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Conclusion

Détours et profondeur du burlesque

p. 339-348


Texte intégral

1Si l’adjectif burlesque permet de désigner une catégorie littéraire regroupant les œuvres baroques de ton comique ou enjoué, seules certaines de ces œuvres relèvent de la poétique du burlesque. Celle-ci naît et se développe sous l’impulsion de Góngora et de Quevedo. Ils modifient le statut littéraire de la facétie, dont la formulation impose désormais autant d’artifices et de détours que celle des vers les plus nobles. Pour les contemporains de ces poètes, le comique et la légèreté de ton ne suffisent pas pour situer une œuvre dans le sillage tracé par les deux grands maîtres du burlesque. Certes, le ridiculum se trouve toujours au cœur du projet littéraire et l’auteur de vers légers, qu’ils relèvent ou non de la poétique du burlesque, entend à chaque fois se démarquer d’un registre où la tonalité dominante est solennelle ou grave. Mais le poète burlesque ne peut guère se contenter de revêtir le masque du bouffon, il se doit d’apparaître comme un véritable virtuose de la facétie. Ses vers manifestent sa maîtrise des règles de l’art, comme ceux des poètes qui écrivent dans un registre élevé. Ces derniers sont des parents proches du poète burlesque, qui entend comme eux conquérir une place sur le Parnasse. Cette ambition commune distingue le poète burlesque du bouffon ou du gracioso de comédie.

2La poétique du détour témoigne de cette virtuosité dont doit faire preuve le poète dans la formulation de la facétie. Les objets les plus triviaux ou les plus inconvenants peuvent l’inspirer dès lors qu’il les modèle avec art. Pour y parvenir, il met en œuvre divers procédés stylistiques qui contribuent à la complexité du burlesque. Le poète multiplie les figures de style qui imposent au lecteur un travail de reconstruction du sens. Ces détours ne sont pas exclusifs du burlesque et constituent un trait d’époque. Ils permettent de distinguer les vers burlesques de tous ceux qui n’accordent pas à la formulation du ridiculum un statut prépondérant. Cet arsenal confère à l’énonciation burlesque un lustre aisément identifiable. Le poète se doit de briller, d’étonner le lecteur, de lui prouver qu’il ne prétend pas seulement dépeindre quelque laideur morale ou physique. Il fait toujours en sorte que l’élocution étonne par son panache, considérant que, sans verve, point de vers burlesques.

3Cet usage artistique du langage donne forme au comique, dont le poète prodigue les manifestations. Il lui arrive d’orienter son lecteur dans la reconstruction du sens facétieux, de coopérer à la perception des bons mots en les faisant reposer sur une même isotopie ou sur des schémas syntaxiques proches. Ces procédés contribuent à la coopération textuelle en orientant la disposition mentale du Lecteur Modèle, qui s’engage ainsi dans un cheminement interprétatif propice à la reconstruction du trait d’esprit. En effet, dans la gamme très variée des tonalités de la poésie burlesque, le poète privilégie les diverses formes de la pointe, dans laquelle Gracián voit la marque du courtisan et le signe de l’homme d’esprit. Une composition burlesque, pour peu qu’elle soit spirituelle, se libère en partie du poids esthétique et moral que porte l’inconvenant. Le ridiculum peut donc reposer sur l’obscénité ou la scatologie sans trop incommoder le lecteur, qui appréciera au contraire l’esprit dont fait preuve le poète. Dans certains poèmes, comique et esprit alternent. Ainsi, dans le romance gongorin « Hanme dicho, hermanas », le non-sens et les lapalissades relèvent du comique1, mais le poète accorde également une place importante aux procédés du trait d’esprit.

