Chronique d’une histoire annoncée
p. 1-27
Texte intégral
1Les événements n’acquièrent de l’épaisseur que s’ils sont consacrés par le temps maître d’oubli. Les émotions collectives, les passions les cristallisent. Ils sont construits, souvent a posteriori, et composent une longue liste de faits historiques, symboliques des épreuves traversées par une communauté. Les événements quels qu’ils soient ont tous de l’importance à leur échelle, mais certains sont considérés comme essentiels ou remarquables, là où d’autres ne sont que moindres, voire mineurs. L’événement par excellence est bien daté et jugé digne de commémoration. Il ne devrait pas être oublié car il scande ce qu’il conviendrait d’appeler l’histoire. Lui sont associées une ou des figures qui incarnent l’héroïsme ou la gloire engendrés par la tension irréductible, inhérente à toute action humaine. Les vaincus n’ont de grandeur qu’aux yeux du vainqueur et c’est César qui a fait Vercingétorix. Le temps consolide et infléchit la tradition. Les écrits historiques fixent dès le début les contenus et les incertitudes inévitables des événements. Des légendes sont ruinées, d’autres sont édifiées. Le terreau de la renommée est le meurtre, la guerre et la bataille, si possible acharnée et longtemps indécise. Le miracle, l’incompréhensible, l’inespéré pimentent les récits. Il y a plus et c’est même ce qui compte surtout : mythique, exemplaire, didactique ou exceptionnel, l’événement ignore l’usure de la mémoire. Comme les chefs-d’œuvre, il renaît sans cesse des lectures successives de générations qui y puisent vertu, conscience politique, identité, confiance dans l’avenir. L’érudition confère véracité et réalité aux narrations et aux intrigues. Elle garantit le respect de l’objectivité qui n’est autre que la prise en compte de toutes les informations quelles qu’elles soient. L’histoire n’est pas une science dite « dure » au sens de la physique et des mathématiques, ce qui conforte le recours à une pratique mesurée de l’historiographie.
2L’événement, le temps court, est de l’ordre des sentiments exacerbés et de l’affectivité. Il parle de la politique — ce qui relève de la cité et de ses relations internes et externes — et des compétitions pour le pouvoir ou la domination. Son ambiguïté originelle paraît insurmontable. L’historien ne doit pas pour autant se réfugier dans un positivisme frileux. Les significations de ce qui s’est passé, non pas le sens ni la vérité de l’histoire, indiscernables, constituent la raison d’être d’un travail critique indifférent à l’exemplarité ou à la dimension éducative des faits. L’histoire romaine dominante, établie à partir des textes à caractère événementiel, était distinguée, il y a un demi-siècle, de l’archéologie, de l’épigraphie, de la philologie, de la linguistique ou de la numismatique et de l’histoire de l’art qui constituaient des auxiliaires de la grande histoire qu’elles confortaient ou nuançaient selon les cas. Dans un corpus complexe de guerres, de luttes et d’alliances, Sagonte opposée à Hannibal, Viriathe et les Lusitaniens, Numance et les Celtibères, Sertorius, le parti de Pompée et Munda, les Astures et les Cantabres, la révolte de Galba rythmaient les épisodes d’un refus de se soumettre au « conquérant » romain. Aucun d’entre eux ne fournissait de quoi pavoiser : la défaite constituait leur dénominateur commun. À la réflexion, l’Antiquité était devenue autre et basculait dans l’histoire éloignée, en grande partie coupée du temps présent. Les nations espagnoles et portugaises attribuaient leur création originelle à des refondations postérieures, par la force des choses. La guerre civile et ses suites franquistes allaient, toutefois, dans le sens de l’éternité d’une « hispanité » (hispanidad) libérée des étrangers qu’elles revigoraient en lui conférant une existence régénérée. Les spécialistes ibériques des mondes anciens n’avaient pas pour autant renoncé et cherchaient à préserver le patrimoine commun au nom de la réalité, du savoir et de la culture.
Misères et grandeurs d’une nation
3L’étude du passé d’époque romaine dans la Péninsule opposait à la compréhension érudite l’ambiguïté, partagée par d’autres nations, de lectures guettées en permanence par la leçon de morale éducative et la psychologie de bon sens. Entre froide logique des faits et empathie, l’historiographie se réclamait d’un essentialisme humaniste qu’il serait déplacé de juger sous peine de caricature abusive. L’Espagne et le Portugal éternels, chacun à leur façon, étaient dotés dès l’origine d’un principe vital singulier. C’est à le dévoiler, le préserver, le défendre et le protéger par tous les moyens que l’histoire servait et devait servir. Dans le sillage romantique préparé et illustré par Vico, Herder ou un Jules Michelet, le peuple était censé exprimer le génie d’une nation espagnole ou portugaise incarnée périodiquement par des figures ou des entités exceptionnelles. L’événement a besoin d’être identifié, de s’identifier.
Viriathe et Numance
4Viriathe, le Lusitanien, fut à lire les sources un premier héros malheureux qui ne put éviter un destin tragique dont il avait été accablé pour mieux l’éprouver et faire ressortir sa grandeur d’âme. Diodore de Sicile, Appien, Dion Cassius admettent qu’il était Lusitanien et non Celtibère. La tradition lui confère une origine obscure, et le statut de pâtre habitué à la liberté passe pour être le lot de plusieurs héros, vaillants adversaires des nobles romains. Vigoureux, intelligent, généreux et respectueux de tous, acharné et sans concession face à l’ennemi, il fut un remarquable chef de guerre, habile et pour cette seule raison redouté et admiré de ses partisans et de ses adversaires. Longtemps victorieux, il mourut assassiné, victime de la traîtrise d’un certain Audax, « l’audacieux », soudoyé par le chef romain Cæpio. Aux yeux de Rome, ce n’était qu’un brigand pillard et incontrôlable qui avait cessé de vivre. Malgré un échec, Viriathe a donné naissance à une légende d’autant plus fascinante qu’aucun portrait ou représentation de lui n’existe, que rien ou presque n’est su de son pouvoir, de ses objectifs, de ses ambitions. Il reste un champion de la liberté qui aura payé de sa vie sa résistance et son courage. Numance, ville des Celtibères, rejoint et surpasse sans doute le chef lusitanien par l’ampleur du désastre qu’elle subit et la tragédie que celui-ci engendra. La longueur du siège, l’anthropophagie à laquelle auraient eu recours les assiégés, l’appel à Scipion-Émilien seul apte à mettre fin à l’interminable conflit, les morts volontaires d’assez nombreux guerriers et défenseurs devenues par la suite synonyme d’un suicide collectif ont forgé le souvenir d’un sort exceptionnellement cruel subi au nom de valeurs exemplaires et admirables. Une défaite sanglante, une ville rasée ou presque furent étonnamment données en exemple et incarnèrent pendant des siècles la soif de bravoure et de liberté des peuples ibériques fiers et indomptables.
