Annexe II. Comment le roi Pierre fit tuer le maître de Santiago don Fadrique dans l’alcázar de Séville
p. 113-116
Texte intégral
1Le roi étant dans l’alcázar de Séville, le mardi 29 mai de cette année [1358], arriva don Fadrique son frère, maître de Santiago, qui venait de mettre la main sur la ville et le château de Jumilla, dans le royaume de Murcie, car dans les trêves établies par le cardinal Guillaume entre la Castille et l’Aragon, pour une année, ce lieu était tenu pour l’Aragon par un ricombre appelé don Pedro Mazan, qui disait que c’était sa ville et qu’elle n’était pas de la souveraineté du roi de Castille et qu’elle n’était pas comprise dans la trêve ; mais cette ville, dans la récente guerre, avait été en premier pour la Castille. Le maître don Fadrique y alla, l’encercla, et la prit pour l’offrir au roi, car le maître don Fadrique avait dans la volonté de servir le roi et de lui faire plaisir. Lorsque le maître eut recouvré la ville et le château de Jumilla, il alla donc trouver le roi, dont il recevait chaque jour une lettre pour le faire venir. Le maître arriva à Séville le mardi matin, à l’heure de tierce. Dès son arrivée, il s’en fut faire révérence au roi et le trouva jouant aux tables dans son alcázar. Il se présenta, fit le baisemain, et comme lui firent de nombreux chevaliers qui le suivaient. Le roi le reçut et lui fit bon visage, lui demanda d’où il était parti ce jour-là, s’il était bien logé. Le maître dit qu’il était parti de Cantillana, à cinq lieues de Séville, qu’il ne savait pas encore où il choisirait sa résidence, mais qu’il était certain d’en trouver une bonne. Le roi lui dit de sortir pour s’en préoccuper, puis de revenir le voir. Le roi disait cela pour faire sortir avec le maître de nombreuses compagnies qui se trouvaient sur place. Le maître partit donc, s’en fut saluer doña María de Padilla et les filles du roi, qui étaient dans un autre appartement de l’alcázar que l’on surnomme « El Caracol ». Doña María de Padilla savait très bien ce qui se tramait contre le maître et quand elle le vit, elle lui fit très triste mine, et tout le monde le comprit, car c’était une dame de très bon caractère, de grand bon sens, qui n’aimait pas les actes du roi et était désolée de la mort qu’on allait donner au maître. Après avoir vu doña María et les filles du roi, ses nièces, le maître les quitta et s’en fut dans l’enclos de l’alcázar où l’on gardait les mules, pour partir chercher un lieu d’hébergement où établir ses compagnies. Quand il entra dans cette écurie, il ne trouva aucune mule car les huissiers du roi avaient demandé de vider les lieux, et toutes les bêtes avaient été déplacées et les portes étaient fermées. C’était ainsi ordonné pour vider les lieux.
2Le maître, ne trouvant aucune mule, ne savait que faire, retourner auprès du roi ou autre chose. L’un de ses chevaliers, Suer Gutiérrez de Navales, un Asturien, comprit alors que se tramait quelque malheur, d’autant qu’il entendait du mouvement dans l’alcázar et il le dit au maître : « Seigneur, le portail de l’écurie est ouvert, sortez, les mules ne vous manqueront pas dehors ». Il le lui dit plusieurs fois car il pensait que si le maître sortait de l’alcázar, peut-être pourrait-il échapper ; sinon il serait possible de le prendre en tuant beaucoup de ses hommes avec lui. Deux frères, Ferrán Sánchez de Tovar et Juan Ferrández de Tovar, accostèrent alors le maître ; ils ne savaient rien de tout cela mais, sur ordre du roi ils dirent au maître : « Seigneur, le roi vous appelle ». Le maître retourna auprès du roi, et avec lui n’entrèrent dans la pièce que le maître de Calatrava, don Diego García de Padilla (qui ce jour-là accompagnait le maître don Fadrique et ne savait rien) et deux chevaliers. Le roi se tenait dans la pièce dite du Fer, porte fermée. Les deux maîtres de Santiago et de Calatrava parvinrent à la porte de cette pièce, mais on ne leur ouvrit pas et ils restèrent contre la porte. Pero López de Padilla, Grand arbalétrier du roi, était aux côtés des maîtres ; on ouvrit une petite porte de côté, et le roi dit à son Grand arbalétrier : « Pero López, prenez le maître », et Pero López : « Lequel des deux ? », et le roi : « Le maître de Santiago ». Alors Pero López de Padilla ceintura le maître don Fadrique en criant : « Vous êtes pris ». Le maître en fut d’abord épouvanté ; puis le roi dit à ses arbalétriers de masse qui étaient là : « Arbalétriers, tuez le maître de Santiago ». Les arbalétriers n’osaient pas bouger ; aussi, un homme de la Chambre du roi, Rui González de Atienza, qui était au courant, cria très fort aux arbalétriers : « Vous n’entendez