Origines
p. 5-16
Texte intégral
1L’Espagne (ou plutôt la Castille ?) a la chance d’offrir au monde savant l’évêque saint Isidore de Séville (+ 636). Aucun lettré, aucun homme politique de la Castille médiévale ne peut ignorer l’évêque de Séville, qui éduqua les rois wisigoths du viie siècle, dirigea les conciles de Tolède, écrivit pour le roi Sisebut les Étymologies — du moins le texte remanié et classé par Braulio de Saragosse, qui a travaillé avec saint Isidore et a poursuivi sa grande œuvre, tient à cette dédicace. Tous connaissent la définition du bon roi qui régit bien et celle de son contraire, le tyran ; et puis les explications du langage, des lettres, de l’écriture, si nécessaires aux messages des hommes du pouvoir, termes isidoriens qui entrent dans bien des prologues des œuvres historiques. L’Histoire elle-même bénéficie d’un beau paragraphe de saint Isidore, « À propos de la Grammaire » :
Sur l’Histoire. L’Histoire est le récit des faits accomplis, par lequel se connaissent les événements qui se produisirent dans les temps passés. Le nom d’Histoire dérive du grec Historein, ce qui signifie voir, connaître. Aussi, parmi les anciens, seuls écrivaient l’histoire ceux qui avaient été les témoins et avaient observé les événements qu’ils devaient rapporter. Nous connaissons mieux en effet les faits que nous avons observés de nos propres yeux, mieux que ceux dont nous entendons parler. Les choses qui se voient peuvent se décrire sans erreur. Cette discipline s’intègre à la grammaire, car on confie aux lettres ce qui est digne du souvenir1.
2 Certes le viie siècle est loin, mais ses grands écrits demeurent. On sait que Fernán Pérez de Guzmán, par exemple, vers 1450, reste fidèle à cette idée fondamentale que l’historien doit être témoin, soit direct, soit indirect, grâce aux récits de valeur dont il peut faire une synthèse des événements qu’il doit rapporter. Mais, entre saint Isidore de Séville et les auteurs du xve siècle, le meilleur jalon, le meilleur modèle d’historiographe est le roi Alphonse X de Castille.
Les histoires d’Alphonse X le Savant
3Le roi Alphonse X (1252-1284) est connu de tous, il n’est pas nécessaire ici de reprendre en détail sa carrière politique et militaire ; il convient de rappeler cependant qu’il est encore en son temps un souverain victorieux des rois maures, en leur reprenant définitivement Murcie et Cadix, après son père le roi Ferdinand III de Castille qui reconquit le cours du Guadalquivir — Cordoue en 1236, Séville en 1248. Mais Alphonse X, qui a su parachever la grande œuvre paternelle, a été mis en échec dans sa politique intérieure par son fils Sanche qui a pris la place de ses neveux héritiers du trône (les infants de la Cerda). Le père et le fils, l’un et l’autre, malgré toute loi de la Reconquête, se sont alliés à des clans des musulmans de Grenade ou même des Mérinides du Maroc envahissant l’Espagne du Sud. Par compensation peut-être, par goût et culture personnelle certainement, Alphonse X, qui a lutté sur tous les fronts dans la Péninsule sans véritable succès, qui n’a pu ceindre la couronne impériale à laquelle il pouvait prétendre grâce au sang germanique apporté par sa mère Béatrice de Souabe, a plutôt laissé à la Castille l’image du roi intellectuel et artiste. Il est poète, écrit en galicien les Cantigas a Santa María, pour lesquelles il dirige lui-même les illustrations ; il est astrologue, il écrit entre autres un traité de jeu d’échecs ; il est surtout juriste et fait compiler sous son étroite direction le Fuero Real, pour établir par écrit les coutumes observées dans les provinces et les cités et, avant tout, les Siete Partidas, sept grands livres regroupant les lois établies dans sa monarchie castillane et concernant tout de la vie de l’État comme de la vie courante, des contrats de navigation ou de la vie universitaire jusqu’à la Majesté et au crime de lèse-majesté2.
