Chapitre premier. Dénoncer l’usure
La chancellerie contre les usuriers
p. 9-98
Texte intégral
1Les usures sont en procès à la fin du xiiie siècle : elles se sont glissées dans les associations et les prêts que nous connaissons bien grâce à la multiplication des actes notariaux, l’instrumentum publicum. Elles se sont développées grâce aux possibilités offertes par l’inflation des transactions qui touchent tous les domaines, grâce auxquelles se rencontrent riches et pauvres, chrétiens et juifs, urbains et paysans. L’administration royale, seigneurs et monastères s’y heurtent et y collaborent. À lire les nombreux propos condamnant l’usure, sa dénonciation est alors d’actualité. Dans les archives de la chancellerie royale déposées à Barcelone, des liasses de procès pour usure sont conservées, tandis que les autres cours ne reçoivent pas d’accusations de cette nature1. Il faut souligner cependant que les procès disponibles actuellement ne représentent que 59,17 % des procès conservés, soit 23 fragments d’une longueur parfois conséquente, le reste demeurant encore en restauration2.
2Toutes les conditions sont réunies pour traiter de la « question des usures », comme l’appelait la commission d’enquête qui fut créée en 1297 par le roi Jacques II, « roi d’Aragon, de Valence et de Murcie, comte de Barcelone amiral et capitaine général de la Sainte Église romaine », à la « demande du seigneur pape » Boniface VIII3. Cette décision fut suivie d’une série de procès pour usure jusqu’en 1304. Les juges écoutèrent des plaintes dans toute la Catalogne, l’Aragon, jusqu’à Valence et même de manière indirecte à Majorque, dont le roi d’Aragon venait d’être reconnu suzerain4. L’offensive administrative que nous étudions est la plus importante du siècle et inquiète les élites urbaines. La réaction des conseillers de Barcelone, en forme d’appel (appellatio) et protestation solennelle au roi, est conservée comme un des premiers documents de la série Processos en Quart de la Chancellerie5. Ce document contestant la validité de la procédure est suivi, dans les liasses, du résultat de ces enquêtes générales sur l’usure. Il est formellement une appellacio, exceptio, qui vise à annuler la procédure ou à contester la juridiction choisie. Les conseillers (prohoms) de Barcelone le présentent, comme le feront les jurats de Valence6 en 1318, en tant que corps constitué qui dispose d’un pouvoir judiciaire et municipal depuis 1148 et 1149. Cette contestation échoue et les enquêtes se déroulent dans les campagnes barcelonaises. Elles ouvrent en 1298 une nouvelle catégorie de procès au sujet de crédits. Six enquêtes au moins aboutissent à une accusation, pour des remboursements contestés ou des prises d’intérêts illicites en 1298. Quatre se déroulent en 1299. Elles portent sur des ventes, masquant des prêts usuraires et des faillites bancaires douteuses. Une seulement date de 1300, simple suite d’une affaire soulevée antérieurement. Une autre s’ouvre en 1307 pour falsification de documents privés et publics. Il faut ensuite attendre 1328 pour retrouver un procès du même ordre, suivi d’une dernière accusation, à nouveau pour usure, bien plus tard, en 13727. Les autres liasses de procès, provenant des diverses cours, ne contiennent pas de documents aussi anciens et ne s’intéressent plus aussi systématiquement aux usures et dettes, ce qui prouve à quel point la question de l’usure releva alors du cœur du système de pouvoir. L’accusation d’usure ne se retrouve plus tard que ponctuellement. C’est donc bien entre 1297 et 1300, voire 1307, grâce aux enquêtes sur les usures, que l’autorité de la chancellerie s’impose aux juifs ainsi qu’aux chrétiens dans le domaine des affaires commerciales et financières. Plus souvent même contre les chrétiens que contre les juifs. Plutôt dans le cadre d’une remise en cause de certains officiers et de la clique qui gravite autour d’eux que dans l’objectif limité d’éradiquer seulement les usures marchandes. En effet, les procès pour usure repérés à la chancellerie doivent être rapprochés du résultat des enquêtes contre les officiers avec l’affaire de Bartomeu de Mans plus encore que des cas postérieurs d’usure8. Dans le même temps, toujours en 1298, diverses enquêtes poursuivent des officiers, batlles, ou personnages mandatés par le roi pour une mission spécifique. Alors que les principales familles juives, telles les Saporta ou les Abenmassé, perdent fortune et positions à la cour, des tyrans locaux comme Barthomeu de Mans se voient rejoints par la clameur de ceux à qui ils ont extorqué, quand bien même ceux-ci seraient des juifs9.
3J’ai donc décidé de centrer mon propos sur une série de documents conservés par le pouvoir catalan et aragonais au tout début du xive siècle. Ces documents cristallisent les questions de cette étude. Ils légitiment l’étude d’une société de juifs minoritaires et de chrétiens majoritaires autour du vieux problème des « usures juives », car ils mêlent les juifs aux chrétiens plus encore que les sources notariales. S’interroger sur la loi du lucre est naturel, puisque Latran IV passe pour avoir engagé l’application des mesures antiusuraires comme antijuives. Le faire dans la couronne d’Aragon à la fin du xiiie siècle présente l’intérêt de choisir des espaces ouverts au crédit comme aux juifs. Le travail est rendu possible par la richesse et l’homogénéité de la documentation qu’il faut présenter. Ainsi, une analyse détaillée des dossiers constitués aux archives de la couronne d’Aragon nous permet de comprendre les méthodes et les moyens de l’administration royale, de savoir si les enquêtes et les procès sont copiés au service d’une politique cohérente.