5Les textes des Anciens mettent en exergue le refus des indigènes de se laisser soumettre et des qualités peu ordinaires susceptibles de justifier et les luttes interminables et les mérites accrus qu’il y eut à triompher. Ils n’en disent pas davantage sauf à suggérer que Rome ne pouvait rien craindre ni perdre puisque, au bout du compte, les dieux avaient confié le sort des hommes à la petite république des bords du Tibre. La rage et la violence n’étaient pas le fait des Romains. La sauvagerie de l’adversaire, illustrée par des comportements proches de ceux des animaux, expliquait les obstacles et l’impossibilité de vaincre rapidement. Les analyses divergent d’une source à l’autre, concernant en particulier le jugement plus ou moins nuancé sur les adversaires des armées romaines. Lisons Appien narrant la fin du siège de Numance :
Pour commencer, se donnèrent la mort tous ceux d’entre eux qui le voulaient, chacun à sa manière. Les survivants sortirent le surlendemain pour se rendre à l’emplacement donné, spectacle pénible et absolument monstrueux ! Leur corps, qu’ils n’avaient pas nettoyé, n’était que poils, ongles et saleté, leur puanteur insupportable, et ils portaient sur eux une défroque crasseuse qui n’était pas moins puante. S’ils provoquaient pour ces raisons la pitié de l’ennemi, leur regard en revanche inspirait la crainte : en effet, ils regardaient encore les Romains dans le blanc des yeux, poussés par la colère, le chagrin, les épreuves, et la mauvaise conscience de s’être entre-dévorés. (trad. d’après P. Goukowski)
6La description graduée, habilement dramatisée et rhétorique, autorise un rapprochement avec le récit de la cérémonie funèbre de Viriathe rapportée par le même auteur :
Après avoir paré Viriathe de la manière la plus splendide, ils le brûlèrent sur un bûcher très élevé et égorgèrent en son honneur de nombreuses victimes. Rangés par compagnie, cavaliers et fantassins revêtus de leurs armes tournoyaient rapidement autour du défunt, chantant sa louange à la manière des Barbares, jusqu’au moment où le feu s’éteignit : tous s’assirent alors à l’entour. Et, une fois la sépulture achevée, ils organisèrent sur la tombe des combats de gladiateurs. Tant Viriathe avait laissé de regrets, lui qui, pour un barbare, s’était montré un commandant très capable, aimant au plus haut point affronter les dangers, quels qu’ils fussent, en avant de tous ses hommes, et d’une équité sourcilleuse dans le partage des profits : jamais en effet il ne consentit à recevoir plus que les autres, bien que ses hommes l’y exhortassent toujours. Il donnait même sa part à ceux qui s’étaient distingués au combat. C’est la raison pour laquelle (bien qu’il soit très difficile d’obtenir ce résultat et qu’aucun commandant n’y soit jamais parvenu aisément) son armée, formée de soldats mêlés, ne connut aucune mutinerie au cours des huit années que dura cette guerre, mais demeura toujours obéissante et prête à voler au combat.
7Appien est un écrivain tardif mais dépendant d’une tradition déjà ancienne dont les sources, rarement identifiables avec précision, sont variées et non limitées à un seul auteur. Polybe ne fut sans doute pas aussi influent sur son ouvrage que l’annalistique héritée des chefs romains, lesquels avaient eux-mêmes combattu sur place, et rédigée également en grec. Rutilius Rufus avait accompagné Scipion en Celtibérie. C. Fannius avait lutté contre Viriathe.
8Une traduction s’accompagne toujours de trahisons involontaires : « général », inexistant en latin et en grec, a été remplacé ici par « commandant » et « soldats mêlés » a été substitué à « de toutes nations », ambigu et trop moderne. Il est aisé de détecter des anachronismes et un habillage grec cette fois dus à Appien ou à son informateur. Les combats de gladiateurs, certes associés à des funérailles au départ, y participent et assimilent Viriathe aux meilleurs des chefs des Romains morts à la guerre. Le texte d’Appien n’appelle pas une lecture en termes d’idée nationale sauf à chercher à la promouvoir et à la justifier a posteriori. Au cœur de la chronique, la violence et les comportements qu’elle induit, le caractère belliqueux et indomptable de l’adversaire soulignent le romanocentrisme du point de vue de l’auteur alexandrin qui ne se fait pas faute de dénoncer aussi la décadence morale des chefs romains. Il admire sincèrement des Barbares prêts à mourir pour la liberté et méprisés à tort par les représentants de Rome. Celle-ci, par l’intermédiaire de ses magistrats, enfreint chaque fois qu’il y va de son intérêt les règles de loyauté qu’elle prétendait avoir instituées et faire respecter. L’étonnement naît de l’image du chef lusitanien et de ses funérailles dont les rites rappellent ceux des Grecs et des Romains. Viriathe n’est déjà plus tout à fait un étranger obstiné. Il est intégré au cercle des âmes nobles capables de se sacrifier pour la liberté de leurs congénères. Il partage et n’impose pas par la force, à l’opposé aussi de certains chefs romains. Il est de la catégorie des adversaires les plus valeureux dignes de Rome, ayant su lui tenir tête pour mieux succomber et servir la gloire du vainqueur. Un indice ne peut pas passer inaperçu : l’origine mélangée des soldats de l’armée du vaincu. L’explication la plus probable et la plus simple est que ces guerriers qui ne se mutinèrent jamais étaient des mercenaires, pratique jugée négative comparée à l’idéal de l’armée civique. Il n’est pas exclu, toutefois, que le chef local ait essayé de rassembler des populations non pour les unir et constituer avec elles un royaume ou une autre sorte de communauté politique, mais pour préserver la liberté de tous ceux qui acceptaient de partager son combat à n’importe quel prix. Il n’y avait pas, à proprement parler, de territoire à défendre ni à construire. De la guerre aux gladiateurs, le sang appelle le sang, la mort appelle la mort.
9Aucune ignominie ne fut épargnée à Numance la Celtibère, jusqu’à l’anthropophagie. Cette fois, c’est le châtiment qui réclamait le châtiment, si possible pour effacer l’objet de la haine. La disparition de la mémoire aurait dû prolonger la destruction de la ville, qui n’avait ni le prestige ni la dimension de Carthage. Il n’en fut rien et Rome considérait chaque adversaire pour ce qu’il était, un ennemi susceptible de reprendre vie et de lui nuire. Comme un avertissement fiché en permanence au cœur de l’empire, la cruauté sauvage des Celtibères fut ressassée des siècles durant afin de ne rien oublier. Tant et si bien que Numance, telle Carthage, put renaître comme pour affirmer que l’autre Numance n’avait plus de raison d’être. S’il n’était pas tragique, le cas confinerait à l’incompréhensible. Les Celtibères constituaient une non entité par excellence. Les sources ont du mal à les identifier. Leur présence dans les récits des campagnes militaires ne date que du iiie siècle av. J.-C. Leur appellation a été inventée par Fabius Pictor ou par le grec Éphore, l’on ne sait. L’extension géographique des peuples constituant la communauté est floue et variable au cours des époques. Le dénominateur commun tient assurément à ce qu’il s’agit de populations de guerriers redoutables développant par les armes leur influence régionale. Les critères de l’historiographie des nations modernes sont pris en défaut. Le poète Lucain, neveu de Sénèque, retient la catégorie du nomen pour les désigner. Il n’existe pas de Celtibérie politique mais des Celtibères. Les identifier par leur nom indique qu’ils n’ont aucune existence collective à suivre les classifications antiques. L’opinion commune aujourd’hui les considère comme des Celtes qui se sont acclimatés sur place au contact des Ibères, au point de partager certains traits culturels avec eux.