4Ce rôle prépondérant de la pointe dans la poétique du burlesque incite le lecteur à considérer que chaque vers peut receler un second sens, souvent une allusion malicieuse poétiquement plus intéressante que le sens premier. Il doit donc en permanence réaliser une lecture à l’affût des bons mots. Ces derniers et plus généralement les effets burlesques du poème pourront être plutôt légers, le poète égrenant ses bons mots sur un ton enjoué ou plaisant, propre à la moquerie gentille ou à l’autodérision. Mais il préfère souvent adopter des accents sarcastiques et railler sur un ton grinçant. Cette tonalité rend compte mieux que toute autre de l’insolence du poète burlesque et l’on ne s’étonne donc guère de sa fréquence. Quevedo se montre souvent caustique, il confronte son lecteur à un univers peuplé d’individus irrésistiblement attirés par le mal ou le vice. La légèreté apparente cache fréquemment un propos plus incisif. Ainsi, dans un sonnet comme Refiere la provisión que previene para sus baños (POC, 550), dont la tonalité réjouie constitue un indice de légèreté, le lecteur perçoit un enjeu qui va au-delà de la gaieté du personnage. Celui-ci annonce qu’il veut prendre un bain tout en dégustant un bon fromage, du lard, du saucisson et en buvant du vin en quantité. Ces plaisirs simples suffiront à son bonheur, il vivra comme un poisson dans l’eau, ou plus exactement comme un dauphin (v. 14). Mais le discours est teinté d’une certaine impertinence, le personnage manifeste son dédain pour les mets délicats et les vaisselles luxueuses, dont le raffinement lui semble excessif et ridicule :

No me acompaña fruta de sartén,
taza penada o búcaro malsín;
jarro sí, grueso, y el copón de bien2.

5Les rimes oxytones contribuent à manifester l’insolence du personnage en imposant une brusque coupure dans l’élocution, comme si le ton illustrait le peu de cas que cet individu fait du raffinement en général. L’enjouement que l’on pourrait attendre d’un bienheureux barbotant tranquillement dans le lard se trouve quelque peu infléchi par ces marques de dédain, qui prouvent que sa quête du bonheur naît en réaction à d’autres comportements que le personnage méprise. Il n’y a pas que de la légèreté dans ce poème, pas plus que dans la letrilla gongorine « Ándeme yo caliente / y ríase la gente3 ». Là encore, le poète vante les plaisirs d’une table bien pourvue de pain savoureux, de boudins dodus et de châtaignes. À ce bonheur du sage il oppose les soucis permanents du prince, la cupidité du marchand, la peine de l’amant transi. Dans les deux poèmes, la nonchalance du personnage apparaît au lecteur comme un signe de bon sens. Le cupide et l’ambitieux, par conséquent, se fourvoient. La légèreté du ton enveloppe un propos qui, lui, n’est pas léger. Parfois, les effets burlesques serviront ouvertement un projet littéraire reposant sur un propos sérieux. On reconnaît alors le burlesque jocoserio, dans lequel Thalie se joint au chant des autres muses, notamment lyriques ou épidictiques. Qualifier un poème de burlesque, c’est renvoyer à une poétique, à des objectifs convenus et aux dispositifs qui permettront de les atteindre. Mais c’est en dire fort peu sur la tonalité du poème, qui pourra être moqueuse, sarcastique, plaisante, légère, traduira la réjouissance ou au contraire une préoccupation morale.

6Cet éventail de tonalités possibles manifeste la variété des projets littéraires que nous avons rencontrés lors de cette étude. Le poète veut en premier lieu entraîner son lecteur dans la recherche des effets burlesques, il le dispose à devenir lector in ridiculis. Il y parvient de multiples manières, par exemple en créant ce que nous avons appelé un effet de saturation du poème par la facétie ou en mettant en scène un de ces personnages que tout lecteur du xviie siècle associe immanquablement au comique, tels le médecin ou le mari cocu. Il peut aussi affecter une incompétence sereine et une indifférence déterminée pour les règles poétiques, ou défier son lecteur de trouver la solution aux énigmes qu’il lui pose. Le poète crée chez son lecteur une disposition mentale favorable à la perception des bons mots. Toutefois, il n’est pas rare que le propos comique coïncide avec d’autres objectifs, comme la censure ou la célébration. Dans chaque cas, il semble fondamental que le poète attire l’attention de son lecteur sur ce double propos. Le poète satirique insistera, par exemple, sur l’importance de ce qu’il prétend révéler, ou sur la nécessité d’éclairer ses contemporains, aveuglés par le vice. Le poète amoureux vantera d’emblée les charmes incomparables de celle qu’il aime. Il s’agit toujours de créer les conditions d’une interprétation qui ne limite pas l’œuvre à ses facéties. Le poète crée ce que l’on qualifierait volontiers de disposition mentale concurrente. Bien évidemment, elle n’a de sens et d’efficacité que si le poète parvient, tout au long du texte, à faire coexister les deux propos qui animent l’énonciation. On l’a vu, il arrive que le poète prétende doter son texte d’un contenu dont il s’avère en fait dépourvu. Ainsi, le caractère satirique qu’affichent les premiers vers de certains poèmes burlesques disparaît parfois dans la suite du texte.