4Le roi Alphonse est historien et possède dans sa librairie les chroniques asturiennes et les grands ouvrages chantant la belle Reconquista et la gloire de l’Espagne dans l’Histoire universelle, les livres des évêques contemporains de son père et de son grand-père, le Chronicon Mundi de l’évêque Lucas de Tuy (+ 1249) et le De Rebus Hispaniae de l’archevêque de Tolède Rodrigo de Rada (+ 1247). Alphonse X a fait rédiger sous sa direction la Primera Crónica General de España, l’Espagne étant la Castille naturellement ; puis il a entrepris la General Estoria, plus littéraire et qui s’est voulue histoire universelle mais qui gravite autour de sa Castille. Les hispanistes pensent actuellement que la Primera Crónica General de España dite aussi Estoria de España, remaniée plusieurs fois, y compris sous Sanche IV, le fils révolté et repenti, n’a pu être achevée du temps du roi Alphonse. Mais l’accent de son prologue lui est bien personnel. Comme l’avait si bien défini Isidore, les « sages anciens » ont compris la valeur des lettres et de l’écrit, ils ont créé les mots, les phrases et le raisonnement, ce qui permet toutes les sciences et surtout permet de fixer ces sciences, de les transmettre, les faire apprendre. Ils ont donc écrit la loi de Dieu, l’histoire de Son Peuple, puis des autres peuples et des princes, leurs gestes, leurs « nobles batailles » et leurs faits divers, les mauvais comme les louables :
Ils écrivirent aussi l’histoire de l’Espagne, qui passa sous de nombreuses seigneuries et fut très malmenée, souffrant morts et cruautés et défaites devant ceux qui la conquirent. Et l’histoire de ceux qui la défendirent. On aurait pu en perdre le souvenir, car les livres peuvent se détruire dans les changements de seigneurie. À peine peut-on savoir ainsi quelques bribes des débuts des premiers peuples qui peuplèrent l’Espagne […]. C’est pourquoi, Nous, Alphonse, par la grâce de Dieu roi de Castille […], nous avons ordonné de rassembler tous les livres que nous pouvons posséder sur les faits d’Espagne, et nous avons pris dans la chronique de l’archevêque Rodrigo qui l’écrivit à la demande du roi Ferdinand notre père, et de maître Lucas de Tuy, et de Paul Orose, et de Lucain, et du grand savant Isidore, et de saint Alphonse, et du second Isidore, et d’Idace évêque de Galice, et de Sulpice évêque de Gascogne, et de tous les autres écrits des conciles de Tolède et de Jordanès chancelier du Sacré palais, et de Claude Ptolémée qui établit le cercle de la terre mieux que tout autre sage ne put le faire en son temps, et de Dion qui écrivit la véritable histoire des Goths, et de Trogue Pompée, et d’autres histoires de Rome que nous pouvions posséder et qui relataient les faits d’Espagne. De tout cela, nous avons composé ce livre de tous les faits que nous pouvons connaître, depuis le temps de Noé jusqu’au nôtre3.
5Alphonse X sait appliquer les bons principes. Il n’a pu observer lui-même tous les événements du monde, de l’Espagne en particulier depuis Hercule et ses premiers temps glorieux, mais il a recours aux sources authentiques, dont les histoires des prélats espagnols, les plus fiables après saint Isidore de Séville — Lucas de Tuy, Rodrigo de Rada — et puis les auteurs des époques antiques et wisigothiques, tels Isidore de Beja, auteur de la Chronique Mozarabe de 754, Idace de Mérida, auteur d’une chronique portant de 378 à 469, la Chronique d’Alphonse III des Asturies traitant des années 672-866. Il possède en outre les canons des conciles de Tolède des vie et viie siècles, la Getica et peut-être une Histoire universelle rédigée vers 550 par Jordanès qui avait été chancelier du pape, l’Histoire romaine de Dion Cassius (155-235), celle de Trogue Pompée, du ier siècle de notre ère, une supposée Histoire universelle, perdue et connue par des bribes incluses dans d’autres récits, la Vie de saint Martin de Sulpice Sévère (360-420), et les œuvres du poète Lucain, né à Cordoue, neveu de Sénèque (39-65), et puis surtout celles de Paul Orose, qui était né à Tarragone au début du ve siècle et fut le disciple de saint Augustin, auteur d’une Histoire universelle. Alphonse X qui aime l’astronomie, ne manque pas de citer Claude Ptolémée, du iie siècle après J.-C., grec né en Égypte. Il faudrait encore ajouter des chroniques anonymes élaborées dans le royaume des Asturies et dans les premiers temps de la Castille, généralement reprises par Rodrigo de Rada et Lucas de Tuy. Ce matériau remarquable va permettre au roi Alphonse d’écrire ou de faire écrire l’histoire de la fondation de l’Espagne, des Carthaginois et des Romains, puis de l’arrivée des Goths et de leur grand royaume.
