Anciens moines contre nouveaux abstinents
L’abbaye de Clairvaux en 1624
p. 87-100
Texte intégral
1Alors que le concile de Trente a maintenu les ordres monastiques et les a obligés à revenir à leurs obligations fondamentales1, l’ordre de Cîteaux a pu apparaître au xviie siècle comme une force de conservation. Toutefois, le refus de certaines réformes ne signifie pas l’opposition à toute évolution, et les moines cisterciens du royaume de France sont partagés entre partisans et adversaires de la reformatio. Se pose en effet le problème des rapports entre les nouveaux moines abstinents (étroite ou stricte observance), qui veulent appliquer strictement la règle bénédictine, et les anciens profès (commune observance), qui refusent de réformer leurs usages antiques et les mitigations obtenues au fil des siècles. Un monastère illustre particulièrement l’acuité du conflit : Clairvaux. Sise dans le diocèse de Langres, dans le royaume de France, réputée pour le souvenir de saint Bernard, peu touchée par les guerres de Religion2, l’abbaye de Clairvaux3 est à l’automne 1624 le théâtre d’un affrontement violent autour d’une question centrale : suivant les décrets du concile de Trente, quelle doit être l’observance de la règle, commune selon les anciens moines, ou étroite selon les nouveaux abstinents ? Et, de ce fait, comment incorporer dans le couvent les nouveaux venus ? Deux personnages, l’oncle et le neveu, représentent chacune de ces tendances. Denis Largentier, abbé de Clairvaux de 1596 à 16244, apparaît comme l’un des supérieurs cisterciens les plus engagés en faveur de la réforme, l’un des premiers pères de l’étroite observance5. Son neveu, Claude Largentier, abbé de Clairvaux de 1624 à 1653, est en revanche un dirigeant conservateur, partisan de la commune observance, empressé à défaire l’œuvre patiemment construite par son oncle. La tension entre les deux positions s’articule autour du problème de l’intégration d’une nouvelle génération abstinente, au sein d’un ordre ancien : comment cohabitent les nouveaux moines, jeunes, rigoristes, pratiquant l’abstinence de viande et le travail manuel, ayant renouvelé leurs vœux, minoritaires mais déterminés, avec les anciens religieux, soucieux de conserver leurs privilèges, réfractaires au changement, majoritaires et détenant les charges abbatiales ? Denis Largentier, dirigeant actif en faveur de la réforme, soutenait les nouveaux observants. Sa mort ouvre une succession difficile à Clairvaux, et au terme d’une lutte acharnée, son neveu Claude lui succède6. Or dom Claude Largentier est « animé d’un esprit contraire à celui de son oncle7 » et favorise le point de vue des anciens de la commune observance. Clairvaux, précédemment moteur de la réforme et chef de file des abbayes de la stricte observance, bascule dans le camp conservateur. Cette querelle peut être mise en perspective d’abord par l’étude de l’incorporation8 de la génération nouvelle au sein de l’abbaye, puis par l’analyse de la querelle en elle-même, à l’automne 1624 et durant l’année 1625, dont le résultat pose la question de l’incorporation ou de la juxtaposition de deux types de moines.
DENIS LARGENTIER ET LA FORMATION DE L’ÉTROITE OBSERVANCE
2Les chocs de la première modernité ont profondément modifié les structures de l’ordre des cisterciens, créant dans le même temps des résistances chez les anciens. Sous l’abbatiat de Denis Largentier, qui a participé à l’élaboration de la doctrine réformée et à sa diffusion, Clairvaux a pris la tête des réformés. Dès 1605, c’est lui qui encourage la jeune génération avide de réforme, composée entre autres d’Étienne Maugier9, d’Octave Arnolfini10 ou d’un autre de ses neveux, Abraham Largentier11. L’abbé de Clairvaux, qui domine toutes les abbayes de sa filiation, entretient des liens étroits avec les promoteurs de la réforme12. Cette nouvelle génération veut promouvoir des pratiques nouvelles et organise un réseau d’abbayes réformées. Forte du soutien du roi de France, elle a besoin d’appuis institutionnels dans l’ordre de Cîteaux, et Denis Largentier ouvre largement les portes de son abbaye champenoise aux nouveaux observants13. La mère Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, écrit à l’abbé de Clairvaux pour l’encourager dans la réforme, et le 7 mai 1610 elle renouvelle ses vœux entre ses mains. Issu d’une famille ancienne de la ville de Troyes14, apparenté au bailli de cette ville, influent politiquement, Denis est porté à la députation lors des états généraux de 161415. Les liens entre l’abbaye et les Largentier sont anciens, puisque dès le 8 février 1470, Pierre Largentier obtient par bail emphytéotique un ensemble d’immeubles à Troyes16, appartenant aux riches possessions de l’abbaye dans cette ville17. Denis s’intéresse aussi au redressement économique de son abbaye, comme le montre le règlement pour le maître des œuvres, rédigé en 161918.
3Entre 1615 et 1621, Denis Largentier établit l’étroite observance à Clairvaux même19. De jeunes moines sont chargés de postes importants, comme la maîtrise des novices20, donnant à l’abbaye le rôle de chef des abbayes réformées. Suivant l’exemple de Clairvaux, des couvents de sa filiation choisissent la réforme. Le 5 avril 1616, l’abbé Denis nomme Étienne Maugier vicaire de la filiation de Clairvaux, étendant sa juridiction à l’ensemble des abbayes-filles de Clairvaux21. Le cardinal François de La Rochefoucauld, protecteur de l’ordre de Cîteaux et chargé par le pape de réformer les ordres religieux de France22, ne se trompe pas en voulant établir une congrégation des abbayes réformées, dirigée par Clairvaux, troisième fille de Cîteaux et rivale du Nouveau Monastère depuis le xiie siècle23. Denis a participé à la rédaction du premier règlement pour la réforme, le 11 mars 162324. L’objectif est d’établir une congrégation composée de l’abbaye de Clairvaux et de près de 60 autres maisons de la filiation d’icelle. En outre, il peut compter sur sa parenté nombreuse pour soutenir son action. Ainsi Jean-Baptiste Largentier (1584-1617), abbé de Mores, est un religieux réputé pour sa dévotion pieuse25. Pour continuer son œuvre, Denis délègue certaines tâches à son neveu Claude, bachelier en théologie, qu’il tient pour partisan de la réforme. Dès 1611, Claude est chargé d’une partie des affaires financières, notamment le recouvrement des contributions payées par les couvents et prieurés de la filiation de Clairvaux26. Peu à peu, alors que Denis prend de l’âge, Claude prend des fonctions plus importantes dans l’abbaye, jusqu’au poste de coadjuteur, promis à la succession de Denis27.