I. — DES ENQUÊTES AUX PROCÈS, LA CONSTITUTION D’UN CORPUS HISTORIQUE
Les cahiers de procès de la série Processos en Quart
4L’objet de notre recherche naît des sources elles-mêmes. En effet, les cahiers de procès conservés à la chancellerie de la couronne d’Aragon, à Barcelone, délimitent le sujet quasiment sans intervention de l’historien : la série des Processos en Quart est une création médiévale. J’ai choisi d’étudier ici 32 procès. Les actions suivant la création de la commission d’enquête sur les usures commencent en 1298 et cessent en 1302 et 1304. Le groupe des procès pour usure est particulièrement étoffé en 1298 et 1299. La commission spéciale de justice s’est rapidement mise en place. Les commissaires initiateurs des actions qui répondirent aux conseillers de Barcelone en 1297, le chanoine de Barcelone, maître Jaume de Turri, et A. de Manresa, conseiller du roi, sont assistés dès 1298 par Nadal Raynier, docteur en loi et juge de la cour qui instruit et interroge. Nadal Raynier dirige ensuite les actions. Il existe un autre procès pour usure en 1371, mais il est conduit par une juridiction ordinaire10. Même si nous ne possédons sans doute pas les résultats de toutes les enquêtes sur les usures, même si bien des procès sont tronqués et difficilement lisibles malgré leur magnifique restauration, les informations qui subsistent fournissent des indications suffisantes sur les tendances sensibles à la fin du xiiie siècle. Ainsi, le premier procès étudié, l’appel des conseillers de Barcelone d’octobre et novembre 1297 est le dix-huitième répertorié dans la série des Processos en Quart. L’activité de 1298 est considérable puisque dans cette seule année sont conservés les procès numérotés de 20 à 53, soit 33 dossiers dont plus de la moitié (60 %) concernent notre sujet. Neuf concernent le crédit et les usures, onze les accusations de prévarications et abus de pouvoir portés contre Bartomeu de Mans. Le pouvoir dit clairement combien il lui importe de connaître la situation des usures qui représentent bien un problème politique, que l’enquête suivie d’action judiciaire doit aider à résoudre. L’enquête qui vise à la connaissance de faits et l’action judiciaire qui permet la punition des criminels se succèdent chronologiquement mais sont structurellement liées. Nadal Raynier reprend par des moyens judiciaires l’action des commissaires diligentée sous l’autorité de Ramon de Manresa et d’Arnau Çaturri. Ainsi, lorsqu’il est envoyé à Terrassa pour instruire une affaire de contrat usuraire portant sur un échange de safran, il exprime doublement les motifs de la commission qu’il a reçue : une information sur le terrain conduit à la plainte et à un procès contradictoire a instancia11. De même ce qui oppose Berenger Marques à Eymeric d’Espiels ne parvient aux oreilles du juge de la cour royale que parce que les enquêtes ont commencé12. Les dossiers numéros 64 à 165 correspondent aux années 1299 à 1307, parmi lesquels sont conservés dix procès liés aux usures. Certes, le pourcentage de ce type d’affaires décroît significativement et rapidement, mais il faut souligner que, si l’on exclut les cas de violences diverses qui forment un corpus somme toute hétérogène, les cahiers concernant le crédit constituent le seul dossier thématique immédiatement et directement cohérent, c’est-à-dire déjà volontairement constitué à l’époque et non reconstitué par l’historien.
Les acteurs des procès
a) Les juifs dans les procès d’usure
5En chiffres absolus, peu de juifs sont accusés. Mais en proportion, les juifs sont plus nombreux dans les cas d’usure et de créances impayées. Néanmoins d’autres affaires les concernent ou les impliquent, dont un procès criminel pour falsification de documents, qui s’avère lié au crédit. À côté d’accusations contre les « usuriers manifestes », ces dossiers traitent des appels de débiteurs condamnés à rembourser des créances litigieuses. D’autres litiges, à première vue sans lien direct avec notre sujet, pourraient révéler des ressorts financiers. Ils sont également instruits durant la période d’intervention des cours spécialement mandatées pour traiter des usures. Il s’avère que les juges dépendent de la même tutelle, celle de Nadal Raynier, docteur en lois, juge de la Curie royale. L’affaire de ce genre la plus importante concerne l’officier royal Bartomeu de Mans, inquiété dans le cadre des enquêtes contre les officiers royaux de 1298 pour prévarication et autres injustices tant contre les juifs que les chrétiens. Ce corpus facilite l’appréhension du rapport entre usure et judéité.
6Ces cahiers recèlent une anecdote fort plaisante : le juif Isach Biona accuse d’usure le chrétien Guillem Franchea13. Au-delà de la jolie surprise de cette inversion trop belle mais vraie, ces documents offraient l’espoir d’approfondir l’histoire des juifs au sein de la société englobante chrétienne, sans l’en extraire artificiellement. Nous pouvions observer dans ces textes tout ce que nous prenons pour des contradictions et qui était le lot des hommes du xiiie siècle.
7Il paraissait donc logique dès l’abord de centrer le propos sur la documentation que produit la commission aux usures entre 1297 et 1304. Dans la mesure où l’endettement, ses drames et ses conflits sont évidemment liés au crédit, inclure les accusations pour défaut de remboursement de créances semblait naturel. Le lien entre ces dossiers se révéla encore plus fécond pour notre recherche, puisque les demandes de remboursement aboutirent à des condamnations suivies d’appels pour cause d’usure. Par contre la contestation de l’usage de la prison pour dettes à Gérone en 1328 relève d’une autre nécessité et devra faire l’objet d’une étude à part : le pouvoir royal doit répondre à l’endettement croissant source d’appauvrissement14. Le procès de 1371 a, lui aussi, été laissé de côté, bien que son déroulement ne diffère pas fondamentalement de ceux du début du siècle. Il s’agit d’une association commerciale contestée, qui nous conduit vers les milieux du commerce international, à la différence des procès de 1298. Il est donc bien plus profitable de limiter l’étude chronologiquement, gagnant ainsi la liberté de lire les informations collectées à la lumière des autres actes conservés à la chancellerie royale ou dans les notariats urbains.
8En contrepoint, les accusations autres que l’usure, portées contre les juifs, permettent de remettre à leur juste place les actions judiciaires qui intéressent des juifs. Les procès pour crimes contre nature ou mauvaises mœurs, crimes de sang, ou même simplement tapage conduisent très souvent à des personnes liées au crédit. Les conflits liés aux conversions sont eux beaucoup plus tardifs. À la différence de la cour de Manosque qu’étudia Joseph Shatzmiller dans un travail pionnier, la cour barcelonaise n’a pas retenti d’échos de conversions de façade et de retours au judaïsme15. Pourtant, l’accueil en Aragon et Catalogne de juifs de France parfois convertis de force sur le chemin de leur exil rendait le problème réel16.