6Mais au temps du roi Rodéric, au début du viiie siècle, à cause de la trahison du « comte Illán » — soit Julien de Ceuta — et de l’évêque Oppa, frère du roi défunt Witiza, l’Espagne tombe au pouvoir des Maures. L’Espagne n’a pu être conquise que par la faute de traîtres, il faut le savoir ! Alphonse X, qui a retranscrit la Laus Spanie, les louanges aux merveilles de l’Espagne de saint Isidore de Séville, dans son Histoire des Goths, des Vandales et des Suèves s’interroge : comment un tel pays, une telle splendeur de nation qui était dotée de toutes les félicités terrestres, comment cette Espagne a-t-elle pu sombrer en une seule journée, une seule défaite, devant ces ennemis de la foi du Christ ? Cette description de l’Espagne et cette interrogation angoissée sur l’écroulement du royaume wisigoth ont une longue durée dans l’historiographie, souvent reprises telles quelles, au moins évoquées sous la plume des historiens. On le lit encore dans le Libro de las Bienandanzas y Fortunas de Lope García de Salazar, un Biscayen qui, enfermé dans sa tour de Muñatones dans les alentours de Bilbao, emprisonné par son fils de 1470 à 1477, fort heureusement avec sa bibliothèque, rédigea pour sauver son moral et pour laisser trace de sa destinée, cet essai d’Histoire universelle. Il possédait les histoires et chroniques du roi Alphonse X et sans doute des originaux latins, comme encore les Chroniques de France, les Chroniques des rois de Castille et le Roman de Troie. Ses Bienandanzas reproduisent presque in extenso la Laus Spanie de saint Isidore et du roi Alphonse X4.
7Après cette ruine des Goths de 711, l’Espagne a été sauvée par des héros castillans, tel, après le chef Pelayo des Asturies qui a remporté la miraculeuse bataille de Covadonga en 722, le comte Fernán González de Castille, qui au début du xe siècle est le vainqueur de la bataille de Simancas sur le calife Abd-er-Rahman III et qui surtout, pour ce propos, obtient l’indépendance de la première Castille. Les historiens vont s’évertuer à en faire l’un des ancêtres du Cid, Rodrigo Díaz de Bivar, qui n’avait aucun sang comtal mais pour lequel les histoires, les poésies et les compilations — telles que les Mocedades (« Jeunesses ») du xve siècle — brodent à l’infini les plus superbes gestes. Alphonse X (et à sa suite Lope de Salazar, qui y ajoute ces Mocedades), allant au-delà du Poema de Mio Cid qui fait du héros le défenseur de la noblesse castillane face au mauvais roi Alphonse VI — ce que son descendant du xiiie siècle ne peut ni ne doit développer — est sans doute le premier dans sa Primera Crónica à faire intervenir saint Pierre dialoguant avec le Cid. Il est aussi le premier à dessiner l’image héroïque du cheval du Cid portant le corps de son maître, mort avant sa dernière bataille, galopant en tête des troupes chrétiennes et mettant les Maures en fuite, comme une reproduction terrestre de saint Jacques le Matamore, sur son genêt blanc, faisant débander les Maures (depuis la bataille de Clavijo de 842, telle qu’on la raconte dans les chroniques du xiie siècle).
8Alphonse X de Castille est bien le maître des historiens et des écrivains de la Castille des xive et xve siècles. Son neveu don Juan Manuel, le fils de l’infant Manuel, le dernier frère du roi, est l’un des écrivains les plus connus et les plus cités dans la Castille de la fin du xiiie siècle et du début du xive siècle. Ayant vécu de 1282 à 1348, souvent opposé avec d’autres infants à Alphonse XI, allié au roi d’Aragon contre lui, assez placide combattant contre les Maures du Sud alors que la Reconquête avait été reprise, ce prince est certes répréhensible dans bien des aspects de sa personnalité. Mais on lui doit de très grands ouvrages, tous Miroirs au Prince à un titre ou à un autre, notamment le Livre des États, le Livre Infini ou le comte Lucanor — pour ne citer que les principaux concernant ce propos. Il a voulu à son tour écrire l’histoire de sa nation et on garde de lui une Crónica Abreviada, qui dans ses grandes lignes reprend les meilleurs pages de la Primera Crónica du roi Alphonse X.