10Vers 1950 ou 1960, sous l’égide de savants tels que A. Schulten et R. Menéndez Pidal, Viriathe et Numance étaient intégrés, en dépit des sources, à un discours académique et tacitement accepté qui n’avait d’historique que le nom. La tragédie, la violence sanglante habillaient des épisodes chargés d’exprimer des valeurs nationales fédératrices et salutaires. L’agression, le crime, la traîtrise constituaient le lot ordinaire des nations qui face à l’adversité avaient appris dès l’origine à lui opposer la bravoure, l’amour de la liberté et l’estime de soi. Rome elle-même n’était, à bien y regarder, qu’une nation parmi d’autres qui n’avait que partiellement réussi à éliminer les « indigènes » de la mémoire héroïque dans la mesure où ces épisodes accroissaient sa propre puissance.
L’empire unificateur
11L’image négative de Rome mue par l’impérialisme, nation de soldats et de conquérants sans scrupules, l’emportait et paraissait aller de soi. L’Historia de España, II : España romana dont la troisième édition est datée de 1962, contient un chapitre VI intitulé « De la mort de Sertorius à la fin des guerres cantabres » et le titre courant retenu porte « Les guerres cantabres ». Il y aurait là matière à glose et exégèse interminable. Le qualificatif « cantabre », préféré à « cantabrique », privilégie le peuple indigène et son héroïsme sur le théâtre des opérations, plus large, et ignore que la Cantabrie n’avait pas de limites territoriales définies. Sertorius a été décrit dans le chapitre précédent comme le défenseur des peuples attachés à leur indépendance, en l’occurrence les Lusitaniens et les Celtibères qui n’avaient donc pas abdiqué tout refus de la domination romaine. En conséquence, la mort de Q. Sertorius marquait la fin des luttes pour la liberté. Dans ce contexte, César devient celui qui perturbe les aspirations de l’Espagne à la paix pour satisfaire ses seules ambitions. Il n’empêche. L’imperator aux qualités militaires incomparables méritait admiration et reconnaissance. Les guerres civiles entre césariens et pompéiens débutèrent et s’achevèrent dans la Péninsule. L’unité des terres hispaniques naquit de la domination unique du chef qui aimait l’Espagne, ce que symbolisait la plantation par César d’un bananier dans l’un des jardins de la ville de Cordoue dont il appréciait l’atmosphère.
La guerra había en realidad terminado. Todo lo que vino después ya no tiene interés ante el dramatismo de aquella batalla. Con razón pudo decir César que, si muchas veces había luchado por la victoria, aquel día luchó por la vida. Si hubiese perdido aquella batalla no le habría quedado, en efecto, para su situación, otro remedio que la muerte al hombre que, aquel día, el 17 de marzo del año 45, ganó el dominio del Orbis terrarum. Pero la lucha es larga y la vida breve: antes de que se cumpliera un año, el 15 de marzo del 44, César caía asesinado en las gradas del Senado de Roma.
12L’ultime bataille à Munda, plus que celle de juin 49 av. J.-C. à Ilerda (Lérida), ravivait les affres de la guerre fratricide que seule la Fortune avait fait basculer en faveur d’un camp ou de l’autre, d’où la surprenante affirmation que ce qui avait suivi n’avait pas d’intérêt. Ce que venait de vivre l’Espagne franquiste était trop douloureux et trop proche. Les efforts devaient porter sur la réconciliation des deux Espagnes sans laquelle la renaissance de l’hispanité serait restée lettre morte. Comme par un fait exprès, la ville de Munda, au sud du Bætis (le Guadalquivir), n’était pas localisable avec précision et le récit de la bataille, le Bellum hispaniense, provenait du témoignage d’un partisan de César dont l’identité et le rang demeurent aujourd’hui encore inconnus. Tel qu’il nous est parvenu ce document est, en outre, inachevé. Pour évoquer la période et celle qui suivit la mort de César jusqu’à la défaite de Sextus Pompée, de Lépide et de Marc Antoine, le seul critère avancé était la place centrale ou secondaire tenue par les territoires péninsulaires au cours des événements. L’histoire n’est jamais ce que l’on aurait voulu qu’elle fût. Le relatif anonymat des événements sert toutes les lectures et interprétations.
13Le retour au premier plan de la péninsule Ibérique sous Auguste était une aubaine nationale. La mise en place de l’empire et de la paix, appréciée des « Espagnols » et des « Portugais », coïncida avec la période des guerres asturo-cantabres et fut conclue par le deuxième voyage d’Auguste entre 16 et 13 av. J.-C. Le chemin de l’unanimité était semé d’embûches et de contradictions. D’un côté, les Astures et les Cantabres, dont la bravoure et la grandeur avaient été minimisées par les sources favorables en grande majorité aux Romains, forçaient l’admiration et rappelaient les plus belles pages des épopées lusitaniennes et celtibériques. Leur défaite n’avait tenu qu’à un combat inégal et à l’absence d’unité des indigènes affaiblis et divisés par deux siècles de présence romaine. Les Cantabres n’étaient pas différents des autres populations du centre de la Péninsule. Leur identité les rangeait du côté des Ibères qui n’avaient pas échappé à la celtisation. Les Astures étaient une partie du vieux fonds néolithique marquée par des influences très diverses. À la veille de la guerre, malgré la celtisation, ils avaient préservé mieux que les Galiciens des traits culturels originaux qui les distinguaient assurément de leurs voisins y compris cantabres. Les Espagnes préromaines n’étaient pas « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». Chaque groupe ethnique possédait une identité assumée qui ajoutée aux autres enrichissait l’ensemble.