LA SUCCESSION DE DENIS LARGENTIER
4Cet épisode met en lumière les fortes tensions entre les deux groupes qui divisent Clairvaux, ceux qui ont suivi la réforme, et ceux qui la refusent. Afin de faire le choix d’un bon coadjuteur, Denis assemble en décembre 1620 quatre personnes de confiance, soutiens de la réforme, les abbés de Châtillon, de la Charmoie, de l’Étoile (alors maître des novices de Clairvaux)28 et le prieur de l’abbaye de Cheminon, pour délibérer de sa succession et proposer un coadjuteur. Le choix du religieux coadjuteur revêt une importance considérable, puisque le coadjuteur doit théoriquement succéder à l’abbé défunt. Les noms de cinq religieux sont mis en avant, dont celui de son neveu, Claude Largentier. Ce dernier est choisi comme coadjuteur, bien que Denis les conjure de ne pas avoir égard aux liens de parenté. Cette sélection faite, Denis se transporte à Cîteaux pour solliciter l’avis de l’Abbé général, Nicolas Boucherat, qui approuve l’élection d’un coadjuteur. Bien qu’il ne puisse présider cette élection en raison de l’inclémence du temps et de son indisposition, Nicolas Boucherat, lui-même partisan de la réforme, est heureux que Denis trouve un successeur capable de poursuivre son œuvre.
5Tandis que Claude est absent et retiré au prieuré des Rosiers29, l’impétrant est formellement élu au coadjutorat le 31 décembre 162030. Les réformés avaient leur candidat, l’abbé de la Charmoie Maugier, mais la majorité des moines le rejettent, par crainte d’une direction trop proche des abstinents31. Les religieux de Clairvaux assemblés écrivent au cardinal de La Rochefoucauld pour défendre le choix de Claude et faire agréer par le roi cette élection32. Le 11 mars 1621, Louis XIII confirme Claude Largentier à la charge de coadjuteur33, mais les relations entre l’oncle et le neveu sont rapidement empreintes de défiance34. Denis demande à Claude d’achever son œuvre et de faire retourner à l’abstinence ses moines, ce à quoi le coadjuteur répond qu’il serait
malaisé qu’il pût mettre fin en son commencement, ce que l’abbé de Clairvaux n’avait pu faire avec l’autorité qu’il s’était acquise durant vingt-quatre ans qu’il avait gouverné l’abbaye35.
6Informé par Maugier36, Denis comprend que son neveu est peu enclin à favoriser les réformés37. Il est même question de révoquer le brevet de coadjuteur, et de réduire à cinq années le siège électif de Clairvaux38. Ce premier conflit autour de la charge de coadjuteur trace une ligne de partage dans la communauté de Clairvaux39 : d’une part, une majorité de religieux sinon conservateurs, du moins réservés quant à une réforme portée par de jeunes moines40, et d’autre part, une minorité d’abstinents41. Ces derniers sont soutenus par des réformés étrangers, assimilés aux hérétiques protestants, qui « sont allés chercher de l’aide en Allemagne, pour planter leur évangile à coup de pistolets, et ensevelir la vraie piété dans la ruine de l’État42 », se comportant en « soldats de la garnison de la Rochelle ou de Montauban43 ». Les deux clans ont coexisté et même cohabité du vivant de Denis, du fait de son autorité paternelle forte.
L’ÉLECTION DE CLAUDE LARGENTIER
7Le vendredi 25 octobre 1624, Denis Largentier meurt à Orval, alors qu’il visitait l’abbaye luxembourgeoise, rénovée et réformée par Bernard de Montgaillard44. Il laisse un souvenir de haute vertu, proportionné à ses mérites personnels, à sa dévotion, et à la direction sage et mesurée des abbayes de sa filiation45. Toutefois, les tensions perceptibles lors des dernières années de son abbatiat se développent dès la fin du mois d’octobre 162446. À l’annonce de la mort de Denis, l’Abbé de Cîteaux, père immédiat de l’abbaye vacante, envoie un père de l’ordre à Clairvaux pour surveiller la préparation de l’élection47. Le camp des réformés charge le prieur de Clairvaux, dom Denis de la Hupproye, d’effectuer divers voyages à Paris et à Dijon, pour gagner le soutien des autorités ecclésiastiques et politiques48. Ces manœuvres sont exécutées sans la permission du commissaire envoyé par l’Abbé de Cîteaux, pourtant favorable à une réforme modérée. Les abstinents se réunissent en plusieurs assemblées secrètes au retour du prieur réformé, qui doit
comparaître personnellement par-devant le sieur Abbé de Cîteaux, pour dire les causes de ses rébellions et désobéissances. Le prieur répond avec un grand mépris qu’il n’ira pas, les autres réformés disent qu’ils ne veulent pas qu’il y aille, qu’ils sortiront plutôt de la maison avec lui, et que l’on les en tirera par les pieds49.
8Le groupe des réformés s’oppose à l’abbé commissaire et refusent de reconnaître son autorité, le jugeant trop proche de Claude. Ce dernier a rencontré Étienne Maugier à Paris,
qui était aux aguets, auquel néanmoins il se découvre franchement, l’avertit du décès du défunt, et le prie de ne travailler d’avantage, et de ne consommer la maison de Clairvaux en frais inutiles50.
9Les réformés, qui connaissent les réticences de Claude envers leurs idées, apparaissent largement minoritaires au sein de l’abbaye, et les offices qu’ils détiennent de trop peu de poids pour peser contre les anciens51. Le vicaire général suspend le prieur rebelle de sa charge, ce qui est confirmé par l’Abbé de Cîteaux ; Denis de la Hupproye demeure interdit et suspendu a divinis avec défenses aux religieux de Clairvaux de le reconnaître52. La scission entre les deux observances est manifeste.
10Le conflit provoque des altercations lors de l’assemblée capitulaire, car l’intégration des réformés était plus apparente que réelle. Au moment de la suspension du sous-prieur abstinent, les réformés se rassemblent dans le chapitre, et la réunion se transforme en un pugilat violent53. Cette rixe a été consignée sur procès-verbal par les moines anciens : alors que les réformés sont attablés, « ils sortent tous comme des sangliers de leur bauge, se ruent à coups de pieds et à coups de poings » sur leurs ennemis54. La minorité est conduite par un religieux de forte corpulence,
qui fut si effronté de dire en pleine salle : Est-il besoin de se battre ?, levant les bras et le poing, puis disant : Toucherai-je ?, ce qui apporta tant d’étonnement, que si les anciens, qui étaient en plus grand nombre, quatre contre un[55], n’eussent été mieux instruits, il en fût arrivé des inconvénients qu’il vaut mieux taire que dire56.
11Le triomphe des anciens est net, leur surnombre permettant l’expulsion manu militari des réformés de la salle capitulaire57.
12Alors même que croît le nombre des monastères de la stricte observance, leur exclusion signe la fin de la cohabitation entre la minorité abstinente et la majorité conservatrice à Clairvaux. Toutefois, la réforme n’est que rarement critiquée en tant que telle par les conservateurs, qui mettent en cause l’attitude de certains abstinents58. L’élection solennelle canonique, à la manière accoutumée, désigne sans surprise Claude Largentier, confirmé par le brevet du roi le 11 novembre 162459. Cinq jours plus tard, les religieux conservateurs de Clairvaux doivent interdire l’enclos du monastère, conformément aux instructions de l’Abbé Boucherat, devant les officiers royaux prétextant la vacance de l’abbaye pour exercer le privilège de garde-gardienne de l’abbaye60.