Troie et Rome fondatrices de l’Espagne
9Dans sa General Estoria, Alphonse X, s’abritant derrière Eusèbe de Césarée et saint Jérôme, et aussi Ovide, Virgile, Horace, et l’Histoire Naturelle de Pline, et utilisant la grande synthèse de tous ces antiques, celle de l’évêque Lucas de Tuy (la « Chronique du Monde »), entre dans la mythologie savamment mêlée à la Bible. A-t-il des traductions latines de l’Iliade et de l’Odyssée ? Il est probable que non, mais Eusèbe de Césarée et les poètes latins qu’il possède fort bien y suppléent. Il connaît le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure — qui, comme tous ses contemporains, s’appuie sur de soi-disant témoins oculaires, Darès le Phrygien donnant le point de vue des Troyens et Dictys le Crétois celui des Grecs — et des poésies grecques du ive siècle de notre ère, diffusées en latin puis dans différentes langues occidentales dès le xiie siècle. Alphonse X suit les générations depuis Adam, Lamech, Jabel et ses frères Jubal et Tubalcaïn, Japhet, et puis Hercule, qui vient s’installer quelque temps dans la Péninsule où il « peuple » des villes, où son neveu Ispan (ou Espan) s’établit, donne son nom à l’Espagne et crée les premières dynasties royales. Mais les géants et les héros grecs avaient simultanément mené des expéditions en Phrygie, en Troade. La Guerre de Troie, « comme le disent Dayres et Ditès », se termine par le stratagème du Cheval, conçu non pas du tout par Ulysse, assez absent dans les pages du roi Alphonse, mais par le sage Nestor et — trahison des Troyens eux-mêmes ? — par Énée et son père Anchise et par son ami Antenor. Lors du sac de la ville de Troie, ils en réchappent ; Antenor va peupler l’Italie du Nord, Énée se charge de l’Italie du centre et du Sud et organise les premières villes.
10Il faut alors suivre un auteur du xve siècle, excellent témoin de cette « science alphonsine » véhiculée en Castille jusqu’à lui, Diego de Valera. En tant qu’historien de son temps, cet auteur est à revoir. Il vit de 1410 à 1488, chevalier du roi Jean II de Castille (1407-1454), son ambassadeur et son maître d’armes, ce qu’il est toujours sous Henri IV ; il est aussi juriste, procureur et Regidor de Cuenca, Palencia, Ségovie. C’est un fécond auteur de lettres et de traités politiques, autant que de chroniques. Il intervient dans tous les grands moments du xve siècle et connaît la vie des armes et la vie de cour dans l’Empire, à Rome, en Bourgogne, en France et en Angleterre. On garde de lui, entre autres œuvres, une longue lettre, rangée par ses éditeurs dans ses traités, mais qui se présente plutôt comme la mise par écrit d’une série de conversations et d’échanges amicaux qu’il tint, vers 1470, avec le noble Juan Hurtado de Mendoza, lui aussi cultivé et ouvert à l’histoire du passé. Cette science historiographique « antique », qui est au cœur des Castillans de ce temps, mérite sa transcription et une réflexion5.