9Chez les usuriers, la place des juifs est mineure au début des actions, ce qui est logique puisque les buts de la cour royale visaient d’abord à criminaliser les mauvaises actions des chrétiens, sans qu’il soit question des « usures juives ». Néanmoins, celles-ci, qualifiées par des mandements spécifiques apparaissent très vite au milieu des plaintes. Dans un premier temps, les prêteurs juifs jouent plutôt le rôle d’accusateur : ainsi Isach Biona qui traîne l’usurier manifeste Guillem Franchea devant Berenger Tapiador, juriste17. Les juifs du Barcelonais ou du Penedès ne sont pas différents de ceux qui portent leurs différends avec leur clientèle devant la cour de Manosque étudiée par J. Shatzmiller18. Cependant lorsque Pedro de Sos, de Saragosse, intente un procès pour usures à Tobi et Jucef, fils de don Abon de Saragosse, il intègre dans sa démonstration une charte de Jacques II reprenant les interdictions de Jacques le Conquérant contre les usures d’usure juives, les intérêts exigés sur les intérêts restant à payer alors confondus avec le capital. La sanction cause la perte de tous les intérêts (nommés d’ailleurs également usures) pour le coupable juif. La polysémie du terme « usure » suscite bien des confusions. Il n’est pas question ici des gages, dont la question fut pourtant traitée dans la charte de Jacques Ier19. Dans le procès intenté par le sacriste de Majorque, le juif Jaco de Basers intervient comme les autres témoins mais plutôt en tant que spécialiste au fait des événements et des valeurs du marché des mutuos, capable de se souvenir de ce qui se passait autour des tables de changeurs ou durant les discussions avec les marchands montpelliérains20. Les appels conservés contre les jugements des cours locales attaquent tous des prêteurs juifs. Notre corpus ne nous offre cependant pas suffisamment d’occurrences pour pouvoir véritablement tirer des conclusions assurées et nous devrons en rester aux soupçons. Face aux juges, juifs et chrétiens se comportent de la même manière. C’est ainsi qu’Arnau Çaïlla le chrétien comme Maçot Avingena le juif jouent de la contumace et de l’obstruction avec un art des prolongations consommé21
b) Les femmes
10La plus représentative des femmes est juive : Bonadona, la veuve de Jafuda de Limoux, l’un de ces juifs languedociens installés en Aragon comme bien d’autres avant même l’expulsion de 1306, et plus largement l’un de ces prêteurs liés au textile comme il est en est plusieurs à cette époque à Limoux, Montolieu, et dans d’autres petits centres du Carcassès et du Narbonnais22. Elle appartient à cette génération de veuves qui poursuivirent les activités de leur mari. Elle exige le remboursement d’une dette impayée due à son époux. Elle se fait représenter par Maçot Avingena23, son associé24 mais peut à l’occasion se présenter en personne au tribunal25. Sans doute est-ce de sa propre volonté puisque les femmes juives sont protégées et peuvent demeurer chez elles pour leur jurement26, loi qui leur assure une certaine réserve en public. Les femmes accusées, Maymona comme Bonadona, se dispensent d’ailleurs le plus souvent de présence au tribunal. L’adversaire de Bonadona, Arnau Çaïlla, marchand drapier et citoyen de Lleida, jouit de suffisamment de relations et d’argent pour chercher avec succès à faire durer le procès durant des années, soit entre 1298 et 1300, cas exceptionnel puisque les actions en justice sont généralement rapides. Ses témoins sont à Lleida, mais peuvent aussi venir de Valence ou de Huesca, voire de Sicile27. Distance utile à ses demandes de mesures dilatoires. Maymona, veuve de Jacme Scuder, de Terrassa, paraît plus effacée que Bonadona28. Elle n’est jamais citée comme actrice des contrats mais simplement comme une épouse, tutrice des enfants, et désireuse de rentrer dans ses fonds. Son adversaire, Bernat de Canyeto, affirme au contraire qu’elle a reçu des remboursements29. Les femmes chrétiennes disposent généralement d’une autonomie moindre que les juives, mais peuvent se révéler des veuves actives30.
c) Les autres prêteurs
11Parmi les chrétiens, les accusés ne sont pas tous des banquiers et marchands-prêteurs ayant pignon sur rue. En fait, tel Simon de Peligriano ou Guilhem Franchea, prêteurs occasionnels mais bien connus, ils sont plutôt des maquignons ou des négociants. Nous les voyons parfois attablés à une table de changeur, comme Simon lorsqu’il fit mutuum avec le sacriste31. Ils viennent des villes et appartiennent à la couche élevée des catégories moyennes. Parfois flanqués de leurs épouses, ce sont des hommes d’affaires plus ou moins spécialisés dans un domaine.
12Simon de Peligriano, bien que prêteur occasionnel, est bien connu pour fournir de l’argent à de petits nobles en difficulté provisoire comme le sacriste de Majorque, à court de liquidités. Malgré la spécialisation des dernières années du xiiie siècle, il est artificiel de marquer lourdement la différence entre marchands et prêteurs, grands banquiers et petits changeurs, les services des uns pouvant fort bien être assurées par les autres. Certes, les agents villageois sont liés à des changeurs urbains, comme le montre l’action de Bartomeu de Mans contre des barcelonais, pour faillite32. La famille Gerau, celle de Guillem Franchea, celle de don Abon de Saragosse et de ses fils Tobi et Jucef, par contre, sont engagées dans le système des acensements. Ils sont maquignons plus que prêteurs. Ils achètent du bétail et des récoltes sur pied et profitent de toutes les occasions de lucre qu’offrent les contrats de mutuum, de précaire, les ventes à terme, les différences de prix et de valeur des monnaies. Ils sont bien connus soit à Barcelone pour ceux du Penedès, soit à Saragosse pour les Aragonais et leur bénéfice provient en partie du monde rural. Voilà des affairistes semblables à l’Arnau de Codalet sur lequel les archives des Pyrénées-Orientales possèdent un registre33.
Le corpus choisi
13Un tel corpus présente des avantages méthodologiques indéniables : ni juifs ni chrétiens ne sont isolés, l’usure n’est pas séparée des autres cas traités par les cours dépendant de la chancellerie royale. La question du crédit est bien connue grâce aux registres notariés. Les travaux sur le crédit et la fiscalité ont fourni les points d’appui nécessaires à cette étude. Last but not least, l’élargissement du point de vue permet de mieux appréhender le fait judiciaire lui-même et le fonctionnement spécifique du tribunal aragonais ou catalan. La composition de ce corpus centré sur les affaires concernant des juifs et des usuriers évite de surévaluer des paroles ou des faits qui sont en réalité habituels dans le cadre judiciaire. La fama que rapportent les témoins, comme la considération pour la judéité des plaignants ou des accusés bénéficient ainsi, par exemple, d’un éclairage plus nuancé.
14Par contre, il n’est pas nécessaire d’analyser tous les procès de manière également détaillée pour traiter complètement du sujet. Ainsi, l’histoire de Bartomeu de Mans nécessite un traitement spécifique qui nous égarerait. Notre homme mérite bien un livre, à lui seul consacré ! Les aspects originaux de l’action contre Astruch Adzay de Montblanc, un procès criminel, doivent être de même étudiés en relation avec le procès de 1323 contre un juif de Monzón accusé de fausse monnaie34. Ces dossiers ressemblent plus aux attaques contre les juifs de la seconde moitié et surtout de la fin du xive siècle qu’à ceux de la période étudiée ici35. Leur étude, certes utile, offrirait des réponses nécessairement plus sombres à la question des relations entre juifs et chrétiens36. Cette partie de l’histoire a suffisamment été mise en valeur pour ne pas avoir à accentuer le déséquilibre historiographique en faveur du xive siècle. Échapper à la légende rose comme aux épisodes noirs de l’histoire des juifs impose d’étudier la seconde moitié du xiiie siècle.
15Résultat, les procès rassemblés pour ce travail forment un noyau central autour duquel gravitent d’autres cas qui ne seront convoqués dans la démonstration qu’à titre secondaire, quitte à prendre la première place dans une autre étude. Les tableaux suivants (tableaux 1-6, pp. 18-21) donnent les éléments essentiels pour se repérer aisément dans la lecture : date, type d’affaire et intervenants principaux dont il sera question dans le commentaire.
