Un cas d’école : la question de la privauté
p. 65-83
Texte intégral
1« Illustre exemple […] dans lequel les princes doivent se regarder comme dans un miroir », dit Fernán Pérez de Guzmán dans son portrait de Ferdinand d’Antequera. Le terme est là : le Miroir au prince est au cœur de la chronique. Mais celle-ci, après ce grand modèle du prince castillan devenu roi de la Couronne d’Aragon, plonge dans la critique acerbe de toute une époque. Le règne de Jean II offre le tableau d’un souverain qui a capitulé devant ses responsabilités, laissant tout faire par un favori.
2Jean II n’aimait-il pas son métier de roi, de chef de son peuple, tel que le Miroir le demanderait ? Ou plutôt quelqu’un a-t-il omis de lui expliquer ce que signifiait son métier ? Fernán Pérez de Guzmán semble de ce dernier avis car il reconnaît bien des traits sympathiques au roi Jean. Toute faute incombe à Álvaro de Luna. Il convient dès lors de suivre les diverses versions de l’histoire de ces deux règnes joints, dans toute la première moitié du xve siècle : le règne théorique de Jean, le règne réel du privado. Les historiographes ont chacun leur propre version des contestations, des soulèvements, des batailles livrées dans une navrante guerre civile, puis de l’exécution du favori. Les mauvais moments sont à connaître pour savoir les éviter.
3Le chroniqueur suit donc le règne de Jean II de façon rigoureuse, incluant des traités internationaux, des textes politiques, dans le fil des événements, des troubles, des guerres, des fêtes et des rencontres diplomatiques — comme le fait de son côté le Grand fauconnier du roi, Pero Carrillo de Huete, dont la chronique a été évoquée. Pérez de Guzmán s’arrête de temps à autre pour glisser une référence d’érudition, une réflexion personnelle sur le roi, les princes, le connétable et le monde gravitant autour du roi de Castille. En 1422, il s’agit de faire accuser de trahison le vieux et valeureux connétable Ruy López Dávalos pour placer dans la charge Álvaro de Luna, installé en Castille depuis 1419 et déjà maître de toutes les décisions royales. On prend à Valladolid un certain Juan García de Guadalajara ; mis à la question, il avoue ce qu’on veut et dit que Dávalos lui a commandé de rédiger des faux pour justifier l’arrestation de nobles fidèles au roi, lors de l’insurrection de Tordesillas :
Cette confession fut gardée en grand secret, de telle façon que le rédacteur de cette chronique ne put jamais savoir la vérité ; mais on peut bien identifier ceux qui ordonnèrent le déroulement de ces faits et leur accomplissement, car rarement se trompe la sentence du philosophe qui dit qu’après toute trahison se produit une mauvaise fin1.
4En 1434, alors que la Reconquête a été relancée par D. Álvaro de Luna, la Castille essuie un échec et le maître d’Alcántara, Gutierre de Sotomayor, qui ne s’est pas assuré d’un haut col dans les monts de la frontière, provoque le massacre de la plupart de ses chevaliers, surpris par les Maures :
Il est certain que le maître ne put effacer sa très grande faute dans cette affaire, car ceux qui entreprennent de telles actions doivent beaucoup observer ceux en qui ils se confient et se laisser guider par des hommes qui connaissent leur terre. On ne doit jamais passer un col tenu par des ennemis sans le faire reconnaître par des valets ; puis les capitaines doivent prévoir ce qui peut advenir et prendre les mesures qui sont dans leurs possibilités et que leur jugement personnel leur présente. C’est ce que disait Scipion l’Africain l’Ancien, qui fut l’un des meilleurs chevaliers du monde : « On ne peut appeler chevalier celui qui dans une situation fortuite s’est exclamé : “Je ne pensais pas que cela se produirait !” ». Si le maître D. Gutierre avait eu cette discrétion, en réfléchissant sur le terrain dans lequel il évoluait, en y mettant toute la diligence requise, un tel événement si tragique ne se serait pas produit ; c’est ce que disait saint Bernard à Raymond son neveu : « L’infortuné se soumet trop tard à la diligence, et l’infortuné se détache trop tard de la négligence »2.
5Comme le Grand fauconnier qui relate en détail les fêtes magnifiques organisées par le favori — non sans beaucoup d’ironie, ce que reprend avec plus d’insistance l’évêque de Cuenca Lope de Barrientos dans sa Refundición de la chronique de Carrillo de Huete, à partir de 1470 —, Fernán Pérez de Guzmán s’attache à la carrière d’Álvaro de Luna. Ceci est inévitable car le privado (« favori »), arrivé en 1419 auprès du très jeune roi Jean II, ne le quitte guère, agit à sa place ou du moins agit avec lui — son tuteur plus encore que son fidèle. Si Jean II, forcé par ses cousins les « infants d’Aragon », renvoie quelque temps son privado dans ses châteaux, il le rappelle et lui écrit bien vite car il ne peut se passer de sa présence. L’écrivain Diego de Valera, le poète marquis de Santillana, Íñigo de Mendoza (+ 1458), le chroniqueur Pérez de Guzmán ne se privent pas de montrer du doigt tous les actes d’usurpation du connétable et maître. Le plus acerbe contre lui est Alfonso de Palencia dans sa première « Décade », qu’il commence en 1445. Le favori a néanmoins un thuriféraire, Gonzalo Chacón, son officier privé, attaché en 1447 à sa maison et rédacteur d’une chronique à sa louange après 1453 — qu’il travaille jusqu’en 1460. Contador des Rois Catholiques, protégé par la reine Isabelle qui tenait à laisser une belle image de son père Jean II, il a vécu jusqu’en 1507. Son héros, son grand homme, a toutes les qualités physiques, morales, intellectuelles, civiles, militaires, chevaleresques : un guerrier joyeux et agréable à vivre, beau et bien fait, aussi bon chasseur et arbalétrier que fin poète ; le plus habile politique. De fait, toutes ces qualités se retrouvent dans l’étincelant favori, par ailleurs si conscient de ses valeurs qu’il les impose à la tête de la Castille, à la place du souverain et de ceux qui auraient pu avoir des pouvoirs. Toutes sources narratives entrecroisées, il convient de suivre la carrière et la chute du privado rapportées par les historiens castillans, aussi capables de mettre en scène de superbes tableaux que de juger, érudition et réflexion morale à l’appui, les attitudes des responsables de leur nation3.
