Incorporation et prise de parole
L’assemblée du corps de la noblesse de Provence et les syndics de robe longue à la fin des guerres de Religion
p. 187-203
Texte intégral
1Le thème de l’incorporation évoque une métaphore spatiale (in-corporation) qui donne aux notions d’intérieur et d’extérieur une place essentielle. L’analyse de l’incorporation est donc facilitée quand les frontières de l’objet concerné sont claires et qu’on peut aisément déterminer où il commence et où il se termine. On pourrait croire que les communautés d’Ancien Régime constituent pour une telle analyse un cadre efficace. En effet, appuyées sur des statuts qui en définissent clairement les contours, elles s’inscrivent dans un cadre juridique qui prévoit et régule l’intégration des nouveaux membres. Pourtant, si l’on veut aller au-delà de l’approche juridique, le problème des outils dont dispose l’historien pour mesurer le degré d’incorporation d’un individu à une communauté se pose. Que la communauté fasse de cet individu son représentant devant les autres communautés, qu’elle le prie de prendre en charge les intérêts du corps et d’en formuler le discours identitaire pourraient sans doute servir d’indices à une incorporation pleinement réussie. Le sens à donner à de tels indices demeure toutefois ambigu. Je le montrerai en concentrant mon attention sur le « corps de la noblesse de Provence » et sur un individu qui s’y incorpore au début du xviie siècle.
2Le personnage qui se prête ainsi au jeu, Pierre de Fauris, avocat d’Aix-en-Provence, originaire de Forcalquier, peut être associé, entre 1587 et 1630, à trois corps constitués : celui des docteurs en droits de l’Université d’Aix, celui de la communauté urbaine aixoise et celui de la noblesse de Provence. Tous ont leurs règles d’inclusion et définissent des frontières au-delà desquelles les privilèges ne sont plus garantis. La communauté urbaine aixoise et le corps de la noblesse ont laissé, pour la période qui nous intéresse, des sources qui non seulement rendent compte de leur activité mais fournissent également des pistes quant aux niveaux d’inclusion qu’ils pratiquent. Dotées d’une tradition qui remonte bien au-delà du xvie siècle, ces communautés procèdent, à la fin du xvie siècle et au début du siècle suivant, à une reformulation de leur identité dont elles ne sont pas entièrement maîtresses. C’est dans ce contexte que Pierre de Fauris s’incorpore à chacune d’elles. Incorporation dont la réussite ne semble faire aucun doute puisqu’il devient le porte-parole de l’une comme de l’autre. Bien que sa réception parmi les docteurs en droit de l’université d’Aix, en 15871, soit, de loin, la plus déterminante pour l’aventure sociale du personnage, c’est son agrégation à la noblesse qui demeure la plus intéressante d’un point de vue historiographique, la noblesse provençale présentant des particularités sur lesquelles il faudra revenir2. Avant toute chose, l’incorporation de Pierre de Fauris au corps de la noblesse de Provence exige de préciser comment, en Provence, les corps ne se comprennent qu’en regard de ce qui leur sert de modèle, les États, dont ils répercutent les fondements et les fonctions.
LES ÉTATS, LES CORPS ET L’ARGENT
3Lors de son rattachement à la France, la Provence avait gardé, comme les autres pays d’États, le privilège de négocier le montant de l’impôt et d’en organiser la répartition et la levée. Le système et ses justifications ont été minutieusement étudiés par les médiévistes dont il est inutile de rappeler ici l’apport fondamental à la réflexion sur les corps et les communautés. Sans analyser la modification du rapport de forces entre les parties négociatrices, il convient toutefois de signaler à quel point cette répartition de l’impôt, quel qu’il soit, était au cœur des assemblées des corps provençaux qui portèrent une grande attention, au xvie siècle, à garder la trace de leurs décisions, en veillant à conserver les délibérations qui les consignaient. Les trois États qui formaient les États de Provence s’organisaient autour du corps de la noblesse, du corps du clergé et de l’assemblée des communautés. D’autres groupes auxquels on demandait une contribution fiscale, en dehors des États, étaient aussi constitués en « corps » et consignaient, de la même façon, les décisions qu’ils faisaient ensuite appliquer. Ainsi trouvait-on le « corps des notaires de Provence » dont les délibérations ne concernent guère, dès le xvie siècle, outre l’élection des syndics qui s’occupent des affaires courantes du corps, que des décisions concernant la négociation des impôts et les contributions nécessaires pour en payer les frais. Les sources disponibles pour étudier les corps, en Provence, rappellent donc constamment leurs liens avec leurs privilèges fiscaux. Il faudra le garder à l’esprit quand on essaiera de tirer de leurs délibérations des informations sur l’incorporation à la communauté.
LA NOBLESSE PROVENÇALE
4Alors que le xvie siècle voit s’installer en Provence la notion de taille réelle3, ce qui signifie que le noble est censé payer la taille sur ses terres roturières, tandis que le roturier en est exempté sur une terre noble, l’époque est propice aux confusions quand il s’agit de définir la noblesse provençale. C’est pourquoi, plutôt que de reprendre les définitions juridiques de cette noblesse élaborées au xviie siècle, j’insisterai plutôt sur les pratiques sociales locales anciennes qui permettent de situer l’assemblée du corps de la noblesse par rapport à l’ensemble de la noblesse provençale.
5Ces pratiques locales anciennes ont été bien étudiées par les historiens médiévistes, dont l’analyse échappe aux arguments juridiques façonnés lors de l’interminable procès des tailles ou lors des poursuites contre l’usurpation de noblesse4. Je retiendrai ainsi des travaux de Gérard Giordanengo sur le droit nobiliaire provençal au Moyen Âge que les privilèges les mieux documentés, pour cette période, sont les exemptions fiscales, et que si les nobles sont loin d’être totalement exemptés, ils doivent veiller au grain pour rester bénéficiaires des exemptions qu’ils possèdent. Même si alors, la noblesse n’est pas liée au fief, ce dernier est source de prestige, notamment au moment où les États prennent forme, à la fin du xive siècle, les nobles non-fieffés prenant place avec les représentants des villes, alors que les nobles fieffés siègent entre eux5.
6Les travaux sur la noblesse des États angevins ont montré, par ailleurs, qu’elle se définissait déjà, à la fin du xive siècle, par sa « fonction au sein de l’édifice politique » plus que « par ses éléments identitaires propres6 ». Déjà à ce moment prolifèrent, en Haute Provence, les petits seigneurs dont la précarité économique accentue le caractère hétérogène de ce qu’on appelle alors la noblesse7. Bien que Giordanengo soit prudent quant à l’anoblissement automatique des docteurs en droit, il considère que le grade universitaire était dès le xiiie siècle une étape vers la noblesse, étape que l’on complétait par des alliances nobles et l’achat de seigneuries8. Le parcours de Pierre de Fauris suit donc exactement, on le verra, un modèle déjà bien en place dans la Provence du Moyen Âge.