14La question de l’unité était pour d’autres plus essentielle. Les luttes intestines affaiblirent les Espagnols. Le courage, le goût instinctif de l’indépendance et de la liberté auraient pu être utilisés à des fins plus nobles si l’union et la paix avaient régné. Tout en rendant hommage aux luttes désespérées des Astures et des Cantabres, il fallait reconnaître que l’histoire était en marche et allait dans le sens du rassemblement. La mort de César avait retardé les échéances. Sans le dire, l’idée qu’un pouvoir fort avait la capacité à unir et à empêcher les tendances centrifuges sous-tendait les interprétations. L’avènement de la monarchie augustéenne et la pacification qui en résulta permirent l’intégration apaisée de territoires regroupés pour la première fois sous une autorité unique. La romanisation était non seulement une réalité mais un bienfait qui avait ancré solidement la Péninsule et ses peuples du côté de la civilisation occidentale. Le dernier adjectif entend rappeler que le débat idéologique concernait la place et le rôle des époques médiévales caractérisées par l’invasion arabe, le christianisme et le judaïsme, ce qu’a illustré a posteriori le comte Potocki dans son récit fantastique inachevé ou interrompu, intitulé Le manuscrit trouvé à Saragosse. L’historien C. Sánchez Albornoz croyait dans les caractères originels et originaux revendiqués des peuples péninsulaires qui interdisaient d’ignorer l’Antiquité. Les questions des influences arabes et juives pesaient sur les discours et sur les choix comme semblait ambiguë la lecture de la romanisation. Les lacunes des sources autorisaient et autorisent encore des interprétations sans fondements historiques avérés. L’isolement superbe ou redouté nourrissait de manière récurrente des réflexions sur le destin hispanique.
15Les guerres des années 26-19 proprement dites ne retenaient l’attention qu’en raison des problèmes d’érudition qu’elles soulevaient concernant la chronologie, la toponymie, la localisation des grands événements que les sources narratives citaient sans permettre de les situer avec l’exactitude souhaitée. La présence d’Auguste signalait l’importance que revêtait pour le premier empereur la victoire dont le symbole avait été finalement l’unification de la Péninsule. L’Hispania, indistinctement, était entrée dans l’Empire. Elle pouvait être considérée comme pacifique, prospère et heureuse. Rome avait su conférer à l’unité profonde des peuples espagnols une singularité politique et administrative à laquelle elle aspirait.
L’Espagne romaine de la Historia de España
16L’introduction de R. Menéndez Pidal au tome II, déjà mentionné, offre une synthèse écrite en 1947 sur les rapports de l’Empire romain et de sa province appelée Hispania. Le contenu mérite d’être résumé car il comportait une doctrine qui devait être lue par chaque spécialiste et qui a influencé plusieurs générations, qu’elles se soient reconnues consciemment et inconsciemment dans la lecture proposée ou qu’elles aient cherché à s’en éloigner et à l’infléchir. Il y avait de la place pour d’autres approches mais la tribune de la Historia de España était incomparable.
Une identité à ressaisir
17Dès la première phrase, l’impression de privation ou de manque d’histoire est patente : « España no fué objeto especial de ninguna historia en los tiempos antiguos. » Malgré ce qui paraît être une injustice, à la racine de la péninsule Ibérique il fallait placer les Ibères dominateurs et culturellement dominants, supérieurs même aux Gaulois et aux autres populations occidentales. Nourrie des influences orientales grecques et sémitiques, la civilisation des Ibères fut tarie par l’éviction des Grecs et des Carthaginois par Rome. Une deuxième idée signe l’esprit de compétition avec les autres nations : sans doute n’y eut-il aucun Vercingétorix espagnol capable de rassembler la nation, mais César vint à bout des Gaulois en neuf ans. En revanche, il fallut deux siècles pour soumettre les peuples d’Ibérie. Un troisième postulat achève de régler le propos : les Espagnols, à lire Florus, n’eurent pas besoin de chefs. Sous la direction d’obscurs capitaines, c’est le peuple lui-même, armé de ses qualités et de ses défauts, qui résista. Viriathe n’avait fédéré que les Lusitaniens. Numance incarna l’âme populaire née avec lui. Valère Maxime, sous Tibère, avait loué la fides Celtiberica (II, 6, 14), interprétée sans raison, en l’occurrence, comme celle qu’exprimait la devotio envers le chef lorsqu’il mourait au combat afin de respecter la parole donnée.
18Plus étonnant encore, les faits montraient que le génie espagnol avait participé à la création de l’Empire romain en s’invitant en quelque sorte auprès de César et d’Auguste dont il éclaira les entreprises :
Cuando César vino de cuestor por primera vez en España (el año 68 antes de Cristo), en el templo gaditano de Hércules sintió nacer sus grandes anhelos de hazañas; en Cádiz durmió la incestuosa pesadilla que le presagió el dominio del orbe, y en Cádiz conoció a los Balbos, el mencionado por Estrabón y un tío del mismo, que le ayudaron a realizar ese ensueño gaditano de imperio. Los Balbos, de ciudadanía romana reciente y vacilante (que, recusada por los enemigos de César, a los quince años de otorgada, necesitó todo el talento de Cicerón para ser defendida), representan el interés de España y de las provincias en general por acabar con la estrecha constitución republicana del Estado-ciudad y por instaurar el Estado universal.
19La rencontre, peu fortuite, désignait l’Espagne comme territoire d’hommes de grande valeur qui avaient compris précocement tout ce que signifiait l’avènement d’un grand empire mondial et le bienfait d’une accession partagée à la citoyenneté de Rome annonciatrice du remplacement de la domination par la satisfaction d’une aspiration légitime des conquis à l’égalité. Le prolongement logique d’une intuition spontanément éprouvée fut l’emprunt inopiné d’un rituel ibère aux origines du pouvoir sacré d’Auguste, la célèbre devotio iberica évoquée auparavant. Dion Cassius (LIII, 20) en portait témoignage : lors de la séance du 16 janvier au Sénat, qui avait attribué officiellement le nom d’Auguste à Octave, un tribun de la plèbe, Sex. Pacuvius ou Ampudius — on ne savait —, avait donné le ton en se dévouant au nouveau maître à la manière des Ibères, en réalité, semble-t-il, des Celtibères. L’Espagne avait participé directement à la fondation de l’empire, ce que commémorait encore trois siècles plus tard la pratique du serment de consécration à l’empereur renouvelé annuellement. Elle avait ratifié la victoire de l’Occident contre l’Orient et accueilli la restauration de la romanité.
20La période julio-claudienne signifia la fin des maux antérieurs et l’accession à la civilisation latine. Les vertus espagnoles de dureté des corps, synonyme d’endurance dans l’effort et d’impulsivité assimilable à des élans du cœur spontanés, sont vantées par Pline l’Ancien qui assignait à l’Espagne, dans la hiérarchie des nations du monde, le rang immédiatement derrière l’Italie en raison de la qualité de ses hommes et de l’abondance de ses richesses. Le goût de l’effort lui-même, également remarqué par l’érudit n’est pas une erreur d’appréciation. Sa disparition, au moment où R. Menéndez Pidal écrit, doit attirer l’attention sur la résurrection périodique des qualités lorsque la conjoncture redevient dynamique et favorable. Comprendre les bienfaits de la culture latine, contribuer à son épanouissement sans renoncer à ses traits originaux fut le lot des écrivains espagnols de Sénèque à Martial. Celui-ci rentra dans sa Celtibérie natale l’année où son compatriote espagnol Trajan accédait au pouvoir suprême parce qu’il avait été reconnu comme le meilleur et non par l’intrigue ou l’hérédité. Il possédait la simplicité de tous les Espagnols authentiques.