6Álvaro de Luna porte le nom de son père, qui fut copero mayor (« Grand bouteiller ») du roi Henri III de Castille. Les Luna sont au faîte de la noblesse aragonaise et peuvent faire carrière en Castille autant qu’en Aragon. Pedro de Luna, frère de ce premier Álvaro, devient en 1408 archevêque de Tolède ; il introduit quelque temps après son neveu don Álvaro qui retient cette histoire. Ce jeune seigneur aragonais était bâtard : son père l’avait eu en-dehors du mariage avec María de Cañete — une citadelle de la frontière entre la Castille et l’Aragon, dans la région de Cuenca. Les détracteurs de don Álvaro ne se priveront pas de dire que la dame de Cañete se livrait à la prostitution ; elle a mis au monde un autre bâtard, Juan de Cerezuela (du nom de son père supposé, alcalde de Cañete et qui l’a peut-être reconnu), que don Álvaro a l’audace de faire nommer archevêque de Séville puis archevêque de Tolède de 1434 à 1442, comme si le siège primatial d’Espagne était l’affaire privée de cette famille. Álvaro de Luna a quelque dix-huit ans lorsqu’il paraît en Castille ; il avait été baptisé Pedro, mais un autre oncle, le célèbre Pedro de Luna devenu le pape d’Avignon Benoît XIII l’a fait appeler comme son père Álvaro, sans doute pour éviter quelque assimilation. Le jeune homme est confié au petit Jean II, qui a à peine trois ans en 1408 ; un enfant solitaire, écarté de toute vie publique par sa mère doña Catalina, et qui va grandir fasciné par ce jeune chevalier qui sait rire, chanter, versifier, l’entraîner à cheval, à partir de 1419 surtout, sans plus le quitter désormais. Alfonso de Palencia, dès le premier chapitre de son premier livre, plante le décor :
Le roi Jean depuis sa tendre enfance s’était placé entièrement dans l’arbitrage d’Álvaro de Luna, ce qui laisse supposer un certain service impudique dont il était réputé, et qui l’avait pratiqué pour séduire lascivement dès l’adolescence la volonté du roi, comme on peut le lire plus amplement dans les annales qui précèdent la vie d’Henri IV. D’autre part, beaucoup s’en tinrent à l’opinion des ennemis de don Álvaro, spécialement celle des frères de la reine, qui recherchaient la ruine d’Álvaro sous le prétexte de restituer la liberté au roi. De tout cela, naquirent en Espagne de terribles malheurs, de nombreuses hostilités, qui agitèrent les deux partis dans une perpétuelle discorde4.
7Jean II est marié dès l’adolescence à sa cousine Marie d’Aragon, fille de Ferdinand d’Antequera ; il leur naît un fils en 1425, après deux filles, qui sera le roi Henri IV. Les infants d’Aragon, Alphonse, Jean, et Enrique, qui est nommé par la volonté paternelle maître de Santiago en Castille, et puis aussi Sancho qui meurt jeune, et Pedro qui fait carrière en Italie, ces infants sont plus castillans qu’aragonais dans leur jeunesse — Juan et Enrique surtout —, et ils veulent tenir un rôle dans le gouvernement d’un royaume où leur père leur a constitué une remarquable fortune territoriale. Ils rassemblent autour d’eux tous les opposants à don Álvaro, la noblesse traditionnelle de la Castille qui s’est affirmée depuis un siècle dans le gouvernement Trastamare — Mendoza, Guzmán, Zúñiga, Ayala, Manrique, Pimentel de Benavente, Enríquez (qui descendent du bâtard de don Fadrique), Ponce de León —, tous ceux qui ont ou devraient avoir les gouvernements provinciaux, les charges d’amiral, de connétable à la tête des armées royales, la maîtrise des villes de Castille, comme des terres tenues en majorat, enfin les ordres militaires.
