Chapitre IX. Formes et interprétations de la satire burlesque
p. 285-337
Texte intégral
¿Sátiras quiere el pueblo? ¿Hay tal desgaire,
que la malicia juzgan que es donaire?
Antonio Hurtado de Mendoza,
Segunda parte del entremés de Miser Palomo y
Médico de espíritu.
— Lindamente parece el bien hablar.
— Con aquesto se excusa el mormurar.
Francisco Bernardo de Quirós,
Las calles de Madrid.
1L’utilisation du ridiculum dans la satire espagnole eut une conséquence décisive pour l’histoire du genre. La satire se rapprochait ainsi d’un registre qui accorde une place privilégiée au ridiculum, le burlesque, au point de constituer ce qu’Ignacio Arellano considère comme une troisième catégorie, le satírico-burlesco1. Lope de Vega semble conscient de son émergence, qui évoque une sátira burlesca dans un poème en tercets brocardant un certain Torres, coupable de l’avoir calomnié2. Lope multiplie les reproches adressés à son ennemi et finit par menacer d’étendre à ceux qui le méritent la « satire burlesque », ce qui semble désigner une espèce reconnaissable dans le genre satirique3. Néanmoins, plusieurs indices portent à croire que les contemporains de Lope n’érigent pas le satírico-burlesco en catégorie littéraire à part entière. Les éditeurs maintiennent une distinction entre la satire et le burlesque. Ce choix éditorial postule que l’on peut déterminer avec assurance ce qui est burlesque et ce qui ne l’est pas. Or, les différentes éditions d’une même œuvre rendent manifeste l’absence de consensus en la matière. Ainsi, Robert Jammes a montré que les romances gongorins « Cuando la rosada Aurora », « Tenemos un doctorando » ou « A vos digo, señor Tajo » sont burlesques dans l’édition de Chacón mais satiriques dans celle de Vicuña4. Le sonnet « Mientras Corinto, en lágrimas deshecho », est satirique pour Vicuña alors que Salcedo Coronel y lit l’un des meilleurs poèmes burlesques de Góngora5. Quant à González de Salas, lorsqu’il inclut dans la poésie burlesque de Thalie un poème portant l’épigraphe Sátira (Riesgos del matrimonio en los ruines casados, POC, 639), il décide de se justifier en ces termes :
Pues, aunque por la parte de censura moral de algunos vicios convenía a la Musa II, como ella castigó allá tan triste y severa, este sabor burlesco sin duda se sintiera entonces desazonado y importuno6.
2La deuxième muse du Parnaso español regroupe les « poésies morales ». Parmi ces dernières, le Sermón estoico et la Epístola satírica censurent les mœurs contemporaines, tout comme semble le faire Riesgos del matrimonio en los ruines casados, qualifié de satire. La difficulté que pose ce poème à l’éditeur de Quevedo tient au mélange d’une « censure morale » également présente dans les deux grandes compositions de Polymnie et d’un style qui lui est étranger et rappelle plutôt celui de Thalie. Ce poème constitue une satire burlesque parce qu’on y lit une « censure morale » énoncée sur un ton nullement « triste et sévère ». En cela, il imite partiellement une modalité fréquente chez Juvénal, dont la sixième satire est présentée par González de Salas comme le modèle de la satire du mariage. Cette précision est importante parce que Juvénal n’apparaît à aucun moment dans la dissertation qui théorise le Sermón estoico et la Epístola satírica. Bien sûr, Horace suffit à retracer la genèse de ces deux compositions, par le biais de ses satires ou sermones et de ses epistulae. Toutefois, plusieurs poèmes de Polymnie empruntent à Juvénal, comme les notes de Salas l’indiquent7. On aurait donc pu s’attendre à ce que cet auteur apparaisse dans la dissertation relative à la poésie morale. En outre, González de Salas cite Lucilius, Ennius et surtout Perse, qui est postérieur à Horace, comme l’était Juvénal. S’il évite de laisser l’ombre de Juvénal planer sur les textes satiriques de Polymnie, c’est probablement parce qu’il considère que son style le plus cru n’est pas représentatif des compositions regroupées. González de Salas considère que le style des satires de Polymnie doit à Horace ce que celui des satires de Thalie doit à Juvénal. Or, Riesgos del matrimonio en los ruines casados est indéniablement plus proche de Juvénal que d’Horace. La décision d’intégrer cette satire du mariage parmi les poèmes burlesques tient avant tout au registre qui la caractérise. Elle montre que González de Salas, comme Lope, a conscience de l’existence d’une modalité littéraire dans laquelle la satire est énoncée sur un registre burlesque. L’étude de tels textes doit permettre de comprendre comment le burlesque se mêle à la satire au point de reléguer parfois son propos moral au second plan.
3La satire a suscité de nombreux travaux dans la deuxième moitié du xxe siècle, notamment chez les critiques anglo-saxons (Highet, Frye, Paulson) et il serait vain de proposer un état de la question après la publication de la thèse de Rosario Cortés Tovar, dont la première partie rend compte avec minutie des apports de chacun. Les études plus récentes de Lía Schwartz, Antonio Pérez Lasheras, Anthony Close, Mercedes Blanco et Rodrigo Cacho Casal portent plus spécifiquement sur le domaine espagnol. Sans prétendre établir une taxinomie de la satire, je voudrais envisager quelques-uns des phénomènes qui révèlent ce qui se trouve au cœur du projet satirique. Quelles sont les motivations du locuteur satirique et de quels moyens rhétoriques dispose-t-il ? À partir de là, il sera plus aisé de déterminer l’incidence du burlesque dans la réalisation de ce projet et de s’attacher à l’étude approfondie d’une satire burlesque, Riesgos del matrimonio en los ruines casados.
I. — LES DEHORS DU DISCOURS SATIRIQUE
4Dans un célèbre article, Lía Schwartz s’interroge sur les « marques textuelles » du discours satirique. Le caractère référentiel du texte lui semble une convention générique plus qu’une condition du discours8. Elle remarque que certains personnages omniprésents dans la littérature gréco-latine, comme la vetula, se retrouvent dans la poésie du Siècle d’or et ce processus d’imitation impose de reconsidérer le critère de la référentialité9. Cette perspective va guider ma réflexion, qui portera sur les signes par lesquels le discours s’inscrit dans la continuité d’auteurs comme Horace ou Juvénal. Parmi ces signes, il est commode de distinguer ceux qui renvoient aux motivations du locuteur, par lesquels il déclare les intentions du discours, et ceux qui permettent de reconnaître une tactique, un procédé rhétorique propre au locuteur satirique.
Les intentions déclarées de la satire
5Dans un vers bien connu de la première satire de Juvénal, le locuteur déclare : « Difficile est saturam non scribere10. » L’écriture satirique constitue une nécessité absolue, un besoin11. La société que le locuteur contemple l’agace et l’écriture poétique apparaît comme une forme d’exutoire12. Gregorio Morillo, dans un poème en tercets publié parmi les Flores de poetas ilustres, semble ainsi considérer que pour le satiriste confronté à la société qui l’entoure, il n’y a que deux alternatives, s’exiler ou parler, dénoncer :
¡Quién se fuera a la zona inhabitable
por no perder del todo la paciencia!
que quieren que lo sufra y que no hable13.
6L’une des motivations fréquentes de la satire semble ainsi d’ordre physique voire physiologique. Elle constitue, en quelque sorte, le traitement qui permet de rétablir dans le corps du poète le bon équilibre des humeurs. Après avoir souligné que le triomphe de l’Ambition provoqua l’exil de la Vérité et que, lorsqu’il songe à la réhabiliter, la plume du poète tremble, Bartolomé de Argensola déclare :
Mas, ¿qué temo decirte cuanto siento,
pues me confieso a solas y contigo,
y si disimular quiero, reviento14?
7La censure provient d’une nécessité intérieure que le locuteur ne parvient pas à maîtriser. Quevedo, dans son épître satirique à Olivares, écrit ainsi que sa peine ne saurait être contenue et qu’elle ne peut être canalisée que par le biais du discours :
Señor Excelentísimo, mi llanto
ya no consiente márgenes ni orillas:
inundación será la de mi canto15.
8De même, la métamorphose du poète galant en poète satirique est motivée par le besoin de laisser libre cours à sa vindicte :
Pues más me quieres cuervo que no cisne,
conviértase en graznido el dulce arrullo
y mi nevada pluma en sucia tizne16.
9Paulson, en étudiant Horace et Juvénal, déclare que « like all subsequent satirists, both claim that their satire is the result of circumstances beyond their control. The satirist does not want to write satire, but he must17 ». Le discours satirique invoque donc fréquemment le soulagement de la douleur et de la colère du poète. Bien sûr, cette cause n’est pas suffisante pour justifier un discours qui prétend censurer les mœurs.
10On observe également que le locuteur satirique se présente face au lecteur comme un témoin. Il a vu, a compris, il dénonce et condamne. Il revêt ainsi les masques de témoin18, juge et même partie lorsqu’il se pose en victime des travers qu’il dénonce. Ces divers masques du locuteur satirique le distinguent de la cible du discours. Cela se manifeste linguistiquement par l’isolement de la première personne, par laquelle le locuteur s’exprime, face à la troisième personne (IL/ ILS) ou la deuxième (TU/VOUS) lorsque la cible du discours et son destinataire sont identiques19. Cette situation d’énonciation souligne la motivation à la fois condamnatoire et testimoniale du discours satirique. La fonction testimoniale transparaît fréquemment à travers des verbes de perception. Il s’agit de prétendre que les vices raillés ont effectivement été constatés, ce qui constitue une garantie de véracité. Castillo Solórzano, dans un poème sous forme de prosopopée, raconte ce que le Manzanares voit lorsque les Madrilènes viennent s’y baigner. Il conclut :
Confessores de Madrid,
apercebid los oydos,
que os espera gran cosecha
si os dizen lo que hemos visto20.
11Alfay, dans ses Poesías varias, attribue à Góngora un poème qu’il qualifie de satire et qui énumère les abus que le locuteur constate à son retour des Indes :
Cuando volví de las Indias
por la turqués latitud,
más novedad vi en España
que allá en las costas del Sur21.
12La véracité des propos du locuteur semblera d’autant moins sujette à caution que son témoignage paraîtra unique, exceptionnel. Pour conférer au récit du locuteur ce caractère privilégié, un procédé très efficace consiste à lui faire observer les vices de la société depuis un point géographique surélevé. Ainsi, dans les Sátiras morales d’Alvar Gómez, le locuteur monte sur le Parnasse afin de mieux contempler « los torpes errores22 ». La technique est ancienne et Lucien l’illustre avec son dialogue Icaroménippe, dont le héros observe la fourmilière humaine depuis la Lune. Cette position surélevée reflète la distanciation que le locuteur veut établir entre les vices qu’il condamne et sa propre hauteur morale.
13L’identification du locuteur satirique avec Zoilo ou Momo est un signe qui affiche son caractère de médisant systématique. Zoilo, grammairien grec dont les critiques portées contre Homère, Platon ou Isocrate lui valurent de passer à la postérité comme un « critique présomptueux, malveillant et envieux23 », est le nom donné aux médisants dans un passage du Scholástico de Villalón. Momo, dans le même passage, correspond aux « mordaçes24 ». La poésie satirique utilise également ces deux figures pour désigner, par antonomase, le locuteur satirique agressif. Castillo Solórzano écrit dans un poème A las novedades de Madrid :
Madrid de naciones Madre,
apercibe los oydos,
porque el Licenciado Momo
pide la pluma a Zoylo.
El publicar tus defetos,
mas es virtud que no vicio,
pues te pone la ceniza
porque moderes lo altivo25.
14Dans une satire de Bartolomé de Argensola, Zoilo est celui qui qualifiera de « vieille maison » ce que tout le monde considère comme une vénérable demeure26. Quant à Momo, ces vers de Gabriel del Corral l’identifient avec le locuteur satirique :
Aqui liçençia tomo,
pase el naipe satirico, que quiero
parar y no ser momo27…
15Enfin, dans un sonnet de Góngora, le locuteur prend soin de préciser ce que signifie son premier vers, « Despidióse el francés con grasa buena », pour éviter que Momo ne lui attribue un sens malveillant28. Cette fois, Momo apparaît comme lecteur satirique.
16La satire est donc fréquemment assumée par un locuteur-censeur qui veut juger ses contemporains. Son témoignage est destiné à une société qui ignore ses propres tares.
17En effet, le locuteur satirique croit voir dans un monde où chacun est aveugle ou feint de ne pas voir. Il s’oppose résolument à ce compromis plus ou moins tacite avec le vice, opposition qui le singularise dans une société qu’un tel discours dérange évidemment. Morillo, après une harangue contre les bas-bleus, déclare ainsi :
Diranme: « ¡Corra el mundo como corre! »,
que deje a cada una hacer sus mangas,
y que los versos con que ofendo borre29.
18La satire est justement considérée par Guy Demerson comme un « art de la connaissance30 ». Le locuteur prétend révéler ce qu’il a découvert afin d’éclairer une société qui attache moins d’importance à l’être qu’au paraître. Si Lupercio Leonardo de Argensola entreprend de manifester quel genre de courtisane est Flora, c’est pour « vender al mundo desengaño31 ». Dans la lettre qu’il adresse à Juan de Albión, le mensonge semble avoir envahi les générations nouvelles :
Tenemos la peor de las edades
agora que en los hijos de los hombres
se van disminuyendo las verdades32.
19La motivation du locuteur satirique est donc également démystificatrice et transparaît à travers des énoncés déclarant « la vérité nue33 ». Ainsi ces deux poèmes présentés comme satiriques dans les Poesías varias (1654) :
Escuchadme atentamente
hasta el fin desde el principio,
si es verdad que las verdades
las dicen locos y niños34.
Atención, por vida mía,
peligrosos noveleros,
pagadme de estas verdades
los portes en el silencio35.
20De même, la Sátira a diferentes cosas de Maluenda s’ouvre par ces vers :
Boca de todas verdades
me llaman cuantos me ven,
todo cuanto sé publico,
y aun aquello que no sé36.
21Dans une letrilla de Góngora le locuteur convertit les cordes de sa viole en « cordeles » de torture l’obligeant à « decir verdades » ; dans une autre, il annonce d’emblée : « Hoy quiero esparcir al viento / de verdades una suma » et dans une dernière il répète dix fois le distique : « Salud y gracia, sepades / que vengo a decir verdades37. » Ce locuteur qui s’acharne à dire le vrai répète ainsi, grâce à la structure même de la letrilla, qu’il entend révéler ce que la société voudrait ignorer. Il ne laisse donc aucun doute quant à sa motivation démystificatrice. Enfin, dans un sonnet attribué au même auteur, le locuteur avertit des dangers encourus par les amants potentiels de la belle Isabel de la Paz. Son poème doit les guider sur le chemin qui les éloignera de la dangereuse créature : « Sea mi soneto / báculo a ciegos, Norte a navegantes38. »
22Les quelques signes qui viennent d’être dégagés ne constituent qu’une partie des indices dont dispose le lecteur pour identifier le texte satirique. Ils relevaient tous de la déclaration d’intention. Plusieurs procédés visant à convaincre le lecteur de la pertinence du discours satirique peuvent également être considérés comme des marqueurs textuels.
Les moyens justifient la fin
23Dans un article sur la satire gongorine, Mercedes Blanco39 compare les jugements contradictoires portés par le père Pineda et José Pérez de Ribas, auteur d’un Escrutinio sobre las impresiones de las obras de don Luis de Góngora. Les pourfendeurs de la satire gongorine reprochent au poète de tomber dans les mala carmina, les libelles calomniateurs. Au contraire, ses thuriféraires insistent sur l’innocuité du discours, innocuité qui mène Pérez de Ribas à réfuter son caractère satirique en insistant sur l’utilité du propos40. L’auteur de l’Escrutinio considère donc, comme Pineda, que la satire n’est pas utile à la société, qu’elle est même pernicieuse. Antonio Pérez Lasheras a montré que le procès fait à la satire a pu favoriser le développement du terme « burlesque », qui servait en quelque sorte de catégorie de substitution masquant le caractère effectivement satirique d’un texte41. Mercedes Blanco, dans le même article, postule que la satire gongorine tient moins de « la prédication stoïcienne à la manière de Perse », de « la peinture sans concession des tares romaines » par Juvénal ou des « réflexions prudentes et ironiques » d’Horace que des épigrammes de Martial : « … Es en el espacio restringido y en la estética del epigrama donde sus contemporáneos situaron al Góngora satírico42. »
24Les jugements contradictoires sur la satire gongorine prouvent que ce genre avait mauvaise presse et que pour défendre un poète il valait mieux nier tout rondement qu’il écrivît des satires. Toutefois, il existe un autre discours, qui insiste au contraire sur l’utilité des bona carmina. Pérez de Ribas lui-même considère, paradoxalement, que si les quelques vers gongorins qui « sentent la satire » étaient imités, ceux qui s’adonnent au vice se montreraient plus prudents. Bartolomé L. de Argensola, dans une lettre adressée au Comte de Lemos, estime que « c’est la poésie la plus profitable à la république en ce qu’elle censure les mauvaises habitudes43 ». Carvallo, tout en dénonçant l’évolution de la satire vers la médisance, déclare qu’elle est permise s’il s’agit de « vitupérer […] ceux qui pèchent publiquement et avec obstination ». Cascales affirme que la satire doit « amender la vie44 ». De même, dans la Sátira del Incógnito, Bartolomé Argensola estime que le locuteur satirique brocarde sa cible pour qu’elle corrige sa conduite. Aussi ne s’en prendra-t-il jamais aux morts45. La satire, sous l’espèce des bona carmina, doit donc être considérée comme un discours éthique. Le locuteur a une ou plusieurs cibles, condamnées au nom de la vertu46. Cette vertu bafouée, le lecteur veut la retrouver dans les caractéristiques du locuteur. Le poète doit faire en sorte que le champion de la vertu semble lui-même vertueux47. Pour prouver que la finalité est éthique, il faut que les arguments le semblent tout autant. En ce sens, les mécanismes de la démonstration justifient la fin, manifestent que la justice est de son côté. Cela conditionne en partie le discours. C’est ce qui va être étudié à présent, à travers les limites imposées au ridiculum et la tendance à flétrir la cible du discours en vantant ceux qui ont fait le choix de la vertu.
25La condamnation passe notamment par la caricature, l’ironie, le brocard, l’insulte, qui useront souvent du ridiculum pour offrir « une peinture à la fois ressemblante et tendancieuse d’une certaine réalité ambiante48 ». Il est raisonnable de considérer que le comique peut servir le discours d’une double manière : d’une part, il renforce l’attaque, la rend plus agressive, d’autre part, il participe à la captatio benevolentiae. Cette bienveillance est d’autant plus facilement acquise que le poète use du mot d’esprit. Celui qui lit ou écoute un mot d’esprit est prédisposé favorablement quand bien même sa raison critique devrait le mener à douter de ce qui est dit49. Le poète satirique use donc du mot d’esprit comme d’une arme rhétorique. Si le burlesque appuie parfois le discours satirique, c’est aussi parce que l’ingéniosité du propos peut être grosse d’un sens en réalité critique. Mercedes Blanco l’a montré pour certains poèmes de Góngora, dans lesquels « el verdadero discurso está no en lo que se dice, y que es patentemente absurdo, sino en lo que se insinúa, en un decir sin decir, en un significar a dos luces, en un juego muy ajeno a la condena clara y rotunda que suponemos propia de la sátira ». Les mécanismes d’écriture du burlesque peuvent donc être au service de la satire et l’article de Mercedes Blanco rend compte de la maîtrise exceptionnelle de Góngora dans ce domaine50. Anthony Close a commenté le fameux sonnet de Cervantes consacré au monument funéraire à la mémoire de Philippe II. Il remarque que les propos du poète sont pleins d’ironie et que Cervantes parvient à « hacer que el subtexto subversivo se encierre en un texto jocosamente inocuo y disculpable51 ». La complexité du burlesque peut ainsi masquer un contenu sérieux et préserver l’auteur de la censure.