L’APPEL AUX AUTORITÉS EXTÉRIEURES
13L’échec de l’incorporation des réformés dans la communauté de Clairvaux les prive du soutien de l’Abbé général61, et les conduit à en appeler au cardinal de La Rochefoucauld62. Ils lui présentent une requête le 5 décembre 1624 demandant le refus de la confirmation du nouvel abbé et le maintien des choses en l’état antérieur à l’élection63. Afin de protéger la réforme, le cardinal rend une ordonnance le 4 janvier 162564. Aux mois de décembre et de janvier, la lutte se poursuit à Paris, entre Claude Largentier, abbé élu, et Étienne Maugier, candidat malheureux65. Dans l’abbaye, les abstinents qui sont restés sont l’objet de menaces d’emprisonnement en cas d’opposition66. Le 8 avril 1625, La Rochefoucauld confie à l’évêque de Langres, Sébastien Zamet, le rétablissement de la réforme introduite par Denis Largentier à Clairvaux67. Cependant, considérant que cet acte empiète sur la juridiction propre de l’ordre, qui est exempt de la juridiction épiscopale ordinaire, les moines conservateurs forment un appel comme d’abus auprès du parlement de Paris68. Ils obtiennent un arrêt favorable à leur cause, car le Parlement est trop heureux de dire son mot dans la réformation des ordres religieux69. Le 29 avril 1625, ils interdisent l’entrée du couvent à l’évêque, qui se présente comme subdélégué du cardinal70. Le nouvel abbé est si confiant qu’il peut, le même jour, vaquer à Paris, sûr de la solidarité de ses religieux avec son point de vue, et cherchant le soutien des autres abbés71.
14La commune observance domine largement l’étroite observance à Clairvaux, non seulement par le nombre même des anciens, mais aussi par l’insertion ancienne dans le réseau politique et parlementaire. La structure et la force de la communauté résident dans la cohérence de ses positions religieuses. Claude Largentier est fort de l’appui du parlement de Paris, qui refuse cette « congrégation à l’espagnole72 ». Or, depuis le xvie siècle au moins, les supérieurs cisterciens ont vivement combattu la division de l’ordre en congrégations nationales. Du point de vue des réformés, l’appel aux autorités ecclésiastiques et politiques est un échec, dans la mesure où il est difficilement possible de modifier de l’extérieur une telle institution73. On se méfie de l’extérieur, dans un lieu clos où le visiteur n’est pas toujours le bienvenu74. La couronne est occupée à d’autres problèmes politiques, le cardinal de La Rochefoucauld est impuissant à promouvoir une nouvelle élection75, et le zèle de Sébastien Zamet ne suffit pas à déraciner les conservateurs76. On peut dès lors constater les résultats du choc des deux observances dans une communauté monastique réglée par des coutumes et une tradition séculaire : l’incorporation d’une minorité peut ne durer qu’un temps fort bref, et Clairvaux, phare de la réforme sous Denis, devient un bastion de la commune observance du temps de Claude77 et de ses successeurs. À la fin du siècle, le ralliement aux anciens n’empêche pas l’abbaye d’être un exemple de piété, y compris pour le réformateur de la Trappe78.
15Suite à la rencontre brutale des deux observances monastiques à Clairvaux, on peut conclure à l’échec de l’une, ou au triomphe de l’autre. À partir de cet exemple, il paraît utile de s’interroger sur les conséquences de la présence de la génération nouvelle, dont les pratiques spirituelles sont renouvelées, sur l’organisation de l’ordre cistercien. À Clairvaux, cette opposition violente conduit l’établissement à une transition entre deux modèles, entre deux configurations de pouvoir, celui de la « structure simple79 », dominée par la personnalité du fondateur (ici Denis Largentier), à une forme plus complexe, par crainte du schisme80. Cela explique à la fois l’expulsion du corps étranger le plus extrémiste, sans quoi la communauté monastique est en danger, la cohabitation entre les deux observances, y compris au sein d’un même couvent, et la possibilité de changement individuel, de parcours d’une observance à l’autre81. Il faut souligner aussi la continuité administrative, illustrée par le cas du secrétaire de l’abbé Denis, qui est reconduit dans ses fonctions par Claude. Étienne Bourgoin, religieux fidèle à Denis et à ses actes de réforme82, poursuit durant de longues années ses fonctions épistolaires et administratives au service de Claude83. Le service de la communauté appelle la continuité, malgré les perturbations du secrétariat lors du conflit84.
16La question se pose du sens et de la portée de cet exemple au sein de l’ordre, exemple qui paraît minoritaire, sur le nombre d’abbayes réformées, environ une soixantaine à la fin du xviie siècle. Le cas de Clairvaux doit être rapproché de celui de Cîteaux85, en raison des enjeux institutionnels, c’est-à-dire la maîtrise sur l’une des filiations majeures de l’ordre. Le corps étranger est expulsé au cours d’une rude bataille, car le siège claravallien recouvre une importance stratégique. Sa filiation, supérieure numériquement à celle de Cîteaux, lui donne le contrôle sur des abbayes nombreuses86. En outre, son rôle de définiteur dans le chapitre général revêt une grande importance pour emporter la décision, lorsque l’assemblée des pères hésite sur la conduite à tenir. Enfin, le prestige particulier du siège de saint Bernard explique en partie l’acuité du conflit87. Si les abstinents étaient impatients de contrôler Clairvaux, les anciens étaient particulièrement décidés à contrer cette offensive, en refusant d’en laisser au soin des réformés le contrôle. Les tentatives d’incorporation des réformés ébranlent l’équilibre de la communauté monastique. Tracer le tableau de l’incorporation de réformés dans le réseau monastique cistercien au début du xviie siècle pose en conséquence la question de l’intensité du conflit, de sa résolution dans un compromis fragile : si la situation redevient calme à Clairvaux, le conflit des observances affecte l’ordre jusqu’à la fin du xviie siècle88.
Notes de bas de page
1 Par le décret De reformatione de regularibus et monialibus du 3 décembre 1563, les prescriptions essentielles de la vie régulière sont réimposées : la clôture, notamment pour les moniales, la profession par des vœux, la pratique individuelle de la pauvreté et la prohibition de toute rente personnelle, l’obligation de tenir des chapitres généraux et provinciaux, l’inspection régulière des établissements.
2 Malgré la menace des reîtres allemands, campant en septembre 1587 devant Clairvaux, le pillage est évité grâce, notamment, à la brusque montée de l’Aube et à la venue de l’armée du duc de Guise, gouverneur de Champagne. Contrairement à sa mère, Cîteaux, et à de nombreuses autres abbayes cisterciennes, Clairvaux ne subit pas directement les ravages des guerres de Religion.
