noble ser
y a mi persona ofendió,
la cortó mi parecer,
porque igualmente llegó
a su cara y mi poder.
(Tárrega, La sangre leal de los montañeses, p. 355)
10Devant l’apparition du personnage amputé, les personnages, spectateurs de la scène, ne s’épanchent pas. L’action continue. Le roi demande à la victime d’embrasser Don Fruela, qui l’étouffe :
Rey
Don Fruela, amigo,
dadle un abrazo apretado.
Don Fruela
A darte gusto me obligo
y a matarle así abrazado.
Ahógale
Anselmo
¡Que me mata! ¡Que me muero!
¡Jesús!
Manfredo
Tan nueva traición
se ha de pagar con mi acero.
Rey
Detente.
11(Ibid, p. 356)
12Mais, là encore, le meurtre est représenté sans emphase. Il s’intègre harmonieusement à la logique de l’action comme un acte parmi d’autres. Manfredo, le père de la victime, a tout juste le temps d’exprimer son désir de vengeance que le roi s’interpose et que le meurtrier se met à disserter froidement sur la légitimité de son acte. L’effet pathétique contenu en puissance dans la scène est définitivement étouffé avec les derniers cris d’Anselmo. Le dramaturge renonce donc deux fois de suite à créer un effet de genre autour de la scène de la mutilation et du meurtre. Ce qu’il supprime, c’est le pathos, pierre angulaire de la pratique de la tragédie dans un système qui identifiait le tragique au pathétique : la mutilation et la mort sont montrées sur scène, sans que l’effet du spectacle ne soit amplifié par l’éloquence
13Plus fréquemment, la « détragédification » repose sur un renversement de situation, qui est typique de la poétique tragi-comique8. À la fin de la pièce, Bermudo et sa fille Doña Lambra, tous deux soucieux de tuer le traître Manfredo qui a livré la ville à l’ennemi, décident chacun indépendamment de se poster aux portes de la ville pour le tuer. Or, travestis, ils méconnaissent leurs identités respectives, et s’engagent dans un combat mortel. La fille se trouve ainsi sur le point de tuer son père sans le savoir, configuration qui correspond à celle que le Pinciano, à la suite d’Aristote, considérait comme la plus pathétique, le crime au sein des alliances9 :
Lambra
El alma te he de sacar
reventada por el pecho;
que tengo un pariente
que mata así.
Bermudo
Yo también.
Lambra
Toma esta herida.
Bermudo
Detente;
que muero, mas mi desdén
me hace morir más valiente.
Mi brazo con esta daga,
tus llagas y tu traición,
falso Manfredo, te paga.
Lambra
Ya me falta el corazón.
Bermudo
Ya me desmaya la llaga.
(Tárrega, La sangre leal de los montañeses, p. 377)
14Le spectateur est donc, le temps de ces quelques vers, en pleine tragédie. Mais la mort des personnages est une fausse mort. Se reconnaissant, ils retournent à la vie et l’univers tragique convoqué par le discours s’effondre.
15Dernier exemple de la manière dont le traitement de la mort s’éloigne, dans la pièce, des stéréotypes tragiques : le récit de Bermudo à la fin de l’acte II. Parti en campagne militaire, le roi a laissé le royaume entre les mains de l’infante Margarita. Bermudo vient la trouver pour lui faire le récit des derniers combats en ces termes :
Bermudo
Margarita, aunque te ofendas
con mi nueva desabrida,
te diré lo que ha pasado
si me deja con aliento
la fuerza de mi cuidado.
Margarita
¿Murió el Rey? Dilo al momento.
Bermudo
Los tuyos se han retirado
todos a más no poder.
Margarita
¡Ay, Dios!
Bermudo
Reposa, alienta,
dime ese daño a placer;
pues es, mientras no se cuenta,
todo cuanto puede ser.
(Ibid., p. 360)
16Le modèle sous-jacent est celui du récit de messager : captatio benevolentiæ qui dramatise le récit (« aunque te ofendas / con mi nueva desabrida, / te diré lo que ha pasado »), exclamation (« ¡Ay, Dios! »), langage du corps (essoufflement et pleurs). Mais si Bermudo se comporte comme un messager de tragédie, son récit est sans effet :
Bermudo
Yo pensé que, de afligida,
te derritieras conmigo,
en tu llanto consumido.
(Ibid.)
17Au lieu de pleurer le sort de son frère et la défaite de ses troupes, Margarita répond : « Poco importa, haránlas nuevas ». Le silence de Margarita ne répond pas uniquement à un parti pris contre la tragédie de la part du dramaturge. Il tient au respect de la logique interne du personnage : Margarita (qui souhaite épouser Fruela, que son frère vient de faire prisonnier) a tout intérêt à ce que son frère, le roi, soit vaincu. Tárrega utilise donc un dispositif tragique classique (le récit de messager suivi des lamentations des personnages), mais il en détourne la fonction traditionnelle pour la mettre au service de l’intrigue sentimentale, détournement qui s’inscrit dans un processus plus général qui consiste à marginaliser, tout au long de la pièce, le personnage de Bermudo et, avec lui, la tragédie. S’il est, à bien des égards, un personnage tragique type, ses actions et son discours sont livrés à un démenti constant qui leur ôte leur grandeur et les rend vains10. Personnage décalé, Bermudo évolue dans un univers qui n’obéit plus aux mêmes conventions, et qui est désormais celui de la Comedia Nueva. Dans cet univers, il trouve sa place comme père marieur, mais ne coïncide jamais avec son rôle de personnage tragique.
II. — La tragédie à l’ère de la Comedia Nueva
18La tragédie est donc absente de l’univers du théâtre de Tárrega. Plus exactement, elle y est présente, mais au titre de ressort dramaturgique privé de son effet pathétique, lequel est, selon les cas, atténué, neutralisé ou contredit. L’histoire n’est plus qu’un cadre qui s’efface devant la fiction, les morts sont de fausses morts, le spectacle du sang, qui se fait rare, n’inspire plus d’horreur. Tárrega procède ainsi à une « détragédification » de l’univers du théâtre valencien dont on pourrait penser, compte tenu de l’importance du dramaturge dans l’histoire du théâtre de la dernière décennie du xvie siècle11, qu’elle est représentative d’une disparition générale du genre. Mais, aussi important fût-il à son époque, on ne saurait se limiter au seul exemple de ce dramaturge pour conclure à la « liquidation » de la tragédie.
19Les dix dernières années du xvie siècle sont des années obscures pour l’histoire du théâtre espagnol. En considérant des ensembles de pièces qui constituent, par leur idiosyncrasie, des échantillons relativement représentatifs, on obtient toutefois une vision plus précise de la pratique théâtrale de cette époque, qui ne soit pas limitée à l’exemple tarréguien. On s’intéressera dans ce but aux comedias conservées dans la collection de Palacio et au corpus de comedias publiées dans les premières Partes de comedias.
20Le premier ensemble, qu’a mis au jour et catalogué Stefano Arata12, et qu’a étudié plus récemment Josefa Badía13, apporte un éclairage considérable sur la période la plus obscure de l’histoire du théâtre espagnol. Constituée au cours des années 1590 par un certain Pedro de Penagos et acquise quelques années plus tard par Diego Sarmiento de Acuña, futur comte de Gondomar, qui entretenait des relations très étroites avec le monde de la farándula14, la collection de Palacio comporte des œuvres composées entre 1580 et 1596. La valeur heuristique de cette collection est immense, dans la mesure où les comedias qu’elle contient sont des copies faites à partir de manuscrits d’autores de comedias15. Elles offrent donc un reflet relativement objectif des œuvres représentées dans les corrales de comedia dans les deux dernières décennies du siècle. Dans cette collection, deux pièces anonymes sont des tragédies qui se situent aux confins du genre : Comedia de los vicios de Cómodo, définie comme tragedia dans la formule finale et Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara, pièce hagiographique qui présente une parenté évidente avec la tragédie philippine16.
21Les premières Partes de comedias nous éclairent sur la période suivante. Le premier recueil est publié à Lisbonne en 1603 par les presses de Crasbeeck sous le titre de Seis comedias de Lope de Vega Carpio et comporte le texte de La destruyción de Constantinopla de Lasso de la Vega. L’entreprise sera imitée quelques mois plus tard, à Saragosse, par Angelo Tavano, qui redouble l’exploit de Crasbeeck en proposant un volume de douze pièces, format qui allait devenir un canon du genre. Suivent, durant la période qui nous intéresse, la Segunda parte de doce comedias compuestas por Lope de Vega Carpio representadas muchas veces (1609), la Tercera parte de las comedias de Lope de Vega y otros autores (1612), les Doce comedias de Lope de Vega Carpio sacadas de sus originales (1614) et la Flor de las comedias de España, de diferentes autores, quinta parte (1615)17. À la collection des comedias de Lope, il faut ajouter, dans ce panorama des débuts de l’édition du théâtre en Partes, le premier volume de la collection de comedias valenciennes, intitulée Doce comedias famosas de cuatro poetas naturales de la ciudad de Valencia (1608).