8Or, Álvaro de Luna prend progressivement leur place en persuadant Jean II que tous les titres lui sont dus. Il devient seigneur et comte de San Esteban de Gormaz, Escalona, Maqueda, Montalbán, Cuellar, Alburquerque et Trujillo. En 1423, Jean II destitue le vieux connétable Ruy López Dávalos, on l’a vu, et nomme à sa place Álvaro de Luna qui peut disposer désormais des troupes du roi à sa libre initiative. En 1431, Jean II accède au désir suprême de son favori : il le nomme à la tête de l’ordre de Santiago. Le maître en est alors l’infant Enrique, maître depuis l’adolescence selon ce qui est devenu une coutume dans la famille royale. On ne peut compter deux maîtres. Selon la Refundición de Lope Barrientos, le roi rameute dans le couvent d’Uclès, la maison mère, treize grands commandeurs, fait habiller une statue de bois des insignes de l’Ordre en figurant l’infant Enrique, jugé coupable et traître ; les commandeurs retirent les insignes l’un après l’autre, jettent à bas la figurine et proclament « administrateur perpétuel » Álvaro de Luna. La pantalonnade, qui préfigure la Farce d’Ávila de 1465, a-t-elle eu lieu ? En tout cas, à cette date de 1431, Álvaro de Luna a toutes les faveurs et tous les revenus qu’il espérait. Par ailleurs, il se montre loyal vis-à-vis du roi, qui est menacé, enfermé, par ses cousins et leurs partisans. Les troupes de don Álvaro sont toujours là pour assiéger les châteaux où le roi est prisonnier, pour le rétablir en triomphe. Très bon militaire, souvent blessé, Álvaro de Luna est victorieux à La Higueruela dans la vega de Grenade, une très belle victoire remportée sur les Maures ; il a eu soin de placer le roi au cœur de ses armées, entouré d’une garde rapprochée invulnérable, pour lui donner l’illusion qu’il avait lui-même conduit la victoire de la Castille. Álvaro de Luna a réussi sa percée dans la haute société. Il épouse dès 1420 Elvira de Portocarrero, fille du seigneur de Moguer, neveu de l’amiral Alfonso Enríquez. Veuf en 1431, il se remarie avec Juana Pimentel, fille du comte de Benavente. Le couple royal a participé aux fêtes des deux mariages ; en 1435, il parraine Juan, le fils du connétable, et puis encore en 1443, Juana, dernière fille de don Álvaro. Le Grand fauconnier a décrit les superbes fêtes des baptêmes, dignes de fils de roi. Álvaro de Luna est lui-même parrain de Carlos de Viana, en 1421, le fils de Blanche de Navarre et de Jean d’Aragon, et parrain en 1425 du prince héritier Henri de Castille, dont il est encore en 1436 le gouverneur — pour bien élever et bien conseiller le prince, le former de sages conseils, dit Gonzalo Chacón.
9Mais tant que vit l’infant Enrique, maître de Santiago, Álvaro de Luna ne peut porter le titre. Les événements le servent. Jean et Enrique, les infants, qui ont leurs troupes et leurs nobles, un clan à leur épreuve, décident d’une bataille rangée, en 1445, contre Jean II dont les troupes sont menées par don Álvaro et qui peut compter sur le ralliement tardif mais efficace des Mendoza et de l’infant Henri de Castille. La rencontre se déroule à Olmedo, au nord de Valladolid, une bataille difficile, dans laquelle le roi et le connétable ont dû charger jusqu’au soir, le mercredi 19 mai 1445. Le récit de la bataille est donné par les trois historiens, le Grand fauconnier Pedro Carrillo de Huete, Fernán Pérez de Guzmán dans sa chronique de Jean II et Alfonso de Palencia dans sa première « Décade ». Il convient de connaître également un chant satirique anonyme, les couplets de la Panetière (les Coplas de « La Panadera »), qui est un bon témoignage du franc-parler populaire castillan de ce milieu du xve siècle ; sans autre précision stratégique, tous les acteurs y sont campés comme des êtres terrorisés, fuyant à qui mieux mieux5. Il est intéressant de comparer la version des chroniqueurs, donc leur conception de l’Histoire, ainsi que le message politique qui enrobe les trois textes officiels.
10Fernán Pérez de Guzmán insiste sur les pourparlers des jours précédant la bataille. Le lundi 17 mai, le roi de Navarre et ses grands envoient deux messagers à Jean II de Castille ; le vocabulaire de la souveraineté du roi, de l’honneur de la nation castillane, revient à plusieurs reprises :
Le lundi avant la bataille, le roi de Navarre et l’infant et l’almirante et les comtes de Benavente et de Castro, et tous les autres Grands de son parti, envoyèrent une supplique au roi Jean, suppliant Son Altesse de ne pas laisser perdre ses royaumes, et de daigner les écouter en esprit de justice, en chassant le connétable Álvaro de Luna, son principal ennemi, destructeur et dissipateur de ses royaumes et seigneuries. Ils l’imploraient, comme un roi et seigneur, de daigner s’installer dans une cité ou une ville, là où il le préférerait, et tous viendraient à la rencontre de Sa Seigneurie, avec chacun 10 hommes montés sur des mules. Il pourrait alors les entendre, pour organiser la pacification de ses royaumes, en voulant bien les préserver du tyrannique gouvernement si longuement supporté du connétable Álvaro de Luna. Si cela se faisait, il agirait comme un bon roi et seigneur naturel de ces royaumes, et tous lui rendraient une grande grâce. Sinon, ils lui promettaient qu’ils iraient se plaindre au Saint Père, et puis ils se défendraient par les armes, en gardant toutefois la loyauté due à sa personne royale, le seigneur naturel de ces royaumes. Si à cause de cela, il y avait des morts, des vols, des incendies, et le dépeuplement des cités et des villes de ces royaumes, ce serait de sa faute, de sa volonté et non de la leur, qui avaient pris au contraire la juste défense des royaumes. Et ceux qui apportèrent cette supplique furent Mosén Lope de Angulo et le licenciado de Cuellar, chancelier du roi de Navarre. Ils en firent la demande oralement mais en donnèrent le texte écrit au roi, et Son Altesse le prit, et eux-mêmes l’avaient fait souscrire par deux témoins, deux greffiers, en présence de Pedro de Tapia et Pedro de Solis, maîtres d’armes du roi et d’autres servant à table6.