3 J. Laurent et F. Claudon, Abbayes et prieurés de l’ancienne France, pp. 308-344 ; J.-M. Canivez, « Clairvaux », col. 1050-1061. Au début du xviie siècle, Clairvaux compte environ soixante-dix religieux, puis une centaine vers 1624.
4 Né le 14 septembre 1557, religieux profès de Clairvaux, docteur en théologie, procureur général de l’ordre de Cîteaux en cour de Rome, vicaire de l’Abbé de Cîteaux, il succède à Loup Le Mire, qui résigne sa charge et meurt le 17 octobre 1596.
5 Sur les débuts de l’étroite observance, voir L. Lekai, The Rise of the Cistercian Strict Observance, pp. 27-38 ; J.-L. Cousinat, « Les initiateurs ».
6 Trois imprimés contemporains éclairent ce problème et donnent un récit circonstancié de la lutte : Cl. Largentier, Remontrance très humble faite au roi ; Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi ; Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre. Ces trois libelles, dont le ton comme les positions indiquent l’appartenance à la commune observance, doivent être pondérés à la fois par les sources d’archives et par les récits postérieurs des membres de l’étroite observance. Sur la datation et les exemplaires de ces imprimés, voir L. Lekai, « A Bibliography of Seventeenth Century Pamphlets », p. 109, nos 8, 9 et 10. L’exemplaire des Remontrances très humbles au roi conservé aux Archives départementales (AD) de l’Aube, 3 H 266, comporte les 38 signatures originales des moines claravalliens.
7 Factum pour les abbés, prieurs et religieux de l’étroite observance, p. 4.
8 Le terme est utilisé dans les documents contemporains pour désigner l’intégration d’un moine particulier au sein d’une communauté religieuse déjà constituée. Voir AD du Nord, 28 H 12, no 333 : D. Largentier, « Permission à dom César de Cheminon de promettre sa stabilité à Igny », Clairvaux, 7 novembre 1617.
9 C. Garda, « Le premier chef des cisterciens réformés ». Né à Châteaudun, Étienne Maugier entre au monastère cistercien de l’Aumône et obtient le grade de bachelier en théologie en 1594, après des études au collège Saint-Bernard de Paris.
10 Nommé abbé commendataire par Henri IV, Octave Arnolfini (1579-1641) entreprend de réformer l’abbaye de la Charmoie, en Champagne.
11 Bibliothèque municipale (BM) de Troyes, ms. 2 765, no 2, fo 2vo. Abraham Largentier (1575- 1606) est le fils du noble homme Yves Largentier, conseiller pour le roi à Troyes. Voir P. Zakar, Histoire de la stricte observance, p. 142, note 2. Le rôle d’Abraham Largentier dans la formation de l’étroite observance est mineur, du fait de sa mort précoce.
12 Sur les liens entre Denis Largentier et Octave Arnolfini, voir, par exemple, la lettre du 25 avril 1605 (AD de la Meuse, 14 H 2, no 60). Dans ce courrier écrit de Clairvaux, Denis Largentier fait part à Arnolfini de la formation de son neveu Abraham au collège Saint-Bernard de Paris.
13 Ainsi, le 23 septembre 1609, Denis nomme Étienne Maugier vicaire pour les provinces de Vermandois, de Champagne et pour le diocèse de Soissons, chargé de visiter, réformer et ramener à l’observance les monastères d’homme et de femme (AD de la Marne, 16 H 5, no 2 ; P. Zakar, Histoire de la stricte observance, p. 142, note 3).
14 Sur la famille Largentier, installée à Troyes dès la fin du xive siècle, voir A. Roserot, « Étude sur la famille Largentier », pp. 33-67. Ainsi, Nicolas Largentier, d’abord simple marchand puis bourgeois de Troyes, capitaine de la milice bourgeoise en 1574, prévôt de Troyes et du bailliage civil et criminel du Vermandois au siège de Reims, tabellion de Reims et de Châlons-en-Champagne, est-il un traitant enrichi sous le règne d’Henri IV (L. Mouton, « Deux financiers au temps de Sully », pp. 65-104).
15 A. Duranthon, Collection des procès-verbaux, t. II, p. 62. Député du bailliage de Chaumont-en-Bassigny au gouvernement de Champagne, Denis Largentier participe à l’ouverture des états généraux en octobre 1614.
16 AD de l’Aube, 3 H 47 ; A. Roserot, « Étude sur la famille Largentier », pp. 35-37. L’abbaye de Clairvaux donne, par bail emphytéotique, l’hôtel de Clairvaux, qu’elle possède à Troyes, à Pierre Largentier, teinturier, à Gillette, sa femme, et à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Le bail est renouvelé avant son expiration par les descendants, jusqu’en 1657.
17 Depuis le xiie siècle, Clairvaux a investi dans les villes de Bar-sur-Aube, de Troyes et de Provins, constituant un capital foncier et immobilier important. L’influence de la famille Largentier décline à partir du milieu du xviie siècle, jusqu’à la saisie des biens dans les années 1660. Voir L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne, pp. 209-210.
18 Les prescriptions concernant le travail de contrôle et de gestion du maître des œuvres, officier chargé de l’entretien des bâtiments et de la surveillance des frères convers, ont été éditées par M. Miguet, « Le travail des convers et des laïcs ».
19 La date traditionnelle de l’introduction des réformés à Clairvaux est celle de 1615. Voir, par exemple, P. Hélyot, Histoire des ordres monastiques, t. V, p. 423. Selon ce dernier auteur, Denis Largentier « commença par son abbaye l’an 1615, et après en avoir banni les abus et les scandales, il y rétablit les anciennes austérités de l’ordre, c’est-à-dire l’abstinence perpétuelle de la viande, le jeûne continuel depuis la fête de l’exaltation de la Sainte Croix, les paillasses pour les lits, la simplicité des habits, les chemises de serge, le travail des mains, le silence exact, les veilles et autres semblables exercices de pénitence ». Toutefois, le père Zakar a critiqué cette date, plaçant l’introduction de jeunes réformés, notamment étrangers, vers 1621 (P. Zakar, Histoire de la stricte observance, p. 153, note 2).
20 La question des novices est importante, dans la mesure où la qualité de la formation est décisive dans le choix des jeunes moines pour l’une des deux observances. Ainsi, après des études classiques au collège des jésuites de Verdun, puis des études cléricales au collège Saint-Bernard de Paris, Jérôme Petit, religieux de Montier-en-Argonne (diocèse de Châlons-en-Champagne), est promu par Denis Largentier à la maîtrise des novices de Clairvaux. Par la suite, Jérôme Petit réforme l’abbaye de l’Étoile (Cl. Garda, « Vie inédite de dom Jérôme Petit »).
21 AD de la Marne, 16 H 5, no 3. Lettre de dom Denis Largentier, donnant autorisation et mission à dom Maugier de visiter, réformer et ramener à l’observance les monastères d’homme et de femme, 5 avril 1616. Cet acte a pu s’entendre comme l’institution d’une congrégation claravallienne, indépendante des supérieurs cisterciens, à la fois du père immédiat de Clairvaux (Cîteaux), mais aussi du chapitre général.