16Nous pouvons constater que la période d’action directe de la commission est très courte mais efficace. Le système d’appel est déjà solidement institué. Le procès de Lleida entre Bonadona, veuve de Jafuda de Limoux, et Arnau Çaïlla, drapier, citoyen de la ville, est par exemple suivi immédiatement d’un appel saisi par Nadal Raynier, le juge nommé à la fin de la commission aux usures. D’autres cas ont été également déposés à la chancellerie sans que nous ayons le résultat de cet appel, comme dans l’affaire Çaïlla contre Bonadona. La plupart des composantes de la société rurale sont représentées. Paysans, petits seigneurs ruraux et milites, frère procureur du monastère de Sant Miquel del Fai, marchands et maquignons, juifs, portent plainte ou viennent témoigner.
Tableau 1. — Les procès relevant de la commission d’enquête sur les crimes d’usure
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
13-20 novembre 1297 | 1297 B | R. de Manresa, conseiller royal | Opposition légale des conseillers de | Contre les enquêtes sur les crimes d’usures | |
26 mars 1298 | 1298 C | (Mutilé) | Ponç de Gualba, | Usure et barataa | Chanoine de Tagamanent |
17 mai 1298 | 1298 D | Mutilé | Ramon de Villanova / | Usures et baratas | A. Viader, associé de Gerau, seigneurs ruraux, paysans du Llobregat |
24 juillet 1298 | 1298 E | Mateu Ferrandel notaire de Vilafranca del Penédès par délégation de Nadal Raynier | Isach Biona, juif / | Usures et baratas | Vendeurs de grains, safran, bêtes |
Juin 1298 | 1298 G | Commission de N. Raynier | Bernard de Canyeto / | Usures sur mutuum | B. de Solaret, fils des associés de Canyeto |
1er août 1298 | 1298 F | Par commission de maître | Ramon de Mirabello / Bernat Columbet | Usures | P. Stephan de la maison du roi |
24 septembre 1298 | 1298 U | Nadal Raynier | Eimeric d’Espiels, cavalier / Berenger | Usures et baratas | Milites |
17 décembre 1299 | 1298-1299 B | Nadal Raynier | Berenger Segui / | Usures | Vendeurs de safran et grains |
17 février 1300 | 1300 C | Pere de Noguera, scribe de Granollers par délégation de Nadal Raynier | Prieur du monastère / Olivier de Mitjans | Usures sur les revenus du monastère | Seigneurs ruraux paysans |
Tableau 2. — Un appel à la cour de Lleida saisi par la commission
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
12 mars 1298 | 1298 B | Mir de Castro Veti | Bonadona, | Créance impayée | Maçot Avingena, juif, associé et procurateur de Bonadona |
5 juillet 1298 | 1298-1299 | Bernat Tapiador, délégué de la cour de Lleida | Arnau Çaïlla / Maçot | Contestation de la condamnation en 1re instance, usures | Associés, clients |
26 août 1300 | 1300 J | N.N. par délégation de Nadal Raynier | Idem | Idem | Idem |
Tableau 3. — Les procès devant d’autres cours dont la synthèse a été transmise à Barcelone
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
27 août 1299 | 1299-1300 | Bernat Ermengol, désigné par le viguier | Pere March, scribe royal contre la veuve de | Dette ancienne | |
Appel des juges sur les contrats usuraires résumés | 1302-1303 D | Sancho Muñoz, juge délégué par le roi aux appels des juges des usures | Tomás de la Navarra / | Usures | |
27 mai 1304 | 1304 H | Nicolas de l’Hospital, juge royal des contrats usuraires chrétiens | Pedro de Sos / Tobi et Jucef, fils de don | Usures | Pas d’interrogatoires |
Tableau 4. — Procès instruit par Nadal Raynier
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
Inquisitiones suivies d’actions au civil | 1298 T 1 à 11 | Nadal Raynier | Bartomeu de Mans, officier royal | Prévarication, abus de pouvoir | 13 juifs et 14 chrétiens |
Tableau 5. — Procès lus en contrepoint
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
Procès criminel | 1307 C | Berenger sa-Abadia, par commission des batlles | Astruch Adzay | Manipulation de dettes, falsification | Clients |
Tableau 6. — Procès et enquêtes contemporains concernant des membres des communautés juives
Date | Côte (ACA, Pq) | Juge | Affaire | Sujet du conflit | Personnes |
Informatio | 1301 | Astruch Roig, procurateur fiscal | Aucun | Découverte du corps d’un enfant | Juifs de la communauté de Barcelone, sergent, poissonnière chrétienne |
Informatio | 1325 A | Berenger des Monell, juge par commission royale | Astruch Bondavid | Matricide | Juifs de la communauté de Besalú |
Interrogatoria | 1325 B | Idem | Ferrer / Astruch | Idem | |
Idem | 1325 C | Idem |
Résumé des procès étudiés en détail
171297 B. 13-20 novembre 1297. — Les conseillers de Barcelone refusent d’enregistrer la littera instaurant les enquêtes sur les usures. Ils font enregistrer un appel solennel devant maître Arnau Çaturri, chanoine de Barcelone, commis aux enquêtes sur les usures avec Ramon de Manresa.
181298 B. 12 mars 1298. — Bonadona, demande à Arnau Çaïlla, drapier, citoyen de Lleida, de rembourser une créance consentie par son défunt mari, Jafuda de Limoux.
191298 C. 26 mars 1298. — Alors qu’il revenait à Barcelone des écoles de Montpellier, Ponç de Gualba, sacriste de Majorque, qui devait rembourser une créance à des marchands de Montpellier, a conclu un mutuum avec Simon de Peligriano et obtenu un cheval, qu’il a revendu ensuite. Simon est accusé d’être connu pour ses baratas.
201298 D. 17 mai 1298. — Guillem Gerau, seul ou en association, a acheté à plusieurs reprises depuis 1250 des parts des rentes de la barge Sant Bau de Llobregat au seigneur de Vilanova. Il achetait et vendait grâce à divers contrats de mutumm ou précaire, blé, orge — sur pied ou moissonné, vin, fruits, safran, veaux, bœufs, ânes, béliers et porcs. Dans son testament, il a demandé que soient restituées des usures. Son fils et héritier Pere Gerau doit répondre de ces contrats qualifiés d’usuraires par le fils de Vilanova.
211298 E. 24 juillet 1298. — Guillem Franchea vend et achète les produits des campagnes du Penedès ; il avance également des sommes d’argent à tous les ruraux qui en ont besoin. Selon le juif Isach Biona, il serait un spécialiste des contrats usuraires, connu comme « usurier manifeste » dans le pays et à la cour de Vilafranca del Penedès.
221298 F. 1er août 1298. — À Valence, Ramon de Mirabello a acheté des draps à crédit à P. Columbet. Il conteste ce contrat.
231298 G. juin 1298. — Maymona, épouse de Jacme Scuder, demanderait le remboursement du dernier terme d’une créance déjà remboursée à Bernat de Canyeto. Son défunt époux aurait été un usurier dans ses achats et ventes de safran, de blé, de froment.
241298 U. 24 septembre 1298. — Eymeric d’Espiels a acheté des draps à crédit, dont il conteste le prix.
251298-1299 B. 17 décembre 1299. — Les époux Segui, de Terrassa, avaient vendu une récolte de safran sur pied au père de Philippe Ametller. Ils contestent ce contrat.