26Néanmoins, le comique peut également s’avérer contre-productif, si la cible semble injustement ou excessivement fustigée. Le locuteur satirique veut convaincre le lecteur, l’amener à un jugement sévère sur les faits incriminés52. Il échoue si le lecteur craint de passer, au nom de la vertu, du côté de la calomnie et donc du vice. Ainsi, le caractère facétieux d’une satire comme Los ejercicios espirituales de la Compañía de Jesús, de Juan de Salinas53, séduit d’autant plus le lecteur que le locuteur ne se montre pas si cruel avec les bons pères rondouillards54. En revanche, face au fameux sonnet Yo te untaré mis obras con tocino (POC, 829), le lecteur ne peut qu’être partagé entre l’admiration que suscite l’ingéniosité des brocards attribués à Quevedo et une forme de solidarité avec la victime de propos si venimeux, Góngora. Lorsque la critique satirique semble avant tout guidée par une passion aveugle et injuste, elle tombe dans l’invective et peut susciter le rejet55. C’est là un débat qui parcourt la satire depuis Horace. Pour que le discours soit convaincant, il faut que le lecteur ne doute pas de la nature éthique de la motivation du locuteur. Que la motivation physique prenne le dessus et le locuteur paraîtra guidé par la passion et donc foncièrement subjectif.
27La maîtrise des affects se manifestera notamment lorsque les critiques seront argumentées et que le vice apparaîtra comme un choix condamnable auquel le locuteur oppose d’autres attitudes, guidées par la vertu56. Un locuteur qui aurait une vision absolument négative de l’humanité sortirait rapidement du champ de la satire au profit d’une poésie morale se réduisant à une lamentation. Au contraire, le lecteur suivra volontiers un discours qui isole une attitude déviante, la caractérise avec esprit, l’oppose aux comportements vertueux avec lesquels le lecteur tend naturellement à s’identifier.
28La confrontation du vice et de la vertu prend trois formes différentes selon que les individus qui choisissent le vice sont identifiés avec un lieu, une époque ou un groupe humain. Ces trois situations peuvent être assimilées à trois des loci de la rhétorique : locus a tempore, locus a loco, locus a persona. Bien sûr, on pourra trouver dans un même énoncé des signes de ces divers loci. Ainsi, lorsque Bartolomé Leonardo de Argensola, dans son épître A Nuño de Mendoza, que después fue Conde de Val de Reyes57, déclare : « … El siglo nuestro acá / produce ocasionada gente. » La critique de la corruption des mœurs dénonce le choix opéré par une frange de la population, « ocasionada gente », représentative d’une époque déterminée, « el siglo nuestro » et d’un lieu unique, « acá », qui désigne Madrid dans le contexte du poème. Plusieurs vers développent cette caractérisation. Évoquons les références spatiales qui désignent Madrid directement ou par le biais d’un adverbe de lieu : « Lo que aquí nos turba y desordena58 », « Tienen aquí jurisdicción expresa / todos los vicios59… », « Que en Madrid ni hay paciencia ni hay hacienda / para vivir al uso60… » ; les expressions limitant la critique à l’époque de Philippe IV : « ¡Oh siglo atroz, de abominable celo, / que monstruos de otros monstruos multiplicas ! / ¿Qué dijera el severo Tertuliano / a vista de costumbres tan inicas61 ? », « cuando hierve esta corte de Filipo62 », ou à certains individus : « No todas estas fáciles zagalas / lleva tras sí la liviandad del sejo63… », « Mas dirás que no todos son ruines / que entre los vicios las virtudes nacen, / como entre yedras, rosas y jazmines. / Pues ¿eso no está claro64 ?… » Quevedo, dans son Epístola satírica y censoria, oppose deux Espagnes à travers les comportements de ceux qui la peuplèrent. Alors que le Sermón estoico, d’après González de Salas, fustigeait « toda la humana nación », dans l’épître Quevedo brocarde « las costumbres de su patria, renovando con alabanza las que fueron severas y valerosas de los antiguos españoles para afear más con la comparación las deliciosas de los presentes65 ». Face aux mœurs dépravées de ses contemporains, Quevedo érige en modèle « aquella gente » (v. 55), « aquella pura / república de grandes hombres » (v. 91-92), constituée d’Espagnols virils (« español velloso », « duro español », v. 106 et 127) et de chastes épouses (« Todas matronas, y ninguna dama », v. 64). L’éthopée et la prosopographie permettent de distinguer un peuple efféminé et corrompu de ses illustres ancêtres, qui font figure de modèle à imiter et même à émuler. Le locus a tempore renforce cette distinction à travers les adverbes de temps (« hoy »/ « entonces », v. 130-131), les déictiques (« aquella virtud desaliñada », v. 31, « aquella gente », v. 55, « aquella pura / república », v. 91-92) et les temps grammaticaux. Le futur de l’Espagne dépend de l’imitation dans le présent des Espagnols du passé. Le locuteur peut ainsi exhorter le Comte-Duc à fomenter la réforme générale du pays : « Mejores sean por vos los que eran buenos / Guzmanes… » (v. 187-188).
29La portée satirique d’un texte peut également reposer sur la comparaison entre deux espaces. Dans la troisième satire de Juvénal, Rome apparaît comme la ville de tous les dangers et de tous les désagréments face à Cumes, Sora, Fabrateria ou Frusinone. La relativisation a loco renforce souvent la vitupération des mœurs de la société. C’est un Góngora désabusé qui quitte Madrid en 1609 et en dénonce l’adulation, la flagornerie, en leur opposant une vision idyllique de la vie en province66. Ce genre de postures qui chantent les louanges de la campagne s’inscrit naturellement dans la tradition du menosprecio de Corte67. Dans un poème qualifié de satirique par Pinto de Morales, le personnage répond à doña Dinguindanga qui lui annonce qu’elle est enceinte et qu’il est le père. Aux mœurs corrompues de Dinguindanga et des femmes de la Cour, le personnage oppose celles du village où il s’est retiré (« Si nos piden, es perdón », « Las caras saben a caras »… )68. Bartolomé de Argensola préférera quant à lui Salamanque à une Cour qu’il associe à Babylone69.
30Enfin, la comparaison reposant sur le locus a persona pourra transparaître hors de toute perspective temporelle ou spatiale. Ainsi, Lupercio Leonardo de Argensola précise clairement, dans sa satire A Flora, qu’il ne fustige pas toutes les femmes, mais uniquement celles qui, comme Flora, pèchent par coquetterie :
Aquí no se comprehenden las prudentes
que siguen las virtudes, que las tales
no llevan composturas aparentes.
No son todas las leyes generales,
que muchas excepciones hay en ellas,
ni las cosas del mundo son iguales.
En las tinieblas lucen las estrellas,
a vueltas de los cardos nacen flores,
y entre agudas espinas rosas bellas70.
Déstas después yo cantaré loores:
que no se han de mezclar con las profanas
las cosas excelentes y mayores.
Tú, Flora, y otras damas cortesanas
sois estas enemigas de quien trato,
perdidas por comer y andar galanas71.
31Les comparaisons a tempore ou a loco sont souvent la forme que prend la comparaison a persona. Dans l’épître adressée à Olivares, l’opposition entre un passé idéalisé et un présent dissolu permet de distinguer les Espagnols d’aujourd’hui et ceux d’hier.
32Le locuteur satirique considère que la société doit être transformée. La réforme est nécessaire. Pour le montrer, il pourra choisir de brocarder une cible sans lui opposer un double vertueux. Néanmoins, cette réforme semblera nécessaire et possible si le locuteur oppose aux travers des uns la vertu des autres. Chacun opère un choix. Le locuteur satirique le montrera de manière d’autant plus convaincante que ceux qui ont fait le bon choix, celui de la vertu, apparaîtront de quelque façon dans le discours qui censure les travers des autres. Cette relativisation du mal transparaît d’une part dans la nature dialectique des loci du discours satirique et, d’autre part, dans la relation qui lie et, d’un point de vue moral, sépare le locuteur et sa cible : face à la première personne du locuteur satirique, qui s’exprime ici, maintenant et au nom de la vertu, le lecteur trouvera un TU ou un IL, coupable de quelque vice et sommé d’imiter un comportement alternatif, souvent situé dans un autre lieu ou une autre époque. Ces quelques éléments, associés aux divers signes qui identifient le discours (prétention de « dire le vrai », comparaison du JE satirique avec Zoylo ou Momo, choix des tercets72), sont les marques facilement repérables d’un discours satirique légitime, car animé par un projet éthique. Alfay, dans son florilège de 1654, qualifie de satire ou poème satirique six des poèmes qu’il recueille. Sur ces six poèmes, quatre incluent dans les premiers vers l’un ou l’autre de ces signes du discours satirique. L’échantillon est très limité mais constitue un indice de la relation qu’un éditeur du xviie siècle pouvait établir entre l’écriture satirique et la volonté de dire la vérité sur les usages du temps73.
33Foucault évoquait dans son cours au Collège de France la nécessité pour le médecin ou le biologiste de rendre manifeste son adhésion au protocole reconnu par la communauté scientifique : « Une proposition doit remplir de complexes et lourdes exigences pour pouvoir appartenir à l’ensemble d’une discipline ; avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, elle doit être, comme dirait M. Canguilhem, “dans le vrai74”. » De même, le contraste entre la pratique du vice et celle de la vertu, l’ancrage dans une actualité commune au locuteur et à sa cible, la distanciation éthique qui les sépare et les signes par lesquels le locuteur s’inscrit dans le même champ littéraire que Juvénal ou Lucilius, constituent les éléments d’un discours qui se veut « dans le vrai » de la satire. La satire nous apparaît ainsi comme un discours en péril constant. Que la possibilité de la réforme disparaisse ou que le discours perde de sa combativité et la satire perdra les traits qui en font une espèce autonome du vaste champ de la poésie morale. C’est pour une large part ce qui se produit avec le Sermón estoico ou dans un passage de la lettre que Bartolomé de Argensola adresse à Nuño de Mendoza75. Que les ridicula au service de la démonstration soient trop violents ou trop présents et la dimension éthique du texte semblera secondaire. C’est à ce niveau de l’interprétation textuelle, celui qui met en avant les lignes de tension qui, au sein d’un poème, peuvent sembler contradictoires, que l’on se propose de rechercher comment le burlesque peut reléguer à l’arrière-plan la portée satirique du discours. Le problème a été partiellement envisagé lors de l’étude du burlesque investi de Quevedo, lorsque nous avons montré comment le locuteur parvient à mêler burlas y veras sans que ces dernières disparaissent. La perspective qui va être adoptée ici est complémentaire, puisqu’il s’agit désormais de montrer que, dans la satire burlesque, si les veras ne disparaissent pas toujours totalement, elles perdent en revanche souvent le poids rhétorique qui est fondamental dans la satire et en cela changent de nature.
II. — LE SATIRICO-BURLESQUE : QUELQUES PARAMÈTRES D’INTERPRÉTATION
Ménage, je ne sais si, dans cette satire,
Je t’apprête un sujet de pleurer ou de rire76…
Mirando estoy que te santiguas desto,
y que enojado quedas o risueño,
llamándome filósofo molesto77.
34Confronté aux travers d’une société qu’il juge pervertie, le poète satirique hésite entre deux attitudes possibles : rire ou pleurer. Dès lors qu’il choisit d’en rire, le regard porté sur le monde est celui de Démocrite et le ton du discours l’illustre en prodiguant les effets burlesques. Mais cette position est-elle véritablement tenable ? Le locuteur satirique qui accorde une grande part aux ridicula peut-il être le même que celui qui exprime son désarroi face à la corruption des mœurs et plaide pour leur amendement ? Surtout, le lecteur qui s’esclaffe devant le tableau décrit est-il convaincu de la nécessité d’une réforme de la société ? Un texte satirique écrit dans un registre burlesque tend à s’écarter du propos critique qu’on lui prête et à en éloigner le lecteur. Les procédés par lesquels le burlesque modifie la portée satirique d’un texte doivent être étudiés à travers trois facteurs déterminants : le choix de la cible de la satire, la fréquence de la facétie et la caractérisation du locuteur.
Du choix de la cible
35L’étude de la dimension éthique du discours satirique a montré qu’un poème attaquant directement un individu peut provoquer le rejet du lecteur, qui considère illégitime un discours motivé par la haine et suspect de calomnie. Il en va ainsi, par exemple, des poèmes s’inscrivant dans le cadre de la querelle opposant Góngora et Quevedo78, ou des compositions A un poeta corcovado…, rédigés par treize poètes différents unis contre Alarcón79. Cette modalité constitue le plus haut degré d’individualisation de la satire ad personam. Le plus bas apparaît lorsque la cible, anonyme, est réduite à une fonction, comme le médecin, l’entremetteuse, le pâtissier et bien d’autres. Dans l’un ou l’autre cas, le discours se limite souvent à un brocard et doit plus à l’invective et à l’épigramme satirique qu’à la satire antique. Maxime Chevalier a abondamment traité le sujet de la représentation de tels personnages. Sa démarche consiste à étudier la présence des personnages stéréotypés ou figurillas dans la littérature qu’il considère folklorique, dans les recueils de proverbes, dans les contes populaires et en fait dans tout texte susceptible de bénéficier d’une diffusion massive. Pour Maxime Chevalier, dès lors que les traits du personnage sont figés, les brocards dont il est la cible servent avant tout le comique du texte :
Conviene desconfiar de la llamada « sátira » de las condiciones y oficios en la España del Siglo de Oro. […] Esta sátira de oficios y estados no pasa de ser, en razonable porción de casos, literatura jocosa. […] Tales representaciones son « verdaderas » según una tradición venerable, tradición anterior al Siglo de Oro, que sigue latiendo en él, y que le ha de sobrevivir por mucho tiempo. Pero esta sátira se aplica, más de una vez, no a unos seres de carne y hueso, sino a unos entes puramente convencionales, a unos maniquíes que no anima ningún soplo vital80.
36Si les personnages littéraires ne sont que des fantoches, des pantins que la réalité n’inspire qu’en dernière instance, alors les brocards dont ils sont la cible n’appuient aucun discours satirique. Dans le cas du médecin, Maxime Chevalier établit la frontière séparant le personnage réel et le personnage littéraire en s’appuyant sur des témoignages historiques. Ces derniers prouvent qu’en cas d’épidémies, la population manifeste à l’égard des médecins une confiance que sa représentation littéraire ne laisse pas supposer81. Lina Rodríguez Cacho, dans une étude dont l’objet principal portait sur les dialogues satiriques à la Renaissance, étudie les nombreux édits pragmatiques tentant de réglementer la pratique de la médecine (notamment la Premática en que se da la orden que se ha de tener en el examen de los médicos y cirujanos y en el protomedicato de 1617). Elle montre que les textes littéraires reflètent une préoccupation bien réelle, contrairement à ce qu’affirme Maxime Chevalier82.
37Les deux critiques83 cherchent donc à déterminer si le texte est satirique en fonction de la représentation que le lecteur se fait du médecin historique, celui qui le soigne, et, dans le cas de Maxime Chevalier, à travers la préexistence du personnage dans la littérature folklorique84. Ces deux démarches illustrent un même type de questionnement : la satire reflète-t-elle la société qu’elle critique ? Comment la référentialité peut-elle se combiner avec l’imitation des sources antiques ou même des modèles plus récents ? Dans le cas de ce qu’il est convenu d’appeler la sátira de oficios, il est certainement nécessaire de distinguer deux plans qui seront en général présents au sein d’un même poème. Le lecteur qui découvre une satire burlesque du médecin ou du « pérfido agorero85 » reconnaît aisément des motifs qui parcourent la littérature depuis l’Antiquité, à partir de l’Anthologie grecque, des recueils épigrammatiques de Martial ou encore des satires latines jusqu’à Quevedo86 et même bien après. Ces personnages apparaissent au lecteur comme des figures familières, des pantins fort ressemblants que chaque poète articule à sa façon. Quevedo le fait avec le plus d’esprit possible. C’est dans cette originalité stylistique que le poète talentueux se distingue lorsqu’il reprend des caricatures convenues. En cela, chacun de ces personnages constitue un déclencheur de représentations, un signe autonome et constant quel que soit le contexte social qui voit sa re-création87. Ces signes ont donc un chant qui leur est propre. Ce chant du signe justifie que l’on ne fasse pas grand cas de la prétendue référentialité du texte et que l’on estime avec Lía Schwartz88 que « la protesta de referencialidad es una de las convenciones del género ».
38Mais la récurrence frappante et obsédante de ces fantoches sous la plume de Quevedo, tant dans sa prose que dans ses vers, mène à considérer, dans un deuxième temps, qu’ils portent une vision singulière du monde. Et, là encore, il faut répéter que ces burlas sont lourdes de sens, qu’elles sont loin d’être dénuées de veras et que cela n’implique en rien que le discours soit satirique. Nous avons longuement insisté sur la possibilité de réaliser une lecture de la poésie burlesque mettant en avant sa portée morale. Ce type d’interprétation s’avère également opératoire pour cette sátira de oficios qui paraît souvent bien peu satirique. Lía Schwartz, dans une étude consacrée au letrado, déclarait que « en la sátira de Quevedo la literatura mediatiza siempre la percepción de lo real89 ». C’est la nature de cette médiatisation que je voudrais envisager à présent, moins à travers les sources antiques ou folkloriques qui nourrissent l’imitatio qu’en étudiant les procédés littéraires par lesquels, précisément, la portée satirique est réduite.
39Les personnages de la poésie satirico-burlesque ne réservent généralement que peu de surprises au lecteur. Leurs comportements varient peu et l’omniprésence de ces personnages dans l’entremés indique combien il s’agissait de figures familières. Qu’un aubergiste apparaisse et ce sera à coup sûr pour mêler de l’eau au vin de ses clients. Le poète désignera cette eau de diverses façons, en évoquant le baptême, la pluie, ou encore les eaux usées dont se débarrasse la fregona en avertissant les passants malchanceux qui passeraient sous ses fenêtres. Qu’un pâtissier intervienne et il sera immédiatement accusé de préparer ses empanadas avec du chat, du cheval, voire des restes humains. Lorsque le locuteur de Riesgos del matrimonio en los ruines casados indique qu’il aurait pu s’enrichir en devenant « vil pastelero »« para aprovechar los ahorcados », ou « para vender agua, tabernero », il ne fait que reprendre un discours parfaitement convenu. On le retrouve ailleurs dans la poésie de Quevedo.
40L’originalité et l’intérêt de ces textes reposent sur la technique qu’emploie le poète pour répéter une critique convenue et non sur cette critique90. Dire que les empanadas sont farcies avec de la viande de chat n’est pas amusant. En revanche, le propos ne manquera pas de sel si c’est le chat d’un pâtissier qui, constatant le sort de ses aïeuls, s’interroge sur son propre avenir91. Le lecteur sait pertinemment ce que le poète va dire et le personnage introduit n’est qu’un motif à l’expression ingénieuse. Le poète ne cherche pas vraiment à convaincre son lecteur du drame qui se joue dans les tavernes et les officines d’apothicaires. Ces motifs sont des lieux-communs et un tel statut limite probablement leur portée satirique en constituant au contraire un signe du burlesque92. Si les comportements décrits sont si fréquents en poésie, c’est parce que leur caractère grotesque et ridicule est propre à susciter le rire. Le ridiculum n’est pas ici au service d’un discours satirique, il est au contraire au centre d’un projet littéraire reposant avant tout sur la création d’effets burlesques.
41Si la portée satirique est réduite, il n’en demeure pas moins vrai que les veras affleurent dans leur dimension morale et que l’univers décrit, les figuras du retablo, pour reprendre l’image d’Ignacio Arellano93, créent souvent une réaction de répulsion. Évidemment, si le lecteur identifie le personnage avec un référent extra-littéraire, ce sentiment l’incite à lire le texte comme une satire. La description des méfaits de l’aubergiste ou du pâtissier semblera satirique à celui qui vient d’en être la victime. Pour le lecteur qui n’est pas dans cette situation, il ne s’agit probablement que de la représentation de pratiques répugnantes, condamnables en cela, mais tellement conventionnelles que l’enjeu du poème ne peut résider dans la condamnation. Il ne s’agit pas d’opposer l’aubergiste ou le pâtissier vicieux à l’aubergiste ou au pâtissier vertueux. Le poème ne prétend pas convaincre le lecteur de la nécessité de corriger les mœurs. Il ne fait que les rendre manifestes dans ce qu’elles ont de sordides et, en cela, de révélateurs d’un état global de la société.