7Dans ses poèmes burlesques, Quevedo parvient à créer chez son lecteur cette disposition mentale nécessaire pour percevoir ce qui se trouve au-delà du bon mot. Il le fait, par exemple, en créant des images surprenantes et déconcertantes, ou en mêlant la sentence à la dégradation grotesque. Le lecteur sait qu’en partant à la recherche de l’effet comique, il rencontrera les thèmes chers à Quevedo, la cupidité, la flagornerie, le mensonge, l’hypocrisie. Il sait qu’un personnage ridicule, sous sa plume, peut donner lieu à une réflexion reflétant une véritable préoccupation, quand bien même le choix de ce personnage serait plutôt le signe d’un projet littéraire orienté vers la légèreté. Une part importante des poèmes réunis derrière Thalie possède ainsi un contenu éthique. Ce sont des poèmes qui peuvent être profonds, qui donnent à penser. Dans ces compositions, le poète engage le lecteur à considérer que rien, en soi, n’est trivial, dès lors qu’on l’envisage d’un point de vue moral ou philosophique. Le grotesque et le « bas corporel » interviennent évidemment pour participer au comique, mais ils servent aussi un discours montrant au lecteur la laideur des matériaux dont est fait l’être humain. Le comportement du personnage qui veut nager dans un bain de lard, celui de la vieille qui fouille dans les tas d’ordures en quête des morceaux de tissu qu’elle pourra revendre, peuvent être interprétés d’un point de vue moral. Bien sûr, ce type d’interprétation n’est pas de mise face à certains poèmes, comme Boda y acompañamiento del campo (POC, 683), essentiellement ludiques et légers. Pour autant, Quevedo tend à privilégier un « burlesque investi », c’est là une dominante qui le distingue parmi les poètes inspirés par Thalie. La profondeur est un élément constitutif de sa poétique du burlesque.

8La profondeur du burlesque n’est pas qu’affaire de signification éthique, elle tient également aux dispositifs aux travers desquels surgit la facétie. Sa formulation, on l’a vu, empruntant des détours qui éloignent l’inconvenant, ne le laisse apparaître qu’indirectement. En même temps, le poète prétend tout montrer et le lecteur sait que, dans le burlesque, le pire n’est jamais loin. D’ailleurs, les techniques de l’evidentia le prédisposent à se retrouver face au référent le plus sordide. Par exemple, dans la caricature, le poète grossit le défaut ridicule tout en multipliant les détours au terme desquels il apparaît dans toute sa laideur. Le voile rhétorique qui masque l’inconvenant doit attirer l’attention du lecteur, l’inciter à découvrir ce qui, demeurant caché, ne peut que relever de l’interdit, de l’innommable. Le poète cache et montre, met à distance l’objet ridicule et, en même temps, invite le lecteur à en apprécier les moindres détails. Il se focalise sur cet objet, mais ne le laisse entrevoir qu’à travers d’autres objets, dont l’image projetée fait écran et crée l’effet burlesque. Ainsi, dans un énoncé comme « La losa en sortijón pronosticada » (POC, 544, v. 1)4, l’image de la pierre tombale (la losa) recouvre celle de la pierre enchâssée dans la bague (sortijón), mais en même temps elle connote à la fois ses dimensions imposantes et le caractère funeste de ce qu’elle annonce : la mort administrée par le médecin. Si on nous passe une métaphore quelque peu baroque, nous dirions que le poète observe à la loupe, mais contraint son lecteur à se saisir d’une longue-vue, sans laquelle il ne peut pas percevoir les diverses images qui entourent l’objet et en définissent les contours ridicules. Dans le troisième vers du même sonnet, le poète évoque le discours du médecin : « La habla entre ventosas y entre ayuda. » La première idée qui vient à l’esprit du lecteur associe les ventouses et les lavements aux prescriptions usuelles du médecin, donc à son discours favori. Ce n’est qu’ensuite qu’apparaît l’image reconstruite d’une bouche sordide, sale et malodorante, comme un lavement et même comme un vent (ventosidad), auquel, probablement, renvoie indirectement la ventouse (ventosa). Le lecteur doit distinguer les images qui se superposent pour, ensuite, retrouver ce qui les relie ingénieusement et permet à l’énoncé de faire sens.