261298-1299. 5 juillet 1298. 1300 J. 26 août 1300. — Arnau Çaïlla fait appel du jugement.
271300 C. 17 février 1300. — Le prieur de Sant Miquel del Fai achetait à crédit et affermait des revenus à Olivier de Mitjans. Il conteste le prix des transactions.
281301 A. janvier-février 1301. — Astruch Roig, procurateur fiscal, interroge des témoins juifs et chrétiens au sujet du corps d’un enfant trouvé mort sous l’étal de la boucherie à l’entrée du call de Barcelone.
291302-1303 D. — Tomás de la Navarra a été condamné à rembourser une créance impayée à Mosse Hamos, juif de Teruel. Tomás fait appel de ce jugement.
301304 H. 27 mai 1304. — Pedro de Sos accuse Tobi et Jucef, fils de don Abon, juifs, d’exiger le remboursement d’une créance déjà payée.
311325 A, B, C. — Ferrer, sammas ou sacristain de la synagogue de Besalú, accuse Astruch Bondavin Saporta, qui avait déjà été accusé de sodomie, de matricide.
II. — LES ENQUÊTES DE 1297
32Observons la chancellerie à l’œuvre entre la Toussaint 1297 et la Saint-Jean-le-Baptiste 1298, soit juste avant les procès étudiés.
Chronologie et centralisation des enquêtes
33Les actions qualifiables d’usure occupent une large place dans le quotidien de la chancellerie. Il est donc naturel que la commission aux usures prenne rapidement les proportions d’un véritable service provisoire, nanti de son propre registre, sous la responsabilité de scribes spécialisés affectés. La chronologie des actes fournit de précieuses indications sur la mise en place des enquêtes.
34Le facteur déclenchant est une lettre du « seigneur Pape Boniface » VIII, bien que les chartes n’aient pas été émises durant le voyage à Rome de Jacques II : toutes reprennent dans l’exposé des motifs l’injonction pontificale, non sans affirmer la prééminence du pouvoir royal. Nous ne connaissons pas le détail des étapes menant à la prise de décision37. La correction des usuriers était un thème suffisamment diffusé depuis 1215 jusqu’au Liber Extra et aux Décrétales de Boniface VIII, au Liber sextus enfin pour ne pas souffrir discussion38. Ramon de Peñafort a joué un rôle éminent aussi bien auprès de la papauté qu’en Catalogne. Enfin, l’habituelle rhétorique de l’exposé des motifs s’accordait sans peine avec la réalité des plaintes qui montaient vers le roi.
a) Délégation de pouvoir aux enquêteurs
35La première étape est rondement menée entre les 22 et 27 octobre 1297, alors que Jacques II est à Teruel. L’acte principal consiste en la nomination du couple d’enquêteurs chargés de la cité et du diocèse de Barcelone, un laïc et un clerc comme il se doit. Les élus ne manquent pas d’importance : le chanoine de Barcelone Arnau de Turri, en catalan Çaturri et le fidèle Raymundus de Minorisa, Ramon de Manresa en langue vernaculaire. Cette mission survient dans sa carrière après qu’il ait accédé au plus haut niveau du gouvernement. En effet, six mois auparavant, le roi avait accordé à son conseiller et familier, ancien vice-chancelier « Raimundus de Minorisa, olim vicecancellarii nostri », « dilecto consiliario atque familiari nostri » et à son scribe Gerard de Solanis, la reddition de comptes en présence de Pere de Sant-Clement, batlle général de Catalogne et du Maestre Racional d’alors, Arnau de Bastide39. Ni son expérience ni sa connaissance des rouages administratifs ne sont à démontrer. Une des premières tâches des délégués royaux, dès le 22 octobre, avant même que ne soient copiées les chartes précisant les modalités d’action des enquêteurs, puis durant le mois de novembre 1297, consiste à protéger les officiers ou changeurs qui avaient conclu des contrats sous les règnes de Pierre III et d’Alphonse frère du roi régnant40. Échange de bons procédés, puisque l’un des premiers à voir ses choix ratifiés est l’ancien trésorier Arnau Bastide, qui avait participé à la reddition de comptes de Ramon de Manresa.
36Les premières commissions et assignations sont effectuées entre le 22 et 27 octobre 1297. L’équipe des scribes de la chancellerie peut dès lors formaliser les commissions données aux couples d’enquêteurs responsables par viguerie et diocèse. Les enquêtes portent sur des crimes prohibés par les Écritures et dont l’interdiction est réitérée par l’autorité pontificale, « super detestabili crimine usurarum quod veteris et novi testamenti pagina prohibit juxta sanctissimi patris domini summi pontificis litteras contra illos qui crimen exercent », selon les divers mandements envoyés aux commissaires. Elles sont un « negocium casus » diligenté et contrôlé au plus haut niveau du pouvoir de la chancellerie, avec l’assistance technique des vigueries et des officialités épiscopales, qui doivent aussi conseiller (consilium et juramen). Les enquêteurs procèdent à une recherche « sumarie et de plano », sommaire dans le sens de rapide, « incontinenti », et en quelque sorte informelle, « sine strepitu et figura judici », sans la solennité « sine sollempnitate », ni l’ordre de la justice. Il s’agit d’une enquête qui peut ne pas être trop formelle (formam inquisitionis), mais doit faire éclater la vérité. Les mandements parlent d’une manière impérative ; ils insistent sur la nécessité d’efficacité. Il s’agit évidemment d’une action que nous qualifierions de « politique »41.
37Parallèlement, les premières enquêtes concernant les usuriers chrétiens de Barcelone sont de fait étendues aux juifs de la cité42. Le 29 octobre, le viguier et le batlle de Lleida reçoivent des ordres pour aider aux enquêtes. Les 3 et 4 novembre, R. de Manresa et A. Çaturri voient préciser leurs buts et modalités d’action, alors que le viguier Bertran de Canellis et le batlle de Barcelone sont mobilisés43. Les enquêteurs choisis pour être en charge de Lleida et de son diocèse sont justement un autre familier et fidèle royal, Franciscus de Minorisa alias Francesc de Manresa, et Johan de Turri44. Excepté à Saragosse, aucun des commis aux enquêtes ne sera issu d’un milieu aussi noble, aussi proche du pouvoir. La cohérence du travail, son contrôle ferme, par la chancellerie ou le conseil royal lui-même, sont évidents. D’ailleurs, Francesc de Manresa garde également la haute main sur les travaux de la commission de Tortose45. L’inquisitio s’étend également en Vieille Catalogne, à Urgel et Gérone, les 5 et 11 novembre, d’abord sans que cela ait de conséquences concrètes46. Mais ces cités, évêchés et viguerie, demeurent en retrait, tant par les formes prises par la commission que par le personnel des enquêtes. Elles posent des problèmes à cause du poids que conserve le pouvoir épiscopal dans ces cités. Cela peut générer des conflits, tel celui alors en cours avec l’évêque de Gérone au sujet de la juridiction sur la ville47. L’Urgel est même d’abord traité comme si l’évêché dépendait du territoire de Lleida. Dans le même temps, des enquêteurs sont nommés dans le royaume d’Aragon, sans doute à Saragosse puis à Tarazona48. Chaque jour, des compléments d’instruction sont envoyés aux enquêteurs.