42Quevedo ne se préoccupe guère de la réforme de la médecine, de la pâtisserie ou de l’art de recevoir ses clients et de leur offrir les mets les plus délicats. Il constate avec désarroi et agacement que certains individus échangent contre de l’argent toute sorte de choses répugnantes et qu’en plus, souvent, ils les mangent. Ce qui s’obtient par l’argent n’est jamais pur. L’aubergiste et le pâtissier viennent d’être évoqués, mais songeons également à la prostituée qui vend son corps et transmet la syphilis94. René Quérillacq explique en partie la haine ressentie par Quevedo à l’égard des médecins par « … el asco que le inspiran esos hombres que van husmeando excrementos y orines95… ». Plus que les travers associés par convention à certaines professions, c’est bien une vision pessimiste de l’homme et en particulier de l’Espagnol du xviie siècle qui me semble informer la poésie burlesque de Quevedo. Les veras sont de cet ordre plutôt que de nature satirique, même si le poète trouve dans les épigrammes satiriques et les œuvres de Juvénal, Horace ou Perse une source évidente d’inspiration. Les préoccupations morales de Quevedo constituaient en fait un terreau que sa grande familiarité avec la littérature antique ne pouvait que féconder.
43D’autres indices prouvent que la représentation de ces personnages conventionnels doit servir le comique sans porter une charge satirique forte. Quand Quevedo veut dire des yeux d’une femme qu’ils sont mortels pour celui qui croise son regard, il écrit ces vers célèbres :
Los médicos con que miras,
los dos ojos con que matas,
bachilleres por Toledo,
doctores por Salamanca96.
44Et, pour dire que le regard du basilic est également fatal, il écrit :
Escándalo del Egipto,
tú, que infamando la Libia,
miras para la salud
con médicos y boticas97.
45L’ingéniosité de ces vers repose sur l’association du regard du basilic ou de la femme au médecin. Le discours établit une correspondance fondée sur une caractéristique commune : le regard et le médecin peuvent tuer. Pour que ces vers soient compris, il faut que le lecteur isole, parmi tous les sèmes du mot médico, celui qui l’identifie à un assassin. Il comprend ainsi ce qui, dans un énoncé uniquement métaphorique, donnerait : « Los asesinos con que miras », « miras para la salud con asesinos ». C’est le discours conventionnel sur le médecin qui a permis l’inversion des attributs98 selon le schéma suivant : « Los A con que B ; los B’ con que A’ ». Pour que l’inversion soit possible, il a fallu que l’association de A et A’ (los médicos con que matas) semble aussi logique que l’association de B et B’ (los dos ojos con que miras), ce qui implique que médico ne renvoie plus à ce qui définit normalement un médecin (serment d’Hippocrate, diagnostics, soins…), mais, avant tout, au danger qu’il représente pour ses patients. En quelque sorte, le discours poétique actualise un sème du mot médico et désactive ou « narcotise » tous les autres99.
46Comparons ces vers à ceux de Salinas, qui actualisent deux sèmes pour dire que, pour l’amoureuse Galatea, le temps, comme un médecin, peut soigner ou au contraire faire durer les soins :
Y con ser médico el tiempo
de dolores peregrinos,
no lo permite y alarga
la cura como enemigo,
que él no receta jamás
sino infusiones de olvido,
que en poco nobles sujetos
obran presto y dan alivio100.
47Dans les deux premiers vers, le sème associant le médecin à un assassin est tout à fait absent. Dans les deux suivants, il en va de même pour le sème identifiant le médecin à celui qui rétablit la santé du malade. Mais on ne saurait parler, dans ces vers de Salinas, ni d’apologie ni de satire des médecins. Le discours poétique, dans ces quelques cas, réduit le signifié au sème qui permettra d’élaborer la métaphore ingénieuse. Le lecteur imagine les yeux de la belle, le regard du basilic, les vicissitudes de la vie amoureuse de Galatea, mais la figure du médecin reste très superficiellement présente. Elle n’est véritablement qu’au service du propos ingénieux. Dans le poème de Salinas, qui est parodique selon H. Bonneville, le motif du médecin apparaît probablement parce qu’il renvoie à un discours comique omniprésent dans le folklore, dans l’entremés, dans le refranero. Salinas, parmi les multiples façons de dire que le temps n’estompe pas toujours la douleur amoureuse, choisit de recourir à la métaphore du médecin parce qu’elle crée un contraste plaisant avec le ton de la poésie amoureuse. Les motifs du médecin, du pâtissier, du chausseur, de l’apothicaire, ne sont pas nécessairement comiques parce qu’ils sont folkloriques, en revanche ils sont choisis parce qu’ils sont comiques dans le folklore. Ils peuvent ainsi constituer les signes de la légèreté que le poète donne à son discours. C’est pour cela qu’ils apparaissent également dans des contextes totalement étrangers à la satire. Ainsi, dans une fable mythologique burlesque, comme dans le poème amoureux de Salinas, on pourra voir apparaître ces personnages sans qu’ils fassent l’objet de la moindre critique. L’épitaphe de la Fábula de Acteón de Castillo Solórzano glose ainsi la transformation du héros en cerf bientôt dévoré par sa propre meute :
De tierra ocupa diez pies,
quien solo ocupara siete,
si las ramas del copete
no le acrecentaran tres:
caminante aunque le ves
de armazones coronado,
no pienses que fue casado,
porque si casado fuera,
muy rico y viejo viviera,
no moço y aperreado101.
48Dans un poème burlesque, tout ce qui ressemble de près ou de loin à des cornes est associé par le lecteur au discours sur le cocu. La transformation d’Actéon permet ainsi à Castillo Solórzano d’insérer tout naturellement le motif du mari enrichi par ses cornes. Toutefois, dans cette épitaphe, le mari cocu n’apparaît pas comme motif satirique mais uniquement pour créer un paradoxe : Actéon est mort jeune et tragiquement, pourtant il portait des cornes. Or, un cocu vit longtemps et dans l’opulence, parce que ses cornes sont une excellente source de revenus. Le Lecteur Modèle, identifié au passant (« caminante »), associera les cornes d’Actéon à l’adultère et tout l’intérêt de la décima repose sur la réfutation de cette association. Le poète ne porte aucun jugement sur le cocu professionnel, il fait en sorte de créer une attente chez le lecteur pour ensuite la décevoir. C’est là un mécanisme du ridiculum que reconnaît Cicéron et que Quintilien reprend à sa suite102. De même que le médecin peut renvoyer à la mort, les cornes peuvent renvoyer au cocu professionnel et ce sont ces connotations qui suscitent le recours à pareils motifs. Non seulement ils n’entrent pas dans un discours satirique, mais en plus ils fonctionnent comme les signes extérieurs du registre burlesque.
49L’étude de la figure du médecin prouve que la portée satirique d’un poème est moins déterminée par la cible que par le discours sur la cible. Dans les textes cités, il n’y a pas à proprement parler de discours sur le médecin. Il est probable que le burlesque semblera d’autant plus l’emporter sur la satire que le degré d’individualisation de la cible sera faible. Un texte prétendant railler une vieille décrépite paraîtra moins satirique qu’un sonnet contre Olivares, la différence interprétative manifestant ici l’importance accordée à la fonction du ridiculum.
50De ces divers exemples, on tirera trois conclusions sur le choix de la cible :
les figurillas, étant issues d’une littérature essentiellement comique (entremeses, folklore, proverbes…) et pouvant intégrer des contextes totalement étrangers à la description de la société pour insérer quelque bon mot (fable mythologique, poésie lyrique), fonctionnent probablement plus comme des signes du traitement burlesque que de l’intention satirique103. Leur introduction indique que le poème bascule dans les burlas ;
dans la poésie burlesque, la présence de ces motifs ne suffit pas pour affirmer que le poème est également satirique. Un poème peut parfaitement introduire ces motifs en « désactivant » leur dimension satirique. Pour le dire autrement et avec F. Serralta, « no hay que imaginar que la formulación satírica […] implica una obligatoria percepción satírica104… » ;
le brocard ne suffit pas à fonder la satire car elle naît du discours. Si l’attaque faisait la satire, le sonnet 531 de Quevedo serait une satire du moustique. Juvénal, Horace, Perse écrivent des satires, mais Martial écrit des épigrammes satiriques. Il convient de distinguer, d’une part, la satire et, d’autre part, des discours qui sont satiriques mais ne constituent pas des satires. En ce sens, l’épithète « satirico-burlesque » peut désigner des textes dans lesquels la dimension satirique pourra être très variable, du discours au simple brocard. Aussi, le brocard épigrammatique entretient-il avec la satire une relation semblable à celle qui unit la satire et la représentation des personnages conventionnels ou figuras : dans chaque cas le locuteur renonce au discours argumenté visant à convaincre des travers de la cible, pour réduire cette cible à son défaut sans produire un raisonnement sur le défaut et la nécessité d’y remédier.
De la fréquence de la facétie
51Les conclusions de l’étude précédente mènent naturellement à cette question : que se passe-t-il lorsque ces motifs, dont la portée satirique est déterminée par le discours, intègrent un poème dans lequel le locuteur prodigue les effets burlesques ? Bien sûr, le donaire peut favoriser ce que Marc Vitse a appelé « une persuasion par le talent105 » et contribuer en cela à convaincre le lecteur. Mais le discours satirique est-il toujours perceptible lorsque le poète accumule les traits facétieux ? Le romance de Castillo Solórzano A las novedades de Madrid106 permet d’entrevoir les limites d’un projet satirique qui emploierait abondamment les mécanismes de la poésie burlesque. Ses premiers vers manifestent la volonté de rendre publics les vices d’une Cour qui pèche par orgueil, comme le prêtre rappelle au pécheur qu’il n’est que cendres :
Madrid, de naciones madre,
apercibe los oydos,
porque el Licenciado Momo
pide la pluma a Zoylo.
El publicar tus defetos
mas es virtud que no vicio,
pues te pone la ceniza
porque moderes lo altivo.
52Le locuteur poétique, el Licenciado Momo, évoque ensuite le faible débit du Manzanares en comparant l’espace qu’il occupe dans la géographie locale de Madrid à ce que représente la couronne d’un moine pour son crâne :
A ti el señor Mançanares
con presunciones de río,
te ofrece media corona
como de Monje Benito.
Tal vez te la da de Fraile,
cuando es prodigo invernizo,
hasta que llega a raparla
el Barbero del Estío.
Estase madama Puente
sin lavarse el oculismo,
con arenosas lagañas,
y esperanças de Judío.
53Ces vers sont assurément ceux d’un locuteur burlesque qui ne partage en rien la préoccupation de la poésie satirique, malgré l’invocation initiale de Zoilo et Momo. Il ne s’agit, à aucun moment, de promouvoir une quelconque réforme. Le thème choisi, le ridicule cours du Manzanares, renforce l’orientation burlesque et semble reléguer la vituperatio urbi, les veras, au rang de simple motif à l’expression ingénieuse. Parfois, le comique semble plus agressif, la tonalité des ridicula varie d’un passage à l’autre sans pour autant tomber dans la satire. C’est notamment le cas lorsque la critique semble désigner une cible humaine après avoir ridiculisé un être inanimé, comme le Manzanares. Il en va ainsi dans ces strophes qui font suite à celles qui viennent d’être reproduites :
Diversos coches pasean
llenos de ninfas y ninfos,
tu calle Mayor, errantes
sin llevar intento fixo.
Coches ay açota calles107,
y aquí entra bien el distingo,
si por cubiertos de lodo,
son coches, o son cochinos.
54Après le fleuve Manzanares viennent donc les « ninfas y ninfos » dont le comportement implicitement condamnable est abrité par les coches. La cible change et la charge satirique varie nécessairement puisqu’elle vise désormais des comportements sociaux. Mais cela n’affecte pas en profondeur l’interprétation qu’il faut donner au poème car le lecteur connaît bien ces personnages et sait qu’ils constituent des marionnettes, des créatures finalement aussi peu humaines que le Manzanares personnifié quelques vers auparavant. Surtout, le lecteur prend conscience, à mesure qu’il découvre un poème saturé d’effets burlesques, qu’il entre progressivement dans une modalité consistant à prétexter une critique pour accumuler les burlas et à détourner progressivement la concentration du lecteur vers l’interprétation de ces burlas. La cible ne fait qu’affleurer dans ce romance qui exige avant tout du lecteur un travail d’interprétation linguistique des traits d’esprit. Il faut percevoir que l’emploi du doublet ninfas-ninfos108 semble établir une dérivation naturelle entre les deux termes et que le premier est employé par antiphrase. L’attention du lecteur est ensuite attirée par l’allusion au Juif errant que rend implicite la précédente évocation de Juan de Espera en Dios (« y esperanças de Judío »). Les courtisanes, elles aussi, errent dans Madrid, dans des voitures dont la souillure suggère la dérivation établie entre coche, dans le sens de coche, voiture, et cochino109.
55Cette lecture à l’affût des bons mots permet-elle au lecteur de percevoir la satire ? La multiplication des effets ingénieux produit une saturation du texte par la facétie dont l’effet immédiat est d’écarter le lecteur du discours satirique. Comprendre chaque trait d’esprit devient l’enjeu principal de l’interprétation du poème. D’autant plus que la satire en question, celle des mœurs des courtisanes madrilènes, réserve aussi peu de surprises que la représentation folklorique du médecin et autres figuras. Le lecteur sait ce que le locuteur va dire des courtisanes qui se promènent en voiture dans Madrid, comme il connaît les arguments dont le poète use pour représenter le médecin. Le poète choisit ces motifs parce qu’ils sont familiers au lecteur et que toute l’attention interprétative peut donc être mobilisée par la perception des effets burlesques. Le blâme est latent mais ne se manifeste pas. En ce sens, lorsqu’elles demeurent à l’arrière-plan interprétatif, les veras satiriques peuvent être au service du burlesque. Cela a pour corollaire que la poétique du burlesque peut avoir un effet dévastateur pour la satire en la faisant passer pour un simple prétexte à la facétie. Le locuteur détourne alors la concentration du lecteur de la perception de la critique vers l’interprétation des ridicula au point que la lettre du texte, la réprobation des mœurs, semble en contradiction avec son esprit110.
Maroto, « la elocuente Tulio » et le « Tácito Cornelio », ou les prédicateurs ridicules
L’altr’jer leggendo una scrittura a caso,
Trovai, che l’uomo è degno d’ogni stima
Ch’ha da natura un gran pezzo di Naso.
Questa è cosa, diss’io, da dirla in rima,
Da farne versi, ch’abbiano disegno,
E stian di par con quanti han scritto prima.
56Ces tercets ouvrent le Capitolo del Naso de Lodovico Dolce111 et constituent une belle illustration de la vogue des éloges paradoxaux dans l’Italie du xvie siècle112. Dans ces compositions, le poète s’emploie à faire la louange d’un objet singulièrement trivial. Dolce, ici, prétend qu’en apprenant, au hasard de ses lectures, que les hommes au long nez étaient dignes d’estime, il décida d’en faire une pièce de vers. L’inadéquation entre la finalité du discours, l’éloge, et son objet, le long nez (dont les connotations phalliques n’échappent pas au lecteur), est tout à fait propice au divertissement burlesque. Il en ira de même des compositions de Berni In lode della Peste ou In lode dell’Orinale, ou encore du Capitolo dell’Insalata de Molza, présents dans le même recueil d’opere burlesche.
57Est-il possible d’établir une même inadéquation entre un discours et le personnage qui le prononce ? Pourrait-on dire, par exemple, que Maroto ou Marica, l’un ivrogne et l’autre prostituée, ne peuvent tenir de discours satiriques parce qu’il est absurde que des personnages infâmes s’érigent en censeurs des mœurs ? L’exemple du romance 697, Los borrachos, met en scène « tres gabachos y un gallego ». Le locuteur précise que Pierres « el vino estaba meciendo », Jaques « a vómito estaba puesto », Roque « suspirando saca el aire, / por no avinagrar el cuero » tandis que s’apprête à parler leur camarade Maroto, « buen español » et autre grand amateur de vin. Au terme de son discours, Pierres s’effondre, Jaques s’amourache d’un banc, les hauts-de-chausse de Roque lui servent d’urinoirs, quant à l’orateur aviné, le spectacle que lui offre son auditoire le fait vomir.
58Le discours de Maroto reprend des thèmes satiriques assez communs, comme le luxe excessif, les habitudes vestimentaires, la corruption des mœurs, aussi bien chez les hommes, désormais efféminés, que chez les femmes, infidèles et cupides. Ses premiers mots, « ¿En qué ha de parar el mundo ? / ¿Qué fin tendrán estos tiempos ? », semblent indiquer que Maroto imite une interrogation stéréotypée sur l’état de la société, qui ouvre une lamentation sur les vices du temps présent. D’emblée, le lecteur perçoit que ce discours est assez inattendu chez un homme qui se trouve dans un pareil état d’ébriété. Il s’attend donc à ce que le discours, qui débute comme une pièce satirique grave, glisse progressivement dans un registre fort différent. Et, de fait, la description des mœurs se fait en des termes assez plaisants. Pour montrer que l’argent corrompt la société, Maroto s’exclame :
Apreciábase el ajuar
que a Jimena Gómez dieron
en menos que agora cuesta
remendar unos greguescos.
Andaba entonces el Cid
más galán que Girineldos,
con botarga colorada
en figura de pimientos;
y hoy, si alguno ha de vestirse,
lo desnudan dos primero:
el mercader de quien compra
y el sastre que ha de coserlo113.
59Maroto oppose à l’austérité du Cid le luxe contemporain et estime qu’il a entraîné une corruption générale de la société. Ainsi, les fastes vestimentaires ont permis les petits larcins du tailleur. Si la première strophe est comique c’est parce qu’elle oppose l’austérité presque rustique mais valorisée de l’univers de Chimène à une action qui connote la pauvreté irrémédiable et indésirable, ravauder des greguescos, ces chausses dont le nom même, par l’accumulation de vélaires, prête à sourire. Dans la deuxième strophe, le comique vient de la prosopographie du Cid, dont la botarga colorada permet de l’associer à un piment114. Le héros castillan semble soudain grotesque. Ce n’est plus l’austérité d’antan qui se fait jour dans ces vers, mais le ridicule d’un personnage illustre dont la rusticité, aujourd’hui, paraîtrait extravagante. Il est grotesque parce qu’il ressemble à un légume, mais ce ridicule est ici au service de la démonstration : il s’agit de montrer que, à l’époque du Cid, un noble pouvait être « más galán que Girineldos » à peu de frais, parce que l’argent n’avait pas tout corrompu. Ce Cid de Carnaval n’est donc pas plus risible que ceux qui, aujourd’hui, gaspillent leur bien dans de sompteux atours. Dans la dernière strophe, le comique repose sur un constat paradoxal : ceux qui doivent vêtir leurs contemporains les dénudent de tout ce qu’ils possèdent. Le lecteur voit ainsi apparaître la figure bien connue du tailleur voleur, comme il verra ensuite le muguet couvert de « cadenitas », la « pidona » et le cocu professionnel.
60Cette satire est burlesque parce qu’elle prodigue les hyperboles grotesques, les paradoxes ingénieux, les traits d’esprit. L’esprit est au service d’un discours qui montre que les travers de la société ne sont pas seulement blâmables, ils sont aussi ridicules. Le fait que la lamentation soit exprimée par un ivrogne qui pleurniche et dont les éructations sont dignes de Gargantua115 incite le lecteur à considérer qu’il ne faut rien attendre de bien sérieux du discours116. Néanmoins, le lecteur de Quevedo reconnaît une préoccupation qui apparaît également dans la poésie morale, notamment dans la Epístola satírica y censoria (POC, 146). Il n’écarte donc pas la possibilité de trouver un propos plus grave dans le discours de Maroto, ce qui le conditionne de quelque façon à le rechercher. Dans ce romance de Quevedo, les conditions d’énonciation ne suffisent pas à anéantir la portée satirique du texte, elles ne font que créer une contextualisation burlesque et constituent un signe du registre choisi.