22 Sur l’autorité et le rayonnement du cardinal, voir J. Bergin, Cardinal de La Rochefoucauld. Évêque de Senlis en 1614, protecteur de l’ordre de Cîteaux depuis 1616, abbé commendataire de Sainte-Geneviève en 1619, il est nommé visiteur apostolique des ordres bénédictins par le bref Speculatores Domus Israel de Grégoire XV, le 8 avril 1622. Sa commission comprend conséquemment la réformation en France des ordres de Saint-Benoît, Saint-Augustin, de Cîteaux et de Cluny.
23 Datées de 1615 à 1623 et conservées à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG), ms. 3 247, huit lettres de Denis Largentier au cardinal de La Rochefoucauld illustrent la collaboration entre les deux hommes pour mettre fin aux abus qui règnent dans certaines abbayes, comme dans celle de Fervaques.
24 Articles faits par l’ordonnance de monseigneur le Cardinal de La Rochefoucauld. Les articles sont signés par le cardinal, l’Abbé de Cîteaux Nicolas Boucherat, l’abbé de Clairvaux Denis, l’abbé de Châtillon Octave Arnolfini, l’abbé de l’Étoile Jérôme Petit, le prieur de Cheminon Jean Picart, l’abbé de la Charmoie Maugier, et des religieux d’autres ordres.
25 Il meurt en août 1617. Sa réputation est telle que son souvenir est conservé dans le procès-verbal fait en 1744 à l’abbaye de Mores par dom Guiton, visiteur des abbayes cisterciennes de la filiation de Clairvaux (BM de Troyes, ms. 2 765, no 1, fo 14).
26 AD de l’Aube, 3 H 150, no 1. Le mémoire des contributions de Claude Largentier, qui a été commis le 20 juin 1611, mentionne la liste des abbayes contributives et les sommes afférentes.
27 Le coadjuteur est souvent qualifié d’« abbé désigné de Clairvaux », soulignant qu’il est le successeur qui a la faveur de l’abbé titulaire. Voir, par exemple, Religieux de Clairvaux, Raisons et moyens proposés au roi, p. 10.
28 Suivant les sources hagiographiques, Jérôme Petit a très tôt réputation de vertu et de sainteté. D’après le manuscrit édité par Cl. Garda, « Vie inédite de dom Jérôme Petit », p. 46 ; Bibliothèque nationale de France (BNF), ms. fr. 20 893, fo 115vo : « aussitôt qu’il fut arrivé à Clairvaux, on lui donna la charge de maître des novices, où il se comporta si saintement qu’en peu de temps l’abbaye de Clairvaux ressemblait être dans sa première splendeur, comme du temps de saint Bernard ». Quelques mois plus tard, en décembre 1621, Jérôme Petit prend possession de l’abbaye de l’Étoile. Le 4 octobre 1624, la dernière lettre de Denis Largentier à Jérôme Petit montre son affection filiale pour l’abbé de l’Étoile, qui était devenu, malgré la différence d’âge, son maître et directeur de conscience.
29 Prieuré titulaire des Rosiers ou de Rosières, fondé par Clairvaux en Champagne.
30 Deux religieux sont députés pour porter la nouvelle au coadjuteur élu, mais ils en sont empêchés et Denis écrit la nouvelle à son neveu, pour qu’il se rende à Clairvaux, et « lui mande, que David se contenta de préparer les pierres et le bois, et que ce serait à lui de faire le reste » (Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 10).
31 Au surplus, les historiens ont souvent relevé le caractère irritant, voire agressif, de dom Maugier, qui a largement nui à la cause qu’il défendait, prenant pour source les attaques de la commune observance. « Tant de sévérité reflète, si l’on y regarde de près, l’animosité qui visait dom Étienne Maugier de son vivant » (Cl. Garda, « Le premier chef des cisterciens réformés », p. 319, qui se fonde notamment sur une relation manuscrite de la vie de Maugier [BNF, ms. fr. 20 892, fos 71-78]).
32 BSG, ms. 3 247, fos 36ro-vo, lettre du 19 février 1621.
33 Une fois le brevet obtenu, le coadjuteur prononce le serment et la profession de foi entre les mains de l’évêque de Troyes. L’information de la vie et des mœurs de Claude Largentier est envoyée à Rome pour en faire expédier les bulles, avec lettres de recommandation du roi, au pape et à l’ambassadeur du roi le duc François-Annibal d’Estrées, marquis de Cœuvres. Voir l’enquête biographique par l’évêque de Troyes René de Breslay, 3 mai 1621, dans Archivio Segreto Vaticano (ASV), Processus consistoriales, 22, fos 146ro-164vo.
34 À son neveu, nouvellement élu coadjuteur de Clairvaux, l’abbé Denis rédige une lettre critique le 11 juin 1621, expliquant que certains moines ont voté pour lui « sous l’espérance que le coadjuteur les en dispenserait après son décès » (Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 15). Claude assure son oncle qu’il ne s’est pas départi de ses intentions réformatrices, et qu’il est prêt à renoncer à sa charge s’il le lui demande.
35 Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 13.
36 Au xviiie siècle, une partie de l’historiographie cistercienne reprend les reproches de Maugier et accuse avec virulence Claude Largentier d’avoir été l’un des persécuteurs de la stricte observance naissante. Ainsi, dom Gervaise qualifie de « honteuse apostasie, qui fait trembler lorsqu’on a un peu de foi et de religion », le changement de Claude Largentier, qui aurait exercé « des cruautés qui font horreur » contre les réformés (F.-A. Gervaise, Histoire de la réforme générale, p. 109).
37 Pour l’abbé Chauvet, Claude a agi « en homme sage et prudent » en refusant de porter la division sur un sujet sensible (A. Chauvet, « La famille Largentier », p. 254).
38 BSG, ms. 3 247, fo 50ro. Copie du brevet de la révocation de celui pour la coadjutorerie de l’abbaye de Clairvaux, 5 février 1623, selon lequel « le plus prompt moyen de rétablir ladite réforme est de réduire à cinq ans l’état électif à vie qui est en ladite abbaye » de Clairvaux. Pour ce faire, il faut révoquer la coadjutorerie qui avait été accordée à dom Claude Largentier.
39 Dans l’un de ses premiers articles, le père L. Lekai soulignait que l’élection du coadjuteur de Clairvaux en 1621 était le premier affrontement ouvert entre les deux observances. L. Lekai, « Cardinal La Rochefoucauld and the Cistercian Reform », p. 429.
40 L’assimilation entre jeunesse et parti de l’étroite observance d’une part, et ancienneté et parti de la commune observance d’autre part, doit être nuancée. Le fait que le nom des partisans de la commune observance (les « anciens ») amène une confusion de ce type dans les sources cisterciennes ne doit pas conduire à oublier l’existence de partisans âgés de la réforme ou de jeunes moines proches de l’ancienne observance.