b) Les résistances aux enquêtes
38Cependant, les oppositions aux enquêtes se manifestent très vite. Les protestations qui parviennent au roi prennent diverses formes, soit les corps constitués exercent une opposition légale, soit les souscripteurs des contrats susceptibles d’appartenir aux catégories litigieuses cherchent à se protéger. Dès les ides de novembre, P. Mayoll, Bernart Burget, Galcerand de Nagera, Bartolomeu Burges et Bernart Sabater, conseillers de Barcelone, se déclarent inquiets des conséquences de cette décision. En effet, la lettre du seigneur roi contient, non seulement l’instruction de faire enquête par la cité et le diocèse de Barcelone contre les usuriers, mais demande également que les autorités urbaines fassent copie de ladite lettre : il leur faudrait donc, avec le viguier et le batlle, contribuer à l’application du mandement royal et collaborer avec vénérable maître Arnau de Turri, chanoine de Barcelone, et Ramon de Manresa, conseiller du seigneur roi, chargés de préparer accusations et récusations. Ainsi, la justice urbaine reconnue par le droit coutumier est instrumentalisée par un pouvoir royal qui reconnaît néanmoins la place des municipes dans la hiérarchie du pouvoir judiciaire.
39Voilà les délégués barcelonais forcés d’avaliser une inquisitio qui ordonne, en application des demandes du pape, à toute homme et toute femme de quelque condition que ce soit de rendre immédiatement manifeste toute dette, ce qui implique de la déclarer devant la commission49. Cet appel à la délation du débiteur, fort troublante pour l’ordre des marchands, pose deux questions : d’abord elle vise à casser une solidarité de fait qui s’institue inégalement entre le créancier et son obligé endetté mais, aussi, entre les divers créanciers et fidéjusseurs intervenant à divers moments d’une transaction. Elle ne semble pas tenir compte de l’engagement ni de l’intérêt du débiteur50. En effet, ce dernier n’est pas toujours en position de dénoncer son créancier. De plus une telle rupture n’est ni nécessaire, ni souhaitable. Or, nous nous rendrons compte que ce ne sont pas les débiteurs en personne qui se plaignent le plus. Ces enquêtes visent donc à rendre publique la réalité des actes de crédit et à briser le silence qui les entoure. Les contrats de commerce sont également visés, les deux domaines n’étant pas aussi séparés que le voudraient les définitions de l’usure qui permettent le bénéfice pris sur la production de biens51. Elles peuvent diviser ceux que le notaire relie : créancier et débiteur entre lesquels une forme de solidarité est reconnue. Elles détruisent cette relation. Elles s’intéressent dans un premier temps aux fraudes des chrétiens usuriers, reconnaissant implicitement que l’usure n’est pas réservée aux seuls juifs, bien au contraire52.
40En défendant les privilèges de la ville contre les interventions des enquêteurs généraux, les conseillers de Barcelone, par ailleurs membres du patriciat marchand, prêtent le flanc à l’accusation de soutien aux usures malsaines. Devoir compléter le terme d’un qualificatif négatif prouve bien qu’il peut être polysémique, et, sinon connoté positivement, du moins nommer une réalité acceptable : il y aurait alors des usures saines qui seraient des contrats clairement exprimés et sans fraude. Les conseillers se récrient, bien entendu publiquement, devant toute allégation injurieuse. Le consensus antiusuraire est tel que le pouvoir royal a beau jeu d’utiliser cet argument pour imposer une autorité supérieure aux coutumes et aux privilèges municipaux traditionnels (privilegia, consuetudinem usum et observantia jamdam usitata et approvata de civitate). Durant deux journées, se déroulent les consultations et négociations entre les délégués royaux aux usures d’une part, les représentants et conseillers de l’universitas de Barcelone de l’autre. Les citoyens de la ville reçoivent ces enquêtes générales comme une remise en cause de leurs privilèges puisque, en tant que prohoms, ils sont habituellement chargés de la réglementation des conflits, une intrusion judiciaire royale dans le domaine urbain, et également un moyen d’alourdir les charges de la ville à un moment où le roi a besoin d’argent et où une fiscalité commence à se mettre en place. Les procès qui suivront montrent que les craintes de Barcelonais étaient fondées, car personne n’est totalement à l’abri d’une mise en cause de sa réputation en affaires : sacriste ou batlle, comme juif ou chrétien.
41Les prohoms résistent au mandement du roi dans les formes légales durant trois journées en invoquant l’exception judiciaire. Au lieu d’entériner les enquêtes comme on le leur demandait, ce qui prouve bien que la chancellerie respecte quelques formes, les conseillers se rendent en procession auprès des conseillers royaux chargés d’appliquer la décision pour parler, écouter et remettre leurs protestations mises par écrit en forme publique. Leur discours vise à démontrer que la juridiction choisie pour ces affaires n’est pas valide. Cette manœuvre dilatoire émane d’un corps constitué qui récuse la forme choisie pour lutter contre les usures : une enquête administrative suivie de procédure ex officio qui ne respecte pas les privilèges barcelonais. Elle ignore, en effet, la première instance locale et contrarie les arbitrages ; elle intervient à la demande papale, ce qui représente un argument fort utile aux Barcelonais puisque cela est contraire aux Usatges. Pour ce faire, les conseillers barcelonais se présentent d’abord devant la maison du chanoine A. de Turri (Arnau Çaturri), située dans le quartier canonial53, puis au préau du cloître des Dominicains54, lieux de pouvoir, lieux centraux de la cité de Barcelone, où résident les clercs chargés des enquêtes. Lieu privé puis lieu public où se sont souvent réunis les auditeurs de prêches, ceux de la dispute de Barcelone de 1263, comme les délégués aux Corts… Les témoins appartiennent à l’entourage des responsables des enquêtes : le chanoine A. de Turri a donc autour de lui divers clercs, dont deux prêtres.
42Cependant, c’est un dialogue de sourds qui se poursuit. Les conseillers souhaiteraient voir respecté le rôle de la ville dans le cadre des coutumes et regrettent donc l’intervention directe du chanoine. Ils estiment qu’elle manifeste un abus de pouvoir. Peut-être même, une mauvaise interprétation de la décision royale. L’apparente lenteur des conseillers à collaborer, signe sans doute d’opposition larvée, ne sert à rien puisque le chanoine peut agir sans leur concours dans toute la viguerie de Barcelone55. Les conseillers se présentent ensuite au crépuscule « à la maison de Berenger de Santa-Creus, citoyen de Barcelone, qui est à côté de l’église Saint-Just, et rencontrent le vénérable Ramon de Manresa, conseiller du seigneur roi, et lesdits cinq conseillers présentèrent » leurs doléances dans les formes habituelles, avec mise par écrit résumée dans cet appel. La constitution des appels doit se dérouler avec témoins légalement institués, qui sont ici outre Berenger de Santa-Creus, le citoyen qui accueille chez lui, G. Lunells et R. de Santa-Creus, un familier du roi, qui conduisit peut-être une ambassade pour Jacques II56. C’est ensuite à la cour du viguier que le petit groupe se retire, de manière à faire constater, là aussi, leur opposition déclarée auprès des intéressés57.