22Comme l’indique le titre de la Segunda parte, l’édition ne vise pas à compenser un échec de la pièce sur les planches ; bien au contraire, elle sanctionne le succès de la pièce au corral et se propose de le renouveler dans un autre cadre, celui du livre imprimé. Dans la Parte, la comedia entame ainsi une nouvelle étape de son existence, qui fait suite à un premier cycle de sept ou huit ans en moyenne de vie sur les planches. Ce lien très étroit entre succès théâtral et édition fait des premières Partes un témoignage très pertinent sur l’activité théâtrale au tournant du siècle (1590-161018).
23Au regard des recueils de théâtre publiés par la génération antérieure dans lesquels l’étiquette générique faisait partie du dispositif éditorial — la Primera parte de las comedias y tragedias de Cueva, la Primera parte del romancero y tragedias de Lasso de la Vega et le recueil tardif, mais au format archaïsant, de Virués (Obras trágicas y líricas19) —, on ne peut que constater, dans ces Partes, la disparition presque totale de l’étiquette de tragedia. Il est significatif par exemple que la Tragedia de la destruyción de Constantinopla de Lasso de la Vega, rééditée dans le recueil des Seis comedias de Lope de Vega Carpio publié à Lisbonne par Pedro Crasbeeck, y figure sans étiquette, sous la simple mention de La destruyción de Constantinopla. Deux exceptions sont toutefois à signaler : la Parte III comporte une pièce de Mejía de la Cerda intitulée La tragedia de doña Inés de Castro, et la Parte V, une pièce de Hurtado de Velarde qui porte le titre de La gran tragedia de los siete infantes de Lara.
24Symptôme de ces reconfigurations dans la nomenclature au tournant du siècle, le choix de la dénomination générique donne lieu à d’intéressants commentaires métatextuels dans le dénouement de certaines pièces, lieu privilégié, après le titre, de l’apparition des étiquettes génériques dans un système où la fin heureuse ou malheureuse d’une pièce semble encore emporter la définition du genre : la tragedia finit mal et la comedia — au sens de comédie — finit bien. La Comedia de los amigos enojados y verdadera amistad, pièce anonyme quoique attribuée à Lope de Vega, publiée en 1603 dans ce qu’il faut considérer comme l’ancêtre de la Parte de comedias, le recueil des Seis comedias de Lope de Vega de Crasbeeck, et probablement écrite au cours de la dernier décennie du xvie siècle, se clôt ainsi sur cette formule :
Quien hizo esta comedia,
como pone la mira en su tormento,
pretende que es tragedia
todo lo que no acabe en casamiento:
y ansí su pensamiento
es que solo en quedar confederados
acaben Los amigos enojados20.
25On reconnaît l’opposition héritée du système médiéval des genres qui veut que ce qui n’est pas tragédie soit une comédie et vice versa (« es tragedia / todo lo que no acabe en casamiento »), de même que l’association d’une fin malheureuse à la tragédie21 et d’une fin heureuse à la comédie. Or, justement, en l’absence de l’un de ces deux dénouements stéréotypiques puisqu’il n’y a pas de mariage et que la pièce ne finit mal que d’un certain point de vue (« si uno pone la mira en su tormento »), l’étiquette de la pièce s’avère indécidable.
26La formule de clôture de la Comedia de los vicios de Cómodo pose un problème similaire :
Y acaba aquí con solaz
aquesta insigne comedia,
digo comedia tragedia
del triunfo de Pertinaz22.
27La fin heureuse (« y acaba aquí con solaz ») impliquerait que la pièce ne soit pas définie comme une tragédie. Mais, conscient de ne pas avoir écrit une simple comedia (au sens hypergénérique de pièce et non de comédie), mais une pièce génériquement marquée, le dramaturge se reprend et en corrige la définition : « comedia, / digo comedia tragedia ». Au regard de l’exemple précédent, la tension problématique ne se situe plus à l’intérieur du dénouement, ambigu dans la Comedia de los amigos enojados, mais entre la pièce, perçue comme tragique, et un dénouement marqué par le retour à l’ordre (« solaz », « triunfo de Pertinaz ») après les horreurs du règne de Commode.
28Si la catégorie de tragédie ne semble donc pas disparaître, l’actualisation du genre à l’ère de la Comedia Nueva, avec ce que cela suppose d’hybridité générique plus ou moins marquée selon les périodes et selon la matière choisie (le cas de la Comedia de los amigos enojados, plus proche de la tragi-comédie par sa matière fictionnelle, n’est pas complètement superposable à celui du drame historique, probablement antérieur, qu’est la Comedia de los vicios de Cómodo), pose des problèmes nouveaux qui invitent à s’interroger sur l’évolution et le fonctionnement du patron tragique.
L’évolution du patron tragique
29L’importance des modèles médiévaux et l’insuffisante pénétration de la Poétique d’Aristote dans le dernier tiers du xvie siècle expliquent que les expérimentations des tragiques philippins se soient faites sur des bases rhétorico-stylistiques et spectaculaires. Le marquage générique y reposait ainsi moins sur la constitution de l’intrigue23 que sur l’association d’une série de motifs qui se laissent appréhender selon les grandes catégories de la rhétorique classique — inventio, dispositio24, elocutio et actio. Ces motifs s’organisaient en grands ensembles de divers types (thématique, structurel, stylistique, scénique) dont l’association donnait au texte dramatique sa « coloration » tragique propre :
- matière : l’histoire et, dans ce cadre, la guerre et la mort,
- personnages : personnages élevés (rois, princes, ducs) et certaines figures stéréotypiques (tyran, messager, allégories, ombres),
- rhétorique et elocutio : tous les procédés de l’éloquence pathétique définis par la rhétorique classique et repris par l’éloquence post-tridentine25,
- métrique : celle de la poésie italianisante, en particulier l’octava real épique, les tercets et les formes hendécasyllabiques en général,
- lexique : cultismos et, parallèlement, monotonie lexicale autour de l’isotopie du sang, de l’horreur, de la douleur et de la mort26,
- thèmes récurrents (songes, présages, pressentiments, chute, furor/furia du personnage) pouvant donner lieu à des scènes topiques (récit de songe, récit de catastrophe),
- dispositifs scéniques : mise en spectacle de la mort (exhibition de la tête coupée, de l’épée ensanglantée, révélation du corps derrière un rideau) et lamentations des personnages transformés en spectateurs internes de la tragédie représentée sur scène,
- marquage paratextuel : étiquette générique dans le titre, plus rarement dans la formule finale.
30Ces éléments n’étaient pas nécessairement tous présents dans une même pièce. Ils s’organisaient en ensembles ouverts, quoique déterminés par un horizon d’attente. Une pièce comme la Tragedia de la infelice Marcela de Virués ne reposait pas sur une matière historique, mais présentait des traits stylistiques qui la rattachaient efficacement au genre de la tragédie. D’autres pièces, comme Marco Antonio y Cleopatra, n’étaient pas écrites dans pas le grand style des textes de Virués ou d’Argensola, mais mettaient en œuvre une matière historique et des motifs typiques (accumulation de meurtres, suicide, folie de Marcela) qui suffisaient à leur auteur pour définir les tragedias. La définition du genre se faisait donc par accumulation de marquages génériques locaux, fonctionnement qui nous a fait retenir l’image du « patron », au sens où un patron est une association prédéterminée d’éléments qui construisent progressivement une forme27.
31Dans la tragédie philippine, la combinatoire s’était fixée en une formule dans laquelle chaque sous-ensemble du patron tragique était investi à part relativement égale. Mais certains de ces éléments gênaient la réception de la pièce, ce qui avait conduit les metteurs en scène, dès cette époque, à déséquilibrer le patron tragique initialement conçu par le dramaturge pour améliorer la représentabilité de la pièce. Dans l’ensemble des pièces examinées pour la période suivante, celle des balbutiements de la Comedia Nueva, on assiste à un rééquilibrage des divers éléments du patron dans le sens d’une diminution de l’importance des traits de style et d’une augmentation corrélative des marqueurs thématiques. Cette évolution s’inscrit dans la continuité des grands mécanismes d’adaptation de la tragedia au public du corral observés dans l’étude de la mise en scène de l’Isabela.
Un usage du grand style plus circonscrit
32Le recours au grand style se concentre dans des réminiscences ponctuelles de certains des grands épisodes typiques de la tragédie philippine (récits visuels, monologues, gloses de spectacles sanglants) ou quand un sujet élevé (emprunt à l’histoire antique ou à la tradition épique) l’impose. Le seul texte dans lequel on observe une mobilisation constante de l’elocutio sublimis est la Dido28 de Guillén de Castro, exception qu’il faut sans doute expliquer par la source virgilienne de la pièce, qui imposait de l’écrire dans la veine du grand poème épique. Partout ailleurs l’emploi du grand style tend à être circonscrit.