11Ce mince traité — ou cette jolie lettre — faisant un certain étalage de la culture de son auteur (et de bien des confusions et de surprenants silences, mais Valera avoue rapidité, surmenage, et travail de mémoire), peut témoigner de l’enseignement de l’Antiquité gréco-latine acquis par un humaniste espagnol de la seconde moitié du xve siècle. La lettre de Diego de Valera à Juan Hurtado de Mendoza n’est pas datée, mais on sait que Juan Hurtado de Mendoza, fils de Diego de Mendoza premier duc de l’Infantado en 1475, est comme son père et à sa suite Guarda Mayor de Cuenca de 1468 à 1478. C’est un grand officier nommé par le souverain pour policer cette ville où les clans aristocratiques ont provoqué toutes sortes de troubles internes, depuis au moins un siècle6. Les Mendoza font partie de l’aristocratie de cette cité, alliés aux Acuña et aux Albornoz, deux branches de la famille Carrillo, un haut lignage qui recouvre de grands noms nobles de Castille, nobles de seigneuries (« de Cañete, Poyatos et Tragacete », précise Diego de Valera dans sa dédicace) et nobles du conseil urbain de la cité. Diego de Valera en est l’un des fidèles, par les Valera, famille de sa mère (son père est le médecin Alfonso Chirino de Guadalajara, juif converti, très installé dans la ville et auprès des rois). Il a épousé María de Valencia ; leur fils Charles est capitaine de Guinée au temps des Rois Catholiques. Valera a voulu donc offrir au seigneur de Mendoza ce résumé de l’histoire des grandes cités, Troie et Rome. Entre les lignes, sans être jamais citée, c’est l’Espagne, la belle province de l’Empire romain, qui est servie par cette histoire.
12Diego de Valera n’y est guère original. Tous les historiographes de son temps répètent ce que tous lisent et savent par tradition — culture populaire autant qu’érudite — que les grandes cités occidentales sont des fondations troyennes. Les lettres espagnoles ajoutent à Énée le fondateur de Rome, Hercule, qui débarqua vers la future Gibraltar, vainquit le géant Géryon, conquit l’Espagne sur diverses peuplades et fonda le port de La Corogne. Diego de Valera tient beaucoup à faire évoluer Hercule dans son traité, sauveur d’« Anfiona », qui est en réalité Hésioné, fille du roi Laomédon de Troie ; exposée aux monstres marins, elle fut sauvée par Hercule qui demanda en récompense des chevaux divins offerts par Zeus à Trous, le grand-père de Laomédon. Trous refusa et fut tué par Hercule, lequel s’en revenait alors de Colchide où il avait participé à l’expédition des Argonautes de Jason7.
13Diego de Valera cite ses sources : surtout Homère — qu’il appelle Leomarte — et Guido da Columna, auteur d’une Histoire de Troie au xiiie siècle, à Rome, mais aussi Paul Orose, disciple de saint Augustin au ve siècle et dont l’Histoire Universelle sert à tous — il était né à Tarragone et il est toujours utilisé par les historiens espagnols. Guido da Columna — de Columnis —, auteur d’une Historia destructionis Troiae entreprise à partir de 1287, est lui-même très influencé par le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. L’époque le veut, on aime la « matière de Troie » et on se recopie sans fausse honte lorsqu’on aborde ce grand sujet d’histoire, un auteur servant à un autre. C’est ainsi que Diego de Valera, comme Guido ou Benoît de Sainte-Maure, cite les prétendus témoignages de Darès le Phrygien (Historia de excidio Troiae) et Dictys le Crétois (Ephemeris belli Troiani). L’auteur cite encore une œuvre dont il use dans plusieurs autres traités : l’Histoire Teutonique. Il s’agit d’une chronique latine — de son vrai titre Flores Temporum — de Jean de Winterthur, un frère mineur (1300-1348) qui voulut écrire une sorte de chronique universelle sous la forme des exempla. Tous ces ouvrages cités ont un grand rayonnement à la fin du Moyen Âge et Diego de Valera les nomme avec conscience. Ce qu’il n’évoque pas mais qui est au cœur de ces lignes, reprenant l’Énéide de Virgile et les Décades de Tite-Live, c’est l’œuvre historique d’Alphonse X de Castille. La destruction de Troie, comme l’épopée d’Énée, de Latinus, de Romulus et Remus, se trouvent dans la Primera Crónica General et dans la General Estoria. Ces pages de l’Histoire sont tellement connues des Castillans qu’elles forment au xve siècle des citations spontanées, une sorte de science infuse qu’il n’est pas nécessaire d’habiller de références, tant le monde lettré en est imprégné8.