61Dans d’autres compositions, c’est cette fois le contenu du discours qui semble digne d’être un objet de satire, car il récuse la vertu au nom du vice. Lorsqu’une prostituée ou un cocu enrichi par ses cornes prétendent enseigner les rouages de leur profession, la légitimité dont ils se croient assurés porte à rire. Dans ces compositions, le poète s’attache toujours à rendre son personnage aussi ridicule que Maroto :
62Quevedo, Documentos de un marido antiguo a otro moderno.
Ansí a solas industriaba,
como un Tácito Cornelio,
a un maridillo flamante
un maridísimo viejo117.
63Alonso de Ledesma, Al mal consejo.
Una cortesana vieja
a una muchacha de Burgos,
mal dotrinada en el arte,
la riñe ciertos descuidos.
Paréceme (Aldonça mía)
dixo la eloquente Tulio,
que es el blanco adonde tiras,
comer y vestir al uso118.
64La vieille courtisane et le mari cornard (Cornelio) sont assimilés à Tacite et à Cicéron. L’instance secondaire, qui introduit le discours, souligne le paradoxe qui existe entre l’incitation au vice, qui fonde les propos tenus par les personnages, et l’autorité morale dont ils se croient investis par l’expérience et en vertu de laquelle l’instance secondaire les compare aux deux Romains. La situation de ces personnages est ridicule, leur prétention illégitime. Parce qu’ils incitent au vice, chacun de ces monologues semble aller à rebours de ce qui serait un processus d’imitation de la finalité du discours satirique. Pourtant, dans les Maravillas del Parnaso, le poème de Quevedo est qualifié de romance satírico119. Cette épigraphe peut reposer sur la condamnation du personnage à laquelle l’instance secondaire nous invite en rendant manifeste l’illégitimité de sa prétention. Le personnage exhorte solennellement au vice là où Maroto recommandait la vertu. Mais, si la dimension satirique que manifeste l’épigraphe des Maravillas del Parnaso repose sur la prise de parole, celle d’un ivrogne valant bien celle d’un cocu professionnel, le discours de Maroto devrait être considéré tout aussi satirique, cette fois parce que c’est Maroto qui le tient et non pour son contenu.
65Il semble évident que l’intérêt des poèmes sur « la elocuente Tulio » et le « Tácito Cornelio » ne réside pas dans le jugement sévère que le locuteur voudrait nous faire porter sur les personnages. Le lecteur rit sûrement de leur prétention, mais il rit plus volontiers de la situation créée, en imaginant la courtisane décrépite et le cocu par vocation répandant, comme en chaire, leur bonne nouvelle. Certes, leur attitude est condamnable et le discours ferait l’objet d’une bonne satire, mais le propos n’est pas là. Si le locuteur poétique se tait, s’il laisse la parole au bout de quelques vers aux personnages ridicules, c’est parce que le poète considère que l’essentiel est précisément dans le ridicule des personnages, qui repose sur l’illégitimité de leur discours. Le lecteur est invité à rire de la situation plutôt qu’à la condamner. Et le ridicule des personnages le prédispose plus à chercher le mot plaisant qu’à se convaincre de la corruption des mœurs. C’est probablement pour cela que González de Salas ne qualifie pas de satirique Documentos de un marido antiguo a otro moderno. Cette différence avec les Maravillas del Parnaso montre une fois de plus que le champ de ce qui est considéré comme satirique au Siècle d’or est extrêmement vaste et qu’il n’y a pas de consensus sur ses limites.
66Il y a dans ces poèmes une part de blâme : Maroto vitupère les mœurs, quant à la vieille courtisane et au mari cocu, qui prétendent délibérer des bienfaits de la prostitution et de l’adultère comme si leur discours était digne d’un austère orateur, ils doivent susciter le rejet du lecteur. Lorsque le locuteur poétique manifeste la condamnation morale que doit susciter le discours du personnage, il incite le lecteur à adopter une disposition mentale qui lui permet d’observer la situation décrite avec le regard du satiriste. D’un point de vue plus sémiotique, la référence à Zoylo, à Momo, la prétention de dire la vérité, notamment sur les « novedades », sont les signes extérieurs du discours satirique. Inversement, attribuer le discours à une prostituée ou à un ivrogne ne prédispose pas le lecteur à écouter la parole d’un censeur des mœurs. Mais dans le monologue burlesque de Maroto, comme dans ceux des fous du Moyen-Âge, bien des vérités sont perceptibles (in vino veritas…). Et le discours de Maroto est, en ce sens, infiniment plus satirique que celui du Tácito Cornelio présent dans le romance satírico de Quevedo. Il faut convenir du fait que les caractéristiques les plus superficielles des personnages qui prennent la parole ne constituent rien de plus que des indices de l’orientation de leurs discours. Si la prosopographie peut, tout au plus, rendre compte d’une intention du poète, c’est dans le développement du discours que le lecteur percevra ou non la présence du satiriste. Les conditions d’énonciation sont donc insuffisantes pour déterminer si le poème est avant tout satirique ou burlesque. Si ces poèmes relèvent du burlesque plutôt que de la satire, c’est bien sûr en raison de la nature même des personnages, mais surtout par la lecture à l’affût des bons mots à laquelle le poète nous invite.
67Le registre burlesque neutralise en partie les veras du discours satirique. La cible choisie, le personnage qui prend la parole, la fréquence des effets burlesques mènent le lecteur à douter de l’intention du discours. Ces trois facteurs, qui peuvent converger dans un même poème120, semblent en effet manifester un projet qui irait à rebours de celui de la satire, il s’agirait de faire du ridiculum, des burlas, l’objet du discours plutôt qu’un simple mécanisme rhétorique121. Dans le satirico-burlesque, le discours paraît ainsi osciller entre ce que Marc Vitse appelle l’investissement et le désinvestissement du locuteur, entre une perspective de censeur et une sereine indifférence. Le poète construit un discours satirique qui repose sur des procédés en contradiction avec ce que le lecteur attend d’un locuteur engagé. Le registre burlesque semble manifester un état d’esprit facétieux qui pourra parfois renforcer un discours invitant à rire du monde, mais qui incitera également, dans un premier temps, à un rire libéré de toute dimension éthique. En ce sens, le satirico-burlesque repose sur la rencontre d’une intention et d’un registre qui peut refléter cette intention ou sembler, au contraire, l’ignorer. C’est pour cela que, des trois facteurs étudiés, c’est la fréquence de la facétie qui est déterminante, parce qu’elle rappelle constamment au lecteur que le ridiculum est élevé au statut d’objet du discours. Il y a ainsi, dans le processus de lecture, un détournement de l’attention du lecteur qui l’incite à adopter la perspective du lector in ridiculis. Ce n’est que dans un deuxième temps que le lecteur envisage l’importance éventuelle de la critique et s’interroge sur la nature exacte des veras. À travers certains procédés, le poète peut créer chez son lecteur la disposition mentale nécessaire pour percevoir la satire. Le plus simple consiste à répéter la condamnation à plusieurs reprises, comme dans certaines letrillas. La corruption et l’hypocrisie de la justice demeurent présentes à l’esprit du lecteur lorsque, sur soixante-dix-neuf vers, il lit sept fois « Esta es la justicia / que mandan hacer122 ». De même, dans son célèbre « De amor con intercadencias », Salinas répète « Abernuncio » tous les quatre vers, comme s’il s’agissait d’une formule d’exorcisme visant à manifester le dégoût des travers du monde. La répétition de ces incantations contribue au comique mais également à rappeler constamment au lecteur la condamnation que méritent les déviances sociales. L’étude du poème 639 de Quevedo illustre plusieurs éléments qui viennent d’être étudiés et montre comment le burlesque détermine l’interprétation d’un texte satirique.
III. — ÉTUDE D’UNE SATIRE BURLESQUE DE QUEVEDO. RIESGOS DEL MATRIMONIO EN LOS RUINES CASADOS
68La satire quévédienne Riesgos del matrimonio en los ruines casados a fait l’objet d’une étude détaillée de Rodrigo Cacho Casal. Il montre que l’influence de Juvénal, sur laquelle insiste González de Salas, n’est pas suffisante pour envisager le processus d’imitation qui est à l’œuvre dans ce poème. La satire quévédienne est le fruit d’un auteur « embebido de lecturas de autores latinos e italianos123 ». Parmi les modèles italiens se trouve, principalement, l’Arioste, mais il est possible d’attribuer quelques passages à l’influence de Paterno et, dans un moindre mesure, de Vinciguerra. Si l’imitation d’auteurs latins et italiens est perceptible tout au long du texte, en revanche la « liste de maris qui ouvre la satire » constitue une innovation de Quevedo, peut-être influencé en cela par la tendance à l’accumulation perceptible dans les letrillas gongorines124.
69La recherche menée ici prend la suite de celle de Rodrigo Cacho Casal. Le poème de Quevedo illustre la tendance de l’auteur à mêler le comique et le sérieux et à choisir pour la satire un registre burlesque qui justifie le choix opéré par González de Salas lorsqu’il intègre le poème dans Thalie. L’étude qui suit montrera que les deux facettes du discours, satirique et burlesque, sont particulièrement perceptibles à travers les éléments qui font la spécificité du texte de Quevedo. Par ailleurs, il convient d’insister sur l’innovation soulignée par Rodrigo Cacho Casal, qui ne permet pas uniquement de situer Quevedo par rapport à ses divers modèles, mais révèle également un projet littéraire qui impose de reconsidérer la portée satirique du texte à travers la disposition et l’interprétation du discours.
La singularité du texte de Quevedo
L’argument
70Rodrigo Cacho Casal lit dans la satire de Lodovico Ariosto un petit traité sur le mariage125. De fait, Paterno et l’Arioste écrivent des poèmes bien plus proches du sermon que de la satire telle que la pratiquent Juvénal ou Quevedo, qui écrivent de véritables exécrations contre les femmes. Sous la plume des deux derniers auteurs, le mariage apparaît comme une erreur fondamentale pour l’homme parce qu’il n’est pire femme que celle que l’on épouse. Juvénal accumule les traits avilissants et distingue ainsi, par exemple, la libidineuse, l’infidèle, l’irascible, la répugnante, la coquette, la savante, la femme nouvelliste, celle qui joue les grecques, celle qui commande. Aucune femme ne trouve grâce à ses yeux et si le mariage est un joug c’est parce que la femme est un loup pour l’homme. Le principe d’accumulation des divers types féminins, qui structure le texte, illustre la faculté originelle de la satura à mélanger les discours. Ici, les caractères féminins convergent vers une satire de la femme en général. La technique est partiellement reprise par Quevedo126, mais l’on verra que les discours qui se croisent sous sa plume n’aboutissent pas exclusivement à la satire des femmes.
71Les satires de l’Arioste et Paterno ne prétendent pas dissuader leur destinataire de se marier. Bien au contraire, l’Arioste considère que le célibataire est nécessairement un pécheur et Paterno constate la diversité des jugements portés sur le mariage127. Tous deux envisagent les critères dont devra tenir compte le prétendant pour choisir son épouse et l’attitude qui doit être celle du mari. L’Arioste considère ainsi que le futur époux devra s’assurer de la qualité de l’ascendance de sa bien aimée, tâcher de savoir si elle mène ou non un train de vie dispendieux, la choisir ni trop belle ni trop laide et s’enquérir des qualités de son tempérament : « Sia di buona aria, sia gentil », « sia piacevol, sia cortese », « sia vergognosa ». Par ailleurs, il devra la sélectionner parmi les jeunes filles dix à douze ans plus jeunes que lui. L’épouse n’ira que modérément à l’Église pour éviter de tomber dans les griffes du curé et surtout se gardera d’être trop coquette. Le mari, quant à lui, devra considérer son épouse comme une compagne, montrer combien il l’aime et a confiance en elle, tout en lui ôtant les occasions de décevoir cette confiance : « Lievale quanto puoi la occasïone / d’esser puttana. » Le mariage est perçu comme une institution sans laquelle l’homme ne peut atteindre la perfection (v. 13-15) :
Ma fui di parer sempre, e cosí detto
l’ho piú volte, che senza moglie a lato
non puote uomo in bontade esser perfetto.
72C’est parce qu’il est convaincu de l’existence de bonnes épouses que le locuteur de Lodovico Ariosto évoque dans le détail celles qui ne le sont pas. La tendance à nuancer la satire des femmes en postulant la diversité de leurs conduites est plus forte encore chez Paterno. Ce dernier réfute l’idée ariostéenne de l’hérédité des qualités et des défauts, en se fondant sur sa propre expérience (v. 68-76) :
Visto ho spesso
Di madre dishonesta figlia honesta;
Di stolto padre nascer figlio saggio.
Et per contrario, spesse volte ho visto
Di madre honesta dishonesta figlia;
Di padre saggio nascer figlio stolto.
E in duo frati osservato, un esser buono,
Un esser pravo; un seguitar la guerra,
Un seguitar la pace128…
73Par ailleurs, Paterno considère qu’un homme qui s’adonne au vice n’est pas perdu pour la vertu, qu’une femme n’est pas nécessairement volage lorsqu’elle est belle et qu’elle paraîtra telle aux uns sans pour autant séduire les autres. Cette tendance à nuancer le caractère universel de la critique est propre au texte de Paterno et lui confère un ton différent de celui de l’Arioste129 et, bien plus encore, de ceux de Juvénal et Quevedo130. Face à la tendance italienne au contraste et à la nuance, l’Espagnol comme le Romain considèrent en effet que la femme est foncièrement mauvaise et que, par conséquent, le mariage est néfaste pour l’homme. Par le mariage, l’homme perd la liberté et l’honneur, puisqu’il devient prisonnier de son épouse et que la légèreté naturelle qui caractérise cette dernière la rend nécessairement volage131. Le mariage implique donc un renoncement insupportable au locuteur :
A los hombres que están desesperados
cásalos, en lugar de darles sogas:
morirán poco menos que ahorcados.
74Les qualités que Polo trouve dans la fiancée qu’il propose au locuteur poétique sont assimilées par celui-ci à de graves défauts (v. 361-387 et 409-414). Aucune caractéristique n’échappe à la verve satirique de Quevedo. Dans Riesgos del matrimonio en los ruines casados, Quevedo évite de réaliser le portrait des divers types féminins qu’il distingue ailleurs, en vers comme en prose. Ainsi, Quevedo ne reprend pas l’amplification de Juvénal (v. 457-507), l’Arioste (v. 202-231) et Paterno (v. 163-170) sur la coquetterie et le maquillage. Le fait mérite d’être relevé, car l’on connaît bien le jugement du Madrilène sur ces questions et la fréquence du motif lorsqu’il évoque les vices du beau sexe. De même, on ne lira pas sous sa plume l’amplification ariostéenne relative au train de vie des femmes prodigues, le locuteur de Quevedo se contentant de rejeter une femme trop riche de peur de lui être soumis132. Ces types ou caractères féminins ne sont que les manifestations du mal profond qui caractérise les femmes et qui constitue la cible fondamentale du poème de Quevedo133. Cette malignité se révèle pleinement lorsque la femme, « du monde le pire des maux », devient épouse et entraîne son mari dans la ruine. Par ailleurs, il arrive fréquemment que les hommes qui se marient aient une prédisposition au vice. La satire quévédienne des maris peut constituer une réponse à la satire des célibataires qui ouvre le poème de l’Arioste : pour l’Italien, le célibataire vit nécessairement dans le péché, qu’il provoque l’adultère ou fréquente les femmes de mauvaise vie. Pour Quevedo, le mari est un cocu en puissance et parfois même il y consent, ce qui le rend deux fois coupable. Son poème est donc à la fois une satire des maris et de leurs épouses, à cela près que l’épouse n’est ici brocardée qu’en tant qu’elle manifeste clairement la perfidie de la femme et le danger qu’elle constitue pour l’homme. On comprend ainsi que le locuteur puisse affirmer (v. 192) que le suicide de toutes les femmes constituerait un retour de l’âge d’or.
75L’innovation de Quevedo, pour ce qui est de l’argument du poème, tient avant tout à la charge contre les maris qui tolèrent l’adultère. Ce poète rejoint le jugement sévère de Juvénal, délaissant la posture plus nuancée des Italiens. Rodrigo Cacho Casal déclare que « l’influence du poète satirique latin se limite fondamentalement à deux passages », l’un invitant au suicide plutôt qu’au mariage (v. 145-153), l’autre constituant une exécration de Messaline. À propos de ce dernier passage, le même critique signale que Quevedo « le paraphrase en sept tercets (POC, 639, v. 196-216) où il reproduit les vices et la lascivité de la femme de l’empereur Claude134 ». Effectivement, la lecture de la satire latine montre que le passage en question est suivi de très près par Quevedo, technique également perceptible dans d’autres poèmes comme le Poema heroico de las necedades y locuras de Orlando el enamorado. Chez Juvénal, déjà, Messaline attend que Claude soit endormi, elle se déguise, elle rejoint la « caliente mancebía » (« calidum lupanar »), se déshabille, quitte les lieux la dernière et s’en retourne, nous dira Quevedo, « cansada…, mas no harta » (« lassata viris necdum satiata recessit135 »). Si l’Espagnol suit parfois de près le récit de Juvénal, il en reprend également en partie la tonalité générale. Cela est partiellement perceptible dans les conditions d’énonciation, qui sont elles aussi soumises à un processus de transformation et d’innovation.
Les conditions d’énonciation
76La singularité du poème de Quevedo réside pour une large part dans ses conditions d’énonciation. Chez aucun des trois autres poètes le discours sur le mariage n’est accompagné d’une exécration du destinataire. Juvénal se montre assez condescendant (v. 21 et suivants), mais son texte manifeste une certaine bienveillance à l’égard de Postumus. Il s’agit de le convaincre de ne pas supporter le joug du mariage. L’Arioste et Paterno optent pour le ton serein et bienveillant du sermon. Le rapport entre le locuteur et son destinataire varie entre leurs deux textes. L’Arioste considère que son propre célibat ne le disqualifie pas pour parler de mariage (v. 79-84) :
Tu ti ridi di me forse, e non vedi
Come io ti possa consigliar, ch’avuto
Non ho in tal nodo mai collo né piedi.
Non hai, quando dui giocano, veduto
Che quel che sta a vedere ha meglio spesso
Ciò che s’ha a far, che’l giocator, saputo?
77Et, plus loin, le locuteur précisera : « Io non son per mostrar la strada a un cieco » (v. 94). Cette concession sera reprise par Paterno, mais il ne prétendra pas conférer à son texte la légitimité qu’avait artificiellement exposée Ariosto à travers l’exemple des joueurs :
Mal può guidare un cieco un’altro cieco.
Cieco se’tu, che senza moglie à lato
Vieni a me cieco per consiglio […]
Or che consigliar posso in cosi grave
Dubbio importante? (v. 1-3; 5-6)
78Paterno considère son ami comme un égal, aveuglé par l’amour comme lui-même peut l’être par l’ignorance. Chez l’Arioste, seul le destinataire était aveugle et il en savait moins encore que le locuteur, qui prétendait avoir observé et compris l’attitude des mariés.