L’ASSEMBLÉE DU CORPS DE LA NOBLESSE
7Associé aux États de Provence qui se réunissent depuis la fin du xive siècle, le corps de la noblesse de Provence nous est toutefois mieux connu à partir de 1549, date à laquelle s’ouvre le registre de ses délibérations. Bien que la première assemblée dont le registre rende compte ne soit en rien l’assemblée de création du corps9, cette première assemblée est en quelque sorte l’acte de naissance de la mémoire du corps et il n’est pas indifférent que cette mémoire revendique d’entrée la légitimité de l’assemblée de parler au nom de toute la noblesse provençale. Les personnes présentes sont là pour « tracter et délibérer sur les afferes et négoces consernant ledit estat de noblesse […] tout ainsi que si tous les nobles dudit pais estoyent présents et assemblés10 ». Par ailleurs, l’assemblée, dès qu’elle tient registre, n’est plus anonyme, même si les décisions, une fois prises, sont celles du corps. En effet, la liste des personnes présentes qui la constituent ouvre désormais chacune de ses réunions, fournissant à l’historien outre une confirmation de l’appartenance des présents au corps de la noblesse, un outil pour mesurer l’intérêt suscité par ces réunions.
8L’assemblée du corps de la noblesse réunit les membres qui ont répondu positivement à une convocation. Certaines réunions concernent tous les membres, d’autres sont plus restreintes et ne réunissent que l’« exécutif » du corps, d’autres enfin regroupent, de façon aléatoire, les membres du corps présents dans la ville où se tient la réunion. La convocation d’une assemblée générale doit d’abord être autorisée par le gouverneur et lieutenant général de la Provence, qui nomme, pour le représenter à la réunion, un ou deux commissaires, habituellement président ou conseiller au Parlement. Dans cette autorisation, l’objet principal de la réunion est toujours précisé, même s’il peut être formulé de façon aussi générale que « traiter des affaires de la noblesse ». Mais à qui s’adressent ces convocations ? Qui donc regroupe le corps de la noblesse ? Les assemblées générales réunissent « messieurs de la noblesse du pays de Provence », ce qui ne comprend, précise-t-on en 1582, que les gentilshommes sujets au ban et à l’arrière-ban11 ». Par ailleurs, les listes visant à déterminer la part de chacun à la contribution des dépenses de la noblesse se présentent comme les listes des « gentilshommes de Provence et des autres personnes y tenant fiefs12 ». En 1594 et après, les listes de présence à l’assemblée s’ouvrent sur une formule simplifiée : « En l’assemblée de Messieurs de la noblesse du présent pais de Prouvence […] en laquelle sont estés présens les seigneurs et gentilhommes cy après només13 ». Il est difficile de déterminer si, dans cette dernière formule, les « seigneurs et gentilshommes » réfèrent à deux groupes distincts ou si l’expression tend plutôt à confondre les deux. Quoi qu’il en soit, la possession du fief donnait accès au corps de la noblesse. Peut-on aller plus loin sur le sens à donner à cette accession ?
9Les membres présents aux assemblées sont énumérés, identifiés par le nom de leur seigneurie ou leur nom de famille, sans qu’il ne soit précisé duquel il s’agit, et sans jamais que leur prénom n’apparaisse14. Il n’est donc pas facile de reconnaître qui se cache derrière les différentes appellations, si l’on ne porte pas attention à l’histoire d’une seigneurie et de ses possesseurs successifs.
10L’ordre dans lequel chaque seigneur apparaît ne varie pas15, mais il est difficile de comprendre sur quoi il repose. S’agit-il d’une préséance liée à la personne ou au titre attaché à la terre ? Les premiers de la liste sont bien sûr des représentants de la haute noblesse provençale et le comte de Carcès, le marquis de Trans, le marquis d’Oraison16 et le comte du Bar, quand ils assistent à l’assemblée, sont toujours les premiers nommés, mais l’ordre dans lequel apparaissent les barons n’est quant à lui pas évident. Dans les grandes assemblées, ces derniers sont loin de tous occuper les premiers rangs et de nombreux seigneurs non-titrés s’intercalent entre eux, repoussant bien loin dans la liste plusieurs de ces barons17. Une rapide comparaison entre la liste des cotes imposées aux possédants fiefs par les députés de la noblesse et l’ordre d’énumération des présents aux assemblées suffit pour convaincre qu’il est inutile d’essayer de déduire de ces listes une logique de préséance, sans une étude fine qui mettrait en relation le prestige, les titres, l’influence et les revenus de la seigneurie. Isolés l’un de l’autre, ces critères ne conduisent nulle part, comme le montre l’analyse des cotes imposées. En effet, si l’on ordonnait les nobles de Provence selon les cotes qu’ils doivent payer, le comte de Carcès serait certes au premier rang, mais il serait immédiatement suivi par le baron de Céreste et par le baron de Sénas qui devanceraient tous les marquis de la liste. Dans l’ordre de présentation de l’assemblée, les barons de Céreste et de Sénas arrivent pourtant bien loin dans la liste.
11La présence de conseillers au Parlement dans la liste des nobles présents pose d’autres problèmes18. De ces listes, on peut retenir que les conseillers au Parlement ou à la Chambre des comptes qui décident d’assister à l’assemblée de la noblesse n’en sont pas exclus. En Provence, ceux qui paient ont leur mot à dire quand il s’agit de décider ce qui sera payé19. On comprend par ailleurs que ces conseillers, fieffés, prennent place parmi les premiers nobles de Provence, à cause de leur statut de conseillers, mais cette place n’est pas complètement fixée, comme le montrent les différences entre les listes de 1605 et 1606 notamment.