9Ces effets d’optique créent une profondeur dans la perception du ridiculum. Le lecteur ne peut envisager l’objet décrit qu’à travers les images interposées, qui, elles mêmes, en précisent les contours. Ainsi, dans la strophe suivante, trois images se dessinent :

A la sombra de unos pinos
que son vigas en el techo
(que, cansado de arboledas,
sólo a esta sombra me siento)5

10Le lecteur voit d’abord l’ombre des pins, puis les poutres du plafond, puis une autre ombre, provoquée par d’autres arbres. Il lui faut, pour reconstruire l’énoncé, comprendre que le personnage se trouve sous son propre plafond et qu’il en observe les poutres, faites de pins. Sa situation diffère de celle de tant d’amants désespérés qui énoncent, à l’ombre de la feuillée, une lamentation qu’accompagnent le chant d’une rivière toute proche et celui des rossignols. Ce type de discours lasse notre personnage, qui préfère le confort de sa chambre. Le lecteur, parcourant les détours du ridiculum, voit plusieurs images se superposer et même, ici, il entend plusieurs discours, celui du personnage rappelant ouvertement la plainte amoureuse du locuteur de la poésie pastorale ou bucolique. Dans tous ces exemples, le poète crée un effet de profondeur, obligeant le lecteur à ajuster sa perception de l’objet sur lequel repose l’effet burlesque, qu’il s’agisse de l’énormité de la bague, de la hideur de la bouche, ou de la poutre dont l’ombre rappelle celle des pins.

11Ces effets de profondeur tiennent également parfois au contraste et au dialogisme. Dès lors qu’ils apparaissent dans un poème, le lecteur perçoit, conjointement à la facétie, ce qui relève d’un registre plus noble. Dans le cas de la parodie, il lui faut toujours ramener la caricature à l’image qu’elle déforme, entendre les échos lointains du poète dont l’expression caractéristique est singée. Dans un poème comme La Gatomaquia, le champ poétique semble toujours ouvert à l’épopée. Le genre littéraire parodié affleure en permanence dans le récit de la guerre fratricide que les chats de Lope se livrent pour la belle Zapaquilda. Son poème est un chef-d’œuvre parce que, malgré la trivialité des combats narrés, il ne semble pas faussement épique. Le poète parvient à surprendre le lecteur en l’obligeant à retrouver dans les héros comiques l’image à peine déformée de leurs modèles. Il entrevoit ainsi en permanence la toile de fond sur laquelle le poète brode sa nouvelle geste. Dès lors que réapparaît la nature véritable des héros créés et que les chats agissent en chats, le contraste devient saisissant, l’héroïsme ridicule et le lecteur redécouvre la distance qui éloigne les miaulements furieux de Marramaquiz et Micifuf des véritables colères homériques. À chaque fois qu’il modifie la distance établie entre ses personnages et ceux des textes parodiés, le poète crée ces effets de profondeur qui contribuent à la facétie.

12On les retrouve dans la poésie burlesque jocoseria. La profondeur est alors de nature plus acoustique que visuelle. Dans Funeral a los huesos de una fortaleza que gritan mudos desengaños (POC, 766), Quevedo met en sourdine la voix du locuteur burlesque, parfois à peine audible tant la réflexion paraît sombre. Son chant laisse place alors à d’autres locuteurs, plus proches de la poésie funèbre, satirico-morale ou parfois lyrique. Dans le madrigal A una moza hermosa, que comía barro (POC, 624), la voix lyrique alterne avec celle du locuteur burlesque. Quevedo compare le regard de Cloris à la lumière du jour, en associant ses dents aux perles et ses lèvres aux rubis, sans que ces métaphores pétrarquisantes soient ici teintées d’ironie. Mais le poète reproche à la belle de croire aux vertus prêtées à l’argile et d’en consommer. Le lecteur ne sait jamais exactement à quoi s’attendre, au compliment amoureux ou à la recommandation gentiment moqueuse. Là encore, l’énonciation n’est pas univoque, la facétie est parfois essentielle, parfois au contraire le poète la relègue au second plan. L’espace du poème devient ainsi celui de plusieurs discours, dont le lecteur doit établir la cohérence. Il ne peut la saisir qu’en réalisant ce travail d’ajustement de la perception nécessaire pour interpréter correctement le poème.