11Puis, le chroniqueur, avec le plus de sérieux possible et sans rien imaginer, suit la disposition des « batailles », les genétaires et les hommes d’armes soigneusement chiffrés, autour de leurs chefs nommés et placés en avant-garde et en trois corps, le roi de Castille installé par don Álvaro (qui tient l’avant-garde) au milieu de l’arrière ; le corps à corps se prolonge, se termine au soir par la fuite et le retour dans la ville d’Olmedo du roi de Navarre et de son frère.
12Le Grand fauconnier, qui suit le roi Jean II et participe à la bataille, donne une brève relation, certainement très exacte, où le roi de Castille prend une grande part de l’initiative, ce que semblent ignorer les autres chroniqueurs. Le prince Henri, voulant brusquer les événements, s’est jeté en avant et s’est replié en fuyant :
Ce dont le roi de Castille eut une grande colère. Alors, ne pouvant plus supporter cette attente, ayant une grande masse d’hommes à diriger, il ordonna l’armement de tout le camp, et il chevaucha lui-même en parcourant tout le Real, faisant armer les gens et les envoyant à l’extérieur. Il arriva devant la tente du connétable et lui ordonna de sortir en avant-garde, avec sa bataille, ce que le connétable fit aussitôt. Sortirent donc six grands escadrons, celui du connétable tenant l’avant-garde, à la main droite avec deux ailes, puis la bataille du prince, avec deux ailes ; celle de don Lope Barrientos évêque de Cuenca, qui comptait près de 900 hommes d’armes ; celle de Juan Pacheco, le favori du prince, avec autant d’hommes. L’autre bataille était celle du comte d’Albe et d’Íñigo López de Mendoza ; puis celle du maître d’Alcántara ; et puis celle de Ruy Díaz de Mendoza et de Pedro de Mendoza, seigneur d’Almazán, et enfin la bataille du roi de Castille qui tenait l’arrière-garde.
Ces batailles, en très bon ordre, sortirent jusqu’à mi-chemin du Real et de la ville d’Olmedo, sur le haut des collines dominant Olmedo ; elles y restèrent, les unes contre les autres, près d’une heure, mais personne alors ne sortait d’Olmedo, à part quelques hommes d’armes disséminés dans les huertas de la ville. Le roi de Castille, voyant que le roi de Navarre, l’infant, les chevaliers de leur parti, ne bougeaient pas hors d’Olmedo, et qu’il était déjà tard, ne restant plus que deux heures de soleil, envoya l’ordre au prince et au connétable de replier leurs batailles dans le Real. C’est alors, au moment où ils faisaient mouvement, que sortirent d’Olmedo les batailles du roi de Navarre et de l’infant et de leurs cavaliers.
On le fit aussitôt savoir au roi de Castille ; dès qu’il fut averti, il fit retourner ses gens vers le lieu tenu à l’origine. Le roi de Navarre et le comte de Castro se trouvèrent alors contre la bataille du prince, et l’infant, l’amiral et le comte de Benavente, contre celle du connétable. Alors qu’ils s’affrontaient, s’élancèrent des deux côtés les genétaires qui se battirent en corps à corps, de telle façon que dans chaque bataille la lutte fut à merci et le prince combattit contre le roi de Navarre et le comte de Castro, et l’infant contre le connétable. Le combat était à son comble, et le maître d’Alcántara vint au secours du prince et le comte d’Albe et Íñigo López de Mendoza au secours du connétable. Il plut alors au Très Haut vainqueur des batailles et à l’apôtre Santiago, de défaire le roi de Navarre et l’infant Enrique son frère, et tous les chevaliers de leur camp. Furent faits prisonniers l’amiral, son frère don Enrique, et le comte de Castro, et d’autres. Et fut ce jour-là blessé à la main l’infant don Enrique, qui, avant d’avoir pu soigner cette main, mourut à Calatayud7.
13 Alfonso de Palencia, dans sa première « Décade », est à la fois plus rapide sur les pourparlers et plus explicite sur les phases de la bataille, qu’il décrit comme s’il avait été présent, imaginant les cris et les invectives des uns et des autres, et réussissant une excellente scène de bataille rangée. On peut le suivre assez longuement, en rappelant que son texte était écrit en latin, que la république, le commun profit, la tyrannie, la fidélité des sujets naturels, sont des termes couramment maniés dans sa prose où l’Espagne remplace souvent la Castille. Palencia prend constamment parti pour le camp du roi de Navarre, contre Álvaro de Luna, et ses qualificatifs et ses adverbes ne sont jamais choisis sans réflexion. Le roi de Castille a été libéré du château de Portillo, où ses cousins le tenaient à vue, par don Álvaro. Il s’agit de se venger. Sous les murs d’Olmedo, on va en venir aux mains. Le roi de Navarre et son frère ont été rejoints, contre le connétable, par l’amiral Fadrique Enríquez et les comtes de Castro et de Benavente.