12Les listes de présence ne sont pas très sûres quand il s’agit de reconstituer les préséances, dans la mesure où l’identification des seigneurs favorise les confusions. Il est clair que le conseiller de Cuges, haut placé dans la liste des présents à l’assemblée de 1602, est en fait Gaspar de Glandèves, conseiller au Parlement, seigneur de Cuges, et qu’il ne doit pas être confondu avec monsieur de Cuges qui se trouve au 26e rang des nommés en 160120 et au 20e rang en 1604, mais le laconisme des présentations impose pour les autres une grande prudence. Ce n’est pas manque de prudence toutefois de remarquer, parmi les derniers de la liste, des personnages comme le sieur de Fabrègues et le sieur de Saint-Vincent et de conclure que ce ne sont pas des seigneurs puissants si l’on considère à combien on établit leur cote. En accumulant ce qu’il doit pour toutes ses seigneuries, la cote du seigneur de Saint-Vincent s’élève à 6 florins. Le seigneur de Fabrègues, quant à lui, ne possède que le quart d’une seigneurie, ce qui lui vaut une cote de 3 sols21. Ces deux seigneurs, comme les autres qui sont convoqués à ces assemblées, sont pourtant considérés comme faisant partie du corps de la noblesse de Provence. Entre eux et les marquis de Trans, d’Oraison ou le comte du Bar, il est inutile de préciser que l’écart social est grand. Pourtant, de Saint-Vincent et de Fabrègues auront, sur la noblesse en corps, une influence marquante pendant tout le premier quart du xviie siècle. Derniers nommés dans une liste de présences qui tient certainement compte de l’honneur, du prestige et de l’importance du fief, ils occuperont néanmoins pendant toute cette période, les positions les plus en vue dans l’ordre de la noblesse. C’est qu’au-delà de la naissance, des titres et des biens, ces docteurs en droit offrent au corps de la noblesse les moyens de gérer un contexte nouveau. Si l’entrée de Pierre de Fauris, seigneur de Saint-Vincent, dans le corps de la noblesse s’est faite dans un contexte économique favorable à une nouvelle distribution des fiefs, on peut néanmoins se demander si sa nomination au poste de syndic de robe longue révèle l’incorporation réussie au corps dont elle a toutes les apparences.
SYNDICS DE ROBE LONGUE, SYNDICS DE ROBE COURTE : LA RECONSTRUCTION DU CORPS
13Comme toutes les communautés de la période, l’assemblée générale de la noblesse de Provence désigna, pour la gestion des dossiers chauds, quelques-uns de ses membres. L’histoire institutionnelle des syndics du corps de la noblesse peut être reconstituée grâce au registre de délibérations qui en consigne les différentes étapes. Les plus importantes de ces étapes ont pris place au xvie siècle22, et en 1598, alors que les guerres de Religion s’achèvent, les tergiversations de l’assemblée de la noblesse quant à la fonction de syndic sont terminées. Référant à une tradition qu’elle ne date pas, l’assemblée précise alors que trois syndics s’occupent des affaires de la communauté et agissent en son nom : deux sont des syndics de robe courte tandis que l’autre est dit de « robe longue ». Elle insiste alors sur le fait que les premiers sont établis « ad honnores » et n’ont ni états ni gages, alors que le troisième fait partie des officiers du corps de la noblesse et reçoit des gages annuels pour ses services23. Pour mieux faire passer la gratuité du service réclamée des syndics de robe courte, l’assemblée s’engage à les remplacer annuellement, règle qui fut bien loin d’être rigoureusement appliquée. Cette distinction entre les syndics ne devrait pas être interprétée comme la manifestation d’une scission entre une noblesse ancienne et une noblesse récente au sein de la noblesse provençale, distinction que ne mentionnent jamais les documents. Il s’agit plutôt, pour l’assemblée de la noblesse, de confirmer l’orientation judiciaire qu’a prise, depuis la fin des années 1550, la résolution des conflits liés aux privilèges de la noblesse et de reconnaître une compétence qui ne pouvait que bien servir le corps tout entier.
14Le syndic de robe longue ne doit pas être considéré en effet sur le même pied que le greffier, l’avocat, les procureurs ou le solliciteur du corps de la noblesse qui, sans être membres de la communauté, partagent avec lui le titre d’officier de la noblesse. Il est en quelque sorte leur patron et c’est à lui qu’ils répondent des services qu’ils rendent à la communauté. C’est le syndic de robe longue qui fait rapport de leur travail à l’assemblée générale et c’est lui qui recommande le renouvellement de leur contrat, comme c’est lui qui formule les réprimandes qui leur sont adressées.
15Quel que soit le rang selon lequel les présents à l’assemblée sont nommés, leur parole est rarement consignée dans les registres de l’assemblée. Masse sans voix qui se prononce « à la majorité » ou « à l’unanimité », l’assemblée est guidée par le syndic de robe longue qui propose ou « remontre » au nom des deux autres syndics tout ce dont on discute. Dans les faits, c’est lui qui conduit l’assemblée, lui qui présente les problèmes, lui qui fournit les informations attendues. Tout se passe comme si la seule voix autorisée était celle du syndic de robe longue à laquelle s’ajoutent, parfois, et à son signal, celles des députés de l’ordre qui font rapport de leur mission. Douce revanche de ces hommes qui troquent un moment leur place aux derniers rangs des listes contre une prise en main du destin de la communauté à laquelle il donne une voix. C’est du moins l’image que nous laissent les délibérations. Dans les faits, il est difficile de croire que les grands de Provence soient restés cois devant les décisions à prendre et qu’ils aient laissé l’autorité de fait au syndic de robe longue.
16Pour la noblesse provençale, la période qui suit les guerres de Religion constitue une ère de reconstruction du corps à laquelle les syndics de robe longue ont largement participé. Il n’est pas sûr que toutes leurs réunions aient été notées dans le registre des délibérations, mais celles dont on a gardé trace montrent pour cette période la récurrence des thèmes traités24, d’ailleurs répercutés dans les assemblées particulières ou les assemblées générales. Le statut des terres nobles est l’un des thèmes les plus sensibles de toute cette période pour la noblesse. La formulation du problème est celle du syndic de robe longue dont on reconnaît les préoccupations juridiques quand il s’agit de considérer la division des seigneuries, les règles d’héritage et les conséquences sur la transmission des privilèges aux héritiers25.
17Les nobles se plaignent par exemple des effets de la légitime sur le morcellement des terres, légitime dont continuent de se réclamer les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, pourtant juridiquement incapables de succession parce que morts au monde26. La noblesse provençale accuse les fils profès, mais elle ne ménage guère les filles qu’elle accuse de ruiner les familles en traînant leurs frères en procès pour des suppléments de légitime. Elle réclame un édit abolissant à toutes fins utiles le supplément de légitime, considérant que les dots, legs et contrats de donation librement consentis suffisent. Par ailleurs, en plus de ruiner les familles, ces procès révèlent parfois des secrets qu’il vaudrait mieux taire, et exhibent des titres qui mettent en péril les fondements des meilleures maisons. On supplie donc le roi
d’octroyer à la noblesse de ce présent pays de Prouvence que, entre tous nobles de nom et armes et noblement vivans possédans fiefs ou non, les filles qui auront esté dottées par leurs pères ou mères de leurs biens ou par contracts de donnations, testaments ou aultres de dernière volanté et aultrement leur auront assigné ou légué pour leur doct, telles filles seront tenues se contanter dud doct constitué, promesses dons ou laigts sans que à jamais telles filles puissent avoyr, préthendre ou demander aulcune part portion ou supplément de légetime contre les héritiers de leur père et mère ou d’eulx ayans cause27.