13La signification de certains poèmes, notamment ceux écrits ou inspirés par Quevedo, les procédés qui font naître l’effet burlesque en superposant plusieurs images, ainsi que les dispositifs qui relèguent ponctuellement la facétie au second plan autorisent à considérer la profondeur du ridiculum comme une caractéristique du burlesque. Le poète invente un langage susceptible de donner à chaque mot un sens inattendu, médico pouvant signifier assassin, alors que gato sera synonyme de voleur. Ce langage créé lui permet d’établir les correspondances inattendues qui porteront avec esprit son discours. Le poète burlesque recherche, dans les signifiants les plus disparates, les sèmes communs qui permettront de provoquer chez son lecteur un effet de surprise. Il peut donc comparer l’orange à un ministre ou le chat à un tire-laine6, pour peu que ces associations qui, de prime abord, paraissent farfelues, trouvent une justification. Dans le cas de l’orange la correspondance repose sur la fausse apparence du ministre, qui semble doux mais peut s’avérer très piquant : « La Naranja, a lo ministro, / llegó muy tiesa y cerrada, / con su apariencia muy lisa / y su condición muy agria. » Le tire-laine permet de désigner une caractéristique des chats car, comme eux, il vole avec habileté et ne commet que de petits larcins. Ainsi, les félins incriminés par Quevedo dérobent des assiettes et des marmites : « La munición más valiente / que flecha Amor en sus arcos / gastas en los capeadores / de las ollas y los platos. » L’image du ministre ou du tire-laine s’estompe peu à peu, à mesure que le lecteur perçoit les sèmes mobilisés par le poète et ce sur quoi porte véritablement le discours : l’orange et le chat. Ce jeu entre l’illusion du sens immédiat et la réalité de ce que décrit le poète fait du burlesque un registre typiquement baroque.

14Avec les poètes burlesques et sous l’impulsion de Góngora et Quevedo, la poésie inspirée par Thalie est érigée au rang d’œuvre d’art à part entière. Le statut de ces créations rejoint ainsi celui des poèmes les plus sérieux, dont elles partagent l’ambition esthétique. Pour les auteurs de la première moitié du xviie siècle, le comique de Castillejo (c. 1490-1550) ou Horozco (1510-1580) ne présentait probablement plus aucun intérêt esthétique. Sa formulation semblait incompatible avec une poésie qui fait le plus grand cas de ce que nous avons appelé les détours du discours. Ce constat nous avait permis, reprenant l’expression de Robert Jammes, d’évoquer une « promotion esthétique » de la poésie de tonalité comique.

15Les détours et la complexité du burlesque n’entraînent pas nécessairement une grande difficulté, même si, le plus souvent, il en va ainsi. Le poète met en place des dispositifs qui favorisent la perception de la facétie et incitent à la rechercher. Cette coopération textuelle passe notamment par la compositio. L’étude de cet aspect de la rhétorique du burlesque pourrait être poursuivie afin d’affiner la chronologie de certains poèmes burlesques. Il serait intéressant de déterminer si Quevedo privilégie quelque schéma de compositio à certaines époques de son activité créatrice. Manuel Ángel Candelas Colodrón a suivi cette piste pour les silvas7, ses résultats encouragent à étendre de telles recherches à d’autres champs poétiques.