79La satire de Quevedo constituera, à rebours de ses modèles latins et italiens, une véritable diatribe contre le destinataire, Polo. L’exécration de Polo se manifeste à travers les reproches qui lui sont adressés : il est cruel (v. 119), hérétique (« Si tu fueras, ¡O Polo !, buen cristiano » v. 160, « blasfemo », v. 387 ; le vers 19 implique que les aïeuls de Polo ont été brûlés à Cuenca136 et le v. 167 indique qu’ils étaient luthériens) et, par ailleurs, il représente le type du mari cocu, associé aux cornes et donc, par métonymie, aux bêtes à cornes (« fiero atril de San Lucas », v. 122, « ya vuelves contra mí cuernos valientes », v. 171, « bramando, erizas frente y cerro », v. 174, « con tu paciencia, bien se sabe / que el timbre suyo a los cabestros borras137 », v. 263-264). Ce mari cocu fait commerce des charmes de son épouse (« eres como el asnillo de Isis santa », v. 269138, « granjeas / por la más ordinaria y fácil vía », v. 297). L’agressivité du locuteur trouve sa justification dans la situation du destinataire, qui est cette fois un homme marié incitant le locuteur à convoler en noces. Rodrigo Cacho Casal affirme que « el talante misógino del protagonista se rebela a esta propuesta y responde con agresividad y sarcasmo139 ». En fait, l’inversion de la situation, soulignée par le même critique, est indispensable pour que le ton général de la satire soit bien plus agressif que chez Paterno, l’Arioste ou même Juvénal. Quevedo brocarde les femmes, le mariage et ceux qui en sont les défenseurs, comme Polo. Si le mariage est un joug honteux, la proposition de Polo constitue pour le locuteur à qui elle est adressée une agression et la violence de sa réponse est donc justifiée. L’attaque du locuteur est avant tout une défense, une légitime défense. On ne trouve rien de comparable chez les trois modèles de Quevedo.
80L’innovation de Quevedo tient au destinataire mais également au locuteur et à sa muse « descompuesta y bronca ». La muse permet de mieux définir, par métonymie, le locuteur lui-même et l’intention de son discours. Si, avant de recevoir la lettre de Polo, la muse ronflait en toute sérénité (v. 3 : « descuidada, ronca » ; v. 4 : « el lauro le trocó en beleño » ; v. 6 : « ya es letargo el que antes era ceño »), l’intervention du destinataire va déchaîner son courroux. La muse est présentée comme une sorte de bête furieuse, de monstre grotesque et dangereux, dont il est risqué de déranger le sommeil et dont la colère est impossible à contrôler :
Pues si lo ves, ¿por qué, gruñendo, aúllas?
Que, si despierta y deja la modorra,
imposible será que te escabullas.
81La muse assoupie reste une muse menaçante. Le locuteur réagit avec une violence comparée à celle du discours cynique. C’est là encore une innovation quévédienne, qui situe le ton du discours dans la tradition du cynisme, entre l’attaque et la moquerie. Le « canino Diógenes » est omniprésent, à tel point qu’il apparaît comme l’un des personnages du texte (v. 175-186). Le locuteur se présente lui-même comme un chien qui aboie et la comparaison du destinataire cocu avec un taureau motive la métaphore identifiant le locuteur qui l’attaque à un « alano » lui mordant l’oreille (v. 169-174). Vers la fin du poème, Quevedo écrit :
Ya me falta el aliento presuroso,
y ya mi lengua, de ladrar cansada,
se duerme entre los dientes, con reposo.
82La muse finira par se taire. Mais pourquoi aboyait-elle ? S’agissait-il de réagir, comme le fait le chien, face à un danger ? Ou s’agissait-il de blâmer le vice au nom de la vertu, comme prétend le faire la satire ? Un poème dans lequel l’agressivité du ton domine sur l’argumentation peut-il être efficace, c’est-à-dire convaincre le lecteur ? Le ridicule des situations décrites provoque le rire du lecteur et la critique agressive du locuteur, mais son discours est indéniablement moins convaincant que ceux de Paterno et l’Arioste, plus argumentés et mesurés. Le locuteur de Quevedo ne maîtrise pas sa colère, il est comme le chien qui aboie.
83Si la relativisation de la critique des femmes du temps présent, propre à Paterno ou l’Arioste, est absente du poème de Quevedo, si ce dernier ne brosse pas un portrait des différents « caractères » féminins, c’est parce qu’il considère que chacun de ces caractères n’est qu’une espèce d’un genre fondamentalement condamnable. En cela, il rejoint Juvénal. La relativisation a persona des deux Italiens permet peut-être de comprendre pourquoi ils n’opposent pas les femmes d’aujourd’hui et celles d’antan, comme le font Juvénal140 et, beaucoup plus discrètement, Quevedo. Ce dernier précise implicitement à deux reprises que son rejet du mariage est dû aux mœurs des femmes de son temps :
Dime: ¿por qué, con modo tan extraño,
procuras mi deshonra y desventura,
tratando fiero de casarme hogaño?
[…]
¿Mujer me dabas, miserable, hogaño141?
84Pour les Italiens, certaines femmes sont vertueuses, d’autres non, mais ce constat n’est pas propre à une époque donnée, il serait donc incohérent de faire l’éloge de la vertu passée. Le plus sage, quel que soit le siècle où l’on vit, est de se méfier de certaines femmes. Si les poèmes de l’Arioste et Paterno semblent infiniment moins agressifs, c’est parce qu’ils ne font pas de la dépravation des femmes un signe de la corruption générale des mœurs. Leurs poèmes ne manifestent pas la préoccupation des deux autres et Rodrigo Cacho Casal qualifie fort justement le texte de l’Arioste de « trattatello ». La distinction entre l’Âge de Saturne et l’Âge de fer, présente dans les vingt-cinq premiers vers de Juvénal, le refus de Quevedo de se marier « hogaño », impliquent une perspective historique et, par conséquent, une forme de relativisation différente de celle de l’Arioste et Paterno. Si, pour le Romain et l’Espagnol, toutes les femmes sont condamnables sans distinction, c’est parce qu’elles ont perdu la vertu de leurs aïeules et que la société contemporaine vit plongée dans les abîmes du vice. Les femmes sont coupables d’avoir délaissé la vertu. Cette culpabilité impardonnable explique en partie l’agressivité du ton de Juvénal et Quevedo. La dichotomie entre le vice et la vertu permettait, chez les Italiens, de distinguer la bonne épouse de la mauvaise ; elle permet chez Quevedo et Juvénal d’opposer les femmes d’aujourd’hui à celles d’hier. Le discours satirique tel qu’il est pratiqué dans ces deux derniers textes a ainsi la fonction de manifester le nécessaire retour du vice à la vertu142.
85La comparaison des quatre textes mène à considérer que la relativisation a tempore est plus efficace que la relativisation a persona parce qu’elle implique une condamnation globale de l’époque. À travers les quelques cibles du discours, la note d’infamie atteint la société en général et la perspective du locuteur semble d’autant plus navrante. La relativisation a tempore, absente des poèmes italiens, permet de considérer que le texte de Quevedo implique un retour à une conception de la satire plus proche de Juvénal.
86Comme cela a déjà été signalé, la dichotomie « hogaño/antaño » n’est perceptible chez l’Espagnol qu’en deux occasions et de façon bien plus discrète que chez son modèle latin. Ce qui est fondamental chez l’un n’est que sous-jacent chez l’autre. Quevedo reprend le postulat de base de Juvénal, mais ne fait pas de l’opposition entre le passé et le présent une donnée fondamentale de son texte, comme ce peut-être le cas dans son Epístola satírica y censoria et comme le faisait Juvénal dès l’ouverture de son poème. Si les femmes actuelles sont si infâmes, pourquoi ne pas accorder plus de place à la louange des épouses d’antan ? D’un point de vue rhétorique, une opposition forte entre les mœurs passées et présentes eût été très efficace. Quevedo le sait, qui ne manque pas de rappeler à Olivares l’époque où régnait en Espagne la « virtud desaliñada », lorsque les femmes étaient « todas matronas, y ninguna dama143 ». Partant, dans Riesgos del matrimonio en los ruines casados, la réforme demeure à l’arrière-plan. Dès lors, quelles peuvent-être les motivations du discours satirique de Quevedo ? L’étude de l’énonciation dans ce poème montre que le lecteur finit par douter de sa valeur de combat. Les discours secondaires présents au sein du poème permettront de poursuivre la réflexion sur les limites intrinsèques du discours satirique.
La disposition des discours secondaires
87La satire des mauvaises épouses et des défauts imputables à certains maris ne commence chez l’Arioste qu’au vers soixante-treize, dans un poème qui en compte trois cent ving-huit. On lit auparavant un questionnement sur la légitimité du locuteur à conseiller un futur marié alors que lui-même demeure célibataire, une condamnation du célibat et une réflexion générale sur la descendance. Le propos introducteur est très étroitement lié au thème principal de la satire, puisqu’il s’agit de justifier d’emblée le mariage, avant de prodiguer des conseils au destinataire. Il intègre pleinement le discours principal de la satire. La dispositio du poème de Lodovico Ariosto est très cohérente, le discours ne s’éloigne jamais bien loin de ce qui en constitue le thème principal. Aussi, lorsqu’un motif satirique secondaire transparaît, il reste au service de la démonstration et entretient avec elle un lien étroit. Par exemple, la satire des mauvaises épouses tombe à deux reprises dans celle des clercs. Au début du poème, c’est le célibat des prêtres qui en fait une « sí ingorda e sí crudel canaglia » (v. 24). L’affirmation vient illustrer l’un des arguments en faveur du mariage. De même, les clercs sont qualifiés de « asini che basti non portano » (v. 199-200) dans un tercet qui met en garde contre le risque encouru à trop fréquenter les églises. La bonne épouse doit ainsi craindre Dieu, sans pour autant assister à plus d’une messe par jour. La charge anti-cléricale est donc étroitement liée au discours principal sur les vertus du mariage et de la femme choisie. De même, le vieux vert et le gentilhomme qui refuse le mariage (v. 31-72) sont des cibles secondaires qui viennent illustrer, par des contre-exemples, la nécessité de se marier jeune. L’amplification sur les femmes dépensières (v. 118-144) montre l’opportunité de choisir une épouse qui ne ruine pas son mari. S’y insère un discours secondaire — une satire du train de vie excessif de quelques femmes, étroitement liée au discours principal sur le choix de la bonne épouse144.
88En revanche, lorsque l’Arioste entame une critique acerbe de la coquetterie, il s’éloigne progressivement du thème de la parfaite épouse. Il s’agit là d’une amplification dont l’expressivité est, si l’on peut dire, toute quévédienne (v. 202- 231). Après avoir affirmé que l’épouse doit maintenir les apparences qui siéent à son rang, le locuteur indique que cela exclut le maquillage. Cette précision donne lieu à une amplification sur la composition des fards, où se mêlent la salive juive et la graisse de serpent. Le locuteur évoque également ses effets néfastes, tels que les rides, l’haleine fétide ou les dents noires. Ce vice de la coquetterie est l’objet du plus long développement et le discours ne vaut pas que pour les épouses mais pour l’usage du fard en général. C’est là le seul passage du texte où la satire principale semble quelque peu en retrait. Néanmoins, dans les vers relatifs à la composition du maquillage, l’Arioste évoque ceux qui embrassent les femmes fardées (v. 208-210) :
Se sapesse Erculan dove le labbia
pon quando bacia Lidia, avria più a schivo
che se baciasse un cul marzo di scabbia145.
89On voit pointer, au sein même de l’amplification, la présence du galant et la question du choix de l’épouse. C’est une façon, discrète certes, de rappeler la pertinence du discours secondaire dans le projet global de la satire : si le maquillage est en soi méprisable, c’est aussi parce qu’il permet aux femmes de mystifier leurs galants.
90Ce type d’amplification, dont le lien avec la démonstration principale semble moins immédiat que dans le cas, par exemple, de l’épouse prodigue qui ruine son mari, sera qualifié de digression. Dans le poème de Lodovico Ariosto, la seule digression est relative au maquillage. La continuité de la démonstration n’est donc pas vraiment entamée, les motifs secondaires demeurant presque toujours subordonnés au discours principal. Quant à Paterno, s’il développe le thème du caractère non héréditaire du vice et de la vertu, c’est pour mieux montrer qu’il ne sert à rien de chercher les origines de la fiancée. L’amplification est donc pleinement au service de la démonstration et ne constitue pas une digression.
91Chez Quevedo, en revanche, la technique de la digression est plus présente. Ainsi, après avoir précisé que lui-même ne le fera pas, le locuteur entreprend d’expliquer pourquoi certains hommes se marient. Le cordonnier et le marchand de vêtements trouvent dans leurs épouses des alliées dont l’activité est complémentaire de la leur : le cordonnier vit du cuir quand son épouse fait commerce de son corps, les marchands de vêtements vendent des vestidos et leurs femmes offrent leurs hechuras146. De même, médecin et bourreau étant aussi dangereux pour l’humanité que le sont les femmes, leur union paraît logique au locuteur. Si l’aristocratie la plus choisie, elle-aussi, convole en justes noces, c’est, nous dit Quevedo, parce que le malheur n’épargne personne. Le lecteur voit encore défiler le regidor, qui se marie pour trouver dans sa femme la seule marchandise que lui-même n’impose pas, le letrado accusé de vénalité147, le greffier marié pour acquérir les cornes qui lui serviront d’encriers. L’intégralité de ce discours brocarde à la fois, et en premier lieu, les maris qui vivent du commerce de leur femme ou les choisissent parce qu’elles partagent leurs vices et, par ailleurs, ces mêmes épouses. Cette première interprétation correspond au discours principal de la satire et prétend démontrer que les seuls à se marier ne le font que pour de vils motifs ou, dans le meilleur des cas, sans amour (il en va ainsi du bourreau, v. 67-69). Le lien rhétorique avec les vers qui précédaient (v. 22-48, discours A), consacrés à une exécration du destinataire et du mariage, est peu consistant. En effet, la liste des mariages ignominieux (v. 49-87, discours B), si elle constitue une charge contre ceux qui s’en rendent coupables, n’invalide pas le mariage comme institution. Au terme de cette première partie du poème (vers 1-87), le lecteur a été confronté à un constat non argumenté — le mariage équivaut à la mort et à la prison —, et à une liste de métiers associés à des mariages dus à des motivations plus que discutables. Par ailleurs, ces raisons sont toujours justifiées par les caractéristiques propres aux métiers en question et l’on trouve alors une satire des métiers. Elle inclut la référence au chausseur qui étire autant qu’il peut le cuir qu’il vend, l’allusion convenue au magasin de vêtements, dont l’obscurité doit permettre de mieux tromper le client, le danger que représentent les médecins… (ce sera le discours C, qui se superpose évidemment au discours B dans une relation de déterminisme148). Si le lien rhétorique entre les discours A et B (exécration du mariage, liste des mariages ignominieux) était assez faible, celui qui relie les discours A et C est tout à fait inexistant : la satire des métiers ne justifiera jamais le célibat. La technique de Quevedo est relativement élaborée et doit attirer notre attention : d’abord renier le mariage (A) puis proposer une pseudo-justification en citant les unions les plus ridicules (B), tout en tissant sur le discours principal une série de motifs secondaires liés à la satire des métiers (C). La distanciation rhétorique entre les discours A et C est nette. Quevedo fait en sorte d’insérer dans le discours satirique des motifs communs dans sa poésie burlesque parce qu’il compte sur la faculté du lecteur à percevoir les allusions comiques induites par ces motifs. Peu importe, visiblement, que la charge contre le médecin ou le greffier puisse paraître étrangère au discours principal, relatif au mariage.
92Plus loin dans le texte, l’insertion de références aux métiers est encore plus artificielle. Il s’agit de démontrer qu’il n’est pas nécessaire de se marier pour s’enrichir. Cette fois, Quevedo quitte totalement le discours principal et dresse une liste des métiers conventionnellement associés à une forme de vol :
Si yo quisiera ser, Polo, más rico,
tener mayor ajuar o más dinero,
pues no puedo valerme por el pico,
como me había de hacer bodegonero,
para guisar y hacer desaguisados,
o, para vender agua, tabernero,
o, para aprovechar los ahorcados,
vil pastelero, o ginovés arpía,
para hacer que un real para ducados149,
el triste casamiento eligiría,
cual tú lo hiciste, pues con él granjeas
por la más ordinaria y fácil vía150.
93Les professions citées ne participent plus à l’exécration du mariage et à la satire des maris et des femmes, elles ne servent que de support à un discours secondaire sur les larcins les plus courants dans le monde peu fréquentable des auberges espagnoles et de la finance genevoise. Bien sûr, si le locuteur ne dit pas, prosaïquement, qu’il suffit de voler pour s’enrichir, c’est parce qu’il veut montrer que ces pâtissiers, banquiers et autres taverniers font comme les mariés du début du poème : ils cachent sous des dehors honnêtes des procédés répréhensibles. Ils prétendent vendre mais ils volent et ils mentent. Là encore cette satire des métiers ne peut en aucun cas dissuader de se marier. Le discours secondaire vient donc se greffer sur le discours principal et prend parfois la forme de la digression, lorsque la soudure rhétorique est faible ou, en tout cas, ne justifie pas l’ampleur accordée au discours secondaire dans l’économie générale de la satire du mariage.
94La disposition des parties du discours est donc relativement souple, la satire du mariage laisse souvent la place à des digressions dont il convient de déterminer ce qu’elles impliquent pour le discours satirique.
Interprétation de la portée satirique des discours secondaires
95Ces discours secondaires portent sur des personnages familiers dans l’univers de Quevedo. La plupart appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler la sátira de oficios et l’on a montré qu’ils ne relèvent souvent que très indirectement du discours principal. Il est donc légitime de se demander quelle est leur fonction dans le poème de Quevedo. Ces discours secondaires permettent d’étendre la satire à d’autres secteurs de la société dont le locuteur semble également faire le procès. Ils viennent confirmer la corruption globale des mœurs qu’illustre la conduite des femmes et sont des facteurs de variété au sein du discours. Si le locuteur choisit les maris entremetteurs parmi les chausseurs, les marchands de vêtements ou les hommes de loi, c’est pour montrer que les turpitudes dont ils se rendent coupables dans leur vie maritale ne sont que le reflet de leurs pratiques professionnelles, bien connues du lecteur. Le déterminisme est grand sans pour autant être exclusif : tous les maris sont visés par le locuteur poétique, quelle que soit leur activité professionnelle. En ce sens, le discours secondaire est au service de la satire générale des mœurs. Mais, en même temps, il détourne le lecteur de l’attention portée aux vicissitudes de la vie maritale et l’oriente vers la perception des effets burlesques auxquels il s’attend lorsqu’apparaissent ces fantoches populaires souvent issus du folklore. Le discours secondaire, alors, paraît motivé par le ridiculum lui-même et nous éloigne de la satire.
96Plusieurs exemples permettent d’appuyer cette thèse. C’est le cas des vers 298- 315. Dans ce passage, Quevedo fond les deux facettes du motif de l’étudiant explorées par Maxime Chevalier, celle du « redomado tracista » et de l’« estudiante mujeriego151 ». Il avertit Polo du risque que sa femme court si elle couche avec un étudiant : ne pas être payée.
Y por si acaso, Polo, aun hoy empleas
tu mujer en mohatras semejantes,
quiero que mis astutos versos leas.
No tengas celos de hombres caminantes,
ni aun de soldados, gente arrebatada,
ni aun de los bizcos condes vergonzantes;
que el caminante ha de dejar la espada
para gozar de tu mujer vendida,
y la golilla el conde, si le agrada.
Sólo te has de guardar toda tu vida
del perverso estudiante, como roca
en su descomunal arremetida.
Éste, con furia descompuesta y loca,
por no quitarse nada, se arremanga
las ( ¡Dios nos libre!) faldas con la boca152.
Si tú vienes, las suelta, y, muy de manga153,
con tu mujer maquinará, ingenioso,
trampa que sobre al desmentir la ganga.
97Le texte évoque l’étudiant qui ne se déshabillerait pas pour coucher avec la femme de Polo, se contentant de retrousser les pans de sa propre robe. Ainsi, en cas de retour imprévu du mari, il lui serait possible de laisser tomber sa robe, de feindre que rien ne s’est passé et qu’il n’a donc pas à payer. Grand coureur de jupons, ce « pervers étudiant » est également ingénieux et trouve la « ruse » qui permet de tromper Polo, tout en étant de connivence (« de manga ») avec son épouse. La condamnation de l’étudiant ne semble que très lointaine et il serait paradoxal qu’il en fût autrement de la part d’un locuteur qui se qualifie de « desalmado / enjerto en sotanilla de estudiante » (v. 443-444). Et d’ailleurs, que s’agirait-il au juste de critiquer ? La vita bona que mènent les étudiants ? Le risque qu’ils représentent pour les maris ? Les bourles dont ils se rendent coupables pour ne rien dépenser ? Le texte ne dit rien d’explicite à ce sujet. L’introduction du motif de l’étudiant semble répondre à une autre motivation que la critique des mœurs.