41 Ces moines ont signé une déclaration de réforme le 12 mars 1622, reproduite par P. Zakar, Histoire de la stricte observance, pp. 152-155. Rédigée sans doute par Arnolfini, cette déclaration propose l’observance intégrale de la règle de Saint-Benoît (Aspiravimus in integram sanctae regulae nostrae observantiam), notamment l’abstinence perpétuelle de viande.
42 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, pp. 12-13 : « Comme les religionnaires [les protestants] sont allés chercher de l’aide en Allemagne, pour planter leur évangile à coup de pistolets, et ensevelir la vraie piété dans la ruine de l’État, ces gens-ci [les abstinents] ont amassé une poignée d’Irlandais, appellent à leur secours des congrégations espagnoles, faisant en cela un dommage à l’État de la France irréparable. »
43 Selon la même source anti-abstinent, à ce moment-là, « dix ou douze religieux, la plupart Irlandais, s’y [à Clairvaux] comportaient avec une telle désobéissance et mépris de tous leurs chefs et supérieurs que l’on croirait que ce sont des soldats de la garnison de la Rochelle ou de Montauban » (Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 29). En 1632, on accuse Joseph Arnolfini, neveu d’Octave, de vouloir réformer le collège des Bernardins de Paris en le remplissant des mêmes Irlandais.
44 En août 1614, Denis a visité Orval, constatant les progrès de la régularité et de la piété. Ajoutant quelques recommandations (défense de jouer de l’orgue aux messes sans Gloria in excelsis ; discipline lors du carême ; usage des vêtements en laine ; vœu de pauvreté ; silence ; réserve envers les étrangers), Denis est heureux du nouvel esprit de ferveur qui a repeuplé Orval. Sur le rôle de Bernard de Montgaillard, voir P.-C. Grégoire, « Les trois réformes de l’abbaye d’Orval », pp. 115-132.
45 Denis Largentier tombe malade alors qu’il revient « dans le cours de la visite qu’il faisait dans les Pays-Bas en l’an 1624, en si grande odeur de sainteté que les historiens étrangers de cet ordre lui ont donné place honorable dans leurs ménologes » (Réponse à une prétendue raison d’État, p. 4). Il est enterré à Orval, à l’entrée du presbytère ; son cœur est rapporté à Clairvaux et placé dans le cloître. Dès 1630, il intègre en bonne place le ménologe de l’ordre rédigé par Chrysostome Henriquez.
46 Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 25 : « L’abbé de Clairvaux tombe malade en l’abbaye d’Orval, pays de Luxembourg, le coadjuteur [Claude Largentier] y est mandé, l’abbé de Clairvaux lui donne sa bénédiction en présence de l’abbé de Châtillon, lequel offrit au coadjuteur l’assistance de sa personne et de ses moyens. »
47 La présence d’un supérieur (abbatial ou épiscopal) introduit une tension supplémentaire en favorisant une des parties en présence, perturbant l’équilibre de la communauté (J. Sayers, « Violence in the Medieval Cloister », p. 534, note 7).
48 Denis de la Hupproye appartient à une famille ancienne de Troyes. Les Hupproye de Chanteloup sont encore mentionnés dans le bailliage de Troyes au xviiie siècle (BM de Troyes, ms. 2 977, no 1189).
49 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 32.
50 Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 25.
51 Le premier officiel temporel de l’abbaye est le cellérier dom Edme Audry, qui contrarie ouvertement l’étroite observance.
52 Devant l’ampleur du scandale, l’Abbé de Cîteaux députe l’abbé de la Ferté, un des premiers pères de l’ordre, l’abbé de Sept-Fons, procureur général, et le prieur de Cîteaux, qui se transportent à Clairvaux.
53 Sur la violence dans les monastères, voir Th. Füser, Mönche im Konflikt. Le père Anselme Dimier a recensé les principaux cas de violence qui ont affecté l’ordre blanc (A. Dimier, « Violences, rixes et homicides chez les cisterciens »).
54 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 34 : « Et comme l’on fermait la porte pour les empêcher de courir plus avant, ils vont à tête baissée heurter à la chambre de l’abbé de la Ferté, veulent enfoncer la porte. » Ils sont au dernier instant empêchés de commettre le pire.
55 L’estimation du rapport de un à quatre paraît juste dans la mesure où, lors du chapitre assemblé à Clairvaux, les abstinents sont entre douze et quinze à Clairvaux, soit une petite quinzaine contre soixante religieux environ. Une autre source contemporaine porte à une vingtaine le nombre de réformés et à quatre-vingt celui des anciens, selon que l’on compte les profès physiquement présents à l’abbaye, ou ceux qui appartiennent à la communauté, et qui peuvent être amenés à des visites ou à des charges dans d’autres maisons de l’ordre (Religieux de Clairvaux, Raisons et moyens proposés au roi, p. 15).
56 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, pp. 34-35.
57 Quelques années plus tard, une expulsion du même type peut être relevée dans l’ordre de Cîteaux, au moment où le cardinal de Richelieu, élu Abbé de Cîteaux le 19 novembre 1635, introduit des réformés dans l’abbaye-mère et expulse un grand nombre d’anciens, ne laissant que quelques conservateurs.
58 Ainsi, un religieux de la stricte observance est arrêté à Clairvaux avec « dans ses poches les fables d’Ésope, qui est un livre fort propre pour parvenir à une bonne réformation ». Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 34.
59 Cl. Largentier, Remontrance très humble faite au roi, p. 2.
60 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, pp. 6-9 : « Nous, religieux et couvent de l’abbaye de Clairvaux, ordre de Cîteaux, au diocèse de Langres, certifions à tous qu’il appartiendra que ce-jourd’hui 16e novembre 1624, nous étant capitulairement assemblés, notre vénérable prieur, dom Denis de la Hupproye, nous a fait entendre que messieurs les gens du roi, du bailliage de Chaumont, étaient arrivés au jour d’hier, dans la basse-cour de notre monastère, demandant entrer dans nos cloîtres et autres lieux réguliers, pour faire inventaire des biens meubles, qui se trouveraient, prétendant notre dit monastère être vacant par la mort de feu monsieur notre défunt abbé, et par conséquent établir commissaire, sur lesdits biens et meubles. » Les conservateurs contestent la vacance de l’abbaye, et prétextent l’élection de Claude.
61 BSG, ms. 3 247, fo 94ro. Lettre de Boucherat à Maugier, 16 décembre 1624, dans laquelle l’Abbé de Cîteaux « porte avec beaucoup de regret que la maison de Clairvaux soit en division, et à mon jugement il n’y a pas sujet légitime en dom Claude Largentier pour le rejeter de l’élection faite de sa personne. […] Et quant au procédé de l’acte de l’élection, il s’est fait avec toutes les solennités requises selon nos us et coutumes pratiquées et observées dès le commencement de l’ordre ».