18L’influence du syndic de robe longue transparaît chaque fois que ces droits sont en jeu. J’en donnerai un dernier exemple, celui de l’affaire que suscite la publication d’un ouvrage de l’avocat de Bomy que le syndic de Réauville soumet à l’assemblée28 : « le sieur Bomy advocat en la cour a faict ung travail véritablement digne de louange sur les estatuts », mais plusieurs gentilshommes se plaignent qu’en divers endroits de son œuvre, il soutient des
propositions dommageables aulx droicts de la noblesse, et bien que ce soyent des questions doubteuses et disputables ce neantmoings il les propose comme estatuts et costumes inviollables sans toutesfois les avoyr extraicts des archifs ou aultres lieux publiques et dignes de foy et sans les authorizer par aulcuns arrests des courts souveraynes de la province29.
19Le sieur de Meyrargues, plaidant à Grenoble, en a subi les conséquences puisqu’on y a utilisé l’ouvrage de Bomy pour justifier une décision qui était contraire à ses intérêts. L’assemblée ayant fait lire
ledict chappitre dixneufiesme du tratté dudict sieur Bomy imprimé à Aix l’année 1620 soubs le tiltre de Estatuts et costumes non encores imprimées a delibéré qu’il sera présenté requête à messieurs du parlement pour les supplier de déclarer que par la permission d’imprimer accordée à l’imprimeur ils n’ont entendu authorizer les oppinions et proposition dud me Bomy et nottamment celle qu’il a tiltré estatuts et costumes non encores imprimés lesquelles ne porront faire aulcung préjudice au droict des parties aulx procès meus et à mouvoyr qui seront jugés sellon le droict véritablement observé en ce pays et affin que à l’advenyr personne n’en puisse préthandre ignorance30.
20On réclame ensuite que
l’arrest quy sera randu par lad. cour [soit] imprimé au commencement ou à la fin des œuvres dudict sieur Bomy avec deffances à touts libraires et imprimeurs d’en vandre point d’examplaire ausquels ledict arrest ne soict imprimé à peyne de confiscations et à telle esmande que plairra à la cour arbitrer31.
21Un autre thème qui mobilise les syndics est celui de la cotisation32. Les guerres de Religion ont provoqué chez les nobles provençaux une redistribution des fiefs dont Pierre de Fauris a d’ailleurs profité, et qui mériterait une étude sérieuse. Démembrées et vendues pour payer des dettes, plusieurs seigneuries ont changé de mains, rendant obsolète l’assise sur laquelle repose le financement de la communauté. À partir de 1598, la cotisation et les plaintes qu’elle suscite ne laissent pas de répit aux syndics qui tiennent, pour régler les conflits, de véritables audiences.
22Tous les syndics de robe longue de la première moitié du xviie siècle ont en commun de formuler et de résoudre pour la noblesse, le même type de problèmes pour lesquels leur doctorat en droits fournit l’expertise indispensable. Leur incorporation au corps de la noblesse fait de ces hommes plus que des professionnels qui défendent une cause : cette cause est la leur et le discours qu’ils tiennent et qu’ils font consigner est créateur de leur propre avenir. Cet aller-retour entre incorporation au corps et reconstruction du corps peut être suivi dans le parcours de Pierre de Fauris.
INCORPORATION ET RECONSTRUCTION
23Pierre de Fauris apparaît dans le corps de la noblesse le 17 décembre 1607, à l’occasion d’une assemblée générale où se sont rendues 60 personnes. Il est pourtant seigneur de Néoules depuis 1597, date de la mort de sa tante qui lui a fait don de la part qu’elle avait obtenue de cette petite seigneurie, arrière-fief de l’évêque de Marseille33. Par la suite, profitant de l’endettement des propriétaires de seigneuries de Haute Provence, il a commencé à y acquérir des seigneuries : en 1603, la seigneurie de Saint-Vincent de Noyers, dans la viguerie de Sisteron, et dont dépendent Gentiac et Malcor, qu’il achète d’Honoré d’Agulheri et de Christophe de Coupes ; en 1605, la seigneurie de Saint-Clément, que le seigneur de Volx, Palamède de Valavoire, a fait ériger pour lui, en arrière-fief34. L’acquisition de la seigneurie de Saint-Vincent n’est officiellement complétée qu’en 1607, après des procédures judiciaires finalement résolues grâce à des transactions entre les parties35. C’est donc la propriété incontestable de ce fief qui a servi de ticket d’entrée à Pierre de Fauris dans le corps de la noblesse. Le sieur de Saint-Vincent de Fauris, comme il se fait appeler, est parmi les derniers de la liste, seules trois personnes sont nommées après lui36. Notre homme n’est pas pour autant un anonyme puisque le lendemain de sa première apparition à l’assemblée, alors que cette dernière se poursuit, il fait partie d’un petit groupe composé de trois avocats, d’un baron et des syndics « vieux et nouveaux » qui ont examiné les pièces d’un procès qu’avait le corps de la noblesse et dont l’assemblée suivra l’avis quant à la poursuite de l’affaire37. De Fauris ne réapparaît que le 24 avril 1610, 27e sur une liste de 44 personnes38. Comme l’un des nobles présents à Aix, il est également l’une des trente-sept personnes à assister à l’assemblée du 19 juin 1610, tenue alors que l’« événement de parricide advenu à la personne du feu roi d’heureuse mémoire » est sur toutes les lèvres. Il n’est alors nommé qu’au 30e rang39. En 1612, il n’a guère fait de remontée puisqu’il apparaît en 110e position sur les 124 nommés40. Le 9 août 1614, quand l’assemblée de la noblesse se réunit pour nommer un délégué aux États généraux de France, 112 personnes sont présentes et Fauris est cité en 104e position41. Cette année-là, le sieur de Fabrègues, syndic de robe longue, réclame encore une fois qu’on le laisse partir, puisque les affaires de la noblesse sont en bon état, mais l’assemblée qui change les autres syndics retient encore un peu le syndic de robe longue42.