Et la cour elle-même en présence de G. de Colomico juriste, P. Grinni, Bernat de Bellestar, Bernat de Cumbis, notaire de Barcelone et Bernat de Castello, témoins constitués dénoncèrent au nom susdit audit Bertran de Canelles ledit appel et tout ce qui y était contenu58.
43Bertran de Canelles est un chevalier catalan qui combattit devant Gérone et à Murcie. Son lien avec le pouvoir est ancien : il fut conseiller et familier de la reine Constance, familier de Pierre III en 1282, puis conseiller de Jacques lorsqu’il était roi de Sicile. Ric hom ou miles aux Corts, sa position d’homme du roi lui a permis en outre d’exercer des fonctions d’autorité, comme viguier en divers lieux entre 1292 et le moment des enquêtes, mais aussi des missions d’ambassades59. Comme Ramon de Manresa, il dispose des qualités nécessaires à cette mission de confiance. Le pouvoir considère donc bien les enquêtes comme une mission exceptionnelle, car il choisit un personnel de haut niveau pour participer à leur mise en place. Le viguier lui-même est dépossédé de ses pouvoirs par ces enquêtes extraordinaires.
44Cependant, la contestation de la légalité des juridictions et de la procédure antiusuraires se transforme en bras de fer entre pouvoir royal et pouvoir urbain. Lors de l’échange entre les responsables des enquêtes et les représentants barcelonais, les arguments sont répétés à satiété. Il n’y a plus de négociation possible malgré l’intervention de médiateurs : d’un côté les conseillers de Barcelone refusent l’enquête telle qu’elle se met en place, c’est-à-dire en dehors de la légalité habituelle ; de l’autre, les deux responsables de l’enquête ne se préoccupent pas de ces formes. Un nouvel instrument public, enregistrant la protestation des représentants de toute la ville, est couché par écrit60. Le viguier répond dès lors à ces récriminations, avant de poursuivre sa réponse le lendemain61. Le dialogue n’a pas véritablement avancé puisque les représentants emploient les expressions : « Répétant derechef » et « insistant » et redisent de plus en plus fermement leur représentativité, se qualifiant de changeurs plutôt que de conseillers, élargissant leur délégation, rappelant que les absents les soutiennent, et poursuivant une procession solennelle qui rend publique leur désapprobation. Les changeurs barcelonais sont d’ailleurs réunis en l’église Saint-Jacques, parmi lesquels Bartolomeu Romeu, G. Thor, R. Fiveller, P.F. de Vic, Bernat Sabater, P. Berenger, P. de Sant-Pere, Bartolomeu Cendre, R.P. Fiveller, Berenger Dusay, G. de Oliver, P. Sabata, Tomas de Vic, Johan Olot62, P. de Speluncis, G. de Vilasiota63 et d’autres changeurs, citoyens, conseillers. Cette corporation est assez bien en cour dans la mesure où elle prête au roi. Certains mêmes ont reçu des missions importantes64. Nous ne sommes plus seulement dans le cadre d’un appel judiciaire, mais d’une protestation comparable aux plaintes, les greuges, telle qu’elle se clame aux Corts.
45Cet échange sur un cas perdu d’avance pour les Barcelonais a pour but essentiel de fixer les positions de chacun, et de sauvegarder autant que possible la marge de manœuvre locale. Il faut obtenir le respect des privilèges barcelonais, en particulier la présence de représentants de la communauté urbaine lors des enquêtes. Mettre en cause véritablement les pratiques inquisitoires de la chancellerie royale n’est pas possible. L’appel est solennellement et expressément approuvé et ratifié par les représentants, toujours assistés de nouveaux témoins « G. de Colomico, Bernat de Belestar, P. Grumi, Bernat de Castell, et Bernat de Cumbis, notaire susdit65 ». La procédure est donc ici celle de la constitution de procurateurs, si importante devant notaire, aux Corts ou en justice. Lors de cet appel collectif, comme dans le cas de l’affaire Çaïlla contre Bonadona, les procurateurs sont aussi partie prenante du débat. Les délégués ne cèdent toujours pas lorsque
le même jour jeudi qui fut le 18 des calendes de décembre de l’an du seigneur 1297 […] au vénérable maître A. de (Turri) chanoine de Barcelone et R. de Manresa conseiller du seigneur roi, exposèrent […] dans les écrits P. Mayoll, Bernat Burgeti, Galcerand de Nagrera et Bartolomeus Burgesi conseillers de Barcelone, absent Bernat Sabater, avec leur conseil en présence de Bertran de Canelles viguier de Barcelone
46qui sera lui-même enquêteur asesseur à Barcelone en tant que vigueir et à Teruel66
(et Matheu Borell scribe du seigneur roi), F. P. de Speluncis, G de Villasiota représentants de Barcelone, et Bernat de Cumbis notaire de Barcelone la réponse qui suit,
47reprenant la cédule lue le mercredi précédent au chanoine de Barcelone67.
48Mais les possibilités de recours sont épuisées, et la réponse négative à ces demandes réitérées d’abandonner les enquêtes est enfin signifiée publique ment68. Le mandement du roi est appliqué complètement et les actions des conseillers chargés de l’enquête jugées incontestables, malgré l’obstruction des Barcelonais. Le droit canonique comme le droit civil ne peuvent être invoqués pour les ajourner selon la réponse faite aux conseillers69. Le débat se termine par une assignation à comparaître devant le seigneur roi. Le lendemain, vendredi des calendes de décembre, le notaire lit pour Bertran de Canelles
au portique qui est à la porte de la maison des Prêcheurs de Barcelone à P. Miollo, Bernat Burget, Galcerand de Nagera et Bartolomeu Burgesi conseillers de Barcelone, Bernat Sabater étant absent, en présence de Mateu Borell, scribe du seigneur roi, Bonnanat de Petra, […] Romeu Gerard et Jaume Julli la réponse écrite
49qui clôt la phase d’échanges entre le pouvoir royal et « les préconisations faites dans la cité de Barcelone » rappelant l’insistance et les appels réitérés des conseillers de Barcelone70. La phase d’enquête peut commencer.
c) Exemptions et rachats
50Toutefois, la négociation apparemment impossible porte ses fruits, et un accord est finalement obtenu le 17 décembre suivant71. Le rachat des restitutions et taxes pour 100 morabotins d’or par les Barcelonais règle l’affaire par une composition. La cité de Barcelone est donc exclue du champ de l’enquête. L’action des conseillers et changeurs s’est déroulée entre le 13 et le 20 novembre, soit dès que les chartes permettant l’application ont été publiées. C’est par l’intermédiaire du mandement à Bertran de Canelles, viguier de Barcelone et du Vallès, que la réponse royale est donnée le 4 décembre72. Le 17 décembre, la décision d’absoudre les Barcelonais est signifiée au chanoine Arnau de Turri, qui avait reçu les doléances et qui avait résisté de son mieux aux demandes. Le 17 janvier, le sceau secret scelle la dernière charte à ce sujet. C’est ainsi que, pour un prix élevé, les changeurs et la cité de Barcelone échappent aux enquêtes73. La somme exigée permet d’évaluer à la fois le poids fiscal prévu des enquêtes contre les usuriers et le prix du risque pour les professionnels de l’argent.