62 C’est le sous-prieur de Clairvaux, le frère Benoît Lavandier, qui se charge de quêter dès l’automne 1624 le soutien du cardinal. Le même Lavandier, réformé en 1624, est mentionné dans l’inventaire du 14 mai 1640, à Clairvaux, aux côtés de l’abbé Claude Largentier. Benoît Lavandier a perdu sa charge de sous-prieur, mais il est mentionné dans le même acte que le sous-prieur et grand sacristain. La participation à l’inventaire du trésor de l’abbaye montre l’intégration d’un ancien réformé auprès d’un abbé conservateur (J.-J. Vernier, « Inventaire du trésor et de la sacristie », p. 4).
63 M.-M. de la Morinière, Les vertus du vrai prélat, pp. 618-619. Les réformés « avaient juste sujet de craindre que le gouvernement dudit monastère ne vint à tomber entre les mains de quelque personne peu affectionnée à ladite [stricte] observance, et qui n’eût pas les qualités nécessaires à la maintenir ».
64 Copie manuscrite dans BSG, ms. 3 247, fos 83ro-vo ; P. Hélyot, Histoire des ordres monastiques, p. 426. La Rochefoucauld fait expédier une ordonnance « portant défense de ne rien innover en la conduite de l’abbaye, avec une commission adressée à l’évêque de Langres, pour se transporter sur les lieux et faire cesser les troubles qui y étaient ».
65 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 19. Selon le récit des anciens, l’abbé de la Charmoie, « frère Étienne Maugier, poussé d’un mauvais génie, violant la foi que l’on se promettait de lui, court vers le cardinal de La Rochefoucauld, l’on va au Louvre, l’on importune le roi, l’on obtient lettres pour empêcher l’expédition de l’abbé élu en cour de Rome, et surséance des brevets qui avaient été expédiés ». Aux manœuvres de l’abbé de la Charmoie répondent celles de Claude.
66 Dans les premiers mois de 1625, le procureur, dom Guillaume Genetel, est menacé à plusieurs reprises de la prison (il demande au cardinal protection et « assurance tant corporelle que spirituelle »), et seul le paiement d’une caution empêche son arrestation comme rebelle et contrevenant aux commandements de l’Abbé de Cîteaux par le lieutenant de courte-robe de la ville de Troyes (voir BSG, ms. 3 247, fos 93ro-vo).
67 Une copie de la commission adressée à l’évêque de Langres se trouve à la BSG, ms. 3 247, fos 96ro-vo. Sur l’évêque réformateur, voir L. Prunel, Sébastien Zamet, évêque-duc de Langres.
68 Religieux de Clairvaux, Remontrances très humbles au roi, p. 36. La protection des droits des supérieurs de l’ordre, et d’abord de l’Abbé général, explique la critique radicale de l’ordonnance cardinalice : « Il n’est pas croyable que monseigneur le cardinal ait voulu renverser ce qui a été ordonné par le sieur Abbé de Cîteaux, supérieur de l’ordre. […] Si son bref lui donne pouvoir de visiter et réformer, il ne lui baille pas une juridiction perpétuelle pour renverser l’autorité du supérieur de l’ordre et ses jugements. » En effet, « si les choses eussent été conduites en cette forme, et que monseigneur le cardinal se fut transporté en l’abbaye de Clairvaux, il y eût vu un tel ordre, la discipline régulière si bien observée, le service si bien célébré, les religieux si bien instruits, et la piété tellement pratiquée qu’il eût reçu tout contentement » (ibid., pp. 29-30).
69 Arrêt du 25 avril 1625, selon lequel les ordonnances cardinalices « sont à la ruine de la maison de Clairvaux ». L’extrait des registres du Parlement est reproduit dans Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, pp. 67-70.
70 Religieux de Clairvaux, Réponse à une lettre, p. 71. Les religieux lui signifient l’arrêt du parlement du 25 avril, mais l’évêque n’a pas « voulu prendre copie, qui a été jetée par le sergent dans son carrosse ». En outre, l’évêque délaisse d’écrire les procès-verbaux. Cela motive le second arrêt du Parlement, en date du 23 mai, déclarant nul tout ce qui est fait en vertu de cette subdélégation (ibid., pp. 73-75).
71 AD du Nord, 27 H 73, fo 100ro. Lettre de Claude Largentier, abbé de Clairvaux, à l’abbé de Loos, Paris, 29 avril 1625 : « Quelques-uns de nos religieux, suscités par quelques esprits mutins et remuants, se sont montrés rebelles, pour empêcher l’effet de notre élection à lui succéder, dont notre établissement demeure en surséance. Nous travaillons à la faire lever, vous verrez les remontrances qu’en avons faits au roi, qui en déclarent la vérité, je suis été grandement joyeux d’avoir cette occasion de vous en faire part. Elle est au sujet d’une assemblée que désire faire monsieur notre révérendissime [Abbé de Cîteaux] pour aviser aux moyens de maintenir notre ordre, qui semble vouloir donner du nez en terre, si l’on obvie aux entreprises qu’y fait le sieur cardinal de La Rochefoucauld, à laquelle votre présence est désirée, et m’a enjoint de vous envoyer exprès pour vous en indiquer le jour. »
72 J. Pelletier, Apologie pour l’ordre de Cîteaux, p. 5. Le cardinal a voulu « introduire en l’ordre de Cîteaux des congrégations à l’espagnole », ce qui est inconcevable, car entraînant un démembrement de l’ordre. Aussi le Parlement prononce un troisième arrêt, le 14 juin 1625. Enfin, par un quatrième arrêt du 15 juillet 1625, la cour commet maître Bernard de Fortia pour informer des désordres et pourvoir au rétablissement des anciennes règles. L’amende est à peine de mille livres parisis, ce qui paraît stopper les ardeurs de certains réformés.
73 Les manœuvres dilatoires des abstinents ont considérablement retardé la requête pour l’obtention des bulles romaines (ASV, Acta miscellanea, 98, fos 118ro-vo, 22 juin 1626), dans laquelle le cardinal de Savoie Maurice-Emmanuel souligne que Claude Largentier est un observateur très fidèle de la règle. Mais elles n’ont pu empêcher l’envoi de la lettre de Louis XIII à Urbain VIII, inhabituellement longue (ASV, Processus consistoriales, 22, fo 167vo, 11 février 1626) : le roi souhaite « voir cette maison remplie d’un chef capable de la conduire et gouverner comme il appartient, [et loue conformément à l’usage] la personne de notre cher et bien aimé dom Claude Largentier […], tant pour sa suffisance et capacité que pour ses bonnes mœurs, dévotion et intégrité de vie ».
74 J.-F. Leroux, qui a étudié la transformation de l’abbaye de Clairvaux en prison à partir du mois d’août 1808, souligne la continuité de l’occupation des bâtiments par les moines et par les prisonniers, « dans un même lieu clos, où les équipements d’une vie quasi-autarcique perpétuent souvent les mêmes fonctions, avec un même rejet des visiteurs, perturbateurs d’un même isolement » (J.- F. Leroux, « Clairvaux-prison », p. 45). Dans les deux cas, il est loisible d’identifier aussi l’idée de la rédemption, par le retrait forcé ou volontaire du monde.