33Il apparaît par exemple dans le dernier acte de La gitana meláncolica de Gaspar Aguilar, en accord avec la grandeur de l’épisode traité. Le grand pontife est sur le point de sacrifier Irene, la fille de Tito, futur empereur de Rome, que les troupes de Jérusalem viennent de faire prisonnière. Mais avant de la tuer, il décrit les souffrances infligées par Tito à la Ville sainte en ces termes :
Ya, hijos de mi vida, ya es llegada
la triste hora en que la muerte fiera
quiere probar los filos de su espada,
pues vi lo que haber visto no quisiera
desde el sagrado Templo, donde habito,
por una cristalina vidrïera.
Yo vi la gente del soberbio Tito
que seguía furiosa el estandarte
donde estaba el blasón en Roma escrito,
y por la mano del sangriento Marte
quedó de nuestra sangre perseguida
regado el suelo por cualquiera parte;
y así, queda postrada y abatida
nuestra gloria, sembrada por el suelo,
sin esperanza que ha de ser cogida. …
Y tú, Jerusalén, pues con tu mano
los profetas de Dios pones por tierra,
en ofensa del cielo soberano,
no te espantes si Dios te mueve guerra,
y del lugar do su clemencia vive
las puertas tapia y las ventanas cierra;
no te espantes de ver que te cautive
las matronas hebreas desdichadas,
y que a sus hijos de la vida prive;
no te espantes de ver sus respetadas
cabezas por el suelo andar revueltas
con las lucientes armas destrozadas;
no te espantes de ver que van resueltas
las doncellas en tierno hermoso llanto
con las madejas de oro al aire sueltas;
no te espantes de ver que al cielo santo
suba el humo y las quejas, aunque entiendo
que no pueden las quejas subir tanto;
no te espantes de ver resplandeciendo
las espadas, celadas, golas, petos,
y de las armas el confuso estruendo;
no te espanten al fin estos secretos
que todos son efetos de su ira,
que todos son de tu pecado efetos.29
34L’évocation de la présence divine, en arrière-plan, donne à ce tableau de la misère humaine une grandeur biblique, terrifiante. La vision, en se détaillant, devient « espantosa », prélude au llanto. La force pathétique du monologue tient moins à la cruauté de détails macabres relativement discrets (« las cabezas » des fils de Jérusalem, « revueltas por el suelo », sont l’unique détail horrible du tableau) qu’à la mise en œuvre des principaux procédés du grand style. Aguilar reprend ici la rhétorique de l’amplification pratiquée dans la tragédie philippine : la phrase s’étend sur plusieurs strophes, la réplique comporte dix-sept tercets, et le recours aux anaphores (« no te espantes »… « no te espantes ») qui ponctuent le tableau amplifie l’effet de grandeur du texte tout en évoquant le rythme obsédant de la litanie biblique.
35L’effet pathétique repose donc très traditionnellement sur le grand style, mais aussi sur l’articulation entre cette scène de genre qui situe la pièce dans l’horizon de la tragédie et le reste de la pièce. Dans le cadre particulier d’une dramaturgie tragi-comique qui exploite les différents niveaux de style30, le recours au grand style permet de souligner la tension dramatique en créant un fort contraste entre cette scène, annonciatrice de tragedia, et l’ensemble de la pièce, écrite dans un style moyen. Le long et grave discours du pontife prépare la scène du meurtre en la situant dans un cadre tragique explicite. La grandeur du monologue confirme ce que laisse présager l’évocation initiale des « filos » de l’« espada sangrienta ». En d’autres termes, le discours du pontife fait croire à l’évolution de l’intrigue dans le sens de la tragédie avant une dernière péripétie qui conduit à une solution heureuse autour d’un double mariage : au moment où intervient cette scène, le mariage du premier couple d’amants, Aber et Unías, est déjà acquis ; mais, dans un cadre régi par une esthétique de la surprise, pour que le dénouement soit surprenant et, partant, plaisant, il fallait que le mariage du second couple, Numa et Irene, paraisse une dernière fois impossible.
Tyrans et furieux
36Ces incursions du grand style sont relativement rares dans les pièces postérieures à 1590, l’elocutio sublimis étant l’élément du patron tragique dont l’effacement est le plus prononcé. Le grand style sert surtout à appuyer un marquage générique qui se fait d’abord sur le plan thématique, autour d’une matière et de figures relativement stéréotypées.
37Le thème de la tyrannie et la figure du tyran sont parmi les éléments les plus fréquemment mobilisés pour construire une scène tragique. La tradition de la tragédie sénéquienne (Atrée dans le Thyestes, Lycus dans l’Hercules Furens) et sa descendance italienne au xvie siècle (Sulmone dans l’Orbecche de Giraldi Cinzio) ne sont pas étrangères à cette définition du tyran comme figure privilégiée de la tragédie. C’est une figure qui permet par ailleurs de concilier l’ensemble des traditions de la tragédie en présence à l’époque : le tyran conduit des victimes plus ou moins innocentes au malheur (tradition aristotélicienne), ses exactions sont l’occasion de scènes horribles (tradition de la tragédie sénéquienne), le tyran est un exemple de personnage vicieux puni pour ses crimes (tradition de l’histoire tragique exemplaire).
38La tragédie philippine avait usé a l’envi du potentiel tragique de cette figure : le recueil de pièces éditées par Alfredo Hermenegildo — El tirano en escena31 — en est une parfaite illustration. Aux côtés du roi Alfonso (Nise lastimosa), du roi Pedro (Nise laureada) et d’Attila (Atila furioso), il faudrait citer Semíramis, Nino et Ninias (La gran Semíramis) et, bien entendu, El príncipe tirano, figure abstraite autour de laquelle Cueva construit la tragedia à tyran type, qui illustre les exactions du tyran pour montrer son châtiment à la fin de la pièce. Dans les comedias tragiques des années 1590-1615, la figure du tyran est omniprésente : Marciano dans la Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara, Commode dans la Comedia de los vicios de Cómodo, le roi sans nom d’El amor constante, le duc Astolfo dans la Comedia de los amigos enojados ou encore le roi Alfonso dans La tragedia de doña Inés de Castro. La notion de tyran y reçoit d’ailleurs un emploi beaucoup plus large que sa définition classique reprise par des théoriciens du pouvoir civil comme Vitoria ou Mariana. Sans qu’il y ait nécessairement de délit de tyrannie au sens politique ou judiciaire, les personnages cruels et violents sont systématiquement qualifiés de tyrans : ainsi le duc Astolfo dans la Comedia de los amigos enojados, Marciano dans la Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara ou encore Tereo dans Progne y Filomena32.
39Le premier, le duc Astolfo, abuse de son autorité pour forcer le consentement de l’épouse de son sujet et ami, Manfredo. Épris d’Eufrasia, l’épouse de Manfredo, Astolfo utilise les confessions de deux de ses vassaux, Renato et Manfredo (Camila a fait des avances à Manfredo et Eufrasia à Renato), respectivement mariés à Camila et Eufrasia, pour les conduire au duel : Manfredo laisse son ami Renato presque mort et le duc, comptant sur son absence pour abuser de sa femme, le fait emprisonner. « Remediar quiero mi mal, / con mi poder absoluto33 » lui déclare-t-il à la fin du deuxième acte. Au début de l’acte suivant, il est qualifié de tyran par trois personnages distincts : d’abord par Renato34, par le serviteur d’Eufrasia, ensuite35, et, enfin, par Eufrasia36.
40Dans la Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara, l’empereur Marciano, qui poursuit les chrétiens, est à plusieurs reprises qualifié de tyran par ses victimes. C’est la violence physique avec laquelle il les traite qui justifie cette dénomination. Bárbara le qualifie de tyran moins pour son abus de pouvoir que pour son comportement cruel et sanguinaire :
Bárbara
No tienen ellos poder
para en el infierno echarme
ni para dél libertarme
aunque lo quieran hacer.
Más poder tienes tú en mí
que tus dioses, esto es llano,
que ellos tiemblan de un cristiano
y todos tiemblan de ti,
porque eres sanguinolento
lobo de carne cristiana,
hambriento de carne humana,
de humana sangre sedento.
Rompe, tirano, mis venas
y ceba en ellas tu pecho
y hasta quedar satisfecho
dale tormentos y pena.
¿Qué te suspende? ¿Qué haces?
Derrama mi sangre y della
riega el suelo pues con ella
a tus dioses satisfaces.37
41« Tirano » est ainsi l’un des multiples attributs du monstre qui verse le sang des victimes innocentes.