Ils étaient poussés par les nouvelles qui leur parvinrent, que le connétable avait une grande peine à convaincre le roi de recruter des troupes de toutes parts pour entreprendre énergiquement cette affaire, sans remettre le combat. Le roi devait profiter de l’enthousiasme de ses sujets pour sa liberté recouvrée, alors que le roi de Navarre était en pleine défaveur et le maître de Santiago avait fait preuve de mauvaise administration ; leurs fidèles ne voulaient plus les aider, et beaucoup demandaient leur pardon en se soumettant à la volonté du roi. Le roi de Castille ne contesta aucun des conseils d’Álvaro et selon les ordres de ce dernier, il manda tous ses Grands de se présenter à sa cour ; il continua en promettant des franchises aux habitants des villes, pour augmenter le nombre de ses fantassins et hommes d’armes. Il parvint à se gagner de nombreux Grands, jusque-là contraires à sa cause et alliés à l’autre parti, par de grandes promesses ; ceux qui jusqu’alors étaient restés neutres furent attirés par des dons et il leur fit miroiter des dignités, indifférent au bien commun ou, pour mieux dire, entraîné à affaiblir le pouvoir du sceptre royal et à détruire le corps de la république, qui avait été auparavant si bien constitué et en parfaite union avec sa tête8.
14 L’armée de Jean de Navarre et du maître de Santiago, l’infant Enrique, est enfermée dans Olmedo ; l’armée du roi de Castille poste son Real — sa ville de siège — dans les alentours. Avec le roi, va combattre Alfonso Carrillo, alors évêque de Sigüenza et futur archevêque de Tolède. Íñigo López de Mendoza ainsi que le comte de Haro sont venus, avec leur garde personnelle, faire acte de présence dans l’armée royale, par fidélité à la Couronne de Castille, malgré leur volonté de rester à l’écart des menées d’Álvaro de Luna. On s’interroge sur l’opportunité de livrer bataille et les infants d’Aragon, Jean et Enrique, envoient une lettre au roi de Castille pour lui proposer d’arrêter les hostilités en exilant son connétable :
Cette ambassade fut inutile ; aucune pétition ne fut soumise au Conseil royal pour y donner une réponse convenable après une discussion ; le roi y répondit au contraire avec impatience, avec les paroles soufflées par Álvaro, qu’il était libre, sans avoir besoin de mentor, d’appeler ou de renvoyer ceux qu’il jugeait avoir agi bien ou mal envers lui et la république. Au contraire, les deux infants et leurs frères, qui avaient vécu si longtemps en Espagne, avaient ruiné le pays et excité souvent les vassaux à la rébellion avec des manœuvres iniques. Aussi, ayant bien des fois tenté, en vain, de régler ces troubles, après tant de peine et dans la menace pour sa propre liberté, il pensait plutôt nécessaire à tous, qu’eux-mêmes s’en aillent hors de la Castille pour profiter ailleurs de leurs rentes ordinaires et se consacrer à leurs propres affaires plutôt qu’à celles d’autrui […]. Cette réponse, acerbe et provocante, venue de l’esprit d’Álvaro mais prononcée par les lèvres du roi, fit comprendre aux frères et à leurs alliés qu’il fallait préserver leur vie et leur honneur9.
15Le roi Jean de Navarre, très sage, juge qu’on devrait attendre un moment plus favorable pour risquer la bataille. Son armée est constituée de vétérans mais inférieure en nombre à celle du roi de Castille qui a levé beaucoup d’hommes. L’infant Enrique juge au contraire que le moment est le bon ; on ne fera qu’une bouchée des jeunes soldats du roi de Castille, fraîchement enrôlés, alors qu’en faisant traîner les choses, ceux-ci se formeront et seront trop redoutables. Au milieu de la journée du 19 mai, un mercredi, c’est le prince Henri de Castille qui provoque le combat. Avec son favori, Juan Pacheco, il a rejoint le camp de son père ; ce jeune prince de vingt ans se lance au grand galop contre les murailles d’Olmedo, à l’étourdi, peu armé, peu entouré — comme toujours, précise Palencia. Rodrigo Manrique, l’un des capitaines du maître de Santiago, entraîne son propre corps de genétaires à sa poursuite, car Henri reflue vers le Real.
Alors, les deux camps ordonnèrent leurs batailles. Le roi de Castille, enflammé de colère, se fâchait de plus en plus en écoutant les cris d’Álvaro qui avançait contre l’ennemi sans rompre. Tout d’abord, on assista à un combat sans merci entre le maître de Santiago Enrique et le connétable Álvaro, qui avaient tous deux l’idée d’occuper une colline proche du Real. Acharnés dans ce dessein, ils s’accrochèrent, soulevant dans les champs une poussière noire sous leurs galops. Ils combattirent plus au corps à corps qu’avec discipline, si bien qu’amis et ennemis se reconnaissaient à peine, dans le choc des lances et le fracas des épées et des flèches. Nulle part on ne pouvait distinguer ce qui se passait, sauf du haut du monticule, où une petite plaine, d’un sol plus ferme, éloignait l’obscurité et invitait à la conquête de ce site. Combattit avec gloire l’évêque de Sigüenza, qui fut depuis archevêque de Tolède, alors capitaine d’hommes d’armes, exercés et fidèles d’Álvaro. Le maître d’Alcántara, à la tête de 400 lances, lutta férocement contre l’ennemi. Álvaro, avec le meilleur de la chevalerie, résista à la charge valeureuse de l’infant Enrique, dont le bras vigoureux exécuta ici des faits mémorables ; tous ripostèrent également à la charge du roi de Navarre, si bon guerrier10.