16L’étude des voix de Thalie a prouvé que, si le statut de la création dans le burlesque distingue ce registre, celui du locuteur n’est pas moins original. Le poète revêt le masque d’un incompétent notoire, qui professe une royale indifférence pour les règles de l’art poétique. Mais nous avons vu que ce « désinvestissement » esthétique ne doit pas faire illusion. D’ailleurs, s’il n’était pas qu’une déclaration d’intention, il entrerait en contradiction avec la tendance au commentaire métapoétique, qui manifeste que le poète veut intervenir, juger sa propre création, ses personnages et son style. La feinte incompétence, comme l’insolence ou la revendication d’un style proche du « degré zéro de l’écriture » poétique constituent des marqueurs textuels du burlesque. Il en existe d’autres, comme l’oralité du discours ou l’interférence. Bien sûr, la présence de ces marqueurs textuels n’est pas une condition nécessaire pour qu’un poème relève du burlesque. Ils ne font que marquer une intention, celle d’inscrire le poème dans un registre aisément identifiable pour le lecteur. Là aussi, les recherches pourraient être approfondies par un examen des formes poétiques dans lesquelles ces procédés sont privilégiés. Il est probable qu’ils ne transparaissent nulle part aussi clairement que dans la parodie. Le poète burlesque peut y faire éclater toute la distance qui le sépare des poètes écrivant sur un registre noble. Le lector ludens observe les transformations imposées aux personnages et à l’univers parodiés, mais aussi au discours et au statut du poète. Certes, ces marqueurs textuels nous éclairent sur la nature du projet littéraire qui informe tout poème relevant de la poétique du burlesque. Néanmoins, il serait intéressant d’isoler ceux qui apparaissent plus spécifiquement dans les œuvres parodiques et de déterminer si elles privilégient certains marqueurs du burlesque. On pourrait alors, à partir de ces marqueurs textuels du burlesque, entamer une étude de la poétique de la parodie.

17L’étude de l’extension du domaine du burlesque a mené à reconsidérer le champ couvert par ce registre. Il ne fait aucun doute qu’il est compatible avec l’expression d’un propos dénué de toute légèreté. Il existe un burlesque de vitupération, d’orientation morale ou satirique, comme il y a un burlesque de célébration, qui donne un caractère festif à la louange d’une dame ou au panégyrique d’un prince. Plus généralement, il convient de distinguer un burlesque « investi », dans lequel la facétie masque une profondeur qui, bien que voilée, demeure perceptible. Les paratextes de González de Salas invitent à retrouver cette profondeur du propos. On peut considérer que, comme certains titres, ils créent chez le lecteur une disposition mentale favorable à la perception de ce qui, selon l’éditeur de Quevedo, motive le comique. La lecture de quantité de poèmes réunis derrière la muse Thalie, dès lors qu’elle est orientée par les indications de González de Salas, accorde au sérieux une place suffisante pour considérer que ces poèmes relèvent du jocoserio. C’est ce qui porte à estimer que, à l’époque de Quevedo, le jocoserio ne constitue qu’une modalité du burlesque. Mais il faudra aller plus loin et lire la poésie jocoseria de la fin du siècle en adoptant une perspective diachronique, comme nous l’avons fait pour distinguer le burlesque de la poésie comique du xvie siècle. Les œuvres considérées ici étaient rarement postérieures aux années 1650-1660. Les travaux menés par Alain Bègue sur le jocoserio se fondaient en revanche sur la poésie de la fin du xviie siècle. Existe-t-il, à cette époque, une poésie burlesque qui ne soit pas également jocoseria ? Ou plus exactement, peut-on encore écrire une poésie qui ne prétendrait que divertir ? Un poète de la fin du xviie siècle pouvait-il encore écrire un poème burlesque sans qu’il eût une motivation extra-littéraire, comme célébrer l’entrée triomphale d’un prince ou les fêtes données à l’occasion d’un événement de la vie sociale ? Pour répondre à ces questions, il faudrait faire la lumière sur le statut du ridiculum dans la littérature de l’époque des novatores et constituer un corpus conséquent de poèmes qualifiés de jocoserios.