24La dernière apparition de Fabrègues dans le rôle de syndic date du 14 juin 161643 et il siège alors sur un cas de correction de cote. Monsieur de Saint-Vincent de Fauris entre en jeu le 29 octobre 1616, alors qu’il participe à une conférence, dans la maison du premier président au Parlement, avec les deux syndics restant et quelques membres de l’assemblée. L’objectif de la rencontre est d’étudier un arrêt que venait de rendre le Parlement de Toulouse en faveur du clergé et contre la noblesse et de préparer la prochaine assemblée, assemblée particulière composée des gentilshommes présents à Aix pour les fêtes de la Toussaint. Lors de cette assemblée, il n’y a que deux syndics. Le sieur de Saint-Vincent de Fauris est nommé parmi les derniers de la liste des présents à l’assemblée, comme si de rien n’était44. C’est pourtant lui qui explique les tenants et aboutissants de l’arrêt en faveur du clergé, et d’un autre procès de la noblesse à la cour des aides de Montpellier45. On justifie ses interventions par le décès du seigneur de Fabrègues qu’il remplace, selon l’avis du président de Bras, remplacement que l’assemblée confirme jusqu’à la tenue d’une assemblée générale qui fera la nomination officielle.
25Il faut attendre deux ans avant qu’une assemblée régulière ne vienne confirmer la nomination de Pierre de Fauris comme syndic de la noblesse. Le 19 août 1618, à Brignoles, lors d’une assemblée à laquelle assistent quatre-vingt quatre gentilshommes, il est confirmé à l’unanimité, et « a prins sa place avec remertiemment a lad assamblée46 ». Pendant l’année qui suit, aucune assemblée générale n’est convoquée et les travaux des syndics que le greffier a consignés portent tous sur la correction de cotes ou sur les procès qui mettaient en cause les intérêts de la noblesse47. Les rencontres se font souvent chez le syndic de Saint-Vincent où les syndics tiennent de véritables audiences, notamment quand il s’agit de déterminer les cotes de chacun en fonction des parts de seigneuries dont la propriété est contestée, à la suite de conflits d’héritage ou autres. À ces audiences, comparaissent des procureurs et des avocats, au nom de leurs clients, que les syndics assignent comme s’il s’agissait d’un tribunal. L’importance du syndic de robe longue dans cette procédure est évidente, mais comme le seigneur de Saint-Vincent est toujours actif comme avocat et qu’il a ses propres clients, les récusations sont toujours possibles48.
26C’est sur le syndic de robe longue que reposent les suites à donner aux démêlés judiciaires de la noblesse, mais c’est l’assemblée qui l’autorise à composer ou à poursuivre49. L’importance donnée aux affaires judiciaires est âprement discutée en assemblée et c’est l’un des rares sujets que la mémoire du corps montre comme une source de dissension assez forte pour provoquer un boycott de l’assemblée. Sous la houlette des juristes, l’assemblée du corps de la noblesse de Provence use et abuse des tribunaux quel que soit le prétexte, ce qui d’une part touche la bourse de chacun et d’autre part fait du moindre conflit individuel un conflit collectif. Le pouvoir des syndics s’est amplifié, amoindrissant du même coup l’influence des grands de Provence qui n’ont plus l’occasion de se prononcer sur ce qui engage le corps de la noblesse. Le 13 septembre 1620, cent vingt-huit gentilshommes assistent à une assemblée générale qui se tient à Marseille50. Le grand nombre d’assistants à cette assemblée cache une contestation du travail des syndics. Celle-ci arrive sous forme de plainte contre le fait que les syndics font adhérer le corps de la noblesse à divers procès de particuliers sur la simple réquisition des parties, sans référer à une assemblée particulière de la noblesse. On délibère sur la question et on confirme à la pluralité des voix que les syndics peuvent adhérer aux procès des gentilshommes auxquels la noblesse a intérêt. Même si le greffier n’en dit strictement rien, les discussions ont dû être houleuses avant d’arriver à cette conclusion, puisque vingt-sept personnes, dont les plus importantes de l’assemblée (le comte de Carcès, grand sénéchal, le comte du Bar) quittent la salle en protestant contre les syndics et en appellent de la décision de l’assemblée51. Ce faisant, les gentilshommes protestaient sans doute contre la mainmise des juristes sur le corps de la noblesse. En effet, lors de la même assemblée, le sieur de Saint-Vincent avait plaidé pour un contrôle plus sévère des entrées à l’assemblée et pour l’observation de ce qui avait toujours été la coutume. Il avait obtenu de l’assemblée qu’elle réaffirme ces règles : seuls les gentilshommes possédant des fiefs ont entrée et voix délibératives ; aux États, comme à l’assemblée, ils doivent se présenter en personne et ne peuvent être représentés ; les enfants, pendant la vie de leur père, ne peuvent y venir à moins d’être reconnus comme les possesseurs du fief ; les multiples possesseurs d’un même fief doivent venir à tour de rôle et jamais en même temps ; les possesseurs en arrière-fief n’ont pas entrée à l’assemblée52. Même s’il conservait l’appui d’une majorité, la manière du syndic Pierre de Fauris n’emportait donc pas toujours l’adhésion de toute l’assemblée. Finalement, en 1622, après avoir insisté sur le fait que ses nombreuses affaires domestiques et sa profession d’avocat ne lui laissaient pas le temps de servir correctement le corps de la noblesse, il obtient que l’assemblée consente à le libérer53. Cette dernière, pour remplacer de Saint-Vincent, nomme Henri des Rollands, sieur de Réauville et Cabanes, un autre avocat à la cour qui devient donc syndic de robe longue à partir du 5 juin 1622. Ce n’est pas la fin de la participation du seigneur de Saint-Vincent aux assemblées de la noblesse, mais sans son statut de syndic, sa parole n’est plus consignée. Il assiste encore à l’assemblée générale du 21 janvier 1624, mais il est de nouveau en bas de la liste, le 93e nommé sur les 126 présents. Le sieur de Réauville a repris les procès et les tentatives d’accommodement déjà entrepris par la noblesse. De Fauris, quant à lui, n’assiste plus qu’aux assemblées générales de la noblesse dans lesquelles il se classe, comme avant son syndicat, très loin dans la liste des présents (le 19 octobre 1624, il est nommé le 68e sur 72). Sa connaissance des affaires de la noblesse, une fois perdue l’autorité de syndic, n’a pas changé son rang au sein de la communauté.
INCORPORATION RÉUSSIE ?
