Introduction
p. I-IV
Texte intégral
À mon avis, pour bien traiter les Histoires, il faut trois disciplines. D’abord, que l’historien soit discret et sage, qu’il maîtrise bien la rhétorique, pour exposer l’Histoire selon un beau style, parce que la belle forme honore et embellit le matériau. Deuxièmement, qu’il soit présent à tous les événements importants et notables de la guerre et de la paix ; mais, comme il lui est impossible d’être lui-même présent partout, qu’il montre assez de pertinence pour ne pas choisir les informations hors des personnes dignes de foi et qui ont elles-mêmes été témoins de ces faits. Ainsi, sans fausse honte, le chroniqueur peut user d’une information étrangère […]. Troisièmement, il faut que l’Histoire demeure inédite tant que le roi ou le prince vit et gouverne, pour que l’historien soit libre d’écrire la vérité sans crainte.
1Ainsi s’exprime Fernán Pérez de Guzmán dans le prologue de ses Generaciones y Semblanzas, les biographies et portraits des Castillans notables, qu’il a rédigés vers 1440-1450. L’historien doit posséder l’art du beau langage, disposer de la juste information, garder sa liberté d’expression en-dehors de toute pression politique — cette dernière « discipline », selon le terme de Fernán Pérez de Guzmán, étant une conquête nouvelle pour l’historiographie médiévale qui est d’ordinaire une science engagée au service du prince et pour laquelle l’auteur a le soin de trier ce qu’il faut écrire et ce qu’il faut laisser dans l’ombre.
2 Le royaume de Castille offre de nombreux et très bons chroniqueurs et historiens dans les derniers siècles de l’époque médiévale. Leurs noms, leurs carrières, leurs propos seront à suivre avec soin. Nobles, rois ou princes au besoin, officiers des souverains (chanceliers, secrétaires), ils sont servis par une histoire nationale qui les passionne et par une culture fort élaborée : l’Espagne chrétienne est un conservatoire des œuvres antiques et une vaste bibliothèque, cela est bien connu de tout historien de la fin du monde antique et des siècles de la résistance face à la conquête de l’Islam. Saint Isidore de Séville ou Braulio de Saragosse au viie siècle, Alvare et Euloge de Cordoue chez les Mozarabes du ixe siècle, Beatus de Liébana dans les Asturies du viiie siècle, les abbés des monastères catalans de l’an mil sauvegardent et transmettent les écrits latins, bibliques, carolingiens1, tous trésors qui ne quittent jamais les bibliothèques de la Castille lorsqu’on observe les hommes cultivés du xiiie au xve siècle. Lorsque ces derniers rédigent l’Histoire, à la commande des princes, sur les marches du trône, comme ils sont le plus souvent également poètes, philosophes ou astrologues et engagés dans la vie politique, ils glissent tout naturellement dans leur texte des citations latines, des réflexions des sages de l’Antiquité gréco-romaine, tout en articulant les récits de bataille ou les scènes de cour comme des chansons de gestes, en veillant à se montrer fidèles chrétiens et surtout vigoureux Castillans.
3Après les siècles héroïques de la Reconquista, il se peut que la vie politique et militaire de leur temps les déçoive. La Castille des xiiie, xive, xve siècles connaît des contestations dynastiques, des assassinats et des usurpations, des trahisons et les invasions et les revendications territoriales des royaumes voisins — pourtant gouvernés par de proches parents aussi bons chrétiens que le sont les Castillans —, tels les royaumes de la Couronne d’Aragon et du Portugal, sans oublier la Navarre, tout au nord de la Péninsule, très diminuée, et qui finira tenue par des étrangers et envahie, mais royaume tout de même et qui ne lésine pas ses engagements militaires. Les historiens décrivent tous ces malheurs, d’autant plus que la Reconquista sommeille et demeure longuement inachevée. Mais Sénèque a bien su dire que le passé est une leçon du présent, une matière de réflexion pour l’avenir ; nul Castillan n’ignore Sénèque qui naquit à Cordoue, et l’historien se permet d’être philosophe pour éduquer les générations futures. C’est pourquoi tous les beaux moments de l’histoire du monde connu sont nécessaires à la connaissance de tous ceux qui se disent « discrets et sages », selon les termes de Pérez de Guzmán, soit de bon jugement, de bonne réflexion, et assez savants pour agir avec discernement. L’Espagne étant jalonnée de colonies romaines, Hispania ayant été l’une des plus belles provinces de l’Empire, il faut connaître la « matière de Troie » comme on la rédige alors dans les cours occidentales. L’Espagne a su incorporer les Goths dans l’Empire romain, et ce peuple nordique a vivifié de sa force guerrière le monde des lettrés des cités romaines. Puis l’Espagne trahie, conquise, malmenée, a su seule donner au monde l’exemple du royaume qui se reconstitue et qui fait triompher la foi chrétienne.