21L’histoire est faite d’apogées et de déclins. L’épuisement des forces de l’Italie et des provinces occidentales ouvrit la voie à l’Orient, non pas celui des démocraties mais celui des rois adorés comme des dieux, véritables despotes. L’Espagne fut alors confrontée à sa faiblesse congénitale, son isolement à l’extrême occident de l’Europe que ne contrebalança pas l’idée répandue chez les auteurs du ive siècle que les empereurs d’origine provinciale avaient été supérieurs à ceux issus d’Italie. Parmi eux, la palme revenait au meilleur d’entre tous, Trajan. Les provinces étaient l’exemple de nations à reconstruire mues par une opposition salutaire à la domination de Rome. Des contradictions ou des hésitations apparaissent. Le christianisme est présenté comme un produit de la victoire de la pensée sémitique et grecque face à l’idéologie romaine. Menéndez Pidal juge positivement l’universalisme chrétien qui offrait un idéal autrement puissant que l’éternité de la Ville : la croyance en la vie après la mort s’imposa non par les armes des chefs mais par le combat de gens humbles qui récusaient en bloc le passé romain. Ce n’était pas un hasard si, ici aussi, un Espagnol joua un rôle primordial dans l’avènement d’une religion d’État caractérisée par le message spirituel le plus élevé et le plus universel qui fût jamais : Osius de Cordoue. Le doute existe sur son origine espagnole. L’empereur Théodose, vaccéen par sa naissance à Cauca, dut quitter la Péninsule pour Constantinople. Il unifia religieusement le monde romain en imposant le catholicisme. Que dire enfin du poète de Calahorra, compatriote de Quintilien, Prudence, qui sut jeter les fondations de la poésie nouvelle à partir de traits particuliers car espagnols. Mieux, l’époque de Théodose était annonciatrice du rôle exceptionnel de l’Espagne au xvie siècle. Comme Trajan avait mérité Pline, Théodose avait eu Pacatus. Les chantres de l’Espagne avaient été nombreux au cours des siècles. Le poète Claudien fut le dernier et comme Pacatus il n’échappa pas aux excès mensongers des thuriféraires. Malgré tout, cette époque brillante au centre d’une histoire de décadence avait de quoi réveiller le sens patriotique des Espagnols de l’après-guerre.
22Orose vient au secours de cette idée nationale et patriotique à point nommé. Formé par un maître exceptionnel, Augustin d’Hippone, le prêtre de Braga, désigné étrangement par l’auteur comme Lusitanien, manifeste une indépendance d’esprit toute hispanique en tournant le dos à la grandeur de Rome obtenue aux dépens de peuples injustement traités parce que vaincus. Au ve siècle, l’empire de Rome avait été vidé de sa substance. Aux provinces de s’adapter et de préserver ce qu’elles voulaient garder, sans compter sur le centre, désormais lointain, de l’Empire. Orose annonçait, selon l’auteur, l’unité de l’Hispania et la création des futures nations. La communauté romaine devait céder le pas au « pays natal ». La préfiguration est un élément essentiel de l’histoire : « hace milenios que se dijo : “Lo que será” no es sino “lo que fué” »1. L’Espagne avait beaucoup reçu de Rome, plus que n’avait pu lui donner le celtibérisme. Orose avait défini par le calcul la durée de vie des grands empires voués à des cycles parallèles rythmés par l’ascension et le déclin.
23Menéndez Pidal était médiéviste, ce qui justifie l’intérêt qu’il porte à l’Antiquité tardive. Il appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la tradition libérale qui sur la question nationale rejoignait le franquisme. Le point de départ de l’Espagne est fixé à l’union de la Castille et de l’Aragon, aux Rois catholiques. Il n’y a toutefois aucune visée politique précise qui transparaisse clairement en dehors de l’idée que la civilisation romaine faisait une place au peuple et avait permis aux provinciaux de partager la culture et le pouvoir.
L’Espagne infalsifiable
24R. Menéndez Pidal fonde sa réflexion exclusivement sur les sources textuelles. La méthode consiste à énumérer ce qui dans les œuvres antiques relève de la péninsule Ibérique et fait ressortir les particularités et les apports originaux de ses divers peuples exprimant à tour de rôle des caractères semblables et reconnaissables. Les réflexions les plus centrales convergent toutes vers une idée essentielle et en partie toujours actuelle : qu’est-ce qui constitue la communauté espagnole, qu’est-ce qui peut la rassembler et l’unir ? C’est en elle-même qu’elle doit chercher la solution et puiser des raisons d’espérer. L’histoire est un ferment qui fait mûrir périodiquement les qualités et les atouts des Espagnols qui devraient y trouver assurance et confiance en eux-mêmes face à des forces centripètes qui menacent en permanence l’unité et l’union. Les épreuves contribuent à susciter un retour permanent aux sources, salutaire et vivifiant.
25La méthode utilisée n’est pas propre à l’auteur encore moins aux historiens espagnols. Elle éclaire parfaitement l’esprit de l’historiographie dite parfois « méthodique » dont les limites ont été volontiers exagérées par ses pourfendeurs. Les textes, jugés plus nobles que d’autres sources en raison des qualités intellectuelles et culturelles des auteurs, avaient résisté à l’impitoyable sélection du temps. Leurs points de vue visaient à l’universel et négligeaient le particulier. À travers eux, l’histoire était la traduction d’une aventure collective porteuse d’un sens que celle-ci pouvait seule lui conférer. Les exemples, les leçons, les erreurs et les accès de folie formaient un corpus éducatif à l’attention des générations à venir. Le passé était censé venir au secours du présent en lui indiquant en quelque sorte le chemin à suivre. La remarque a été formulée depuis longtemps : une manière d’écrire l’histoire soucieuse d’objectivité scientifique et de vérité aboutissait à séparer leur interprétation des sources elles-mêmes, comme si l’écriture de l’histoire procédait d’un savoir constitué depuis l’Antiquité et doté de règles, de références, d’une grammaire bien établies.
26La dimension identitaire nationale légitime l’intérêt accordé par l’État et accessoirement la société à l’histoire. La politique est essentielle et centrale. La psychologie qui entoure les rapports militaires, diplomatiques et l’exercice de l’autorité publique apporte coloration et épaisseur humaine au récit. L’histoire vécue au long des siècles obéit à un cycle au cours duquel se répètent les événements, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Les rivalités jalouses, les divisions, les violences guettent en permanence un corps social en danger d’éclatement et de dissolution. L’armée est une institution déterminante, l’auxiliaire inséparable du pouvoir contre lequel il lui arrive pourtant de se retourner. Ces événements induisent des changements dans l’ordre religieux, technique, culturel par le jeu des dominations alternées et des renouvellements nécessaires. À chaque étape, il est possible de constater un progrès. La biographie individuelle, l’évolution biologique des êtres vivants fournit une preuve indiscutable qu’il en est bien ainsi. Les trois stades à l’origine de l’énigme du Sphinx s’adressant à Œdipe structurent le passé humain : l’enfance, caractérisée par la croissance physique et l’ouverture sur le monde ; la maturité, phase d’épanouissement par la pleine possession de ses facultés physiques, morales et intellectuelles ; la vieillesse, période inéluctable d’usure et de déclin pour des êtres mortels. Écartons toute malveillance et ne confondons pas ces conceptions avec celles qui président à l’élaboration des histoires merveilleuses. Ces historiens ont du métier et savent qu’un document doit faire l’objet d’un travail critique sans lequel il n’est pas utilisable.