16Le maître d’Alcántara est Gutierre de Sotomayor, fidèle du parti royal. L’infant Enrique est blessé par une lance qui lui traverse la main et le bras. À la nuit tombante, l’armée des infants d’Aragon reflue peu à peu dans la ville d’Olmedo ; le terrain est au roi de Castille et à don Álvaro. Dans la nuit, Jean et Enrique quittent la ville et s’enfuient ; Enrique meurt de gangrène quelques jours après. On ne se prive pas de dire que le connétable a fait empoisonner ses plaies car ses hommes sont partout, et Alfonso de Palencia, qui par antithèse couvrait de louanges l’infant Enrique, sait dire qu’Álvaro de Luna peut intervenir dans tous les mauvais coups qui se trament à travers l’Occident. Il manie donc les poisons ; lorsque Jean II, veuf de Marie d’Aragon, est remarié d’autorité par Álvaro à la princesse Isabelle de Portugal, il est père de l’infante Isabelle en 1451 et de l’infant Alfonso en 1453 ; après chaque accouchement, la reine tombe en dépression nerveuse, et Alfonso de Palencia affirme que ce sont les mauvaises herbes de don Álvaro qui en sont la cause. Depuis le décès de l’infant Enrique, Álvaro de Luna peut porter le titre de maître de Santiago, il en a le prestige après en avoir eu la fortune et le pouvoir. Il semble qu’après 1445, il ait atteint la plénitude de toutes les puissances. Le roi Jean II lui laisse tout faire, tout de la chancellerie, de la justice, des finances, de la politique extérieure comme intérieure de la Castille. Fernán Pérez de Guzmán, dans le portrait de Jean II, traduit l’opinion des Castillans, interloqués de cet état de fait :
La confiance qu’avait le roi pour son connétable était si disproportionnée et son pouvoir si excessif, qu’on pourrait à peine l’imaginer à propos d’un roi ou d’un prince ; or, cet homme était craint et obéi dans le royaume, et cela ne se trouva jamais encore en Castille car il eut très librement l’entier gouvernement et la conduite de tout. Non seulement les offices, les états, les grâces, dont aurait pu disposer le roi, mais aussi les dignités et les bénéfices ecclésiastiques, pour lesquels il fallait supplier le pape et accepter ses provisions proprie motu, à sa volonté. Rien ne se distribuait sans le consentement du connétable : le temporel comme le spirituel se trouvaient dans sa main. Toute l’autorité du roi résidait dans la souscription des chartes, mais l’ordonnance et l’exécution des chartes étaient de l’autorité du connétable. Son pouvoir s’étendit tellement sur tout et la valeur du roi s’amenuisa tant que, du plus grand office du royaume jusqu’à la plus petite grâce, presque plus rien ne passa par l’autorité royale et ne dépendit de sa volonté ; mais tout était demandé au seul connétable, qui tranchait en tout. On peut ajouter que, même dans les actes naturels, il fallait passer par les ordres du connétable ; alors que le roi était jeune, bien formé, et que la reine sa femme, était jeune et belle, si le connétable le lui interdisait, il n’allait pas dormir dans la chambre de la reine et ne s’occupait pas d’autres femmes, alors que naturellement il aurait été assez enclin à cela11.
17Fernán Pérez de Guzmán affirme que, s’il l’avait voulu, Álvaro de Luna aurait été assez puissant pour relancer la guerre entre la France et l’Angleterre. Ce que saisit au bond Alfonso de Palencia qui, écrivant après celui-ci, l’utilise beaucoup et ajoute ses propres réflexions, assurant qu’en vrai tyran, Álvaro de Luna s’occupa de jeter le désordre, après la Castille et l’Aragon, en Navarre, en Italie, au Portugal, et en France bien sûr ! Entre autres perfidies, le connétable et maître, pour manœuvrer l’infant Henri de Castille, en même temps que son père, place auprès de lui deux de ses hommes de main, en privados — très exigeants favoris, en effet, pour Henri IV : Juan Pacheco qu’il fait nommer marquis de Villena, et son frère Pedro Girón qu’il fait nommer maître de Calatrava. Álvaro de Luna, au milieu du xve siècle, lui-même ou par fidèles interposés, est donc maître des ordres militaires, connétable, souverain dans la réalité et, disent les chroniqueurs, responsable de toute la politique internationale. Sans doute est-ce trop.
18Le roi Jean II, vieillissant, est fatigué de l’omnipotence de son connétable et maître. On dit même (Pérez de Guzmán et Palencia) que ce dernier le prive d’argent de poche et de nourriture pour mieux le tenir à sa dévotion. Surtout, les seigneurs de Mendoza, Zúñiga, l’infant Henri et Diego de Valera — qui a aimé servir Jean II et qui est alors très efficace corregidor de Cuenca, maître d’armes du roi, militaire et diplomate, et qui veut le rétablissement de son autorité — s’entendent pour renverser le maître. Le comte de Plasencia, Diego López de Zúñiga, est justicia mayor de Castille ; à ce titre, il peut condamner et faire exécuter un traître sans jugement, sans procès, sur la seule approbation écrite du souverain. C’est ce qui se passe. Il faut d’abord se saisir d’Álvaro de Luna qui s’est retranché dans sa maison fortifiée de Burgos avec 500 hommes d’armes. Le maître comprend parfaitement que le vent a tourné. Un dernier acte achève sa perte, et Pérez de Guzmán comme Palencia sont à suivre dans ces moments de la fin. Persuadé que le complot armé qu’il voit se tramer contre lui incombe à Alfonso Pérez de Vivero, qui est un homme des Zúñiga, il le fait saisir le Jeudi Saint 18 avril 1453 ; le lendemain, Vendredi Saint, qui aurait dû être consacré à tout autre chose, il le fait hisser en haut de la tour de sa maison, dont il a descellé une pierre, et précipiter dans la rue. Le roi Jean II en est suffoqué et laisse agir entièrement Diego de Valera et Álvaro de Zúñiga, le fils du comte de Plasencia qui, âgé et goutteux, a demandé à son fils de sauver l’honneur de la Castille.