98Le développement du passage sur la motivation des mariages mène au même constat. Le locuteur commence par évoquer des motivations financières, avant de tomber dans des justifications de plus en plus sophistiques. La cupidité peut provoquer l’union des chausseurs ou des marchands de vêtements, en revanche, il est plus étonnant que le regidor se marie pour vendre sans payer d’impôt ou que le médecin se marie pour en finir avec son épouse. La justification du mariage des nobles illustre un mécanisme du burlesque de Quevedo, le pseudoraisonnement. Ici, il consiste à justifier le mariage des godos par ce qui ne peut en aucun cas en constituer une cause : « también suceden desventuras / a los magnates » (v. 62-63). Un passage du même ordre pousse encore plus loin l’abstraction, en justifiant l’union des ronces et des épines par le souci d’empêcher que les amants de la femme de Polo n’entrent chez lui (v. 79-81) :
Con las espinas hacen los cambrones
también sus matrimonios cortesanos
(que ambos desnudan), porque el tuyo abones.
99On retrouve, dans les vers 289-294, l’effet d’entraînement des motifs folkloriques : pour montrer qu’il peut s’enrichir sans se marier, le locuteur donne quatre exemples. Il y a une sorte de force d’inertie du discours secondaire, un personnage folklorique en entraînant un autre. On l’a vu, cette inertie peut nous éloigner parfois du discours principal. C’est donc que le locuteur choisit d’insérer dans un discours satirique des éléments qui servent avant tout la facétie.
100Comparons à nouveau l’utilisation des motifs folkloriques à l’épître destinée à Olivares. On y trouve une satire des coutumes vestimentaires mise au service d’une lamentation sur la coquetterie des hommes du présent, qui contraste avec la valeur d’une époque passée plus virile. Le locuteur entre ainsi dans une lamentation qui est certes également conventionnelle (on en trouve trace, par exemple, chez Perse et Juvénal), mais qui suscite un discours argumenté. Les mœurs efféminées sont critiquées parce qu’il en va de l’avenir de l’État. Le thème n’est peut-être pas nouveau, mais il intègre pleinement un discours et un projet satiriques, avec blâme et appel à la réforme. Le locuteur de Riesgos del matrimonio en los ruines casados demeure loin de cela. Il utilise des motifs folkloriques en comptant sur la familiarité du lecteur avec ces motifs et donc sur sa faculté à reconstituer un sens qui peut, ainsi, demeurer implicite. Le locuteur ne dit que le strict nécessaire parce qu’il sait que le lector ludens cherchera les implications d’un discours allusif. Par-delà la convention, c’est une sorte de clin d’œil, d’appel au lecteur qui partage la malice du poète154, de défi ludique lancé par-delà le texte à celui qui doit en interpréter les allusions. L’enjeu est bien là, il est de nature esthétique plus qu’éthique. Le discours sur les larcins liés aux professions se réduit ainsi le plus souvent à ce que l’on pourrait appeler une icône : le médecin tuant ses patients, l’aubergiste mettant, littéralement, de l’eau dans son vin, le chausseur étirant au maximum le cuir qu’il va vendre. Le poète intègre ces icônes pour créer des jeux de mots, des pointes et pour donner plus d’épaisseur à la désolante société fictive qu’il recrée plutôt que pour critiquer quoi que ce soit155. Ce processus a un effet important sur le discours satirique. Quevedo utilise ces procédés pour produire le comique, comme l’affirme Rodrigo Cacho Casal156. Il les considère probablement aussi comme un mécanisme permettant de faire glisser le discours satirique principal vers un registre manifestant ouvertement que la facétie, reposant sur ces icônes familières au lecteur de poésie burlesque, ne revêt plus le caractère éthique qu’elle peut avoir dans d’autres formes de satire. Le passage d’un discours à l’autre et le principe même de la digression, s’ils proviennent de la diversité originelle des matériaux constitutifs de la satura, sont également des mécanismes qui permettent d’orienter le lecteur vers une interprétation du poème qui situe sa signification satirique à l’arrière-plan.
101Pour un lecteur du Siècle d’or, un poème burlesque pouvait être satirique. La difficulté qui se présente dans l’étude de tels poèmes consiste à déterminer s’il convient de rechercher avant tout la critique ou la facétie. L’étude des relations entre discours principal et discours secondaire dans Riesgos del matrimonio en los ruines casados montre que le projet satirique est parfois nuancé par la présence de motifs comme le mari cocu ou le vendeur escroc. Nous touchons là un double paradoxe : d’une part, le principe de variété, au sein du discours, repose sur des motifs secondaires parfaitement conventionnels. D’autre part, si l’on considère que ces éléments relèvent de la sátira de oficios, force est d’admettre qu’ils constituent une limite à la persuasion propre au discours satirique et qu’ils participent plutôt à la facétie malicieuse. La muse satirique s’efface ainsi parfois au profit de la muse jocosa, lorsque la motivation du discours ne semble plus reposer sur le blâme. Le contenu des digressions et leur principe même, qui consiste à passer d’un discours à l’autre sans réelle justification rhétorique, relèvent du burlesque. On parlera de subduction pour désigner le recul à l’arrière-plan d’un discours satirique dont la portée est réduite par la prégnance du comique et de l’esprit. Le terme est emprunté à la linguistique et semble pouvoir s’appliquer pleinement au phénomène décrit ici. On parle de subduction pour désigner la « tendance de certains vocables à se maintenir en deçà de leur pleine définition (cf. HABERE et tous les auxiliaires)157 ». La subduction dans un texte satirique sera la tendance à maintenir la portée satirique du discours en deçà de ce que permet, par exemple, la satire morale, au profit du comique. Plus la subduction sera forte, plus le poème se rapprochera esthétiquement du burlesque, comme dans Riesgos del matrimonio en los ruines casados.
102Quelles conclusions tirer de ces recherches sur le satirico-burlesque ? En proposant une distinction de la satire et du burlesque fondée sur la notion d’investissement, Marc Vitse redistribuait les catégories proposées par Robert Jammes et par lesquelles ce dernier désignait deux genres reflétant ou combattant les valeurs dominantes158. Tous deux, donc, postulaient que burlesque et satirique constituent deux domaines du champ littéraire susceptibles d’être définis de manière dialectique, l’un s’opposant à l’autre. Leur conviction s’explique en partie par le fait que le principal objet de leur étude est la poésie de Góngora. Or, Vicuña et Chacón isolent ses poèmes burlesques et ses compositions satiriques. A priori, ces éditeurs dessinent là les contours de deux corpus autonomes puisque matériellement séparables. Pourtant, le burlesque et la satire nourrissent bien souvent ensemble la poésie de Góngora. Quelles que soient les divergences théoriques qui opposent Vicuña et Chacón sur le burlesque et la satire, il faut admettre que, si la dispositio des poèmes n’est pas identique, c’est aussi parce qu’elle repose sur des critères incertains et sur une volonté de distinguer deux pratiques souvent présentes conjointement159. Les choix ambitieux des éditeurs de Góngora ont conditionné ceux de ses critiques. La différence reposait sur la nature des valeurs défendues (R. Jammes) ou sur le fait d’en défendre ou non (M. Vitse) :
… la diferencia entre lo satírico y lo burlesco no reside, en definitiva, en la actitud del autor frente al sistema de valores dominantes sino en la perspectiva de inversión o de desinversión que orienta su obra. De ahí que entre género satírico, de naturaleza inversionista, y género burlesco, de índole desinversionista, no pueda haber enlace; lejos de ser éste prolongación intensiva de aquél, constituye más a menudo su enervación, edulcoración o neutralización160.
103Marc Vitse a raison d’employer des termes comme « perspectiva », « naturaleza », « índole », qui renvoient à une intention plutôt qu’à un contenu. Il est également fort juste de considérer que cette intention peut neutraliser celle de la satire161. Mais je ne pense pas que la perspective du locuteur burlesque soit nécessairement « désinvestie » et que, par conséquent, la satire puisse être distinguée du burlesque à travers la dichotomie proposée par Marc Vitse. L’existence de poèmes indéniablement burlesques et investis d’une dimension morale, le fait que le rire ne soit jamais gratuit et que même un poème burlesque louant les plaisirs de la table repose sur un discours vantant un art de vivre, la vita bona, prouvent que les concepts d’investissement et de désinvestissement ne suffisent pas pour fonder une véritable distinction entre la satire et le burlesque. Si la satire est indéniablement un discours impliquant l’investissement, le burlesque, lui, ne constitue pas un discours désinvesti et il ne fait tout au plus que manifester une intention pouvant, parfois, refléter le désinvestissement éventuel du discours.
104Le burlesque peut appuyer ou au contraire affaiblir la valeur de combat de la satire. Il conditionne toujours la lecture et oriente la perception de l’enjeu du poème. Ceux qui prônent l’insertion de burlas dans la satire pour en adoucir l’agressivité rendent manifeste l’incidence qu’ils prêtent au burlesque. Cela relève de ce que l’on a appelé la subduction. Mais ce registre peut également servir la satire en rendant l’expression railleuse et grinçante. Quand Lope de Vega adressait à ses ennemis une « sátira burlesca », il usait d’un syntagme qui indiquait deux fois une même intention, celle de se moquer (burlarse). Ses tercets pouvaient bien sembler satiriques et burlesques, puisque, en Italie, la satire comme les capitoli burlesques venaient se loger dans ce même moule strophique162. Il n’y avait donc aucun paradoxe. Le comique du burlesque pouvait appuyer un discours de combat, tout comme le drame satyrique a génétiquement lié la satire au ridiculum163. En ce sens, le burlesque pouvait renforcer l’engagement, l’investissement du discours satirique. Toutefois, lorsque la raillerie paraît excessive elle ne convainc plus. Non pas que le locuteur semble soudain « désinvesti », mais, au contraire, son acharnement paraît douteux. Ainsi, on peut affirmer que le registre burlesque, qu’il intervienne pour adoucir le ton de la satire ou au contraire pour la rendre plus agressive, peut produire le même effet destructeur. Il finit par désorienter le lecteur pour réorienter l’interprétation du discours vers un projet littéraire qui ne place pas en son centre la nécessité d’une réforme des mœurs.
105Si, dans le satirico-burlesque, la critique paraît souvent gauchie par le style, ce n’est pas, à mon sens, parce que le burlesque serait étroitement lié au désinvestissement éthique, c’est parce que la tension établie entre locuteur et lecteur est infléchie164. La satire constitue un « art de la persuasion », qui relève du genre judiciaire en cela qu’elle accuse avec sévérité et du genre délibératif si effectivement elle entend convaincre le lecteur. Lorsque le ridiculum n’est plus au service du discours satirique mais doit, avant tout, illustrer la maîtrise technique du poète, alors le satirico-burlesque verse dans le genre démonstratif, dont le propre est de vouloir susciter l’admiration du lecteur165. Face à un poème satirico-burlesque, l’enjeu de l’interprétation reposera le plus souvent sur la perception de la fonction attribuée au ridiculum. Il s’agit de déterminer quelle est l’incidence rhétorique de la facétie sur la portée du discours. C’est cette conviction qui mène à considérer le burlesque comme un registre qui ne devrait être opposé dialectiquement à la satire qu’à la condition de restreindre très largement le champ de leurs diverses pratiques.
PROPOSITIONS POUR UNE GRILLE DE LECTURE DES POÈMES MÊLANT LA FACÉTIE ET LE SÉRIEUX
106Lors de l’interprétation d’un poème burlesque, il pourra s’avérer utile de tenir compte de plusieurs facteurs qui pourraient être synthétisés à travers cinq questions. Le lecteur pourra d’abord se demander si les veras apparentes reflètent une préoccupation strictement contemporaine (1). Si tel est le cas, elles sont probablement plus facilement perceptibles. Dans le cas contraire, il est probable qu’elles ne servent que de support au comique. Il faudra également vérifier si les propos les plus sérieux sont placés et formulés judicieusement (2), ce qui marque une intention du discours. On vérifiera si les veras intègrent un récit appuyant une démonstration et si le poète donne au discours ce que l’on a appelé une dimension iconique grâce à laquelle l’idée développée est particulièrement saisissante (3). Par ailleurs, il sera indispensable de prendre en compte les caractéristiques prêtées aux personnages lorsqu’ils tiennent un discours (4). On s’interrogera également sur la nature de la disposition mentale que le poète entend créer chez son lecteur, en déterminant s’il l’engage avant tout à réaliser une lecture à l’affût des bons mots (5). Dans le cas de la satire, il faudra déterminer si la cible des attaques relève de la sátira de oficios et plus généralement si elle peut être porteuse d’un discours qui ne soit pas pratiquement invariable dans son contenu. Ces cinq questions essentielles pourraient constituer une première grille de lecture permettant d’envisager de manière systématique la relation entre le sérieux et la facétie. Elles constituent une piste pouvant orienter l’interprétation.
107L’interprétation du poème impose de démêler l’écheveau tissé par le poète afin de manifester ce qui est au cœur du projet littéraire. Il faut se demander de quel ordre sont les veras du texte et la fonction que le locuteur leur concède. Dans le cas de la satire burlesque, le locuteur semble renoncer à prononcer un texte de combat visant à convaincre et à démontrer. Le poids rhétorique des veras se modifie, mais cela ne veut pas dire qu’elles disparaissent. Il est probable qu’elles changent de nature et que le texte semble moins insister sur la possibilité et la nécessité de remédier au mal dont souffre la société que sur le caractère absurde des conduites humaines. Les veras sortent alors du champ de la satire tout en conservant une portée morale.
108D’un point de vue herméneutique, la présence de traits facétieux ou grinçants dans la satire pose des problèmes interprétatifs analogues à ceux rencontrés pour les vers lyriques ou religieux teintés de chistes. Lorsque l’interprétation d’une satire burlesque impose de faire plus grand cas des veras que des burlas, il est probable que la composition relève du jocoserio. Si l’on pose que le satiricoburlesco est l’une des formes prises par le mélange de burlas y veras, alors il est possible de le situer dans ce qui pourrait constituer le spectre166 des modalités représentatives du mélange des genres dans la poésie du Siècle d’or :
109Le fait de ne pas considérer les veras incompatibles avec le burlesque implique évidemment une large ouverture du champ couvert par ce registre. Lorsque le mélange prend la forme de la modalité située sur la gauche du tableau, les burlas sont à peine perceptibles et leur incidence dans l’interprétation globale du poème, presque nulle. À mesure que l’on se rapproche des modalités situées sur la droite, l’importance accordée à la facétie est de plus en plus forte. C’est ce qui a été qualifié de processus de subduction des veras.
110Dans la première et la dernière modalités de ce spectre, la polyphonie est faible voire inexistante, alors qu’elle se trouve au cœur du projet littéraire qui est à l’œuvre dans le jocoserio. Dans le burlesque investi, la voix de Thalie domine mais le lecteur ne cesse point d’entendre celles des diverses muses qui inspirent le poète. Les compositions relevant de la sátira de oficios devront souvent être situées dans la modalité suivante, où le propos apparemment sérieux se trouve avant tout au service de l’expression ingénieuse. C’est, en quelque sorte, le terrain de prédilection du lector in ridiculis. En revanche, dans le burlesque jocoserio, la disposition mentale du lecteur lui permet de percevoir ce qui se trouve au-delà de la facétie et d’interpréter correctement le poème. La dernière modalité, reposant sur le non-sens, est la moins fréquente, seuls quelques extraits de poèmes pourraient l’illustrer. Le burlesque est rationnel et, même si le comique naît parfois d’un raisonnement purement sophistique, il ne tombe que rarement dans le non-sens propre au poeta ludens de la Renaissance. Il faut même reconnaître que, lorsque la facétie prend la forme d’une lapalissade ou d’un disparate, elle ne repose plus sur cette complexité qui contribue à la poétique du détour. La lecture est foncièrement différente, puisque le comique semble se livrer immédiatement. Un poème qui ne serait construit que sur l’accumulation de non-sens et de tautologies relèverait d’une littérature écrite de burlas, il appartiendrait à la catégorie burlesque, mais ne ressortirait pas à la poétique du burlesque.
111La grille de lecture et le spectre que nous proposons doivent permettre d’évaluer l’importance et la fonction de ce qui, dans un poème, relève de la facétie ou du sérieux. Les diverses dominantes de la poétique du burlesque interviennent plus ou moins selon la modalité qu’illustre le poème. Ainsi, dans le jocoserio, les divers procédés qui contribuent à la facétie ne suffiront pas à produire la subduction des veras, alors que ce phénomène apparaîtra avec netteté dans les poèmes relevant de notre avant-dernière modalité. Dans la dernière, on l’a vu, c’est la poétique du détour qui semble disparaître. C’est probablement dans les modalités médianes, celles qui correspondent au burlesque investi ou qui font des veras un simple prétexte à la facétie, que les dominantes de la poétique du burlesque sont les plus prégnantes. Le poète peut y donner libre cours à sa virtuosité, multiplier les détours qui retarderont l’effet burlesque, prodiguer les bons mots sans que la formulation d’une leçon soit prioritaire. C’est alors qu’il donne toute la mesure de son art et parvient à entraîner le lecteur dans un univers verbal où le ridiculum se voit doté d’un intérêt esthétique digne des plus grandes créations littéraires.
Notes de bas de page
1 I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, p. 35 distingue des « poemas satíricos no burlescos (la risa no es esencial a la sátira) », des « poemas satíricos burlescos : intención de censura moral y estilo burlesco » et des « poemas burlescos : se podrían denominar así los que parecen faltos de intención crítica o moral, atentos únicamente al delectare y a la diversión risible que procede del alarde estilístico ».
2 Le poème fut édité par Joaquín de Entrambasaguas en 1942, aux pages 43-52 (pour la première partie) de L. de Vega, Cardos del jardín de Lope. L’éditeur déclare que ces compositions sont dirigées par Lope contre ceux qui, au nom des préceptes aristotéliciens, combattirent ses œuvres. Il s’agit notamment des auteurs de « un libro titulado Spongia, escrito en latín y firmado por Pedro de Torres Rámila en unos ejemplares y Pedro Mártir Rizo en otros… », ibid., p. 39. Le poème est commenté par A. Pérez Lasheras, Fustigat mores, p. 90.
3 I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, p. 34, n. 77 : « … se podría hablar de sátira burlesca como de una especie particular de la sátira… ».
4 R. Jammes, La obra poética, p. 31.
5 Ce jugement de Salcedo Coronel est rapporté par Biruté Ciplijauskaité dans son édition de L. de Góngora, Sonetos Completos, p. 177.
6 Cité par R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 68.
7 « Anota González de Salas algunos de los poemas, y llama la atención que no sea Horacio el autor citado con mayor frecuencia como fuente, sino Persio y Juvenal… », F. Plata, « Contribución al estudio de las fuentes », p. 226.
8 La référentialité de la satire est perçue par Lía Schwartz comme un signe et non une condition de la satire : « lo que importa es señalar que la protesta de referencialidad es una de las convenciones del género : una de las marcas textuales de la sátira es presentar como referencial — como “real” — las representaciones del mundo que, en efecto, están ancladas en ideologías pretextuales ». L. Schwartz, « Formas de la poesía satírica en el siglo xvii ». La même critique, dans l’introduction à Quevedo, discurso y representación et les pages 159 et suivantes, remet en question le caractère référentiel de la satire, défendu par G. Highet, The Anatomy of Satire. Ce dernier déclarait notamment, p. 158 : « The central problem of satire is its relation to reality. Satire wishes to expose and criticize and shame human life, but it pretends to tell the whole truth and nothing but the truth. » E. Rosenheim, « The satiric spectrum », insiste sur l’intérêt rhétorique que présente une cible identifiable historiquement : « When, either by calculation or inadvertence, the historically authentic object of attack is obscure, the satiric impact of the work is plainly weakened… », p. 322.