42Par la suite, dans l’acte III, « tirano » est associé à un autre attribut topique du héros tragique, la furia38. La folie tragique, amplement mise en scène par Sénèque (comme la tyrannie) et exploitée par la tragédie philippine, continue à jouer un rôle important dans le marquage générique des comedias tragiques à partir des années 1590. Dans la tragédie sénéquienne, selon un mécanisme étudié par Florence Dupont, le furor conduit au scelus nefas39 : il déclenche l’acte tragique. La folie de Commode, qui lui fait commettre, dans l’anonyme Comedia de los vicios de Cómodo, des exactions innommables, s’apparente à ce modèle40. Mais à mesure que l’on progresse dans la chronologie, la folie tragique d’ascendance sénéquienne recoupe une autre tradition : celle de la furia d’amour ariostesque, ce qui suppose une utilisation tragique d’une matière plus volontiers associée au genre de la tragi-comédie41.
43La folie de Celauro dans El amor constante est une folie d’amour : le furioso, endeuillé, s’abîme dans un monde d’images perdues. De son ascendance sénéquienne, le terme garde une caractéristique importante : la furia, comme le furor est la conséquence du dolor. Apprenant la mort de Nísida, Celauro tente d’abord de se donner la mort. Puis, tel Roland, il part à la poursuite de l’image fantasmagorique de sa défunte épouse :
Celauro
De mi mal la aspereza
no sufre más espacio;
dirás que estaba loco, si me pierdo,
que fuera no ser cuerdo,
si al insufrible peso
destos pesares no perdiera el seso.
Comienza, espada mía,
a ser, como imagino,
rigor del cielo y de la tierra espanto.
Vase Celauro con la espada desnuda.
44La douleur tragique devient alors folie :
Criado 3
La espada lleva desnuda.
Criado 1
O trae perdido el seso
o su desdicha adevina.
Criado 2
Sus acciones son de loco:
ya camina poco a poco,
ya corre, y ya no camina,
ya voces y ojos levanta
al cielo, ya los compone
y ya en la tierra los pone
callando.
Criado 3
Por Dios que espanta …
Todo esto dicen como que ven venir a Celauro, y ponénse a un lado del tablado y sale Celauro.
Celauro
Esposa, dame la mano,
y recibe estos abrazos;
mas ¿qué hacéis, cansados brazos?
Todo es señas y aire vano.
¿No vi tu hermosa figura
y tus espaldas después?
La muerte sin duda es
el envés de la hermosura.
¿Huyes? Seguirte no puedo,
porque ya el pecho desmaya;
para que a vengarte vaya
dame valor y no miedo.
¿Qué horror es este? ¡Ay de mí!
Que a espantarte no te obligo;
o llévame allá contigo
o no me dejes sin ti.42
45La mort a transformé le beau corps (« la hermosa figura ») en cadavre horrible (« ¿qué horror es este? ») dont la vision provoque dolor et furor. La rencontre du furieux avec la mort (qui n’est que symbolique dans le poème de l’Arioste) lève toute ambiguïté, ici, concernant la valeur générique de ce motif : le furieux d’amour est, lui aussi, une figure tragique, ce que confirmerait, sur le plan théorique, les textes médicaux et anthropologiques qui sont à l’arrière-plan de la furia ariostesque43.
Images et esthétisation de l’horreur
46Le premier acte de La tragedia de doña Inés de Castro de Mejía de la Cerda présente une longue galerie de figures masculines empruntées à l’histoire. Le roi Alfonso enjoint son fils, le prince Pedro, de renoncer à sa passion pour Doña Inés, sous peine de se voir condamné au destin des rois qui, avant lui, ont péri tragiquement pour avoir préféré les plaisirs de la chair aux devoirs qu’implique l’exercice du pouvoir :
Alfonso
Todo el tiempo que a mujeres
no se dio Aníbal fue invicto,
sujetó el mundo Alejandro,
fue su asombro el gran rey Pirro,
César alcanzó el Imperio,
Marco Antonio mandó a Egipto,
conservó a España Rodrigo,
puso en estrecho a Judea
el gran capitán asyrio,
David triunfó del Gigante
con dos piedras y un pellico;
mas, al instante que dieron
a sus torpezas principio
y usaron de sus bravezas
deshonestos sacrificios,
borraron sus nobles hechos
Alejandro, Anibal, Holophernes,
César, Antonio, Rodrigo;
y tú con ellos, los tuyos
pondrás en eterno olvido
si no huyes de los ojos
de este fiero basilisco.44
47Tous ces rois ont connu une mort tragique : Alexandre à la suite de violentes fièvres, Pyrrhus empoisonné, Hannibal suicidé, Holopherne décapité par Judith, César assassiné, Marc Antoine trahi par Cléopâtre, Rodrigo enterré vif dans une tombe et dévoré par un serpent. Et, dans la tirade, chaque nom est une tragédie en réduction qui convoque à la fois la menace et l’horizon du genre dans la pièce.
48Ce recours à des figures historiques mobilisées comme marqueurs de genre est fréquent, mais il concerne plus souvent les figures féminines. Ainsi, dans le deuxième acte d’El caballero bobo, Estrella, qui croit mort son galant, déclare au moment de se tuer : « Seré otra Porcia45 ». Dans El amor constante, le roi, irrité par la résistance de Nísida, qui refuse de se soumettre à son désir, menace d’être le Tarquin de cette nouvelle Lucrèce46. Enfin, dans La gitana melancólica, si Aber n’est pas Abel, elle est comparée à Judith :
Pontífice
El consejo determina
que salga al campo la mujer más bella
de toda la Judea y Palestina
y procure que todos puedan vella
ricamente vestida, y tan hermosa,
que el mismo Tito se enamore della
y que imite a la viuda valerosa
que en un tiempo libró a Betulia fuerte
con fuerza y con beldad maravillosa
porque salió con tan dichosa suerte
al campo de Holofernes, su contrario,
que le vio y le venció y le dio la muerte.47
49Outre qu’elles sont des figures de l’héroïsme féminin — c’est à ce titre que Boccace citait les deux premières dans le De mulieribus claris48 (1360) —, ces trois femmes sont emblématiques de la violence physique infligée à autrui ou à soi-même : Porcie se suicide en avalant des charbons ardents après avoir appris la nouvelle du suicide de Brutus ; Lucrèce se poignarde pour se laver de l’outrage commis par Tarquin ; Judith séduit Holopherne, le fait boire et lui tranche la tête.
50L’évocation de ces figures est le plus souvent nominale, mais suffit déjà à suggérer l’image sanglante qui leur est associée par la tradition iconographique, le nom du personnage condensant en quelque sorte la mémoire et la force pathétique de l’image. Mais l’image peut également être développée. Dans La gitana melancólica, quand Aber décapite Mario, Tito et ses hommes découvrent derrière le rideau de la tente Aber tenant la tête de Mario (« vese Mario degollado y Aber tiene su cabeza en la mano49 »). Ce spectacle porte l’évident souvenir d’un tableau : à l’exception de la Judith du Caravage (1599) qui montre l’acte même de la décapitation, Judith, depuis Mantegna (1495), est toujours représentée avec la tête de sa victime dans la main. Ainsi chez Cranach (1530) ou chez Véronèse (1580), pour ne citer que quelques exemples.
51Le rôle croissant des images dans le positionnement générique des comedias tragiques est un trait marquant de l’évolution du patron tragique après l’expérience de la tragédie philippine. Après 1590, l’abandon progressif du grand style et, avec lui, du système de représentation métaphorique a pour conséquence une esthétisation compensatoire des images scéniques dans des scènes qui peuvent être constituées comme d’authentiques tableaux. La tragedia de doña Inés de Castro en offre un bon exemple. De la Niselaureada de Bermúdez dont elle s’inspire, la tragédie de Mejía de la Cerda conserve la pratique des récits visuels, mais elle lui associe la représentation directe de l’image pathétique. La pièce se clôt sur l’image du cadavre de Doña Inés, la maîtresse de l’infant Don Pedro, exécutée par le roi Alfonso. Le corps est découvert derrière une cortina, constituant une première mise en tableau, mais à ce traditionnel encadrement du cadavre s’associe une scène de couronnement. Le prince est sacré roi du Portugal et le cadavre de sa défunte maîtresse est associé à la cérémonie :
Tocan chirimías y sacan dos coronas cada una en una fuente.
Ayo
Todo el reino determina
darte corona gloriosa
a ti y a tu amada esposa.
Pedro
¡Mostrad, corred la cortina!
Corren la cortina y parece doña Inés de Castro difunta sentada en una silla y prosigue el príncipe don Pedro.
Pedro
¡Oh sangre, oh frescas heridas
que este pecho lastimastes,
puertas por donde sacastes
solo en un alma dos vidas,
a mis labios os juntad
y de esos crueles agravios
vuestro blasón en mis labios
impreso, amiga, dejad!