pas que le roi vous ordonne de tuer le maître ? ». Et les arbalétriers, à cet ordre royal, brandirent leurs masses d’armes pour frapper le maître don Fadrique. Ces arbalétriers étaient Núño Ferrández de Roa, Juan Diente, Garci Díaz de Albarracin, Rodrigo Pérez de Castro. Voyant tout cela, le maître de Santiago tenta de s’écarter de Pero López de Padilla, le Grand arbalétrier du roi, qui le tenait entravé ; il put sauter dans l’écurie et mit la main à l’épée, mais il ne put jamais la tirer car il avait passé son épée en sautoir à son cou, par-dessus son tabard, et quand il voulut la sortir du fourreau, la garde de cette épée s’emmêla dans les courroies et il ne put la tirer. Les arbalétriers se pressèrent sur lui pour le frapper de leurs masses, mais ce leur était difficile car le maître courait vite d’un côté et d’autre et les gens ne l’atteignaient pas. Mais Núño Ferrández de Roa, qui le serrait au plus près, parvint à lui et frappa un coup de masse sur sa tête, ce qui fit tomber le maître à terre. Alors, purent s’approcher les autres arbalétriers, qui le frappèrent tous. Le roi vit que le maître gisait à terre, sortit de l’alcázar persuadé de trouver des hommes du maître qu’il aurait pu aussi faire tuer ; mais il ne trouva personne car ils n’étaient pas entrés dans le palais quand le maître était revenu sur ses pas, répondant à l’ordre du roi, et les portes étaient bien gardées ; aussi ils s’étaient enfuis et dispersés. Était entré avec le maître, néanmoins, un chevalier de l’Ordre, Pero Ruiz de Sandoval, dit Face de Porc, commandeur de Montiel, dont on avait dit qu’il avait tenu ce château du roi après hommage ; il venait avec son seigneur et maître et était alors commandeur de Mérida. Le roi voulait aussi le tuer mais il ne le trouva pas ; il put s’échapper, et le roi ne put l’avoir. Mais le roi trouva un écuyer, Sancho Ruiz de Villegas, surnommé Sancho Portín, Grand écuyer du maître. On le trouva dans l’appartement appelé « El Caracol », où se tenaient doña María de Padilla et ses filles et où le dit Sancho Portín s’était réfugié quand il avait entendu le bruit de la tuerie. Il était entré dans la chambre du roi et avait pris dans ses bras doña Beatriz, la fille du roi, croyant échapper à la mort grâce à l’enfant. Le roi le vit, fit arracher de ses bras sa fille Beatriz et le frappa d’une dague qu’il avait à la ceinture ; Juan Ferrández de Tovar, ennemi dudit Sancho Ruiz, l’aida à tuer le chevalier. Quand Sancho Ruiz de Villegas fut mort, le roi retourna voir le maître gisant et il le trouva encore vivant. Il sortit la dague de sa ceinture et la donna à un jeune valet de la chambre qui l’acheva.
3Ceci fait, le roi s’en fut déjeuner près du lieu où gisait le maître, dans la salle des Azulejos, dans l’alcázar. Le roi ordonna de faire venir près de lui l’infant don Juan, son cousin, et il lui conseilla secrètement de partir immédiatement en Biscaye, où il allait lui-même, car sa volonté était maintenant de tuer don Tello, pour lui donner la Biscaye — puisque l’infant était marié à doña Isabel, sœur de la femme du comte don Tello, toutes deux filles de don Juan Núñez de Lara, seigneur de Biscaye, et de doña María, sa femme. L’infant fit le baisemain, pensant qu’ainsi les choses se feraient. Le lendemain de la mort du maître don Fadrique, le roi donna l’Adelantamiento de la Frontière, que tenait jusqu’alors son cousin l’infant don Juan, en lui disant qu’il serait bientôt seigneur de Biscaye, à don Enrique Enríquez, alguazil mayor de Séville, et il donna la charge de ce dernier à Garci Gutiérrez Tello, un honorable chevalier de la cité de Séville. De même, le lendemain de la mort du maître de Santiago, le roi fit tuer à Cordoue Pero Cabrera, un chevalier de cette cité, et le jurat Ferrando Alfonso de Cahete, et il fit tuer encore don Lope Sánchez de Bendaña, Grand commandeur de Castille, qu’on tua à Villarejo, une possession de l’ordre de Santiago, possession du commandeur lui-même. Et on tua à Salamanque Alfonso Jufre Tenorio et à Toro, Alfonso Pérez Fermosino ; et on tua dans le château de Mora Gonzalo Meléndez de Toledo, qui y était prisonnier. Le roi les fit mettre à mort en disant qu’ils étaient impliqués dans la rébellion qui avait agité le royaume, lorsque certains avaient pris fait et cause pour la reine Blanche, ainsi que nous l’avons relaté. Il leur avait pourtant pardonné, mais il n’en avait pas abandonné la rancune, comme on le vit bien.
Pero LÓPEZ DE AYALA, Crónica del rey don Pedro [chap. III, 1358], dans Id., Crónicas, éd. José Luis Martín, Barcelone, 1991, pp. 187-191.
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