19L’évêque de Burgos Alfonso de Cartagena — personnage très connu, de la famille des judéo-convertis Santa María de Burgos — pénètre lui-même dans la maison du maître, cernée par les troupes, pour le persuader de se rendre. Álvaro de Luna s’exécute avec panache, comme il a toujours su le faire au long de sa carrière. Il monte à cheval, superbement vêtu, et avec la permission de Ruy Díaz de Mendoza et de Diego de Valera, il sort par une porte latérale — la foule hostile de Burgos l’aurait massacré dans la rue — pour aller parler au roi et se rendre à lui en personne. Il passe devant la cathédrale, y entre pour entendre la messe, prétend se constituer prisonnier dans sa maison même en invitant tout le monde à déjeuner, ce qui se fait. Chez lui, après le banquet, Ruy Díaz de Mendoza se saisit de son trésor et on décide de quitter Burgos. Diego de Valera l’escorte jusqu’au château du Portillo, proche de Valladolid, puis dans la cité. On l’enferme dans la demeure des Zúñiga où deux frères franciscains viennent l’exhorter à la soumission chrétienne. Parmi eux, se trouve Alfonso de Espina, célèbre auteur du Fortalitium fidei. Dans les rues de Valladolid, les soldats proclament la sentence de mort décidée par Zúñiga et approuvée par le roi. Il faut lire maintenant Alfonso de Palencia, qui suit de près Fernán Pérez de Guzmán en ajoutant dialogues et réflexions. Le privado s’adresse d’abord aux crieurs publics :
Je ne vais pas mourir, comme on le dit, par ordre et mandement de ce roi que nous suivons sur cette terre, mais c’est selon le jugement du roi suprême et véritable que j’aurai à souffrir cette détestable peine. Mais je vous supplie, soldats, de demander au roi de remettre à demain ma mort, car je ne me trouve pas prêt. Le roi lui accorda ce laps de temps, et le maître passa tout le jour et toute la nuit en pieuses pratiques avec les religieux. Le lendemain, il entendit la messe, et comme se présentaient à lui l’alcalde et les bourreaux, il se vêtit comme pour un beau matin, de drap précieux ; puis, sans perdre ni le teint ni la voix, il dit : « Je suis prêt à y aller, quand vous voudrez, soldats ; mais d’abord, s’il vous plaît, apportez-moi quelques fruits légers pour me rafraîchir. » On lui apporta aussitôt du vin doux et des cerises ; il y goûta, but un peu de vin. Il regarda au-dehors et ne vit personne de sa suite, à part un petit page appelé Fernando de Morales : « Petit, tu es le seul entre tous à être resté à mes côtés jusqu’à la fin ; accompagne-moi dans ce supplice. » À cette phrase, le page éclata en sanglots et en pleurs amers. « Tais-toi, mon fidèle petit page, et ne garde pas mauvais souvenir de ma mort. Crois-moi, cet épisode est plus souhaitable que toute ma vie dissipée entre les menées de séduction du monde. » Ceci dit, ils arrivèrent sur la place ; au centre, on avait élevé un échafaud de bois. À un angle, Álvaro observa une lance, pointe levée ; en montrant sa tête de sa main droite, il dit : « Cette lance est prête pour cet étendard. » Aussitôt, il sauta à bas de sa mule et, en montant les degrés, adressa quelques mots aux soldats qu’il voyait pleurer, les exhortant à ne pas se confier aux biens terrestres ni abandonner la vertu en suivant les corruptions de la tyrannie, et à toujours garder en eux l’exemple de sa chute. Il monta jusqu’au haut de l’échafaud où l’attendait le bourreau, tremblant de peur à l’idée de devoir décapiter un si grand seigneur. « Fais ce que tu dois faire. »« C’est contre ma volonté », dit-il. « Je suis le misérable qui doit trancher la vie de ta seigneurie. » « Je te demande seulement une faveur », répliqua encore le maître : « décapite-moi rapidement d’un trait de ton épée effilée, et je veux voir cette épée », et le bourreau la lui donna. « Je suppose qu’il t’est ordonné d’attacher mes mains », dit le maître tout en éprouvant le fil acéré de l’épée, « pour que je n’aie pas la tentation de protéger mon cou dans l’affolement de la mort ». Le bourreau sortit une cordelette de chanvre. « Ami, il ne convient pas d’attacher les mains d’un soldat avec cette corde. Prends la courroie de soie de mon pourpoint, ce sera beaucoup plus beau de lier mes mains à la ceinture avec elle. » Avant d’être attaché, il enleva lui-même sa cape, et la plaça sur les épaules de son page qui l’avait accompagné jusque-là. Il enleva encore un anneau de son doigt et lui dit : « Prends ce dernier cadeau, petit si fidèle, et aussi le cheval que j’ai monté, car je suis dépouillé de tout et je t’offre ce que j’avais sur le chemin de la mort ; je ne doute pas que le roi, dont j’implore l’Altesse, t’offrira de plus grands biens. » Puis, il s’approcha de l’un des frères : « Père, demandez pardon à tous en mon nom et priez pour moi. » Puis, les mains attachées comme il l’avait voulu, il s’agenouilla, inclina son corps, étendit un peu les jambes et dit à l’un des crieurs publics : « Assieds-toi sur mes jambes, pour que mon cadavre ne s’écroule pas de côté. » Alors, le bourreau lui banda les yeux, lui coupa la tête, la leva en l’air et la fixa sur la lance à la vue de tous, et elle y resta neuf jours. Le tronc resta là trois jours, sur l’ordre du roi, et le quatrième jour, fut enterré hors des murailles de la cité, dans le cimetière réservé aux corps des voleurs. À la fin, à la demande de plusieurs, il fut transféré dans l’église de Saint-François. C’est avec raison que les hommes discrets cachèrent la maladie du roi, qui vécut si longtemps dans la misère pendant que ce bâtard pervers jouissait de toute félicité et puis, tout à coup, au bout de 40 ans, changea de comportement sous l’impulsion d’une terreur mal contrôlée, il ordonna de tuer de cette mort si atroce cet homme que dans sa vieillesse il avait élevé à la dignité de maître de Santiago. Ce roi qui n’avait pas eu honte d’écrire aux princes et aux Grands de l’Europe pour les avertir de cette affaire et leur demander leurs encouragements après avoir recouvré sa liberté, après une telle servitude, si longue et si humiliante. On l’aurait beaucoup critiqué, plus encore, et avec plus de raison, si cela ne s’était pas produit justement dans ce même mois de mai 1453 lorsque, dans un deuil universel, les observateurs les plus avisés comprirent le désastre de tous les chrétiens, car alors le sultan, oh douleur !, venait de conquérir Constantinople et de s’en rendre maître par la perfidie des traîtres12.