27Le schéma, rassurant dans sa simplicité, propose une histoire lisible, jalonnée de bornes reconnaissables, idéalisée et marquée par une psychologie de bon sens qui ne va pourtant pas de soi. L’ensemble est cohérent, ce qui est recherché. Tout était pensé comme si pour être compréhensible et scientifique l’histoire devait se fixer des limites. Celles-ci étaient évidentes : les frontières de la nation, du territoire dont la conformation et l’étendue avaient fini par s’adapter au génie du peuple. La recherche patiente et savante engendrait un comportement de fermeture, de repli. L’idée de territoire organisé et gouverné selon des institutions adaptées à la sauvegarde de l’unité nationale tenait lieu de colonne vertébrale. L’État-nation offrait les garanties inébranlables, car inscrites dans le sol, d’une cohésion harmonieuse et équilibrée définie par l’emboîtement des territoires issus de l’œuvre continuelle de générations multiséculaires qui y avaient imprimé leur marque indélébile. La description des provinces romaines sous l’Empire n’échappait pas à l’application du modèle.
28Au commencement était l’annexion, fille de la conquête. La province définissait un territoire à vocation identitaire. Le gouverneur n’était qu’un représentant de l’État colonial romain chargé de faire respecter l’ordre public et la justice. Il s’appuyait sur les autorités locales des communautés civiques dont il favorisait volontairement le développement afin de réussir l’indispensable pacification. Ces notables étaient la source des futures élites impériales, sénateurs et chevaliers dont le recrutement obéissait à des conceptions provinciales assorties de jugements sur les qualités naturelles des uns et des autres, ce que suggérait Tacite parlant des Bretons et des Gaulois. Les élites réunies annuellement dans la capitale provinciale avaient un rôle représentatif voisin de celui des parlements nationaux et, à ce titre, contribuaient à l’élaboration d’une politique provinciale des empereurs enclins à récompenser le zèle et la fidélité. Le « culte impérial » n’était qu’un instrument destiné à renforcer le loyalisme des provinciaux autour du pouvoir romain dont la domination était acceptée avec méfiance parfois. Il puisait son efficacité dans la « devotio iberica », la promesse solennelle de suivre son chef dans la mort en cas de défaite, symbole d’un sens de l’honneur et de la fidélité poussés jusqu’au sacrifice de soi. L’ingéniosité administrative des Romains alla jusqu’à créer des circonscriptions intermédiaires sous couvert d’exercice du pouvoir judiciaire, les « conventus ». Par ce biais, un relais régional appuyé sur les notables attachés à leurs traditions locales favorisa une déconcentration profitable à la paix et aux provinciaux.
29Rome n’a eu qu’un temps et ne fut qu’un moment d’une longue trajectoire qui finit par avoir raison d’une identité longtemps niée. Pourtant, le champ de l’historiographie nationale s’ouvrait sur des contradictions internes et sur des débats insolubles. Sans remonter à la préhistoire, la formation d’un peuple espagnol et les étapes qui y avaient conduit opposaient les tenants d’un ibérisme à connotation raciale et ceux qui comme Sánchez Albornoz excluaient toute approche par la race, privilégiant les apports successifs des Ibères, de Rome, des Wisigoths sans exclure l’élément religieux associant à l’aventure les juifs, les chrétiens et les musulmans suivant une lecture qui évoque inévitablement le comte Potocki. Il faut ajouter les partisans de l’hispanité exclusivement située du côté de l’Occident, ce qui poussait à gommer les effets et le rôle de la période arabe, à réviser les théories africanistes soupçonnées de donner trop de poids aux influences venues du sud. Les Ibères, les Puniques et les Arabes avaient un lien avec l’Afrique. Les Ibères occupaient une position particulière : ni d’origine locale ni étrangers venus d’ailleurs, ils exprimaient des qualités et des aptitudes semblables à celles du peuple espagnol dans son unité incontestable. Enfin, le sens à attribuer à l’époque médiévale, ou parenthèse ou coupure insurmontable suivant les opinions des uns et des autres, modifiait la portée et l’intérêt de l’Antiquité hispanique.
30Pour qui découvrait les singularités des historiographies péninsulaires et ne pouvait pas ne pas noter l’équivalence formelle entre étude de l’Antiquité et archéologie, la tâche de comprendre et de connaître s’avérait passionnante et immense, ardue aussi. Contribuer, même modestement, à une écriture de l’histoire ancienne de la péninsule Ibérique supposait comme pour d’autres territoires de ne pas s’enfermer dans l’illusion scientifique pourvoyeuse d’unanimité et de facilité. De l’extérieur, ce qui était plus confortable, il apparaissait dangereux de vouloir choisir et prendre parti dans des discussions sans fin. Il n’était pas moins évident que la dimension nationale des historiographies mettait en concurrence, sous prétexte de particularisme et d’originalité irréductible, des histoires romaines dites « objectives » dont la recherche des aspects communs aurait dû constituer une priorité puisque l’histoire n’était autre que l’histoire des États seuls capables de fédérer, au nom de l’intérêt général, des communautés menacées par les forces centrifuges.
Interpréter le passé
31Devenir historien de profession signifiait acquérir un statut et une utilité dans la société au service de la culture et d’un engagement dans la cité. L’histoire ancienne n’était pas un domaine à part. En parler, la faire vivre et essayer de la rendre intelligible et profitable impliquait une réflexion sur les réalités présentes, sur les échanges entre l’Antiquité et nous, sur la capacité des époques lointaines à être pour les sociétés d’aujourd’hui autre chose qu’un répertoire de symboles plus ou moins éloquents et dignes de mémoire.
Pour comprendre
32Le recours à l’historiographie n’était pas, loin s’en faut, de l’ordre du réflexe dans les disciplines antiquaires relatives aux histoires provinciales, drapées qu’elles étaient (et sont encore parfois) dans leur dignité érudite et rivées à leur idéal d’exhaustivité de sciences auxiliaires en passe de devenir autonomes. L’accumulation automatique des données paraissait être la seule manière de pallier les lacunes et les silences d’une documentation quantitativement décourageante en raison de ses insuffisances. Archéologue par définition, avant que d’être historien, le spécialiste avait pour tâche de décrire minutieusement, d’accumuler les fiches et les objets constitués de monnaies, de tessons de céramiques, de murs, d’inscriptions, d’ossements, d’outils et ustensiles quotidiens, de traces de matériaux très divers, bref de tout ce dont ne rendaient jamais compte les textes des grands auteurs. Ces matériels étaient à la source d’enquêtes inépuisables et finissaient par être à eux-mêmes le ferment de leur histoire particulière qu’il fallait écrire avant de la faire servir à une synthèse quelconque. Les spécialisations étaient nécessaires, et les techniques de travail et de classification des documents étaient primordiales et préalables à tout exposé neutre de résultats indifférents à l’interprétation incluse dans la mise en ordre du dossier. Dans la tradition de l’histoire érudite à vocation scientifique, le document parle par lui-même une fois bien traité.