4C’est le rôle de l’historiographe du xve siècle de transmettre ce passé, lorsqu’il suit les règnes des souverains de son temps. C’est également l’un des rôles de l’historien actuel que de rechercher dans ces textes le propos de ses prédécesseurs médiévaux. C’est le mien ; j’ai voulu savoir pourquoi López de Ayala, ou Pérez de Guzmán, ou Valera, ou Pulgar, ou leurs contemporains, ont voulu s’attacher à une personnalité, à une tradition, à un événement, plutôt qu’à d’autres, pour en faire un exemple de bon ou de mauvais gouvernement — ou de « fait mémorable », pour garder l’expression du xive siècle — et pourquoi ils ont ajouté ou fait comprendre leur commentaire.
5J’ai le goût et l’habitude de travailler sur des documents d’archives, lorsque je sers le royaume de Navarre médiéval. Mais le chancelier ou le secrétaire du roi a le devoir de transmettre l’ordonnance royale, la charte de procuration, la comptabilité du gouvernement. On ne lui demande pas ce qu’il en pense. Le récit historique, teinté de réflexion philosophique, de jugements personnels, est un tout autre témoignage. Pour connaître un univers intellectuel, et donc une opinion publique (au moins un vaste ensemble de réactions sociales et culturelles), rien ne vaut cette œuvre écrite par un homme de plume qui peut être aussi un homme de gouvernement. Et cette œuvre est particulièrement riche dans la Castille médiévale.
6J’ai toujours voulu aborder, pour moi, pour les étudiants qui suivaient mes cours d’historiographie ou d’histoire de la péninsule Ibérique au Moyen Âge, ces auteurs de l’histoire de leur Castille. J’ai traduit et analysé les chroniques, les traités, les pages des auteurs qui n’étaient que rarement connus en France et plusieurs publications m’ont été permises. Je pense avoir perçu leurs sentiments nationaux comme leur belle culture, servie par leur style parfois remarquable, dans la richesse du castillan presque parfait dans les derniers siècles de l’époque médiévale.
7L’histoire de leur nation s’attache à leur Prince. Le Miroir au prince est un thème de réflexion politique fort connu et toujours aussi passionnant à creuser dans les colloques et les publications qui en donnent les actes2. L’Histoire qui est représentée ici, dont j’ai choisi des passages qui m’ont paru des clefs de cette compréhension de la royauté, de la majesté, du gouvernement idéal ou bien réel, cette Histoire, donc, est aussi souvent une critique ou un moment de regret autant qu’une louange, intéressée ou sincère, offerte au souverain et à son entourage. Certes, ce sont mes choix et tout choix est une sélection qui peut être regrettable. Beaucoup reste dans l’ombre et demanderait d’autres lectures.
8Voici ces pages glanées dans ce qui a été écrit pour un auditoire responsable d’un gouvernement et tout d’abord pour les souverains de la fin de l’époque médiévale, redevables de leurs ancêtres autant que leurs officiers appelés à des postes de gestion. Ces textes sont présentés peut-être par leurs auteurs comme des exempla, ces anecdotes et ces paroles que les prédicateurs exposaient à leurs fidèles pour leur faire comprendre l’Écriture sainte et ses exigences. Ce sont des exemples de rois ou de situations, observés dans le déroulement de l’histoire de l’Espagne, offerts aux hommes de gouvernement d’un pays qui s’est construit et rassemblé au long du Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Pierre Riché, Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Âge, de la fin du ve siècle au début du xie siècle, Paris, 1979 ; Jacques Fontaine et Christine Pellistrandi (dir.), L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (35), 1992 ; Michel Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne (ixe-xiie siècle), Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez (23), 2004 ; Manuel Díaz y Díaz, « La circulation des manuscrits dans la péninsule Ibérique du viiie au xie siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 12, 1969, pp. 219-241 et 383-392.
2 Ghislaine fournès et Elvezio Canonica de Rochemonteix (dir.), Le Miroir du prince. Écriture, transmission et réception en Espagne (xiiie-xvie siècle), Bordeaux, 2011 ; Jean-Pierre Barraqué et Béatrice Leroy, La majesté en Navarre et dans les couronnes de Castille et d’Aragon à la fin du Moyen Âge, Limoges, 2011.
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