9 L. Schwartz, Quevedo, discurso y representación, p. 161.
10 Juvénal, Satires, I, v. 30. Sur les satires de Juvénal, sa conception du genre et de son contenu philosophique, consulter l’intéressant article de C. Keane, « Philosophy into satire ».
11 L. Schwartz, « Formas de la poesía satírica en el siglo xvii », p. 222.
12 « The satirist’s justification of his genre as a virtuous and admirable means to a catharsis of his own feelings was thus an integral part of the defense of his work which every satirist, alert to his own interests, was bound to make sooner or later », M. C. Randolph, « The medical concept », p. 158. Á.L. Luján Atienza, « Chapuzones e inmundicias », pp. 63-64, montre que la satire constitue également un exutoire pour l’ensemble de la société, qui se purge ainsi de ses propres tares.
13 G. Morillo, « ¡Quién se fuera a la zona inhabitable », dans P. Espinosa, Flores de poetas ilustres, p. 353.
14 B. Argensola, Rimas, t. II, p. 171.
15 F. de Quevedo, POC, 146, v. 25-27.
16 Ibid., 640, v. 1-3.
17 R. Paulson, « The fictions of Satire », p. 356. Consulter également C. Vaíllo, « Algunos motivos de la poesía satírica de Quevedo », p. 87.
18 Maluenda, dans l’un de ses poèmes, va plus loin encore, en prétendant découvrir le monde du vice, digne en cela de Christophe Colomb : « Los defetos criminal / condeno entre mil concetos, / Colón soy de los defetos, / y dicen que digo mal, / ¿Quién ha visto tal ? », dans I. Arellano, Jacinto Alonso de Maluenda y su poesía jocosa, p. 107.
19 C. Maurer, « Interpretación de la Epístola satírica y censoria », insiste sur la fréquence de la deuxième personne du singulier dans la poésie satirique de Quevedo. A partir de l’étude de la Epístola satírica y censoria, il déclare : « ¡Qué frecuente es ese tú en la poesía satírica y moral de Quevedo ! Raras veces habla acerca del pecador : necesita hablarle directamente, embestirle ».
20 A. de Castillo Solórzano, Donayres del Parnaso, f° 29v°.
21 J. Alfay, Poesías varias, 1946, p. 41.
22 « Y porque sin nuves ni densos vapores / puedas los vicios bien claro esculpir / al monte Parnaso conviene subir / de adonde contemples los torpes errores, / en unos Doseles de proprios colores / bordados por manos de sus assistentes / de siglos passados, y siglos presentes / por quien conjectures aun otros peores ». Dans les Sátiras morales compuestas en arte mayor y redondillas, por Alvar Gomez, cuyas fueron las villas de Pioz y Atançon, que recueille la Primera parte del Thesoro de divina poesía donde se contienen varias obras de devoción de diversos autores cuyos títulos se verán a la buelta de la hoja. Recopilado por Estevan de Villalobos. Tolède, 1587, f° 141r°.
23 Note de J. M. Blecua au vers 203 de la Sátira del Incógnito, dans B. Argensola, Rimas, t. II, p. 161.
24 « … Pues dezidme agora a mí por qué no se terná por tan malo que imitando en el deleite a Sar-danápalo nos llamemos así, y siendo adulador y lisonjero le llamen Gnato, y siendo fanfarrón le llamen Thraso, el qual pone Terençio por caballero glorioso, y que siendo mordaçes nos llamen Mimo, y siendo maldizientes nos llamen Zoilo… », C. Villalón, El Scholástico, pp. 222-223. La note de J. M. Martínez Torrejón précise : « Momo (y no Mimo) es hijo del sueño y de la noche, dios de la burla y la censura ». Sur Momus, consulter également D. Bertrand, Dire le rire à l’âge classique, pp. 80-83.
25 A. de Castillo Solórzano, Donayres del Parnaso, fos 8vo-10ro. Consulter également, fos 50ro-vo le discours sur les poètes satiriques qui ne manquent jamais de railler le Manzanares : « de la pluma de un Zoylo / jamás le faltó vexamen ».
26 Dans la Sátira del Incógnito (B. Argensola, Rimas, t. II, p. 161), Citerea décrit Salamanque : Algunas casas tiene principales
y antiguas, que llamaba Zoilo viejas,
con magníficas puertas y corrales. (v. 202-204).
27 G. de Corral, Obras, p. 148. Un autre exemple dans M. Colodrero de Villalobos, Varias Rimas, p. 149.
28 L. de Góngora, Sonetos Completos, p. 192. L’éditrice commente ce vers.
29 G. Morillo, « ¡Quién se fuera a la zona inhabitable ! », dans P. Espinosa, Flores de Poetas ilustres, p. 359.
30 G. Demerson, « Ronsard, poète satirique », parle du réalisme de la satire et considère que ce réalisme « … déforme et choisit parce qu’il se veut révélateur ; la satire est fondamentalement un art de la connaissance… ».
31 L. Argensola, Rimas, p. 93. L. Schwartz, « Formas de la poesía satírica en el siglo xvii », affirme : « Quien enuncia un texto satírico se presenta como juez que examina la conducta del prójimo. El mundo social es el locus del engaño y de la decepción. La función del escritor satírico es mostrar la verdad del mundo y de las cosas y, al mismo tiempo, decir verdades sin cortapisas. Se trata de una convención que conviene reconocer en el corpus clásico y en las obras de períodos posteriores ».
32 L. Argensola, Rimas, p. 76, v. 208-210.
33 F. de Quevedo, POC, 146, v. 11. C. Maurer, « Interpretación de la Epístola satírica y censoria », affirme que dans l’épître à Olivares Quevedo veut « decir unas cuantas verdades, y moldea cada verdad en una estrofa ». Consulter également L. Schwartz, « Las diatribas satíricas ».
34 J. Alfay, Poesías varias, 1946, p. 72. Ce romance satírico se termine en ces termes, qui insistent à nouveau sur les vérités révélées par le locuteur satirique : « Veis aquí que muchas cosas / no están como Dios las hizo ; / callado he muchas verdades, / las que no pensaba he dicho ».
35 Ibid., p. 115.
36 I. Arellano, Jacinto Alonso de Maluenda y su poesía jocosa, p. 122.
37 L. de Góngora, Letrillas, pp. 81-86, 225-228 et 260-263.
38 L. de Góngora, Sonetos Completos, p. 291.
39 M. Blanco, « Fragmentos de un discurso satírico ».
40 « Los que no trataron este ingenio le tuvieron por satírico. Notable engaño. Véanse con cuidado sus obras y se hallará en todas ellas una doctrina general para estados, oficios, profesiones, tan bien tocada reprehension, que dijo un caballero bonísimamente entendido ¡Más me persuade una copla de don Luis de Góngora que un sermón de Castroverde ! Dos o tres que pueden parecer o huelen a sátiras, son cosas tan conocidas y públicas que no hay calle ni plaza que las niegue ; que de su parte no tuvieron más que tocarlas en números, con donaire nunca oído. Quizá si las usaran los poetas modernos, como los antiguos, que se les permitió, fueran por su temor menos los vicios. Así que estas y otras, se estampen o no, no las borrarán de la memoria, ni el tiempo, ni los émulos de don Luís, si los tiene, por ningún caso ; antes de siglo en siglo y de gente en gente, correrá su tradición a las posteridades del mundo. » Ibid., p. 18.
41 A. Pérez Lasheras, Más a lo moderno, p. 153, commente en ces termes les épigraphes choisies par les éditeurs de Góngora postérieurs à Vicuña : « … Hay que destacar la desaparición del apartado de poesías satíricas, modificando, burdamente, su epígrafe, por el de burlesco… ». Le processus aboutissant à l’association de la satire à la médisance est décrit par R. Cacho Casal, « La sátira en el siglo de oro » : « En el xvii “satírico” podía aludir, pues, a un género literario, pero también a una característica negativa atribuible a una persona o a un texto. […] Pero la connotación negativa del término estaba más difundida en el lenguaje corriente, tal y como ocurre hoy. »
42 L. Schwartz, « Formas de la poesía satírica en el siglo xvii », étudie également le lien entre la satire et l’épigramme au xviie siècle.
43 B. Argensola, Rimas, t. I, p. xxxiii.
44 L. A. de Carvallo, Cisne de Apolo, p. 290 et F. Cascales, Tablas Poéticas, p. 180.
45 B. Argensola, Rimas, t. II, p. 172.
46 « En los teóricos áureos, pues, la reprensión moral como base de la sátira es admitida con unanimidad », I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, p. 22.
47 R. Paulson, « The fictions of Satire », étudie cet aspect pour distinguer les démarches d’Horace et de Juvénal.
48 J. M. Pelorson, « La politisation de la satire sous Philippe IV ». Le même auteur s’oppose à une conception de la satire qui la limiterait à sa variante comique. K. Scholberg, Sátira e invectiva en la España medieval, p. 255, déclare : « Si se considera la sátira política del siglo xv en su conjunto, se nota que tiene un carácter serio que no deja lugar a la comicidad ». R. Cortés Tovar, Teoría de la sátira, p. 79, résume le processus par lequel la satire latine finit par se caractériser fondamentalement par une censure reposant sur le ridiculum. Les autres éléments constitutifs (hexamètre, style humble, caractère composite) furent relégués au second plan.
49 S. Freud, Le mot d’esprit, chapitre iv, « Le mécanisme de plaisir et la psychogenèse du mot d’esprit ».
50 M. Blanco, « Góngora o la libertad del ingenio ».
51 A. Close, « La comicidad burlesca », p. 79.
52 G. Peale, « La sátira y sus principios organizadores », affirme que le locuteur satirique n’espère pas transformer le lecteur : « La primera intención de la sátira es criticar y abrir nuevas perspectivas con que ver la condición humana, pero sin evocar necesariamente una decisión o una dinámica actuación ». E. Rosenheim, « The satiric spectrum », distingue une satire voulant avant tout convaincre (« persuasive satire ») et dans laquelle le comique est au service de la démonstration et une satire prétendant d’abord punir (« punitive satire »), dont le point extrême « seeks to delight the reader by the indignities to which a pre-established victim or dupe is exposed ». Sur cette distinction repose sa théorie du « satiric spectrum ».
53 J. Salinas, Poesías humanas, pp. 257-275.
54 Certes, les jésuites du texte n’ont rien de pénitents : le locuteur affamé s’étonne de les voir « tan lucios, tan alegres, tan lozanos » et semble envier le frère chargé de la cuisine, « de rostro afable, cariharto y lleno ». Mais n’oublions pas les motivations du personnage-locuteur : s’il va à leur rencontre, c’est qu’il espère être « muy regalado », boire « decrépitos los vinos » et profiter de la commodité des installations (v. 68, 288 et 19-30). Par ailleurs, les commentaires retraçant l’action et les sentiments du personnage-locuteur interrompent fréquemment la prosopographie des frères, ce qui contribue à limiter la charge satirique du poème.
55 R. Cortés Tovar, 1986, estime que l’attaque satirique est plus objective et justifiée que l’invective (p. 21) et que cette dernière utilise le rire comme une fin en soi alors que la satire en fait avant tout un moyen (p. 33). Elle résume parfaitement le lien entre la satire personnelle et l’invective : « La invectiva necesariamente tiene que ser personal. Pero, cuando se ataca a alguien con objetividad, enumerando sus defectos sin exagerar — sin amplificatio —, con la verdad por delante, se le da una dignidad artística a la obra, y el autor se distancia del ataque por medio de la ironía u otros procedimientos del ridiculum liberal, el ataque personal se convierte en satírico y los elementos de la invectiva que permanezcan estarán subordinados » (p. 48).
56 « … as in the mediaeval morality plays with which formal satire has obvious generic sympathy, the Virtue will oppose the Vice, or more accurately, specific Reason will oppose specific Unreason », M.C. Randolph, « The structural design of the formal verse satire », p. 176.
57 B. Argensola, Rimas, t. I, pp. 91-116.
58 Ibid., v. 126.
59 Ibid., v. 139-140.
60 Ibid., v. 358-359.
61 Ibid., v. 324-327.
62 Ibid., v. 591.
63 Sexo. Ibid., v. 265-66.
64 Ibid., v. 616-619.
65 F. de Quevedo, Obra poética, t. I, p. 108.
66 L. de Góngora, OC, pp. 274-278.
67 Sur la part d’imitation et d’autobiographie à l’œuvre dans ces tercets, R. Jammes, La obra poética, pp. 108-109 et J. M. Micó, De Góngora, pp. 97-110, qui montre comment « Góngora quiso volver a su huerta cordobesa con un despecho real que la tradición y su genialidad le ayudaron a revestir de poesía », p. 100.
68 Maravillas del Parnaso, fos 11vo-13vo. Ce poème, anonyme dans le recueil, fond deux romances de Quevedo (POC, 711 et 732). Le poème 732 reprend le motif de la lettre adressée à Doña Dinguindaina (Dinguindanga dans Maravillas del Parnaso) pour réfuter la paternité de l’enfant auquel elle vient de donner le jour. C’est dans 711 que le lecteur retrouve la louange du locus amoenus et des mœurs des filles de la campagne.
69 B. Argensola, Rimas, t. II, p. 172. La structure dialoguée de cette satire permet à chaque locuteur de se faire le champion d’une des villes. La relativisation est donc poussée à l’extrême, puisque Salamanque et la Cour sont à la fois objets d’éloge et de vitupération.
70 L’idée rappelle le Roland Furieux (« de le spine ancor nascon le rose ») et Quevedo la reprend dans Riesgos del matrimonio en los ruines casados, v. 194. Rodrigo Cacho étudie le motif dans La poesía burlesca de Quevedo, p. 78.
71 L. Argensola, Rimas, p. 103, v. 463-477.
72 L’Arioste écrit des satires en tercets, les frères Argensola également. R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 92, considère que si le poème burlesque de Quevedo Riesgos del matrimonio en los ruines casados fut qualifié de satire, c’est notamment parce qu’il reprend le modèle italien des tercets : « El calificativo de Sátira que se lee en el título del poema hace referencia al modelo satírico italiano : se trata de una composición en tercetos, dirigida a un destinatario conocido, escrita en un estilo medio-bajo y salpicada de chistes. » F. Cascales (Tablas poéticas, p. 183), écrit que l’Arioste « nos enseña que la sátira se deve escrivir en tercetos » et précise que la redondilla est également une strophe privilégiée.
73 J. Alfay, Poesías varias, 1946, p. 41, Sátira de don Luis de Góngora (v. 3, « más novedad vi en España ») ; p. 71, Refiere las quejas de un verdugo. Letrilla satírica (v. 1-2, « Un verdugo se quejaba / de los poetas de hogaño ») ; p. 72, Romance satírico (v. 3-4, « si es verdad que las verdades / las dicen locos y niños ») ; p. 115, Sátira de Don Luis de Góngora (v. 3, « pagadme de estas verdades »). Les deux autres poèmes satiriques sont, d’une part, les treize pièces épigrammatiques flétrissant « un poeta corcovado » (pp. 81-84) et, d’autre part, une Sátira a las medias de pelo, pp. 153-154.
74 M. Foucault, L’ordre du discours, pp. 35-36.
75 Les vers 43-138 semblent glisser de la satire au sermon sur l’éducation du jeune noble. B. Argensola, Rimas, t. I, pp. 93-97.
76 Furetière, Les Poètes, cité par R. Picard, La Poésie française, p. 31.
77 B. Argensola, Rimas, t. I, p. 93.
78 Sur ce point on consultera P. Jauralde Pou, « Góngora y Quevedo » et A. de Paz, « Góngora… ¿ y Quevedo ? ».
79 J. Alfay, Poesías varias, 1946, pp. 81-84.
80 M. Chevalier, Tipos cómicos y folklore, p. 142.
81 Ibid., p. 39.
82 L. Rodríguez Cacho, Pecados sociales y literatura satírica, pp. 91 sqq.
83 I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, pp. 84-88 et 293-299, étudie la représentation du médecin chez Quevedo et ce qui fait son originalité, à savoir le stoïcisme et l’ascétisme qui inspirent sa critique, ainsi que le conceptisme. R. Quérillacq, « Quevedo y los médicos », étudie la représentation satirique du médecin et la réalité extra-littéraire à laquelle il peut renvoyer, avant de proposer une explication alternative à la haine suscitée par les médecins chez Quevedo. R. Quérillacq s’interroge sur la conception « philosophico-religieuse » qu’a Quevedo de la maladie. Elle est inévitable, les médecins ne peuvent rien y faire et ils vont à l’encontre de la volonté divine en prétendant y remédier. Par ailleurs, en bon chrétien, Quevedo prendrait la défense des victimes du groupe impitoyable des médecins qui prétendent s’enrichir grâce à la maladie de leurs patients.
84 La relation qui unit le caractère folklorique d’un personnage et sa dimension fondamentalement comique est présentée par Maxime Chevalier comme réciproque : dans la littérature de divertissement, un personnage folklorique doit être considéré moins satirique que comique (« esta invasión de la literatura por la tradición folklórica ha de invalidar, al nivel de las obras de entretenimiento, cualquier tentativa de sátira auténtica de la medicina ») et, en outre, si le lecteur trouve comique une figurilla, il peut supposer qu’elle est d’origine folklorique (« Cada vez que aparece en un texto literario del Siglo de Oro un personaje definido por su condición o su oficio, y cada vez que este personaje aparece como risible, hemos de sospechar que dicho personaje tiene raíces folklóricas »). M. Chevalier, Tipos cómicos y folklore, pp. 40 et 145.
85 F. de Quevedo, POC, 530, v. 3.
86 B. Sánchez Alonso, « Los satíricos latinos y la sátira de Quevedo », établit une liste des motifs quévédiens pouvant s’inspirer de sources antiques (en particulier Martial, Horace, Juvénal, Perse et Pétrone). C. Vaíllo, « Algunos motivos », s’intéresse également à l’influence des grands auteurs classiques dans la satire de Quevedo et montre la rémanence des motifs. Pour l’influence de l’Anthologie grecque dans l’œuvre de Quevedo, L. Schwartz, « Un lector áureo de los clásicos griegos ».
87 A. Pérez Lasheras, Más a lo moderno, p. 171.
88 L. Schwartz, « Formas de la poesía satírica en el siglo xvii ».
89 L. Schwartz, « El Letrado en la Sátira de Quevedo ».
90 C’est la richesse de cette technique qui mène Lía Schwartz à nuancer le manque d’originalité reproché aux métaphores de Quevedo. L. Schwartz, Metáfora y sátira, pp. 125-126.
91 Consulter F. de Quevedo, POC, 750, v. 117-124.
92 Sur la portée subversive du lieu commun, M. Gendreau-Massaloux, « Réflexions sur l’utilisation quévédienne du lieu commun ». I. Arellano, « Notas sobre el refrán y la fórmula coloquial », p. 20, estime que le proverbe et la formule colloquiale peuvent être utilisés par Quevedo « en su valor semiótico de marca del género o categoría del locutor burlesco ». Les motifs folkloriques sont en fait, du point de vue de la satire, comme les lieux communs, ils deviennent des segments vides de sens et signalent une orientation avant tout burlesque.
93 I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, intitule son premier chapitre El retablo y sus figuras.
94 Sur la syphilis dans la poésie espagnole, consulter J. Ponce, « De burlas y enfermedades barrocas ».
95 R. Quérillacq, « Quevedo y los médicos », p. 64.
96 F. de Quevedo, POC, 706, v. 1-4.
97 Ibid., 700, v. 1-4.
98 L. Schwartz, Metáfora y sátira, pp. 86-88, décrit le processus de création des métaphores non iconiques à partir d’un exemple proche du nôtre : « si sus ojos de vuesa merced son el matadero de las ánimas ».
99 Pour la narcotisation des sèmes, voir U. Eco, Lector in fabula, pp. 109-110. L. Schwartz, « El Letrado en la Sátira de Quevedo », étudie la « especie de ruptura de la solidaridad signo-referente » à propos de l’emploi du mot Justicia dans certains textes de Quevedo.