33L’apprentissage conduisant à la maîtrise du savoir était long et exigeant. Toutes les fouilles se réclamant de la méthode stratigraphique n’avaient cependant pas la rigueur qu’elle supposait. Malgré l’exemple des préhistoriens et des archéologues allemands et britanniques voués à la protohistoire et adeptes de la fouille au pinceau plutôt qu’à la truelle, certains sites donnaient lieu à une préparation du terrain au bulldozer dans l’espoir d’atteindre rapidement les couches jugées primordiales que l’on attaquait plus volontiers à la pioche. Une archéologie de type colonial avait encore cours et conservait bien des défauts hérités de la période où l’objet prestigieux et les grandes architectures monumentales conféraient son vrai relief au travail d’exploration et de découverte. En revanche, pour la datation des strates dites « intéressantes », l’attention portée aux différentes céramiques avait bénéficié de l’influence d’archéologues tels que Ritterling, Oswald et Lamboglia auxquels était associé pour les amphores Callender, continuateur de H. Dressel. La céramique dite sigillée sud-gallique commençait à bénéficier de travaux importants et décisifs, tout comme la sigillée dite « hispanique » ou TSH. La vaisselle commune demeurait en grande partie négligée et il est remarquable que J. de Alarcão ait consacré un travail universitaire à celle du site de Conimbriga au début des années soixante-dix. Les tessons quels qu’ils fussent, soigneusement conservés, devenaient les marqueurs chronologiques essentiels sur un site suivant une conception strictement linéaire du temps. La limite évidente de cette pratique de la fouille tient à la reconstitution après coup, en partie inévitable, en partie involontaire des stratigraphies fondée sur des affirmations ou des hypothèses indémontrées, au nom du seul bon sens.
34Je ne me suis jamais vraiment reconnu dans les étiquettes qu’il s’agissait d’accoler à l’un ou à l’autre des collègues et amateurs d’antiquités. Il était courant de me désigner comme « épigraphiste » parce que les inscriptions tenaient une large part dans ma documentation : j’avais du mal à imaginer ce que cela impliquait et signifiait vraiment. Avec naïveté sans doute, je pensais que personne ne pouvait se passer de l’épigraphie s’il s’intéressait à l’Hispania et il ne m’était pas venu à l’esprit que le contact avec les realia et la fouille pût n’être pas obligatoire. Comment lire les écrits des archéologues sur la céramique sans avoir pris la mesure de ce que signifiait cette documentation dans sa diversité et son aridité ? En vérité, il était difficile, déjà à ce moment-là, de n’écrire qu’à partir d’une seule source, fût-elle un ouvrage historique antique de haute tenue. La limitation à une catégorie définie de documents était en revanche indispensable dans le cadre de publications techniques et très spécialisées qu’étaient les recueils ou corpora. Si les inscriptions, assidûment traquées et étudiées, offraient à ma sagacité le point de départ de recherches plus amples et approfondies, je pouvais être considéré comme plus spécialisé en épigraphie que dans les autres disciplines auxiliaires. Il y avait une raison à ce choix : l’existence de textes en latin ou en grec plaçait l’étude des inscriptions à la charnière de l’érudition et de l’interprétation indispensable, qui ne pouvait, pour divers motifs plus apparents qu’en matière d’archéologie proprement dite, être considérée comme allant de soi.
35Vouloir faire ou écrire de l’histoire, fût-elle romaine ou ancienne, ne relevait d’aucune hiérarchie intellectuelle. Le goût des idées tenait à ma formation et à mes lectures et le mot de M. Bloch indiquant très clairement que l’historien avait pour tâche essentielle de « comprendre » était resté gravé dans mon esprit. Le constat ne souffrait aucune hésitation : les documents, les faits n’exprimaient rien par eux-mêmes et il fallait le truchement d’historiens au sens large pour les faire parler. Le discours national et « moderniste » feignait d’ignorer la difficulté d’une herméneutique privée d’une grammaire composée de règles et, par la force des choses, aussi d’exceptions. Ne pas distinguer l’établissement du dossier des témoignages de la phase de l’interprétation revenait à nier également l’intervention humaine à cette étape du travail. Pourtant, chacun sait que le classement le plus objectif et le plus abstrait est une manière de présentation des données qui oriente malgré lui l’entendement du lecteur. La fréquentation des biographies impériales de Suétone en fournit la meilleure démonstration : une énumération sèche des faits tend à promouvoir une image et un jugement, positif ou négatif, sur le personnage à un moment donné. L’ordre chronologique n’a pas d’autre vérité que celle de la succession des faits : il ne fournit pas les explications les plus importantes ni les plus essentielles. Au paragraphe XXVI de la Vie d’Auguste, Suétone semble énumérer avec exactitude les consulats et leur succession dans le temps. Le temps et la durée de chacune des magistratures au nombre de treize déroulent le fil conducteur. L’absence de tout jugement n’est pourtant qu’une apparence : l’accumulation des consulats, inédite sans le dire, les circonstances exceptionnelles justifiant la durée et le lieu d’investiture dessinent le tableau d’une rupture totale avec la tradition républicaine au mépris des coutumes les mieux établies. Un récit quel qu’il soit est nécessairement construit.
Sensibilités
36L’histoire prétendument scientifique proposait des méthodes éprouvées. Sous son magistère, l’objectivité n’était rien d’autre que le respect des bonnes règles et de tous les documents. Bien sûr, ce tout a pour lui d’être arbitraire, non choisi par l’historien. Il sous-entend que les aléas de l’information laissent dans l’ombre des témoins qui pourraient modifier le questionnaire. L’échantillon disponible est rarement représentatif. Tout est modifiable et souvent modifié.
37Sous cet angle, l’interprétation entre dans une méthodologie visant à réduire les blancs, à rapprocher le passé inconnu de faits plus familiers. Une fois identifié qu’il s’agit d’un bâtiment dont on ne posséderait qu’un pan de mur non localisable, un morceau d’escalier erratique et des fondations de dimensions indéterminées, il s’agirait de trouver des critères et des indices permettant de définir l’édifice comme résidence privée, siège administratif, lieu commercial voire religieux, et de restituer l’architecture intérieure. Le puzzle est à la merci de deux ou trois pièces réapparues. Chercher c’est aussi essayer de les découvrir, par un biais ou un autre. On le comprend bien, l’historiographie est une donnée consubstantielle à l’écriture de l’histoire dont elle est trop souvent séparée. Les explications en sont assez simples. Si l’histoire est un récit inscrit dans la réalité des actions et des activités humaines, il convient de laisser la première place aux faits et de ne pas intervenir artificiellement en permanence sur leur déroulement. Le roman policier offre un exemple parallèle. Sa lecture n’est captivante que si l’intrigue est crédible, imprévisible jusqu’à l’aboutissement et racontée à travers des personnages dont le regard est partiel dans l’ignorance de ce qui s’est réellement passé. D’où l’art suprême du Meurtre de Roger Ackroyd dont le narrateur, le docteur Sheppard, est aussi l’assassin insoupçonné.