20Ce maître de Santiago a été exécuté en 1453 par le clan noble qui lui était opposé. Le meurtre a été cependant transformé en exécution publique et légale, quoique sans procès, sans jugement. Le dernier mot est celui de Fernán Pérez de Guzmán, dans le très long portrait du maître qu’il place à la fin de ses Generaciones y Semblanzas, et dont on peut relever ces seuls passages, accusant la convoitise perpétuelle d’Álvaro de Luna, mais accusant tout aussi bien les Castillans eux-mêmes, punis par ce mauvais prince qui les a ainsi gouvernés :
Il convoitait par-dessus tout la possession de vassaux et de trésors, à un point tel que, de même que les hydropiques ont toujours soif, lui aussi avait toujours plus envie de posséder, sa convoitise insatiable n’étant jamais rassasiée. Si un jour le roi lui donnait, ou lui promettait, une grande ville ou une dignité, le jour même il prenait encore une lance si elle était encore à prendre, car s’il prenait les grosses parts, il ne dédaignait pas les petites choses […]. Je conclus qu’à mon avis, de tous ces maux, la cause en est les péchés des Espagnols qui ont fait qu’on a eu un roi faible et négligeant, et un simple chevalier qui eut la présomption et l’audace d’ordonner et gouverner tant de grands royaumes et seigneuries, sans pour autant excuser l’envie des grands chevaliers. Plaise à Notre Seigneur, puisque nos péchés en sont la cause, et qu’ils ne cessent ni ne se corrigent encore, que tout esprit de correction tourne en qualité et en quantité, et que les peines ne croissent avec les péchés. Mais que, par son infinie miséricorde, sa Très Sainte Mère intercédant, sa sentence de justice se nuance et s’adoucisse et que les peuples dévots méritent de bons rois. Car mon opinion la plus ferme est que ni les biens temporels ni la santé ne sont aussi profitables et nécessaires au royaume comme l’est un roi juste et aimant le droit, ce qui est principe de paix. Notre Seigneur, lorsqu’il quitta ce monde, en son testament et dernière volonté ne nous laissa rien sinon la paix. Cette belle règle doit être donnée par celui qui tient lieu de Dieu, laquelle ne peut être cependant donnée par le monde, selon ce que chante l’Église : Quam mundus dare non potest13.
Notes de bas de page
1 Crónicas de los Reyes de Castills, éd. C. Rosell, t. II, p. 419.
2 Ibid., t. II, p. 520.
3 Béatrice Leroy, « Autour d’Álvaro de Luna, une suite d’usurpations ou un exemple de chevalerie ? », dans Jean-Pierre Sanchez (dir.), L’univers de la chevalerie en Castille : fin du Moyen Âge - début des Temps modernes, Paris, 2000, pp. 104-118 ; José Manuel Calderón Ortega, Álvaro de Luna, riqueza y poder en la Castilla del siglo xv, Madrid, 1998.
4 A. de Palencia, Gesta hispaniensia, t. I, p. 3.
5 Julio Rodríguez Puértolas, Poesía de protesta en la Edad Media castellana : historia y antología, Madrid, 1968.
6 Crónicas de los Reyes de Castills, éd. C. Rosell, t. II, pp. 627-628.
7 Crónica del Halconero de Juan II, Pedro Carrillo de Huete, éd. Juan de Mata Carriazo, Madrid, 1946, pp. 463-465.
8 A. de Palencia, Gesta hispaniensia, t. I, pp. 22-26.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 F. Pérez de Guzmán, Generaciones y Semblanzas, pp. 40-41.
12 A. de Palencia, Gesta hispaniensia, t. I, pp. 69-71.
13 F. Pérez de Guzmán, Generaciones y Semblanzas, pp. 44-53.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les galaxies de la rhétorique
Les puissants satellites du littéraire
Darío Villanueva Thierry Nallet (trad.)
2018
Hétérographies
Formes de l’écrit au Siècle d’or espagnol
Fernando Bouza Álvarez Jean-Marie Saint-Lu (trad.)
2010
La Dame d’Elche, un destin singulier
Essai sur les réceptions d'une statue ibérique
Marlène Albert Llorca et Pierre Rouillard
2020