27Conservatoire des pratiques anciennes de la noblesse provençale, le corps de la noblesse choisit, dans le dernier quart du xvie siècle, de confier aux hommes de droit les intérêts de la communauté. Les syndics de robe longue qui prennent alors la parole au nom du corps de la noblesse sont des hommes nouveaux, récemment fieffés, qui jouissent du contexte de reconstruction dans lequel se trouve la Provence et qui entraînent le corps à s’associer à tous les procès que ses membres entreprennent pour défendre leurs droits. C’est ce contexte qui a fait que Pierre de Fauris a tenu une place privilégiée dans le corps de la noblesse et c’est en regard de cette place nouvelle donnée aux syndics de robe longue dans le corps de la noblesse qu’il faut considérer son parcours. Constamment reconduits, ces syndics demeurent à leur poste pendant plusieurs années et développent de ce fait une connaissance approfondie des affaires de la noblesse. En 1599, le syndic de robe longue est en poste depuis 1587, quand il est nommé conseiller au Parlement. Gaspar de Laidet, seigneur de Fombeton, seigneurie dont la cote ne s’élève qu’à 3 sols, passe ainsi du statut de syndic à celui de commissaire député par le duc de Guise pour la tenue de l’assemblée générale de la noblesse54. C’est un autre docteur en droits qui prend alors la relève et devient syndic de robe longue, le sieur de Fabrègues, qui reste en poste quant à lui jusqu’en 1614, l’assemblée l’ayant jugé tellement nécessaire qu’elle n’avait pu s’en passer55. On pourrait s’arrêter là et interpréter ce rôle clé joué par ces hommes dans le corps de la noblesse comme le signe d’une incorporation réussie.
28C’est l’un des pièges inhérent à l’étude des communautés que de tirer d’une adhésion parfaite aux intérêts de ces dernières, une justification tautologique de leur existence et de leur pérennité. Comprendre le rôle confié par la communauté à ces hommes nouveaux comme une incorporation réussie n’est sans doute pas complètement faux. C’est pourtant passer à côté de l’essentiel. En effet, les syndics de robe longue furent bien loin de ne réserver leur compétence qu’au corps de la noblesse dont ils étaient membres. Le sieur de Fabrègues cumule ainsi le syndicat de la noblesse avec son rôle d’avocat des États56. Le 2 juin 1625, alors que se termine le premier registre des délibérations du corps de la noblesse de Provence, Henri des Rollands est toujours l’un des syndics de la noblesse de Provence57, mais il exerce aussi, depuis le 1er novembre 1624, la charge d’assesseur d’Aix-en-Provence, qui joue pour la communauté urbaine le même rôle que le syndic de robe longue pour le corps de la noblesse, ce qui lui donne de ce fait le titre de procureur du pays58, où, là encore, il sert de voix aux États. L’année suivante, il est remplacé au poste d’assesseur par nul autre que Pierre Fauris de Saint-Vincent, qui l’avait précédé comme syndic de la noblesse59. Le mandat de Fauris s’est terminé le 28 octobre 162660. On ne sait pas quand le sieur de Réauville fut déchargé de son poste de syndic de robe longue, mais il redevint, en 1630, assesseur d’Aix et procureur du pays. Le syndicat de la noblesse et la fonction d’assesseur d’Aix étaient loin d’être des charges incompatibles. Louis Fabri, sieur de Fabrègues, avait été assesseur dès l’année 1587, avant de devenir syndic de la noblesse. Il l’avait été de nouveau en 1595, alors qu’il était toujours syndic de la noblesse, et encore en 1608. Tous les syndics de robe longue de cette période ont donc tenu le même rôle au conseil municipal de la ville d’Aix, ce qui les a conduits à jouer aux États de Provence un rôle clé (les consuls et assesseur d’Aix étant procureurs nés du pays). Cette combinaison dit beaucoup, me semble-t-il, sur l’orientation que les élites provençales ont voulu donner à la reconstruction qui a suivi les guerres de Religion en Provence.
29Séparer le corps de la noblesse du conseil de ville d’Aix, alors que la noblesse urbaine joue dans la société provençale un rôle clé, est artificiel. On sait qu’au Moyen Âge les communautés, qu’une certaine historiographie a présentées comme opposées au corps de la noblesse, étaient représentées aux États parfois par leurs seigneurs. Cet aller-retour, au début du xviie siècle, des mêmes porte-parole entre le corps de la noblesse, le conseil municipal et les États de Provence, me semble venir brouiller les frontières de ces corps qu’on aurait pu croire plus étanches. C’est que même si le cadre juridique de l’appartenance à la communauté est en général assez bien défini, il n’interdit pas à ses membres de cumuler d’autres appartenances. Dans la pratique, l’incorporation n’entraîne pas l’exclusivité, même si les textes portant sur la définition du corps peuvent parfois en donner l’impression. Cette voix du syndic de robe longue qui formule le discours de l’incorporation et le fait approuver par l’ensemble du corps, affiche donc un certain paradoxe. C’est une voix que le corps emprunte sans qu’elle lui soit exclusive. Aucun des syndics de robe longue en effet n’a limité son action au corps de la noblesse.
30Il faut se demander par ailleurs si l’historien n’est pas obnubilé par la cohérence de la mémoire que se sont donnée les communautés. Support d’un discours qui confronte souvent l’intérieur à l’extérieur, les délibérations sont des sources privilégiées qui permettent d’entrevoir comment s’articulaient, au jour le jour, les définitions et les pratiques des communautés. Ce faisant, il est tentant de voir dans cette articulation la raison d’être des communautés, en oubliant la place que tiennent ces dernières dans l’économie du pouvoir. La multiple appartenance à des communautés qui défendent des intérêts apparemment opposés et l’analyse croisée des délibérations de chacune d’entre elles invitent à considérer l’idée d’une hiérarchie des corps.
31Pour la Provence du premier quart du xviie siècle, les États trônent au sommet de cette hiérarchie. Ils partagent, à travers l’identité provençale qu’ils défendent, des préoccupations qui touchent les communautés qui les composent. Par exemple, les fiefs menacés par la vente du domaine du roi en Provence inquiètent les États, mais aussi la noblesse de Provence qui sait bien que tous les fiefs peuvent être controversés et que la plupart des anciens seigneurs sont dépourvus des preuves confirmant leurs titres61. Il arrive, certes, aux syndics de répercuter sur le corps, des décisions qui concernent la province et qui leur sont suggérées par les États. C’est le cas pour la participation financière du corps de la noblesse à l’impression d’ouvrages qui font la promotion de l’identité provençale. Par exemple, l’assemblée accepte de « mettre en lumière » l’histoire de Provence de l’avocat Solliers et met 100 écus dans la balance pour y contribuer62. Elle s’associe également au financement de l’histoire de Provence de Nostradamus, écuyer de Salon, pour un montant de 400 écus63 et, en 1624, elle accepte de payer sa part d’une gratification de 900 livres offerte par les États au graveur et imprimeur Tavernier qui a commencé à imprimer les œuvres du roi René64. La noblesse de Provence se laisse ainsi convaincre de participer à la « mise en lumière » du « lustre de la province ». Ce n’est pourtant pas là que se situent les priorités du corps de la noblesse qui oublie vite ses engagements quand ils n’ont pas de répercussions sur ses intérêts. Ainsi, le 22 janvier 1624, l’assemblée reçoit-elle un placet du sieur Nostradamus réclamant les 600 livres restant à payer des 1200 que l’assemblée lui avait promis en 1603 pour l’impression de son histoire : « Sur quoy touts ceulx de l’assamblée par une comune esclamation n’ont volleu rien entendre ny déllibéré65 ». L’influence des syndics avait donc des limites qui croisaient la bourse des gentilshommes.