Pero no piense la muerte
que, porque de mí triunfó,
la corona te quitó
debida a tu honrosa suerte;
que, después de sepultada,
quiere el cielo que la heredes
y de aquesta suerte quedes,
mi doña Inés, laureada.
Hoy la diadema que gano,
poner en tus sienes quiero,
siendo, mi bien, el primero
que bese tu hermosa mano.
Toma este sceptro real
que quiero que le levantes
en señal que son infantes,
tus hijos, de Portugal.
Agora me da licencia
de que a tu lado me siente.
Pónele el Rey la corona, y el ceptro en la mano y bésala y siéntase en otra silla junto a ella50…
52Le roi se transforme ainsi en metteur en scène ou en peintre du tableau de sa propre tragédie et la pièce se clôt sur cette image statique du roi en majesté, aux côtés du cadavre de la reine, elle aussi porteuse des emblèmes de la monarchie : la couronne et le sceptre.
53Le recours de plus en plus fréquent au dispositif de la cortina, dispositif hérité de la tragédie philippine, mais dont celle-ci faisait une moindre utilisation51, n’est pas sans rapport avec cet infléchissement du patron tragique vers une plus grande iconicité. La cortina transforme la représentation du cadavre en tableau : derrière le rideau, c’est une image statique et « encadrée » qui est représentée. Dans la plupart des cas, le cadavre est mis en scène, entouré d’emblèmes qui contribuent à l’esthétisation de la scène macabre. À la fin de Dido y Eneas de Guillén de Castro, Hiarbas découvre Dido sur son trône, le corps transpercé de l’épée d’Énée (« Descubren la tienda donde está la Reina Dido, sobre un trono, atravesada la espada de Eneas por el pecho52 »). Dans la scène finale d’El amor constante, les corps de Nísida et de Celauro apparaissent réunis en un seul tableau (« Corre una cortina Leonido y parecen en unas andas Celauro y Nísida muertos »), figés, avec dans leurs mains les éléments qui permettent d’authentifier la haute naissance de Leonido, une lettre et une croix (« Toma de manos de Celauro el papel que escribió lleno de sangre y de las manos de Nísida la cruz que llevaba al cuello53 »).
54Cette dispositio des cadavres accompagnés de leurs emblèmes transforme ces scènes en icônes, au même titre que les tableaux matériels et immatériels qui hantent Dido dans la comedia éponyme de Guillén de Castro. Dans la première scène de la pièce, Dido brosse un tableau immatériel de l’image de son époux, qui lui est apparue en songe, dans une description très détaillée qui pourrait être une ekphrasis :
Dido
Digo que vi a mi esposo el más querido,
y a decir cuál le vi otra vez me ensayo,
porque, ofendida de mi pena, siento
que el mismo horror me pone atrevimiento.
Vile entre sombras, con mortal despecho,
la cara cenicienta y amarilla,
vertiendo sangre, el corazón deshecho,
y una espada con fuerza y con mancilla
desde la guarnición asida al pecho,
y a la espalda sangrienta la cuchilla;
y así turbada yo, triste y medrosa,
con ronca voz me dijo: «Esposa, esposa […]»54.
55Dans le deuxième acte, cette vision se matérialise en deux tableaux réels, qui apparaissent à Dido derrière une cortina : la reine découvre un tableau de Siqueo (« Corre una cortina y parece un retrato de Siqueo ») qui disparaît in extremis pour être remplacé par un tableau représentant une épée ensanglantée (« Desaparece el retrato de Siqueo en su lugar »55).
56Dans un théâtre où la mort est de moins en moins fréquente (la tragi-comédie privilégie les fausses morts), elle revêt un caractère d’exception qui requiert un traitement d’autant plus soigné qu’elle reste le principal marqueur de genre de la tragédie ; en termes de la pragmatique, celui qui a la plus grande force illocutoire. L’esthétisation de l’image vise à produire l’effet pathétique le plus vif sur le spectateur, dont les pièces mettent souvent en abyme un double spéculaire. Quand s’ouvre la cortina, le public est ainsi mis en situation d’éprouver la même horreur que Dido devant l’image de Siqueo ou Tito devant la tête de Mario décapité à sa place par Aber :
Tito
Pues corre aquesa cortina.
Córrese una cortina y vese Mario degollado, y Aber tiene su cabeza en la mano.
Tito
¡Válame Dios! ¿Qué es aquesto?
¿Qué portento? ¿Qué visión?
¿Qué prodigio tan funesto
es el que en esta ocasión
ante mis ojos se ha puesto?
(Aguilar, La gitana melancólica, p. 25)
57Plus largement, l’importance du recours aux images sanglantes s’explique par l’amalgame qui s’opère dans le système de représentation de l’époque entre tragédie et spectacle violent. Quand, dans La gitana melancólica, Irene, dont la mélancolie résiste à tout type de divertissement, confie à son père que le seul spectacle qui lui agréerait est un spectacle tragique, celui-ci lui propose d’assister à un combat de gladiateurs :
Tito
Pues, ¿con qué te alegrarás?
Irene
Solo con entristecerme.
Tito
¿Di cómo, por vida mía?
Irene
Con un trágico suceso
que incite a melancolía.
Tito
Pues sabe que verás eso
en las fiestas cada día,
que en el campo los romanos
las hacen a mi despecho,
y a poco distancia y trecho
de aquí, dejan por sus manos
el círculo magno hecho,
adonde saldrán por suerte
a luchar los malhechores
con un león bravo y fuerte,
y adonde los gladiatores
se darán también la muerte.
Allí podrán ver tus ojos
hombres que, de sangre llenos,
satisfagan tus antojos,
y con enojos ajenos
podrás templar tus enojos.
(Ibid., p. 21)
58Passons ici sur le paradoxe très aristotélicien du plaisir lié à la représentation de faits horribles (comme le dit Irene, le spectacle d’un « suceso trágico » est agréable), pour nous arrêter sur la définition du « suceso trágico » comme spectacle d’hommes « de sangre llenos ». Cette idée de la tragédie était à ce point ancrée que les doctes firent du spectacle de la violence physique un prétendu prérequis de la tragédie au prix d’un contresens sur le texte du Stagirite56. L’auteur de la Spongia (1617) reprochera ainsi à Lope qui prétendait avoir écrit, dans la Jerusalén, une « épopée tragique », de ne pas avoir fait subir à Norandino une mort suffisamment violente pour être tragique57. C’est là le signe d’une confusion entre tragique et pathétique, présente dès l’époque de la tragédie philippine, mais qui détemine durablement la pratique du genre58.
III. — Scènes de genre et marquage générique : tragi-comédie ou tragédie ?
59Comme toute poétique tragi-comique, la formule de la Comedia Nueva utilise le risque tragique comme un principe de tension : le plaisir très spécifique à la tragi-comédie naît du relâchement de la tension créé par l’imminence apparente de la catastrophe (à laquelle font croire les scènes tragiques efficacement construites) et le basculement in extremis de la fable vers une solution heureuse. Autrement dit, la comedia a besoin de la tragédie. Pour autant, l’accumulation de scènes tragiques, si elle témoigne de la permanence du patron tragique, ne suffit pas à faire des comedias des tragédies. Il convient donc de se demander ce qui, du point de vue du fonctionnement du genre, distingue les comedias qui utilisent des scènes tragiques, des comedias tragiques59. La question est d’autant plus délicate que les pratiques sont enchevêtrées, à commencer par les dénominations et leur perception par les contemporains.
60À partir des années 1590, l’articulation tragedia/comedia conduit à une condensation du patron tragique autour de marqueurs particulièrement saillants, parfois stéréotypés. La mobilisation locale de ces marqueurs dans le mixte tragi-comique permet de construire des scènes de genre qui sont relayées ou non, selon le degré de tragicité de la pièce, par d’autres manifestations du patron tragique.
61On étudiera ici le cas de la scène tragique qui se constitue autour de la figure de Judith dans La gitana melancólica. Cette scène se construit par un effet cumulatif autour de deux microscènes de genre : d’abord, l’évocation de la figure de Judith, puis le crime proprement dit. Le premier élément qui pointe vers la tragédie, dans l’acte où intervient cette scène, est le discours du pontife. Il intervient en tout début d’acte et se définit par contraste avec les dernières répliques de l’acte précédent en présentant tous les traits de l’éloquence tragique : grandeur du mètre (tercets), ampleur phrastique de la réplique, marqueurs d’intensité, isotopies lexicales et images topiques du genre.