18Par ailleurs, il faudrait étudier le jocoserio en se posant la question suivante, qui n’est paradoxale qu’en apparence : l’excellence de certains poèmes burlesques dénués de sérieux n’a-t-elle pas condamné, à moyen terme, le burlesque le plus léger ? Était-il possible d’émuler, cinquante ans après sa création, le génial Boda y acompañamiento del campo (POC, 683) sans passer pour un pâle imitateur ? Bien sûr, Quevedo et Góngora inspirèrent des poètes burlesques qui tous ne furent pas de simples épigones. Maluenda et Polo de Medina ne doivent pas uniquement être lus comme des imitateurs de Quevedo, son influence les nourrit mais ils brillent de leur propre éclat et écrivent des poèmes qui constituent d’authentiques chefs-d’œuvre du burlesque. La Fábula de Apolo y Dafne de Polo de Medina en témoigne. La poésie burlesque est, elle aussi, représentative d’un âge d’or de la littérature espagnole, parce que ses meilleurs poètes en inspirèrent d’autres qui surent être excellents. Mais la fin du siècle vit-elle l’épanouissement de tels talents ? Ceux qui, à cette époque, écrivirent sur un registre burlesque ne préféraient-ils pas briller à travers le lustre d’un événement donnant lieu à des réjouissances publiques ? Il faudrait étendre ces recherches aux poètes de la fin du xviie siècle et du début du xviiie, afin de déterminer si l’on retrouve des poèmes dans lesquels l’esprit et le comique constituent la seule « préoccupation ». Si tel n’est pas le cas, il faudrait considérer que le jocoserio, d’abord une espèce du burlesque lorsque ce registre se développe et s’épanouit, en devient le prolongement historique. Les meilleurs poètes burlesques auraient en quelque sorte tari la source d’inspiration de ceux qui, quelques décennies plus tard, auraient voulu tenter de nouvelles expérimentations. Ces derniers se voient condamnés à délaisser ce qui relève du juguete, de l’amusement spirituel mais gratuit, au profit d’un autre registre, dans lequel la légèreté de ton a fondamentalement une fonction de célébration.

19Si l’on accorde quelque crédit à ce raisonnement spéculatif, alors il faut considérer que les meilleurs poètes burlesques, tout en assurant le développement de ce registre, en ont compromis la pérennité. Ceux qui, à la fin du xviie siècle, écrivent une poésie jocoseria célébrant un événement social ou politique s’engagent dans une voie de rénovation du burlesque, le redéfinissant à travers la fonction qu’ils lui attribuent. En ce sens, le burlesque se serait progressivement résorbé dans l’une de ses formes, le jocoserio, qui, à l’époque des novatores, aurait assuré sa renaissance et sa survie.

20Si Góngora et Quevedo furent des maîtres du burlesque, c’est parce qu’ils donnèrent au ridiculum une densité sémantique et poétique difficilement imitable. Ils imprimèrent à la trajectoire de la poésie légère une marque indélébile, plongeant le comique de Castillejo ou Horozco dans l’obsolescence et déterminant les choix esthétiques des poètes qui écrivirent à leur suite. Ils introduisirent dans la poésie comique des sujets et des procédés stylistiques relevant de registres plus élevés. Sous la plume des poètes burlesques, les fleurs de la rhétorique se mirent à pousser dans la fange. Tout en prétendant imiter le registre des crieurs publics ou des conteurs, ils écrivirent une poésie aussi recherchée que les sonnets les plus nobles. Ils conçurent des vers d’une telle complexité que quatre cents ans plus tard le lecteur peine encore parfois à les comprendre, mais feignirent de composer comme l’on parle. Ils vantèrent une poésie dénuée d’artifices, une poésie sans poésie, et firent entrer pleinement les vers burlesques dans le domaine de la création artistique. Ils renvoyèrent le bouffon à ses classes de rhétorique et imposèrent à Thalie de marivauder avec Polymnie. La poésie burlesque, adaptant avec habileté ce qu’elle héritait des sources passées, fut ainsi l’un des champs de l’innovation littéraire et constitua une étape essentielle dans l’histoire de la poésie comique espagnole.

Notes de bas de page

1 L. de Góngora, OC, pp. 86-93, v. 91-104, 201-212.

2 « Je n’aime point la compagnie des petits beignets / des tasses au goulot étroit, ni des méchants cruchons / et leur préfère de loin le gros broc et la coupe bien remplie ». Traduction indicative de l’auteur.

3 L. de Góngora, OC, pp. 14-15.

4 Ce vers est amplement commenté par I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, pp. 293-299.

5 F. de Quevedo, POC, 701, v. 1-4 (« À l’ombre de pins / devenus poutres de mon plafond, / (car, las de la feuillée, / je ne m’assoie que sous cette ombre là)… », traduction personnelle et indicative).

6 Ibid., 683, v. 29 et 685, v. 19.

7 M. Á. Candelas Colodrón, « La compositio en las silvas de Quevedo ».

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