32Pendant cette période, alors que le contexte de reconstruction qui suit les guerres de Religion impose la négociation d’un ajustement du droit provençal aux volontés royales, les juristes, intégrés au corps de la noblesse par leur fief et qu’il ne faut pas confondre avec la noblesse de robe, jouent, pour les grands corps provençaux, un rôle qui déborde largement leur position sociale. La place qu’on leur attribue alors dans l’administration des communautés tient donc moins à leur parfaite intégration au corps, ce qui est néanmoins un préalable, qu’à la place désormais privilégiée que tient le recours au droit dans l’affirmation des privilèges. Même si ces privilèges varient d’un corps à l’autre, tous doivent contribuer et il n’est pas inutile de rappeler que depuis le Moyen Âge, en Provence, les corps qui composent les États négocient âprement leur participation fiscale. Si les moyens utilisés pour négocier changent à partir de la fin du xvie siècle, la raison d’être des communautés, elle, ne change pas. Les juristes fieffés ont, certes, formulé pour l’assemblée du corps de la noblesse un discours qui tente de clarifier ses frontières, mais ce discours est fonctionnel plus qu’il n’est identitaire. Dès lors, la notion d’incorporation à l’ordre de la noblesse de Provence paraît beaucoup moins efficace sur le plan social qu’il n’y paraît.
Notes de bas de page
1 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, dépôt d’Aix-en-Provence (sauf indication contraire, toutes les archives consultées proviennent de ce dépôt), 2 D 10, fo 265, 5 avril 1587. Ces recherches ont été financées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, que je remercie.
2 Il ne s’agit pas ici d’étudier l’agrégation à la noblesse de Pierre de Fauris, qui demanderait des développements que je compte faire ailleurs, mais bien de concentrer l’attention sur l’assemblée du corps de la noblesse à laquelle il s’incorpore. Bien que la noblesse en France fasse actuellement l’objet de nombreux travaux qui renouvellent complètement la question, je ne citerai en bibliographie que deux articles de R. Descimon qui révèlent toute la richesse des études d’histoire sociale sur la question. J’ai par ailleurs limité la bibliographie aux principaux ouvrages concernant la noblesse en Provence pour la période moderne. On consultera notamment M. Cubells, « Noblesse des cours souveraines », pour des précisions sur les particularités de cette noblesse.
3 R. Blaufarb, « Vers une histoire de l’exemption », p. 1214, considère que la Provence devient un pays de taille réelle par arrêt royal du 15 décembre 1556.
4 Pour le droit nobiliaire provençal à partir du xviie siècle, voir les travaux de F.-P. Blanc, dont on trouvera un aperçu dans son article « Vivre noblement en Provence » ; pour les assises de ce droit au Moyen Âge, voir les travaux de G. Giordanengo, notamment, « Qualitas illata per principatum » et le livre issu de sa thèse : Le droit féodal dans les pays de droit écrit. Pour les procès autour de la taille, voir R. Blaufarb, « Vers une histoire de l’exemption ».
5 G. Giordanengo, « Qualitas », pp. 276-277.
6 T. Pécout, « Les mutations du pouvoir seigneurial », p. 72.
7 Ibid.
8 G. Giordanengo, « Qualitas », p. 287.
9 Contrairement à ce que laisse entendre R. Blaufarb, « Vers une histoire de l’exemption », p. 1210. M. Hébert, « La noblesse et les États de Provence », p. 338, cite un fragment de procès-verbal d’une assemblée de la noblesse qu’il date de 1347. Selon lui, cette assemblée est antérieure aux États eux-mêmes, qui s’organisent à peu près à cette époque et qui s’inspirent, pour ce faire, d’une tradition issue de la noblesse. On trouvera dans cet article de nombreuses informations qui corroborent, pour la période antérieure, les conclusions auxquelles j’arrive ici.
10 C 107, fo 2. Il n’est pas question, lors de cette première assemblée, d’exclure les gentilshommes non-inféodés, mais on réfère néanmoins au mode coutumier de convocation utilisé pour les États généraux du pays.
11 C 107, fo 165, assemblée tenue le 19 janvier 1582. L’assemblée de la noblesse se tenant à l’occasion de la réunion des États, plusieurs personnes entrent dans la salle où se tient la réunion de la noblesse, « se disant gentilhommes n’estants aulcunement subjects au ban et riere banc et ainsin occuppant la place des autres sieurs gentilhommes y estant subjects ».
12 Par exemple, C 107, fo 229, la liste des cotes imposées en 1590 réfèrent à « messieurs de la noblesse du présent pays de Provence et aultres personnes y tenents fiefs ».
13 C 107, fo 279 ; on ajoute à la formule en 1597 « sont estés présents et debument convocqués » (ibid., fo 323).
14 C 107, ffos 339vo-340.
15 Du moins quand les mêmes personnes sont présentes en même temps. Par exemple, le 28 avril 1599, les premiers nommés suivent l’ordre suivant : monsieur le comte de Carcès, grand sénéchal pour le roi en Provence, le marquis de Trans, le marquis d’Oraison, le sieur de Solliers, le sieur de Tournon, le sieur de Vauclause, le sieur baron des Arcs, le sieur de Buoux (C 107, fo 363vo). Le 7 mai 1600, autre assemblée générale, avec, dans l’ordre : le comte de Carcès, le marquis d’Oraison, le comte du Bar, M. de Tournon, M. de Vauclause (C 107, fo 379). Quand s’ajoutent des nobles, ils sont visiblement intégrés à leur place.
16 Il s’agit, à l’époque, d’André d’Oraison dont la famille possédait la terre d’Oraison depuis le xiie siècle. D’abord baronnie, la terre avait été unie à plusieurs autres terres et élevée au titre de marquisat en l’honneur de François d’Oraison, en 1588 (M.-Z. Isnard, État documentaire, p. 270).