Pontífice
Aunque de Dios la Majestad sagrada
pretendió destruir aquesta tierra,
que cielo en otro tiempo fue llamada,
y de la excelsa nube do se encierra
llovió en abono de tan justo intento
instrumentos y máquinas de guerra;
y aunque su brazo, con razón sangriento,
vibró de suerte la furiosa lanza,
que ha juntado la punta con el cuento;
y aunque perdió de suerte la esperanza
que del Dios de venganza que esperamos
no viene el Dios, y viene la venganza;
y aunque todos Narcisos parezcamos,
que en el claro Jordán, como en espejo,
nuestras recientes lágrimas miramos;
y aunque haya para vellas aparejo
en los muertos que lleva su corriente,
llena de sangre, como en el mar Bermejo
no será malo, ¡oh, capitán valiente!,
pues soy cabeza de la gente hebrea,
que algún remedio, aunque postrero, intente;
pero el remedio es menester que sea
dándole a Tito rigurosa muerte
por la que nos procura y nos desea,
que muriendo de todos el más fuerte,
levantarán el cerco.
(Aguilar, La gitana melancólica, p. 17)
62L’ensemble de ces éléments procède à un marquage générique fort dont l’écho va être amplifié dans la suite de l’acte par l’adjonction de nouveaux marqueurs de genre qui vont confirmer cette orientation. Le premier de ces marqueurs est la figure d’Holopherne, convoquée par le pontife dans la suite de son discours. Le pontife veut la mort de Tito, une mort que doit lui donner la plus belle femme juive en lui tranchant la gorge, telle Judith la gorge d’Holopherne (ibid., p. 16). À l’effet de la grandeur du style, s’ajoute donc ici celui de la figure de Judith. Les marqueurs de genre vont ensuite s’accumuler jusqu’à ce que ce tableau tragique soit représenté sur les planches. La mission d’Aber est reformulée dans le discours de Josefo, son père, qui reprend la même image :
Josefo
Yo venceré con destreza
al mejor de los romanos,
y ella con su gentileza,
que es espada de dos manos,
le cortará la cabeza.
(Ibid., p. 17)
63Puis le pontife mentionne à son tour le nom de Judith :
Pontífice
Si en el contrario escuadrón
es como Judit Aber,
tu vendrás, Josefo, a ser
como en Roma Scipión.
(Ibid.)
64Et Josefo de décrire à sa fille sa mission en ces termes :
Josefo
Lleva el cuchillo escondido
donde nadie pueda verlo,
hasta que hayas merecido
de tu contrario esconderlo
en el pecho endurecido.
(Ibid., p. 18)
65Cette dernière réplique est suivie d’une pause au cours de laquelle la pièce montre Aber et son amant, puis Tito et sa fille Irene. Mais la scène de genre, construite en amont par l’accumulation de marqueurs, n’est pas pour autant neutralisée. Le marquage générique en cours depuis le début de l’acte est réactivé, après cette pause, par deux nouvelles microscènes de genre. La première repose sur le procédé de l’ironie tragique : quand Mario, qui a fait captive Aber, lui demande son nom, celle-ci lui répond « Aber », mais il entend d’abord « Abel ». Le personnage file ensuite la métaphore caïnesque dans le champ amoureux sans se douter qu’il sera la triste victime du meurtre tragique que ces figures laissent présager :
Mario
… Quiero saber
cómo te llamas.
Aber
Aber.
Mario
Abel pensé que decías.
Mas fue sospecha ruin;
que aunque somos en tormento
hermanos por cierto fin,
es Abel mi pensamiento
y tu hermosura Caín.
(Ibid., p. 24)
66Dans la seconde scène de genre, Tito découvre la tête tranchée de Mario derrière une cortina. Cette vision déclenche le llanto, suivi d’une séquence dans laquelle Aber, réalisant qu’elle a tué Mario par erreur, supplie Tito de la laisser se punir :
Aber
Tú, brazo, que tan valiente
fuiste en aquesta jornada,
mátame; que Dios consiente
que, pues dejas la culpada,
viertas mi sangre inocente;
que por el yerro que has hecho
para vengarme y vengarte,
quiero dejarte deshecho,
y cual Scévola, abrasarte
en el fuego de mi pecho.
Haz tú mismo la salida,
y salga mi fuego ardiente
por la boca de la herida;
quedaremos juntamente
tú abrasado y yo sin vida.
(Ibid., p. 27)
67Ainsi constituée autour de l’accumulation de traits stylistiques, thématiques et iconiques du patron tragique, la scène pouvait conduire le spectateur à formuler une hypothèse sur le genre de la pièce et à la rattacher à la tragédie60. Mais Tito épargnant Aber, le spectateur était ensuite amené à rectifier cette hypothèse, pour la reprendre quand, quelques vers plus loin, un ambassadeur de Tito, tenant lieu de nonce tragique, lui faisait part de l’arrestation de sa fille. Cette progression de la pièce à corsi e ricorsi, qui fait croire à la tragédie pour démentir immédiatement après cette hypothèse, puis à nouveau la réactiver et ainsi de suite, est la configuration la plus fréquente dans les comedias qui mobilisent le patron tragique : la progression de l’intrigue s’y fait par la juxtaposition de scènes qui reprennent tantôt le patron tragique, tantôt ce que l’on pourrait appeler, par symétrie, le patron comique. Dans ce cadre, la scène de genre sert d’embrayeur et conduit le public à suivre la piste de la tragédie jusqu’à ce que le texte le conduise à formuler une autre hypothèse ou à la maintenir.
68Mais la formule tragi-comique expose plus qu’une autre les éléments du patron à un risque de dissémination puisque le texte tragi-comique est constamment soumis à un principe de basculement qui peut conduire à la dispersion des motifs tragiques. En effet, les manifestations du patron tragique sont le plus souvent discontinues, elles ne se répartissent pas nécessairement de manière homogène dans la structure de la comedia et alternent avec des lieux dans lesquels s’inverse le marquage générique de la pièce, ce qui pose le problème de la définition générique de l’ensemble de la pièce et, donc plus particulièrement, de la portée de l’effet d’une scène de genre.
69Cet effet sur la définition globale du genre de la pièce varie selon deux éléments. D’abord, selon la force illocutoire propre à chaque scène de genre. Certaines scènes sont plus efficaces que d’autres. Le discours de Commode devant le sénat pointe, par sa gravité, vers un univers qui n’est pas celui de la comédie, mais il n’est pas aussi efficace, du point de vue du marquage générique, que la scène dans laquelle Tito découvre Aber brandissant la tête tranchée de Mario. En effet, dans un système encore profondément marqué par les définitions médiévales des genres, la mort et, corrélativement, le dénouement funeste, restent les marqueurs tragiques les plus importants. L’effet de la scène de genre dépend ensuite de la dispositio de ces scènes dans la structure générale de la pièce, c’est-à-dire de leur lieu d’inscription (dénouement, fin d’acte ou corps de la pièce) mais aussi de leur association à d’autres scènes de genre.
70De ce point de vue, deux grands types de fonctionnement de la scène de genre se dégagent dans les comedias des années 1590-1615 qui mobilisent le patron tragique. Dans le premier cas, les scènes de genre sont très localisées. Le public était ponctuellement conduit vers la piste de la tragédie, mais il en était probablement détourné dès que le patron comique repassait au premier plan. Dans de tels cas, comme dans Los amantes de Cartago et La gitana melancólica, l’alternance de scènes dysphoriques et euphoriques tendait probablement à altérer la perception de la généricité, en favorisant une perspective locale, au niveau de la scène de genre, plus que globale. On peut toutefois supposer que, dans des cas aussi ambigus, le dénouement devait jouer un rôle majeur, en conduisant le spectateur à une dernière hypothèse sur le genre, qu’il appliquait peut-être rétroactivement au reste de la pièce. Dans le deuxième cas de figure rencontré, la scène de genre, relayée par d’autres motifs et, surtout (et c’est là la différence essentielle avec les pièces d’Aguilar), moins contredite par l’irruption du patron opposé, devait avoir un écho plus important, voire susceptible de durer jusqu’à la fin de la pièce. C’est le cas, par exemple, dans El amor constante. À partir de la fin du premier acte, le marquage générique (tragique) est presque continu et il n’est entrecoupé que par quelques scènes qui préparent le retour de la comédie à la fin de la pièce, à l’occasion du mariage de Leonido et de Leonora61. Dans ce cas de figure, le poids du dénouement est moindre : l’efficacité des manifestations du patron tragique en amont, qui culminent dans le tableau macabre des cadavres de Celauro et de Nísida, annule l’effet de cette fin heureuse, purement conventionnelle. Le mariage final, dénouement typique de comédie, ne suffit pas à inverser la définition générique de la pièce.