38L’histoire réflexive ou conceptuelle n’était pas une nouveauté. L’évolution politique et sociale de l’après-guerre, l’immigration vers l’Europe dans des proportions inconnues auparavant, l’ouverture de la péninsule Ibérique au tourisme de masse allait à contre-courant des postures autoritaires et conservatrices des dictatures contraintes de composer avec leur époque. De nouvelles générations nées après la guerre civile et méfiantes à l’égard des discours officiels s’ouvraient aux débats qui occupaient ailleurs les corporations d’historiens. L’économie et ses répercussions sur les sociétés, la décolonisation et le droit aux indépendances nationales qu’un célèbre discours de Phnom-Penh avait nommé en 1966 « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » là où l’allocution de 1959 sur l’Algérie avait parlé d’« autodétermination », entretenaient la passion pour l’histoire toujours dominée par la primauté de la politique. L’école historique française, sous l’égide des Annales ESC et de son maître incontesté F. Braudel, avait brisé le carcan méthodique pour mettre à contribution les sciences humaines et sociales. Le paysage historiographique européen et américain avait acquis une grande complexité. Le point essentiel résidait dans la construction du sens des périodes historiques et de son explication indépendamment des téléologies philosophiques vouées à la quête du sens de l’Histoire. La dimension philosophique était intégrée à la réflexion de l’historien lui-même avec des préoccupations différentes de celles du philosophe. Les débats n’en étaient pas moins vifs. L’ombre de Marx planait de toute son envergure. Le structuralisme, auquel participait l’œuvre de C. Lévi-Strauss et lui apportait sa force et sa noblesse, le disputait au marxisme chez les historiens les plus conscients et les plus actifs. L’histoire romaine, vouée en grande partie à l’empirisme, ne paraissait pas très concernée, à la différence de l’histoire grecque. Plus marquant peut-être, le dilemme description-réflexion occupait peu à peu toute sa place au premier plan des interrogations et des analyses historiques.
39L’histoire ancienne ne pouvait pas rester insensible à la parenté des objectifs et des objets d’étude avec l’anthropologie ou l’ethnologie : la distance spatiale et la longue voire la très longue durée. Entre Marx et Lévi-Strauss, Braudel militait pour l’unité des sciences sociales sous le patronage de l’histoire seule capable, à son avis, de fédérer efficacement l’ensemble. Il en résulta l’adoption par les historiens du mot « structure » qui avait l’avantage de procéder des réalités sociales historiquement situées et organisées. Les spécialités n’en étaient pas menacées ni contraintes à se ranger sous une seule et même bannière. L’histoire moderne, en France, avait le vent en poupe et tirait avec elle l’histoire médiévale. L’archéologie, fille de la « révolution érudite » du xixe siècle à l’école de l’Allemagne, demeurait à l’écart. La sensibilité au présent n’était pas moins vraie. L’histoire de Rome et de son empire, celle de ses provinces avaient tout à gagner à s’orienter vers les questions de pouvoir, de conquête, de domination et de refus de la colonisation. Pour les collègues espagnols et portugais, ce fut comme une nouvelle bouffée d’oxygène. La dimension indigène de l’histoire antique, dans la continuité apparente de l’histoire nationale, offrait un champ immense de reconstruction historiographique aux antipodes de l’unité bienfaisante de la période romaine.
40L’étude de l’armée romaine n’était pas une décision de pur hasard. Instrument de la supériorité conquérante, gardienne de la paix impériale, l’institution posait la question de l’impérialisme et de sa nature. Dès le départ, j’étais confronté à ce qui est central pour l’historien : la perception des rapports entre rigueur érudite de l’établissement et de la description des données factuelles et lecture interprétative pertinente. Les concepts jouaient désormais un rôle important et le langage avec eux. La manière de dire, l’usage des mots, le renouvellement du vocabulaire participaient pleinement de la tâche. J’y reviendrai. L’histoire intéresse et connaît un succès universel parce qu’elle appartient à tous et ne peut pas être limitée aux spécialistes. Elle structure le destin collectif qu’elle le déforme, l’adoucisse, le précède ou s’efforce de s’y adapter en permanence. Elle est soumise continuellement à des sensibilités multiples suscitées par les dramaturgies et les mises en scène de l’actualité. L’historien ne peut pas l’ignorer. Il n’est pas tenu d’y souscrire tout le temps et toujours.
41Le demi-siècle parcouru entre 1960 et 2011 a représenté pour les disciplines historiques en Europe une période dynamique et favorable sous le signe des mutations profondes et des ouvertures sur l’humain dans sa totalité. Les mythographies nationales, les légendes généalogiques obsédées par la recherche des origines résistent mieux que l’on croirait. Leurs contradictions sautent aux yeux comme est patente l’impossibilité d’une science historique au sens des mathématiques ou de la physique et de la biologie, même s’il serait naïf de ne pas voir que les sciences exactes sont aussi des constructions intellectuelles aux histoires multiples qui soulignent les limites de toute forme de discours ou d’énoncé. Il y a de la nostalgie chez ceux qui regrettent la fin des héros incarnant la grandeur des peuples. Le fait qu’il s’agisse presque toujours de vaincus disparus tragiquement rappelle qu’il s’agit moins de glorification d’un être exceptionnel que d’exemple reconstruit de destins tragiques rappelant la condition des humains. Les événements fondateurs ne se réduisent jamais à un sens et à un seul, ce qui permet les bricolages et les dramaturgies adroitement mises en scène. Les chronologies ne sauraient se limiter au temps de l’héroïsme idéalisé et c’est à critiquer une conception de cette sorte que les détracteurs de l’histoire événementielle se sont longtemps employés. Le temps de l’histoire a des strates et des épaisseurs, et la continuité du temps linéaire est une illusion même au regard de l’histoire politique quotidienne. Un événement est bâti sur des couches diverses, irrégulières, et graduellement enfouies dans le passé. La médiation d’un témoin qui doit formuler les faits, les intégrer à des séries, les abstraire du présent pour tenter de rétablir leur contexte véritable ajoute un autre temps, une nouvelle temporalité à celles qui composent les facettes de l’histoire qui ne peuvent jamais être rassemblées en un même lieu de savoir et de connaissance.
Notes de bas de page
1 P. XXXVIII, d’après L’Ecclésiaste, 1: 9.
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