75 J. Bergin, Cardinal de La Rochefoucauld, pp. 235-236. Après une longue opposition de Maugier, soutenu par le cardinal et promis au siège de Clairvaux, Louis XIII se laisse fléchir et confirme Claude Largentier dans sa charge.
76 L’action réformatrice de Zamet rencontre un succès plus grand avec la réforme des moniales cisterciennes du Tart, entreprise dès 1622.
77 En même temps qu’il chasse les religieux et novices réformés, Claude Largentier rappelle les anciens. Il veut faire de même dans les abbayes de sa filiation, notamment en chassant la stricte observance de Cheminon.
78 Dans une lettre datée du 5 avril 1673, Rancé écrit au père Pasquier Quesnel, de la congrégation de l’Oratoire : « Vous verrez un lieu d’une grande piété en voyant Clairvaux », qu’il a lui-même brièvement visité en 1666 (A. J. de Rancé, Correspondance, t. I, p. 537).
79 H. Mintzberg, Le pouvoir dans les organisations, pp. 620-626. H. Mintzberg propose l’hypothèse d’une transition de la « structure simple » (une forme d’organisation marquée par la personnalité de son directeur) vers une forme plus développée, qui évolue vers des formes plus bureaucratiques.
80 L’organisation originale du réseau cistercien tient à l’indépendance juridique et à l’autonomie économique de chaque abbaye. Comme l’étroite observance progresse abbaye par abbaye, la crainte des anciens est le schisme de l’ordre. Ainsi, le chapitre général de l’ordre, réuni à Cîteaux le 15 mai 1623, casse et annule tous les articles de réformation, comme tendant à la ruine, séparation, schisme et division de l’ordre (voir J.-M. Canivez, Statuta Capitulorum, t. VII, pp. 349-350, no 24).
81 L’Abbé de Cîteaux Pierre Nivelle (1625-1635), par exemple, paraît avoir pris l’abstinence, avant de s’employer à détruire les avancées de l’étroite observance.
82 Voir, entre autres, le décret du 20 juillet 1620 pour le monastère de Longpont, dans P. Zakar, Histoire de la stricte observance, pp. 150-151. Signé au collège de Paris par Denis Largentier et Étienne Bourgoin, cet acte est un règlement de modus vivendi pour les deux observances à Longpont.
83 Voir, par exemple, les actes de Claude Largentier du 20 novembre 1628 (AD du Nord, 28 H 12, no 346) ou du 4 janvier 1633 (ibid., no 351), signés par le secrétaire de l’abbé de Clairvaux, Étienne Bourgoin.
84 AD de l’Aube, 3 H 269. Une mention figure sur le registre du secrétariat, tenu pour l’année 1624, sur le folio de garde : « Le registre n’est que pour ladite année 1624 jusqu’au 19 octobre audit an, [en raison des troubles que les abstinents, ] ont causé à dom Claude Largentier coadjuteur, il n’y a point eu de registres jusqu’en septembre 1626, que ledit coadjuteur prît possession, avec ses bulles de Rome. » Comme les registres ne reprennent qu’en 1634 (AD de l’Aube, 3 H 270), les actes de juridiction des premières années de Claude Largentier ne sont que partiellement connus.
85 La succession de Nicolas II Boucherat, qui meurt le 8 mai 1625, pose en effet un problème du même ordre, du fait notamment de l’importance du généralat dans les institutions cisterciennes. Voir L. Lekai, « The abbatial Election at Cîteaux », p. 31 : « The sudden and nearly simultaneous deaths of both Largentier and Boucherat dealt a severe blow to the chances of successful reform. »
86 L’émergence des congrégations nationales a brisé certaines prérogatives des premiers pères. Ainsi, il est difficilement concevable que Claude Largentier puisse imiter avec autant de succès son prédécesseur, Edme de Saulieu, commis à la visite régulière des monastères cisterciens masculins et féminins de France, d’Espagne et du Portugal par le chapitre général, et reçu en audience par Charles Quint le 23 septembre 1533 (Cl. de Bronseval, Peregrinatio Hispanica, pp. 705 et 786-788). Ce retrait n’empêche pas le contrôle sur les abbayes du royaume de France et sur les contributions financières pour le financement de l’ordre.
87 En février 1646 encore, Claude Largentier écrit au roi du Portugal, dom João IV, pour qu’il confirme la charte d’inféodation et de vassalité du royaume de Portugal à l’abbaye de Clairvaux (charte faussement datée de 1153). La requête de l’abbé est approuvée sans délai, en raison de la vénération des souverains portugais pour saint Bernard et de l’appui que João IV attend des Français auprès du Saint-Siège (G. Leroux, « À propos d’une supplique », p. 118).
88 La brutalité de l’introduction de la réforme n’empêche pas La Rochefoucauld, soutenu par Louis XIII, de demander le renouvellement de sa commission apostolique, ce qui est accordé par Urbain VIII pour trois nouvelles années, par le bref du 10 septembre 1632.
Auteur
Centre Roland Mousnier – Université Paris-Sorbonne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La gobernanza de los puertos atlánticos, siglos xiv-xx
Políticas y estructuras portuarias
Amélia Polónia et Ana María Rivera Medina (dir.)
2016
Orígenes y desarrollo de la guerra santa en la Península Ibérica
Palabras e imágenes para una legitimación (siglos x-xiv)
Carlos de Ayala Martínez, Patrick Henriet et J. Santiago Palacios Ontalva (dir.)
2016
Violencia y transiciones políticas a finales del siglo XX
Europa del Sur - América Latina
Sophie Baby, Olivier Compagnon et Eduardo González Calleja (dir.)
2009
Las monarquías española y francesa (siglos xvi-xviii)
¿Dos modelos políticos?
Anne Dubet et José Javier Ruiz Ibáñez (dir.)
2010
Les sociétés de frontière
De la Méditerranée à l'Atlantique (xvie-xviiie siècle)
Michel Bertrand et Natividad Planas (dir.)
2011
Guerras civiles
Una clave para entender la Europa de los siglos xix y xx
Jordi Canal et Eduardo González Calleja (dir.)
2012
Les esclavages en Méditerranée
Espaces et dynamiques économiques
Fabienne P. Guillén et Salah Trabelsi (dir.)
2012
Imaginarios y representaciones de España durante el franquismo
Stéphane Michonneau et Xosé M. Núñez-Seixas (dir.)
2014
L'État dans ses colonies
Les administrateurs de l'Empire espagnol au xixe siècle
Jean-Philippe Luis (dir.)
2015
À la place du roi
Vice-rois, gouverneurs et ambassadeurs dans les monarchies française et espagnole (xvie-xviiie siècles)
Daniel Aznar, Guillaume Hanotin et Niels F. May (dir.)
2015
Élites et ordres militaires au Moyen Âge
Rencontre autour d'Alain Demurger
Philippe Josserand, Luís Filipe Oliveira et Damien Carraz (dir.)
2015