71C’est donc moins le dénouement seul que la manière dont il s’articule au reste de la pièce, confirmant ou infirmant le marquage générique qu’elle a construit en amont, qui est important. De ce point de vue, si les définitions médiévales pèsent encore sur le système des genres, l’avénement de la Comedia Nueva, formule mixte dans laquelle s’actualise désormais le patron tragique, modifie en profondeur le fonctionnement du genre. Mais ce nouveau paradigme ne balaie pas complètement le précédent et les deux systèmes coexistent : le système d’ascendance médiévale, qui fait reposer la définition du genre sur le dénouement (ce qui explique que les pièces explicitement qualifiées de tragédies soient presque toujours celles dont le dénouement est malheureux), et celui, plus moderne, influencé par les dramaturges italiens, qui accorde une moindre importance au dénouement et rend possible les tragédies à fin heureuse, les tragédies de lieto fine62, plus volontiers qualifiées de tragicomedias ou de comedias que de tragedias. Il se crée ainsi un divorce entre le positionnement générique d’une pièce et l’étiquette générique qu’elle reçoit ou — les deux phénomènes vont de pair — une confusion entre les différentes étiquettes.
IV. — Un fonctionnement local du genre ?
72L’articulation du patron tragique à une structure dramatique mixte — tragi-comique — à l’ère de la Comedia Nueva fait reposer la définition générique des pièces sur la scène de genre. L’appréhension du genre de la pièce est donc moins question de compétences, comme à l’époque de la tragédie philippine (la simplification voire stéréotypification du patron tragique a résolu ce problème), que d’adhésion au point de vue construit par la pièce au niveau de la scène. On tient là une explication possible à la disparition de l’étiquette générique dans le titre des pièces : elle est le signe d’une difficulté à saisir l’appartenance générique d’une pièce dans sa globalité face à des manifestations du genre de plus en plus localisées.
73Si l’étiquette tend à disparaître après 1587, la tragédie, loin de disparaître, continue d’être pratiquée et elle devient même l’un des plus puissants principes de variation mis à profit par une esthétique de la varietas et de la surprise. Cette continuité n’exclut pas que le fonctionnement du genre tragique soit altéré. D’une part, la définition du genre est constamment remise en cause par le principe d’alternance inhérent à la poétique tragi-comique sous-jacente à ces pièces, quel que soit leur degré de tragicité. D’autre part et consécutivement, il s’y crée une tension entre un marquage générique efficace localement, au niveau de la scène de genre, et l’ambiguïté générique des pièces considérées dans leur ensemble. Dans le théâtre de Lope les pratiques d’étiquetage, qui concernent tantôt l’ensemble du texte (étiquette du titre) tantôt des lieux spécifiques (qualification d’une scène de « tragique » par les personnages ou étiquette du dénouement), rendront évident ce fonctionnement du genre sur deux niveaux — local et global — qui peuvent parfois se contredire. Sous une apparente complexité, l’étiquetage clarifiera ainsi un système rendu encore plus opaque par la disparition de l’étiquette dans les comedias tragiques des dramaturges des années 1590-1615.
74En suivant l’évolution du patron tragique dans les premières années de la Comedia Nueva, on observe ainsi trois types d’association de ce patron au mixte tragi-comique : les pièces dans lesquelles le patron ne se constitue jamais en scène de genre et qui sont des tragi-comédies pures (Tárrega), les pièces où la mobilisation fréquente du patron tragique définit de véritables tragédies avec une structure tragi-comique sous-jacente (Dido, El amor constante) et, cas intermédiaire et le plus délicat, les pièces ponctuées de scènes tragiques, qui se distinguent des premières parce que ce sont, localement, des tragédies, et des secondes parce que, considérées au contraire dans leur globalité, leur genre est indécidable (Aguilar).
75On retrouve ces trois cas de figure dans la pratique de Lope de Vega, mais avec cette différence essentielle qu’il réemploie les étiquettes génériques. Ces étiquettes n’éclairent certes que partiellement la complexité du maniement du patron tragique par le Phénix : elles ne signalent notamment pas de manière systématique toutes les tragédies (bien des comedias tragiques de Lope ne sont pas étiquetées), elles ne distinguent pas clairement non plus les tragédies des tragi-comédies63. Mais ces étiquettes font le genre, au sens performatif du terme : situées dans le titre qui, comme le dénouement, est un des lieux où le marquage générique est le plus efficace, elles déterminent l’interprétation de la pièce. En ce sens et en ce sens seulement, la tragédie était bien morte en 1587 avec l’étiquette, pour ne renaître qu’avec les premières tragedias de Lope.
Notes de bas de page
1 Ruiz Ramón, 1967a, p. 117. Sur cette période de transition et la question des remaniements génériques, voir également Pontón, 2011, pp. 133-152.
2 Sur le rôle de Tárrega dans la formation de la comedia, voir Canet et Sirera, 1986.
3 En 1600, à l’occasion de la célébration du corpus de Séville, les autores de comedias Lope de Avendaño, Mateo de Salcedo et Antonio de Villegas s’engageaient à ne pas représenter La sangre leal, La bárbara del cielo, La de Otón, Rodas defendida, La favorable enemiga, La viuda casada, La de Viriato, El caballero del milagro, Las mudanzas castigadas, La engañosa burlada, ni aucune autre pièce de la propriété de Luis de Vergara. Rodas defendida est la désignation que reçoit El cerco de Rodas dans la formule finale de la pièce. Voir Ferrer Valls, 2005.
4 Cela avait déjà lieu dans certaines pièces de la génération philippine, comme Los amantes de Artieda ou La infelice Marcela de Virués, inaugurant un sous-type de tragédie dont les frontières avec la tragi-comédie sont extrêmement floues, la tragédie sentimentale, et qui sera très fréquenté par Lope par la suite. On observe un phénomène équivalent en France à la même époque. Voir Cavaillé, 2012 et 2013.
5 Diego épouse celle qui lui fut jadis promise, Blanca, et Lidora fait vœu de porter la croix de Malte.
6 La pièce est citée parmi les œuvres du répertoire de Luis de Vergara (voir supra). Ce sera aussi l’une des six pièces de Tárrega publiées en 1608 à Valence dans le recueil des Doce comedias famosas de cuatro poetas naturales de la ciudad de Valencia.
7 « Si on laisse de côté les pièces à sujet religieux, il paraît évident que le panorama de la Comedia, dès ses balbutiements, s’organise selon deux puissants macro-types, qui remplissent un rôle très différent. Pour le dire dans des termes modernes, on pourrait distinguer d’un côté les « comedias » (mythologiques, pastorales, palatines, urbaines et picaresques), de l’autre, les « drames » (à sujet chevaleresque ou historico-légendaire). […] Le « drame » s’articule tout entier autour d’une volonté assumée d’impact idéologique. C’est un spectacle de grand apparat où l’on martèle le public de conflits exemplaires et de solutions doctrinales. […] La comedia, au contraire, se voit confier une mission essentiellement ludique. C’est le territoire du jeu, d’une frivolité très souvent artificielle et très souvent aussi amorale, et parfois même cynique ou du moins peu orthodoxe » (Oleza, 1986, pp. 253-254).
8 Voir Baby, 2001, pp. 101-179.
9 « Mais s’il tue quelqu’un dont il ignore l’identité, alors même que c’est un parent ou quelqu’un de cher, comme son père, son frère, son fils ou son amant, cette action sera la plus tragique et la plus plaisante de toutes » (« Mas si mata al que no conoce, siendo pariente o bienqueriente, como padre, hermano o hijo, enamorado, será esta acción la más trágica y aun deleitosa de todas », López Pinciano, Philosophía antigua poética, « Epístola viii », vol. 2, p. 343). Voir Aristote, Poétique, 53 b 19.
10 Quand il imite le messager tragique, son récit et ses lamentations restent sans effet ; quand il cherche le combat et se prépare à une mort tragique (« Sangre tengo de perder, / gastarla en el campo quiero », ibid., p. 371), il se méprend à deux reprises sur l’identité de son ennemi et la scène tragique en puissance se termine en quiproquo de comédie.
11 Son théâtre est amplement représenté et il est l’auteur de six des douze comedias publiées en 1608 à Valence par Aurelio Mey. Le volume s’ouvre sur six comedias de Tárrega : El cerco de Rodas, La sangre leal de los montañeses de Navarra, El esposo fingido, El prado de Valencia, La perseguida Amaltea et Las suertes trocadas y torneo venturoso.
12 Voir Arata, 1989 ; Id., 1996.
13 Voir Badía Herrera, 2014.
14 Arata, 1996, p. 7-23.
15 Ibid., p. 15.
16 Reyes Peña, 2003, pp. 754-756.
17 La Parte I est rééditée huit fois, la Parte II six fois, la Parte III trois fois, les Doce comedias de cuatro poetas quatre fois et la Parte IV quatre fois. Voir Profeti, 1988a, Ead., 1988b et, pour chaque Parte, les prologues de leur édition moderne par le groupe Prolope (voir la liste sur le site de Prolope à l’adresse suivante : http://prolope.uab.cat/obras/partes_de_comedias.html).
18 Pour une synthèse sur l’histoire de l’édition de la comedia et, notamment, le rôle respectif des Partes et des sueltas, voir Vega García-Luengos, 2003.