14Troie, marquée par le destin, a donc déjà été punie par ces vengeances célestes lorsque règne le fils de Laomédon, Priam, époux d’Hécube et père de Paris, d’Hector, de bien d’autres princes et d’une fille, Polyxène. Diego de Valera, sans doute trompé par les diverses traductions ou écrivant de mémoire, fait de cette dernière « Pulicena », et du fils de Dardanos, Érichthonios, « Iriconius ». La fin de Troie, la guerre, le siège, la destruction, les massacres, le sac de la ville, sont bien sûr relatés, après la ruse d’Ulysse et la trahison de Sinon, qui fait rentrer le cheval dans la cité. Alphonse X de Castille, dans sa General Estoria, ne parle jamais d’Ulysse à Troie, alors qu’il en fait l’un des fondateurs de la ville de Lisbonne, Lix (ou Ulix) et sa fille Buena ayant « peuplé » la ville qui rappelle leurs deux noms (« Lixbuena »). À Troie, le roi savant — qui s’appuie lui-même sur Eusèbe de Césarée et saint Jérôme — accuse de la trahison du cheval de bois Énée et Antenor en personne qui, voulant en finir avec le siège, s’étaient abouchés avec les Grecs pour imaginer une telle ruse, menée à son terme par le traître Sinon.
15L’histoire de l’Occident est alors enrichie de ces héros Troyens, car on sait par ailleurs que Francion fonde la France et Brutus l’Angleterre9 ; Antenor fonde Padoue et le peuple des Vénètes. Lorsqu’il s’agit de Rome, Valera suit l’Énéide : Énée fuyant vers l’Ouest depuis la Troade fait escale en Sicile où meurt son père Anchise, puis à Carthage où il aime la reine Didon, mais il s’en sépare pour gagner l’Italie. Là, vivent des indigènes, le peuple des Aborigènes, menés par un roi Latinus, fils du dieu local Faunus. Sa fille Latina (ou Lavinia) avait été d’abord la femme de Turnus le Tyrrhénien (ou le Toscan), roi des Rutules ; Latinus la donne à Énée — mais Valera ne dit rien du très long combat d’Énée et de Turnus, si glorieux chez Virgile — et le couple fonde sa ville, Lavinium (ou Latina) à la place de Saturna, appelée ainsi en hommage à Saturna qui avait apporté la culture à ces Aborigènes. La tradition fait naître encore du roi Latinus un roi Urbinus (Orbando chez Diego de Valera), le fondateur de l’Urbs, et peut-être aussi d’Urbino et d’autres localités de l’Italie centrale. Mais, selon Valera, Saturna avait d’abord porté le nom de Valencia. Enfin, le descendant d’Énée et d’Ascagne, Romulus, a fait Rome. Diego de Valera, qui ne pouvait ignorer les jumeaux Romulus et Remus, s’est certainement amusé avec une étymologie de Lupanar, puis, en suivant Paul Orose et toute une tradition historiographique, a comptabilisé les années de règne et les rois, les consuls et les empereurs de Rome, « jusqu’à ce que les Goths vinrent en Espagne » — événement après lequel il n’est plus nécessaire d’expliquer l’Histoire à un seigneur aussi discret que Juan Hurtado de Mendoza, car l’histoire de Rome aboutit naturellement à celle de l’Espagne, qui dérive bien de Rome, donc de Troie.
16La Ville est donc idéalement située et protégée par la destinée. Troie, marquée d’avance par les erreurs de ses rois fondateurs, est vouée à la mort. Mais certains de ses héros portent au loin les qualités divines, et Rome en sera l’héritière. Hercule avait déjà fondé des localités en Espagne, comme les Carthaginois après lui. Énée donne le sang troyen et divin (il est fils d’Aphrodite) à Rome, à cette cité qui est sise dans la plus belle et la plus salubre des natures. Diego de Valera a la joie de la nommer d’abord Valencia, la ville de sa femme. La succession des noms revêtus par Troie, puis par Rome, rappelle d’ailleurs ce qui se passe depuis plusieurs siècles en Espagne, où les cités ont porté des noms grecs, carthaginois, romains, arabes, castillans — en dignes filles des glorieuses cités méditerranéennes dont on écrit l’Histoire. Rome, après les Grecs, a établi ses colonies en Hispania et les vertus troyennes et romaines se retrouvent dans les milieux aristocratiques espagnols. Les dieux de l’Antiquité sont constamment intervenus dans l’histoire de Troie, de la Grèce, de Rome, donc dans l’Espagne antique. Les militaires, juristes, intellectuels du xve siècle sont les descendants des héros fondateurs. Juan Hurtado de Mendoza doit se rappeler leur histoire car il a une ville à diriger et à garder, il doit préserver ses murs et ses portes, son ravitaillement, la paix publique dans son enceinte. Il doit garder sa parole, ne jamais faillir à l’honneur, vis-à-vis des rois, des dieux — de Dieu ; l’Histoire donne tous les bons exemples de bon gouvernement et il n’est pas inutile que quelqu’un de si occupé par ailleurs comme l’est Diego de Valera — et qui, coquetterie d’auteur, est loin d’avoir l’immense culture qui serait nécessaire à un grand livre — s’arrête quelque temps pour mettre par écrit ce qu’il a déjà expliqué de vive voix au seigneur Hurtado de Mendoza.