100 J. de Salinas, Poesías humanas, p. 71.
101 A. Castillo Solórzano, Donayres del Parnaso, fos 27vo-28ro.
102 Cicéron, De Oratore, ii, 289 ; Quintilien, Institution Oratoire, vi, 3, 22-24.
103 Leur présence ne suffit pas pour considérer qu’un poème est burlesque et n’a pas d’intention satirique. Comme le fait remarquer M. Vitse, « Burla e ideología en los entremeses », p. 182 : « Son material, y el material nunca podrá dar cuenta de su propia organización. »
104 F. Serralta, « La religión en la comedia burlesca del siglo xvii », p. 74.
105 M. Vitse, « Góngora, poète rebelle ? », p. 76. « On ne dira jamais assez en effet combien, dans les Letrillas et autres poèmes satiriques ou burlesques de Góngora, l’intention morale paraît le plus souvent céder le pas au goût pour la plaisanterie, le jeu de massacre laisser la première place au jeu de l’esprit et le deleitar l’emporter sur le fiscalizar. Cette invasion et cette promotion du donaire infléchissent alors l’efficacité de cette littérature vers une persuasion par le talent, à l’adresse des seuls “caballero[s] bonísimamente entendido[s]” ».
106 A. Castillo Solórzano, Donayres del Parnaso, fos 8vo-10ro.
107 « Azotacalles : persona ociosa que anda continuamente callejeando [cet exemple de Castillo Solórzano est cité] ». M. I. Chamorro, Tesoro de villanos.
108 A. Carreira me signale que l’auteur s’inspire ici d’un vers de Góngora, « A vos digo, señor Tajo, / el de las ninfas y ninfos » (L. de Góngora, OC, p. 134).
109 Par ailleurs, comme me le fait remarquer M. Roig Miranda, coche peut désigner le cochon, cochino. On lit en effet dans Aut, « Coche allá o coche aquí. Phrase que se usa cuando se procura que los puercos, llamados también cochinos, entren en la pocilga… ». En quelque sorte, les voitures du poème sont si sales qu’elles méritent doublement d’être qualifiées de coches.
110 L. Schwartz, Metáfora y sátira, p. 22, avait fait remarquer combien le doute pouvait s’immiscer dans l’esprit du lecteur confronté à un texte semblant accorder au moins autant d’importance aux effets de style qu’au contenu critique : « No faltan ocasiones en las que el lector vacila y duda de la intencionalidad del texto, hasta tal punto el juego verbal se impone como la dimensión más importante del discurso ». Consulter également I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, p. 34.
111 Il Primo Libro dell’opere burlesche del Berni, del Casa, del Varchi, del Mauro, del Bino, del Molza, del Dolce, del Firenzuola, appresso Jacopo Broedelet, in Usecht al Reno, 1771, pp. 353-358.
112 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, pp. 103-228.
113 F. de Quevedo, POC, 697, v. 41-52.
114 La botarga, dans Aut., est à la fois un ancien vêtement ample et qui recouvrait la jambe (l’exemple cité est cette strophe de Quevedo) et une tenue bouffonne qui devait ressembler à une sorte de camisole recouvrant le corps : « … vestido ridículo, que sirve de disfraz, y es todo de una pieza, que se mete por las piernas, y después entran los brazos, y se abotona con unos botones gordos… ». Quevedo représente le Cid comme pris au piège dans cette camisole rouge, dont la couleur et la forme permettent la comparaison avec un piment. Sur botarga et ses origines, consulter la note de J. Huerta Calvo, El nuevo mundo de la risa, p. 174, n. 32.
115 F. de Quevedo, POC, 697, v. 21-28.
116 M. Vitse, « Góngora, poète rebelle ? », insiste à la fin de son article sur l’importance des conditions d’énonciation pour déterminer si la critique satirique doit être prise au sérieux ou non (avec l’exemple de la letrilla gongorine, « A toda ley, madre mía », OC, pp. 149-151). C’est un aspect fondamental qui est ici souligné par Marc Vitse. Il lui revient ainsi le mérite de déplacer l’enjeu du débat, en réduisant la pertinence d’une interprétation biographique des compositions d’un « poète rebelle » ou supposé tel. Sur les masques revêtus par l’auteur dans la poésie gongorine, Á. L. Luján Atienza, « Estrategias discursivas ».
117 F. de Quevedo, POC, 721, v. 1-4.
118 A. de Ledesma, Romancero y monstro imaginado, Madrid, por la viuda de Alonso Martín, 1616, f° 117r°.
119 Maravillas del Parnaso, f° 24r°.
120 C’est le cas, par exemple, du romance de Góngora « Pensó rendir la mozuela » (OC, pp. 106- 109). Le miles gloriosus, présenté comme un soldat dont l’épée n’est crainte que pour les hauts faits qu’il lui prête, est si ridicule que son discours est écouté par sa destinataire « unas veces con enfado, / pero más veces con risa » (v. 119-120).
121 A. Pérez Lasheras, Fustigat mores, p. 187 : « Si consideramos la sátira como una categoría literaria caracterizada por su intención de “corregir vicios”, atacando un objetivo claro, que opera utilizando ciertos recursos reductivos — como puede ser el humor — admitimos que, cuando la risa pasa a formar la esencia de la misma, hemos cambiado de registro. La utilización del humor como medio — sátira — o como fin — literatura burlesca — es la base de la desintegración genérica de la sátira en el siglo xvii ».
122 F. de Quevedo, POC, 661.
123 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 92. A. Mas, La caricature de la femme, p. 86, avait écrit : « … sur les 448 vers de la longue satire de Quevedo, nous n’en trouvons que 30 qui imitent Juvénal… ». L’analyse qui est faite ici diffère de celle de Mas sur plusieurs points : tout d’abord, il évoque, p. 86, « l’analogie du mouvement général des deux satires : Juvénal s’emporte contre Postumus qui voulait se marier, Quevedo se déchaîne contre Polo qui voudrait le marier ». Cette déclaration est contestable : les termes de la relation locuteur-destinataire limitent l’analogie, car l’enjeu est foncièrement différent (le locuteur de Juvénal, lui, ne risque pas grand chose si Postumus se marie…). Par ailleurs, Mas invoque une « structure linéaire et fragmentaire » de la satire de Juvénal et déclare que Quevedo « ne perd jamais de vue son point de départ ; il le garde pour centre, et sa poésie se développe en spirale autour de ce centre ». L’image est séduisante, mais le point de départ de Quevedo (le rejet du mariage) ne me semble pas demeurer systématiquement au cœur du projet satirique, comme la suite de cette étude le montrera.
124 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, pp. 90-91.
125 Ibid., p. 67.
126 Ces commentaires de Scholberg permettent peut-être de mieux situer le poème de Quevedo : « … apenas se puede hablar de una verdadera sátira general del bello sexo en la poesía castellana del siglo xv. La actitud diluida en los pocos intentos existentes los hace bastante menos interesantes que los insultos proferidos contra una sola mujer, lo cual es más tradicional en la Península », K. Scholberg, Sátira e invectiva, p. 277.
127 « Né senza si può star senza peccato », Ariosto, v. 16 ; « Il marital si loda giogo, & la vita libera si loda », Paterno, v. 6-7. Je cite le poème de l’Arioste à partir de L. Ariosto, Sátiras, pp. 88-109. Les satires de Paterno sont éditées dans Satire di cinque poeti illustri, di nuovo raccolte e poste a luce, éd. M. degli Andini, Venetia, Gio. Andrea Valvassori, 1565, fos 62vo-118vo (fos 101ro-104ro pour la satire étudiée ici). Je tiens à remercier Rodrigo Cacho Casal, qui m’a transmis une copie du texte de Paterno.
128 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, pp. 76-77.
129 « S’in cavalli, se’n boi, se’n bestie tali / guardian le razze, che faremo in questi, / che son fallaci più ch’altri animali ? » Ces vers de l’Arioste (v. 100-102) impliquent un jugement négatif qui contraste avec la tendance globale de la satire, qui tend à relativiser de tels jugements. Il serait difficile de trouver une affirmation aussi malveillante sous la plume de Paterno.
130 La nécessité de nuancer les jugements négatifs suscités par les femmes, qui transparaît dans les poèmes italiens, caractérise un autre texte de Quevedo, la lettre qu’il adresse en 1633 à doña Inés de Zúñiga y Fonseca, épouse du Comte-Duc d’Olivares. Dans ce texte, écrit « más por entretener que por informar », le locuteur déclare souhaiter une épouse vertueuse sans être dévote, ni laide ni belle, ni riche ni pauvre, généreuse sans être prodigue, ni jeune ni vieille mais « mujer hecha », etc. F. de Quevedo, Prosa festiva completa, pp. 460-467.
131 La facilité avec laquelle elles se donnent aux hommes, notamment aux plus offrants (v. 127 et 195), constitue le reproche fondamental que le locuteur adresse aux femmes, le pire de tous leurs défauts. La cupidité et l’inconstance n’en sont que des symptômes. Sur les figures féminines dans la poésie burlesque de Quevedo, consulter I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, pp. 46-72 et M. G. Profeti, Quevedo : la scrittura e il corpo, pour une interprétation psychanalitique. Voir aussi F. Ayala, « Hacia una semblanza de Quevedo ».
132 « … No quiero / tan rica la mujer para domalla ». F. de Quevedo, POC, 639, v. 365-366. L’idée apparaît dans Juan de Aranda, Lugares comunes de conceptos, dichos y sentencias en diversas materias, Sevilla, 1595, f° 178r° : « El que se casa y toma parientes más honrados que él, señores toma a quien servir. Lucio Floro ».
133 « Il y a des “caractères” féminins dans la satire latine : la plaideuse, la sportive, la nouvelliste, etc. Il n’y en a point dans celle de Quevedo : sa femme, c’est toute femme, c’est la Femme ». A. Mas, La caricature de la femme, p. 89.
134 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 71. C’est moi qui traduis.
135 Highet propose une liste des expressions de la satire de Juvénal reprises par Boccaccio dans son Corbaccio. Le vers latin imité par Quevedo est également repris par Boccaccio et devient « stanche ma non sazie ». G. Highet, The Anatomy of Satire, p. 276.
136 L’association de la ville de Cuenca à la sorcellerie est expliquée par I. Arellano, « Sobre Quevedo : cuatro pasajes satíricos ». Cette allusion à Cuenca contribue par ailleurs à l’hispanisation de la satire.
137 Le « cabestro » désigne à la fois, d’après le Diccionario de Autoridades, le mari qui amène des amants à sa femme et le vieux bœuf qui guide le troupeau et porte une sonnaille. Polo entraîne derrière lui une cohorte d’amants et le locuteur l’identifie ingénieusement avec les deux sortes de « cabestros ». Sur l’image du bœuf, symbole du mari qui vit de ses cornes, consulter l’article de M.G. Profeti, « Lo erótico y lo moral », pp. 88-89.
138 La référence à l’âne d’Isis est expliquée et documentée par R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, pp. 85-86.
139 Ibid., p. 73.
140 Juvénal, Satire VI, v. 287-291, regrette « un temps où leur humble condition garantissait la chasteté des Romaines » (traduction d’O. Sers).
141 F. de Quevedo, POC, 639, v. 25-27 et 406.
142 Soulignons, par ailleurs, que l’association réalisée par Juvénal (v. 286-305) entre la paix, l’enrichissement global de la société, la corruption des mœurs et la perte de l’identité apparaît également dans l’Epístola satírica y censoria de Quevedo.
143 F. de Quevedo, POC, 146, v. 31 et 64.
144 Ce discours n’apparaît pas chez Quevedo. L’Arioste pourrait s’inspirer d’un passage de Juvénal relatif à « la grande dame voiturée sur les épaules d’escogriffes syriens », notamment dans la description de sa suite (v. 349-365. Je cite la truculente traduction de Sers. Pour l’Arioste, le discours secondaire correspond aux v. 121-129).
145 José María Micó traduit en ces termes : « Si Herculano supiese dónde pone / los labios cuando besa a Lidia, haría / más ascos que al besar culo sarnoso. »
146 La hechura désigne la forme d’un vêtement et, ici, le corps (cette acception dérive probablement d’une des définitions proposées par Aut. : « La efigie, estatua o figura de bulto, ya sea de barro, piedra u otra materia, que regularmente suelen ser de Christo, su Madre, o los Santos »).
147 Pour les vers 77-78, voir R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 90.
148 C’est parce que les maris cités sont des voleurs prêts à tout qu’ils prostituent leurs femmes, ou c’est parce qu’ils exercent une profession fatale pour leurs contemporains (bourreau, médecin) qu’ils s’unissent à celles qui partagent avec eux cette caractéristique.
149 Les banquiers genevois sont accusés d’usure ; ils transforment une monnaie, le real, en une autre de valeur supérieure, le ducado.
150 Polo est ici accusé de gagner sa vie de la façon la plus facile pour un mari (« la más fácil vía »), en prostituant sa femme (vía : « se toma también por modo u manera de executar alguna cosa, u por el medio según el cual se consigue », Aut.). Il y a une pointe érotique dans cette formulation, la vía pouvant également désigner « el conducto del cuerpo del animal, especialmente […] aquel por el que se expelen los excrementos », (Aut., l’exemple évoque « las vías de la orina »). La « vía » ici désignée s’offre à tous les amants disposés à payer, c’est donc la plus accessible (« la más fácil »). On ne lit aucune entrée à « vía » dans PESO, en revanche son synonyme « camino » rejoint notre interprétation. Par ailleurs, ce procédé étant répandu chez les maris évoqués par Quevedo, son locuteur considère que c’est là le moyen le plus commun (vía ordinaria : « … se dice quando se hacen las cosas por términos regulares y comunes », Aut., s.v. ordinario).
151 M. Chevalier, Tipos cómicos y folklore, pp. 1-17.
152 Rodrigo Cacho Casal commente les modifications apportées à ce passage en se fondant sur une lettre de Lope dans laquelle il évoque les chanoines qui ont suggéré ce vers à Quevedo. Pour des raisons de decorum, le chanoine a été remplacé par un étudiant. R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, pp. 69-70.
153 « Ir de manga : Phrase con que se significa convenirse dos o más para algún fin, y siempre se toma en mala parte », Aut.
154 Maxime Chevalier parle de « complicidad risueña » à propos de l’intégration de caricatures folkloriques dans le discours satirique. M. Chevalier, Tipos cómicos y folklore, p. 137.
155 Pour employer la terminologie de Frye, la direction du discours est exclusivement interne. Il ne s’agit pas de déterminer si la société réelle est à l’image de celle de Polo (« Dans un texte descriptif ou affirmatif, la direction est en fin de compte externe. La structure verbale est censée représenter des choses qui lui sont extérieures, et elle tire sa valeur de la précision de cette représentation. La correspondance entre le phénomène et le signe verbal est établie par le truchement de la vérité. […] Toute structure verbale littéraire a une direction finale interne. Les normes du sens externe sont toujours secondaires en littérature, car les termes ici ne prétendent pas décrire ou affirmer… », N. Frye, Anatomie de la critique, pp. 94-95).
156 « … Es muy llamativo el listado de maridos que abre la sátira (v. 49-87) : zapateros, mercaderes, regidores, godos (“nobles”), roperos, verdugos, médicos, letrados, cortesanos y escribanos. Cada uno de estos grupos le sirve a Quevedo para introducir un juego burlesco o una referencia ingeniosa », R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 90.
157 B. Darbord et B. Pottier, La langue espagnole, p. 156.
158 La démonstration de Marc Vitse conteste d’abord l’image d’un Góngora rebelle défendue par Robert Jammes. Les poèmes chantant la retraite loin de la Cour, par exemple, ne constituent pas le signe de l’anticonformisme du poète mais une « parenthèse » qui ne serait qu’une « suspensión de la perspectiva inversionista ». La différence entre la satire et le burlesque, pour Marc Vitse, doit être envisagée à travers le « presupuesto fundamental de la perspectiva » du locuteur plutôt que par le biais des valeurs défendues. W. Woodhouse, « Hacia una terminología coherente », conteste également la théorie de R. Jammes en remarquant que, si on l’applique à Quevedo, « deja fuera un sector considerable de poemas sobre calvos, nalgas o mujeres pequeñas, entre otros temas, cuya esencia es la comicidad, no el ataque ». M. Blanco, « Fragmentos de un discurso satírico », reproche à la théorie de Robert Jammes de reposer sur une conception « trop monolithique » de la morale officielle. Ajoutons à cela qu’un même poème peut inclure deux perspectives qui, selon la théorie de Robert Jammes, le rendent à la fois satirique et burlesque. Ainsi, dans le sonnet En la partida del conde de Lemus (L. de Góngora, Sonetos completos, p. 185), le poète, qui n’accompagne pas le cortège (consulter les notes de l’éditrice), se réfugie avec bonheur dans le « pobre albergue » andalou et la dégustation d’escargots… Mais le poème illustre également des « valeurs dominantes » car la quête du salut, évoquée au dernier vers, apparaît comme un but autrement plus élevé que celui que poursuivent les panégiristes des ducs et autres comtes. Robert Jammes parle d’ailleurs de « sus componentes burlescos y satíricos », ce qui témoigne de la possible coexistence de la satire et du burlesque (R. Jammes, La obra poética, p. 186). Le mélange des genres est également évoqué par le même critique, p. 138. On ne peut donc pas affirmer que Robert Jammes n’ait pas envisagé les limites de sa propre thèse puisqu’il dessine lui-même les contours du satirico-burlesque.
159 Le même reproche pourrait être adressé à González de Salas, qui, dans sa définition du burlesque, évoque les « censuras satíricas », mais prétend malgré tout distinguer parmi des letrillas de mêmes thèmes et de tonalités identiques celles qui sont satiriques et celles qui sont burlesques. Ce constat est réalisé par I. Arellano, Poesía satírico burlesca de Quevedo, p. 32.
160 M. Vitse, « Salas Barbadillo y Góngora », p. 92.
161 « La predominancia de los efectos recreativos ingeniosos sobre la eficacia crítica, el triunfo, para así decirlo, del “deleitar” sobre el “aprovechar” o más bien el “fiscalizar”, tienden a desvirtuar la potencialidad corrosiva de esta presentación… » Ibid., p. 98.
162 R. Cacho Casal, La poesía burlesca de Quevedo, p. 470.
163 R. Cortés Tovar, Teoría de la sátira, p. 78 : « … la confusión entre la satura y el drama satírico fue muy temprana y […] a ella hay que atribuirle el paso de satura, término técnico para un género histórico a sátira como elemento censorio y/o burlesco o más ampliamente chistoso o humorístico en cualquier tipo de escritos ». C’est Casaubon qui rétablira la différence entre la satire et le drame satyrique (R. Cacho Casal, « La sátira en el siglo de oro »). Indiquons, par ailleurs, que l’association du burlesque et de l’univers des satyres est illustrée par Il Primo libro dell’opere burlesche del Berni, dans la version publiée en 1771 à Usecht al Reno chez Jacopo Broedelet. La page qui suit le portrait de Berni reproduit sous la liste des auteurs une gravure représentant un satyre portant, dans la main droite, un masque. Le burlesque semble ici comparé au satyre et à la comédie. Consulter également la gravure qui intègre les paratextes de Thalie dans le Parnaso español.
164 « The satiric image lacks the complete abstraction of the comic : a certain disgust, a certain physical involvement of the reader is always necessary », R. Paulson, « The fictions of Satire », p. 346. Cet « involvement » du lecteur me semble correspondre globalement à la perspective que Marc Vitse attribue au locuteur satirique (« inversión »).
165 A. Kibedi Varga, Rhétorique et littérature, pp. 26 et 93. « Des trois genres de la rhétorique, c’est sans doute le démonstratif qui se laisse le moins bien définir comme un art de la persuasion […]. Le seul critère est esthétique : l’auditeur doit pouvoir admirer ce qu’il entend ».
166 Je reprends l’image du spectre proposée par D. Worcester, « From The Art of Satire » et W. Woodhouse, « Hacia una terminología coherente », qui l’emploient pour étudier les diverses formes de la satire.
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