19 Le volume, contemporain des Partes, se démarque d’elles par le choix du format qui était celui des éditions du xvie siècle, l’in-quarto, à la place de l’in-octavo des Partes.
20 Comedia de los amigos enojados, fo 230vo.
21 Ce qui est dit, plus explicitement encore au début du troisième acte dans un commentaire métatextuel du duc Astolfo : « quiero hacer una tragedia / de las cosas de mi amor, / y que todo acabe en muerte » (ibid., fo 225ro).
22 Comedia de los vicios de Cómodo, fo 126vo.
23 Même s’il y a dans certaines des pièces du corpus, notamment dans la Semíramis de Virués, un souci très académique de constituer une fable more aristotelico.
24 La constitution de l’intrigue est un trait parmi d’autres, dans un système qui est fondamentalement rhétorique.
25 Sur les ressorts du pathétique dans la tragédie philippine, voir Artois, 2013.
26 Sur cet aspect particulier de la tragédie philippine, voir Ly, 1983.
27 Voir Maingueneau et Philippe, 2002. Au-delà de ses connotations fixistes, l’image du patron permet en effet de rendre compte de la particularité de cette pratique du genre tant du point de vue auctorial que de celui de la réception, en maintenant l’idée d’une combinaison libre et non finie, mais orientée, des traits de genre.
28 Ce n’est pas le cas, en revanche, de Progne y Filomena malgré sa matière mythologique.
29 Aguilar, La gitana melancólica, p. 36.
30 La définition du mixte tragi-comique par Guarini comporte une dimension stylistique : « La forme propre et principale est selon lui la forme magnifique qui, accompagnée de la forme grave, devient idée de la tragédie, mais, associée à la forme élégante, constitue ce mélange tempéré qui convient à la poésie tragi-comique. En effet, comme celle-ci traite de personnes de qualité et de héros, il ne lui convient pas de parler humblement ; mais comme l’on ne veut pas troubler le terrible et l’atroce dans cette même tragi-comédie — on les fuit bien au contraire —, écartant le style grave, on choisit le style doux qui tempère cette grandeur et cette sublimité propres au pur tragique » (Guarini, Il Compendio della poesia tragicomica, éd. et trad. de Giavarini, texte italien, p. 250 ; trad. française, p. 251).
31 Hermenegildo, 2002.
32 « Tirano, ya no te sufre la tierra » (Castro, Progne y Filomena, p. 151).
33 Comedia de los amigos enojados, fo 223ro.
34 « Es posible que el traidor / Duque le ronda la casa / para quitarle el honor, / y que prentenda el tirano / dentro de su casa entrar » (ibid., fo 224ro).
35 « Señora, qué te parece / deste príncipe tirano / que tus glorias escurece? » (ibid., fo 226ro).
36 « Porque es de tanto valor, / lo que agora en esto gano / que aplicársela al traidor / no puedo, que a un tirano, / no puede aplicarse honor » (ibid.).
37 Comedia de la vida y martirio de Santa Bárbara, fo 182vo.
38 Sur le point d’être torturés par Marciano, Bárbara et son compagnon de martyre, Orígenes, s’exclament tour à tour : « ¿Qué nos quieres, tirano? », « ¿Qué quieres?, furia infernal » (ibid., fo 184ro).
39 Sur cette notion, voir Dupont, 1988.
40 Encore que son furor ne soit pas une réaction au dolor, mais plutôt un comportement lié à son èthos tyrannique.
41 C’est un des signes de la définition progressive, après l’expérience de la tragédie philippine, d’une tragédie amoureuse et sentimentale, dont les frontières avec la tragi-comédie sont extrêmement floues. Question peu travaillée par la critique hispaniste mais qui l’est davantage en France. Voir Cavaillé 2012 ; Id., 2013.
42 Castro, El amor constante, pp. 40-41.
43 Voir Artois, 2016.
44 Mejía de la Cerda, La tragedia de doña Inés de Castro, fo 12vo.
45 Castro, El caballero bobo, p. 70.
46 « Déjame, que ya he de ser / Tarquino desta Lucrecia » (Id., El amor constante, p. 15).
47 Aguilar, La gitana melancólica, p. 16.
48 Boccace, De mulieribus claris, « lxxxii De Porcia Catonis Uticensis filia », pp. 146-147 ; « xlviii De Lucretia Collatini Conjuge », pp. 84-87.
49 Aguilar, La gitana melancólica, p. 25.
50 Mejía de la Cerda, La tragedia de doña Inés de Castro, fo 25vo.
51 Dans le corpus de tragédies philippines que nous avons étudié, seules les morts des parents d’Isabela et de Lupercio, dans l’Alejandra, et celles des victimes de La cruel Casandra étaient représentées de cette manière. Atila mourait sur les planches sans que son cadavre fasse l’objet d’une mise en scène particulière, le corps de Marcela empoisonnée n’était pas montré, Nino occultait celui de Semíramis, le Príncipe tirano était tué mais son cadavre n’était pas mis en scène et Isabela et Alejandra se jetaient du haut d’une tour. La mort dans ces pièces était donc soit représentée sur scène sans esthétisation particulière, soit relatée dans des récits visuels. Et c’est au récit qu’il revenait d’esthétiser le « spectacle du cadavre ».
52 Castro, Dido y Eneas, p. 204.
53 Id., El amor constante, p. 44.
54 Castro, Dido y Eneas, p. 167.
55 Ibid., p. 185.
56 Aristote définit ainsi le « pathos » que Dupont-Roc et Lallot traduisent par « effet violent » : « Quant à l’effet violent, c’est une action causant destruction ou douleur, par exemple les meurtres accomplis sur scène, les grandes douleurs, les blessures et toutes choses du même genre » (Aristote, La poétique, 52 b 10, trad. française de Dupont-Roc et Lallot, p. 73.) Mais il explique ensuite que la pitié doit naître prioritairement de l’agencement des faits (ibid., 53 b 1-13).
57 L’épopée s’achevait sur la mort de Saladin qui périssait d’une maladie, sans effusion de sang. Le texte de la Spongia est connu à travers celui de l’Expostulatio Spongiæ : « Mais où est la pitié qui est la fin de la tragédie ? Car pour emplir de tristesse l’âme des spectateurs afin que, ébranlés par la douleur, les larmes coulent à flots sur leurs joues, le chef de Canope et d’Idumea n’aurait pas dû mourir d’une maladie inopportune, mais au milieu des armes terribles de la guerre, criblé de blessures nombreuses, ou frappé par quelque autre coup d’une fortune adverse » (« Ubi conmiseratio tragœdiæ finis ? Nam ut audientium animis mærorem injiceres, ut dolore perculsis, per genas lachrymæ oculis obortæ defluerent, non Canopi totius et Idumeæ princeps proprio confectus morbo intempesta erat morte occubiturus, sed inter tot horrentia Martis arma innumeris confessus ictibus aut alio adversæ fortunæ casu », Expostulatio Spongiæ, 1618, fo 19vo).
58 Voir Artois, 2013.
59 Reste à approfondir l’articulation entre tragédie et tragi-comédie (question que nous ne pouvons pas creuser ici) de même que la question des divers types de tragi-comédies que recouvre la Comedia Nueva.
60 Ces hypothèses correspondent à ce que l’esthétique de la réception entend par frame ou scénario : la réception se comprend comme la construction d’une série de frames qui sont soumis à un réajustement permanent tout au long du processus interprétatif. Devant une association pertinente de marqueurs de genre, le « lecteur » — ici le public — reconnaît un type de texte. La construction d’un scénario dépend, bien sûr, de la compétence préalable du public et donc de sa capacité à associer tel motif à un type de texte déterminé. Elle dépend aussi, et c’est là le principal apport de l’esthétique de la réception, de l’efficacité avec laquelle un texte « produit » de tels « scénarios ». Voir Eco, 1985.
61 La pièce de Guillén de Castro débute comme une comedia palatina, autrement dit une pièce dont l’intrigue, située au palais, implique des personnages élevés, mais qui est plus ludique que grave. Elle se maintient dans ce cadre générique jusqu’à ce que l’intrigue amoureuse soit définie en termes d’abus tyrannique du pouvoir royal : un abus s’exerçant à la fois contre la libre volonté de Nísida dont le roi veut forcer le désir et à l’intérieur de la fratrie, puisque c’est l’amante de son frère, Celauro, qui est l’objet du désir du roi. Le roi cesse alors d’être un roi de comédie et l’intrigue se situe, dès cet instant même, dans l’horizon de la mort et de la tragédie, orientation confirmée par la scène suivante dans laquelle le roi condamne son frère Celauro pour ne pas avoir renoncé au cœur de Nísida.
62 Pour une vue d’ensemble sur le lieto fine, voir Zanin, 2014, pp. 157-171.
63 C’est le problème du double étiquetage.
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