17 On pourrait croire qu’il était important pour les barons d’exiger qu’on les appelât de leur titre. Or, le greffier ne semble pas avoir été toujours très rigoureux dans l’identification des seigneurs. Celui qu’il appelle monsieur le baron d’Oyse en 1605 n’est plus, en 1606, que monsieur d’Oyse. Il a pourtant gardé exactement son rang dans la liste des nommés. M. de Vauclause quant à lui n’est jamais affublé du titre de baron, alors que Vauclause est pourtant une baronnie (M.-Z. Isnard, État documentaire, p. 438).
18 Pour divers exemples : C 107, fos 430, 351 et 450vo, assemblée du 4 juillet 1604, fos 454 et 474.
19 Il faut nuancer cette règle cependant. Le problème s’était déjà posé pour les ecclésiastiques possédants des fiefs, mais aucun ecclésiastique n’avait siégé à l’assemblée de la noblesse pour la discussion. Par ailleurs, en 1618, les gentilshommes du Dauphiné qui possèdent des seigneuries en Provence refusent de payer leur cote sur ces seigneuries à moins d’être convoqués aux assemblées de la noblesse de Provence, ce qu’on entreprend alors de résoudre (C 107, fo 583).
20 C 107, fo 408vo, assemblée du 25 février 1601.
21 C 107, feuille intercalée concernant les cotes de 1590, mises à jour par la suite selon les ventes. Le sieur de Fombetton est aussi un des derniers nommés. Sa cote s’établit à 3 sols quand il devient à son tour conseiller.
22 L’histoire institutionnelle de cette assemblée a été faite par R. Busquet, « L’organisation particulière de la noblesse ».
23 C 107, fo 358.
24 Les problèmes de gestion quotidienne côtoyaient lors de ces réunions, des enjeux de plus forte conséquence. C’est lors d’une de ces réunions des syndics qu’ils décidèrent par exemple de changer le solliciteur de la noblesse dont la vue était si faible qu’il peinait à reconnaître les gens sur la rue, C 107, fo 321vo, 17 janvier 1596.
25 C 107, fo 416, 26 février 1605.
26 C 107, fo 447, 25 octobre 1603.
27 C 107, fo 460vo, 12 septembre 1605.
28 Ibid., fo 729.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Le corps de la noblesse finance ses « affaires » grâce aux « cotes » qu’il impose à ses membres. Une cotisation est l’assise qui sert à établir la cote de chaque fief, en fonction des revenus qu’il rapporte. Selon les besoins d’argent du corps de la noblesse, on impose le nombre de « cotes » suffisant pour atteindre la somme nécessaire. On décide donc d’imposer deux, trois ou quatre cotes à la fois si l’on veut obtenir deux, trois ou quatre fois la somme rapportée quand chacun a payé sa cote. C’est aux syndics que revient la tâche de maintenir la cotisation à jour. Pour ce faire, ils peuvent entreprendre une « réforme » de la cotisation, c’est-à-dire une réévaluation complète de toutes les cotes, ou corriger, au fur et à mesure des plaintes qu’ils reçoivent, les injustices les plus flagrantes. Ils préparent eux-mêmes cette réforme qu’ils feront ensuite approuver par l’assemblée générale (C 107, fo 337vo, 25 janvier 1598 ; fo 348, 24 mai 1598 ; assemblée générale sur cette question, fo 359, 17 octobre 1598).
33 Pierre de Fauris a obtenu le quart de la juridiction et droits seigneuriaux de la seigneurie de Néoules dont le seigneur majeur est l’évêque de Marseille, auquel Pierre prête hommage le 15 juin 1607.
34 M. Z. Isnard, État documentaire, p. 330.
35 Ibid., p. 371.
36 C 107, fo 501.
37 Ibid., fo 506, 18 décembre 1607.
38 Ibid., fo 520vo.
39 Ibid., fo 527.
40 Ibid., fo 537.
41 Ibid., fo 549.
42 Ibid., fo 553.
43 Ibid., fo 573.
44 Ibid., fos 574-575.
45 Ibid., fo 574vo.
46 Ibid., fo 580.
47 Ibid., fos 592 sqq.
48 Dans une querelle de famille entre un frère et une sœur, le procureur de la sœur ne manque pas de rappeler au syndic de Saint-Vincent qu’il ne peut pas se mêler de l’affaire puisqu’il est lui-même avocat et conseil du frère. Récusé, le syndic quitte la salle, laissant les deux autres syndics traiter de la cause (C 107, fo 594).
49 C’est ce qui se passe en 1620, alors que Saint-Vincent fait convoquer une assemblée à laquelle se présentent trente-huit personnes, qui lui accordent l’autorisation de composer avec le clergé, pour mettre fin à un conflit qui n’en finit pas (C 107, fo 599).
50 C 107, fo 606.
51 Ibid., fo 614vo.
52 Ibid., fo 610.
53 Ibid., fo 685.
54 Ibid., fo 363, 28 avril 1599.
55 C’est ce que dit le comte de Carcès en 1607 quand on confirme le mandat du syndic de robe longue (C 107, fo 502 vo).
56 C 107, fo 379, 7 mai 1600. Cette double fonction du sieur de Fabrègues transparaît dans la direction qu’il donne à l’assemblée de la noblesse. Il insiste notamment sur l’importance de la présence des nobles aux États, comparant leur négligence avec l’assiduité des représentants du Tiers État qui profitent ainsi d’un avantage et ne font guère confiance aux gentilshommes. Il conduit ainsi l’assemblée à voter qu’on chargera le quadruple de leur cote aux nobles convoqués aux États qui ne s’y présenteront pas (ibid., fo 385).
57 Ibid., fo 729.
58 Son élection au poste d’assesseur ne s’était pas faite toute seule cependant et on avait d’abord rejeté trois candidatures, avant que la sienne soit finalement retenue par les Aixois, le 28 septembre 1624 (Archives municipales d’Aix-en-Provence [AMA], BB 99, fo 434).
59 Le premier consul qui avait présenté la candidature de Pierre de Fauris était le sieur de Valavoire.
60 AMA, BB 99, fo 484.
61 « Sy l’on entroyt en ces mérittes il n’y a fief ne jurisdiction en ceste province qui ne peult estre contraverssé, ny genthilhomme que pour émullation ou aultres moyens que l’assemblée peult considérer, ne feust en peyne de monstrer l’origine de son tiltre qui seroyt choze très préjudiciable à lad. noblesse » (C 107, fo 343vo, 8 mars 1598).
62 Ibid., fo 436, 3 juin 1602.
63 Ibid., fo 448vo, 25 octobre 1603.
64 Ibid., fo 727vo, 12 juin 1624.
65 Ibid., fo 713vo.
Auteur
Université Laval, Québec
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