Notes de bas de page
1 Isidore de Séville, Etimologías, éd. José Oroz Reta et Manuel C. Díaz y Díaz, Madrid, 1982-1983 (2 vol.), livre I, § 41, p. 359.
2 Robert I. Burns (dir.), Emperor of Culture. Alfonso X the Learned of Castile, and his Thirteenth-Century Renaissance, Philadelphie, 1990 ; Manuel González Jiménez, Alfonso X el Sabio, 1252-1284, Palencia, 1993 ; Daniel Baloup, « Le roi et la guerre. À propos des idéologies royales en Léon et Castille (c. 1140 - c. 1250) », dans Jean-Pierre Barraqué et Véronique Lamazou-Duplan (éd.), Minorités juives, pouvoirs, littérature politique en péninsule Ibérique, France et Italie au Moyen Âge. Études offertes à Béatrice Leroy, Biarritz, 2006, pp. 417-429.
3 Alphonse X de Castille, Primera Crónica General de España, Estoria de España : que mandó componer Alfonso el Sabio y se continua bajo Sancho IV en 1289 [1906], éd. Ramón Menéndez Pidal, Madrid, 1977 (2 vol.), t. I, p. 1.
4 Béatrice Leroy, L’Histoire écrite en prison : « Livre des Chances et des Fortunes » de Lope García de Salazar (vers 1470), Biarritz, 2008.
5 Voir Annexe I, pp. 105-112.
6 María Concepción Quintanilla Raso, « Política ciudadana y jerarquización del poder. Bandos y parcialidades en Cuenca », En la España Medieval, 20, 1997, pp. 219-250 ; José Antonio Jara Fuente, Concejo, poder y élites : la clase dominante de Cuenca en el siglo xv, Madrid, 2001.
7 Jacqueline Guiral-Hadziiossif, « Les pérégrinations d’Hercule dans l’Espagne des Austrias », dans J.-P. Barraqué et V. Lamazou-Duplan (éd.), Minorités juives, pouvoirs, littérature politique, pp. 469-481 ; Adeline Rucquoi, « Le héros avant le saint : Hercule en Espagne », dans Véronique Lamazou-Duplan (dir.), Ab Urbe condita. Fonder la ville, récits et représentations (second Moyen Âge - premier xvie siècle), Toulouse, 2011, pp. 55-75.
8 Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980 ; Id., « La culture historique des nobles, le succès des Faits des Romains (xiiie-xve siècles) », dans Philippe Contamine (dir.), La Noblesse au Moyen Âge, xie-xve siècles. Essais à la mémoire de Robert Boutruche, Paris, 1976, pp. 261-288 (rééd. dans Bernard Guenée, Politique et histoire au Moyen Âge : recueil d’articles sur l’histoire politique et l’historiographie médiévale [1956-1981], Paris, 1981, pp. 299-326).
9 Robert Gaguin, frère trinitaire (1433-1501), auteur du Compendium de origine et gestis francorum, veut une histoire plus autochtone, plus nationale donc, et critique l’origine troyenne des Francs, qui certes lointains descendants des Troyens installés en Sicambrie, ont peuplé Francfort, sont devenus Gaulois et ont fondé Lutèce (Mireille Schmidt-Chazan, « Histoire et sentiment national chez Robert Gaguin », dans Bernard Guenée [dir.], Le Métier d’historien au Moyen Âge. Études sur l’historiographie médiévale, Paris, 1977, pp. 233-300).
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