51Le roi absout généralement plutôt pour des crimes graves. En 1297, les rémissions concernaient l’homicide74 ou la lèse-majesté75. Gracier les usuriers ne se conçoit pas individuellement, semble-t-il, sauf lorsqu’il s’agit d’un noble. Certains sont en effet excusés soit ès qualités, soit surtout comme intermédiaire de l’action royale. Mais le monarque n’accorde pas de rémission pour usure, simplement une composition collective. Cette solution est ensuite utilisée à plusieurs reprises, en particulier au xive siècle, lors des négociations entre le roi et les communautés juives. En réalité, seuls les proches du roi ou ceux qui dépendent directement de lui peuvent échapper aux enquêtes à ce prix. Une sorte d’abonnement est ainsi établie, instaurant une fiscalisation des amendes et restitutions. Ce paiement présente également une nature comparable au tribut, puisqu’il est d’une certaine manière recognitif à la fois de la dépendance envers le monarque et de la réalité de la faute encourant des amendes. Les changeurs, comme les juifs, se rachètent ainsi. Encore faut-il qu’ils aient l’oreille du roi. Chaque catégorie menacée peut compter sur quelques représentants bien en cour, comme Berenger de Finestres, changeur de Barcelone76. Les conseillers de Barcelone ont donc bataillé pour leur propre compte et celui de leur ville, et non pour la Catalogne entière. Pourtant, la validité des Usatges dépassait le cadre de la seule cité. Par ailleurs, les citoyens sont amenés à collaborer aux enquêtes sur les usures juives. Le salut des uns induirait-il les difficultés des autres ?
52La rapidité de réaction reste le meilleur moyen d’échapper aux investigations. En effet, des absolutions, rémissions et exceptions sont accordées entre la mi-novembre 1297 et la mi-janvier suivante. Ne pouvons-nous y lire l’expression d’une inquiétude généralement partagée par les utilisateurs des mutua ? Si tel était bien le sentiment commun, nous ne pouvons imaginer les conséquences des enquêtes autrement que par des restitutions et amendes généralisées et prévisibles. Les proches du roi, les changeurs en relation avec la cour, espèrent alors y échapper.
53Les conseillers de Barcelone faisant opposition légale défendent la justice des prohoms et à travers elle la réglementation des changeurs77. Les changeurs barcelonais disposent d’atouts : leurs prêts fréquents au roi et aux membres de la cour, la présence de certains de leurs représentants dans les services royaux, des textes de privilèges, tels les Usatges de Barcelone. Néanmoins, il s’avère que la suspicion porte également sur les activités des pourvoyeurs en argent de la cour. L’alimentation des caisses de l’État apparaît certainement comme une motivation essentielle des enquêtes dès leur instauration, à côté d’un désir de purgation et de correction de la société. Faut-il croire que l’intérêt de confiscations d’héritages favorise les procédures contre les usuriers décédés ?
54L’action est cependant délicate à conduire. Il est difficile d’obtenir de concilier l’avantage pécuniaire pour la monarchie et le désir de moralisation de la vie publique et commerciale. En outre, les usures sont partout, jusque dans les contrats contractés par la monarchie. Il faut être un proche de la cour, et participer à la gestion des finances royales, pour que le roi assume la responsabilité des contrats passés à son service, si les exemptions préalables n’ont pas suffi. Les mauvais officiers, certains changeurs n’échappent pas aux accusations. Par exemple, Berenger de Finestres, changeur barcelonais proche du palais, et son neveu avaient sans doute conclu des contrats où apparaissaient des usures78. Cet état de fait n’a rien d’original. La question préoccupait, puisque Thomas de Chobham critique par exemple ceux qui profitent par ce biais des usures juives79. Césaire de Heisterbach condamne les évêques compromis avec le temporel80. Enfin, l’utilisation de l’argent des restitutions imposées par le biais d’enquêtes peut moralement poser problème. De même Louis IX se fit restituer des usures qu’il ne savait plus à qui rendre81. Berenger de Finestres est finalement inquiété malgré l’obtention d’exemptions préalables lorsque des témoins déposent sur les albarans et capbreus des changeurs82. En outre, les hommes d’affaires de Vilafranca del Penedès se plaignent des changeurs barcelonais et de Finestres en particulier. De même, nécessitent l’approbation royale les mutua souscrits par Roger de Loria comme G. d’Entença, famille que les procureurs des affaires Biona et Bartomeu de Mans citent83. Des scribes royaux, comme Pere March, et même certains qui travaillent dans la commission contre les usuriers ou dans celle contre les abus des officiers conduite en parallèle laissent un héritage contesté, comme Guillem Llobet84. La lecture des actes émis en 1297 et 1298 montre combien la menace des contrats usuraires pèse sur la situation de nombreux personnages. À plusieurs reprises, il est nécessaire que les exécuteurs testamentaires de Pierre III fassent ratifier leurs actions de récupération de dettes. Cela ne suffit pas. En février 1298, une nouvelle charte doit garantir leurs actions85. Tout mutuum, toute levée d’argent, générerait donc potentiellement des usures. Pourtant, les échanges financiers étaient encadrés par la loi depuis Jacques le Conquérant, sans que les règles aient été véritablement modifiées.
55À la même époque, les habitudes contractuelles publiques laissent trop de place à une usure qui mérite sanction. Tout type d’échange, naturellement générateur du péché d’usure, exige une correction à travers des restitutions. Le système de gestion adopté par les grands laisse la place à ces pratiques. Ainsi, l’amiral Roger de Loria, conseiller et fidèle du roi, a laissé son procureur Jaume de Guardia passer des actes avec Bernart Planell et d’autres changeurs de Valence, ainsi que d’autres personnes. Or, les levées d’argent et les divers échanges d’argent prenaient la forme de mutua issus d’usures et contrats usuraires. Qu’ils soient désormais soldés ne change rien au mal. Le procureur de l’amiral s’est également fait extorquer des usures. Le justicia de Valence doit donc agir, alors que les enquêteurs sont déjà en place début décembre. Les notaires reçoivent l’ordre de livrer les preuves nécessaires aux enquêtes. Les témoins commencent à être cités, mais il n’est pas toujours facile de les retrouver86. Les difficultés que causent les procès sont perceptibles à la chancellerie dès le début des enquêtes.
d) Généralisation des enquêtes
56Ensuite vient la généralisation des enquêtes. Les actes du 5 novembre prouvent bien que les nominations de commissaires aux usures visent à une couverture complète du territoire de la Couronne. Néanmoins, ce but n’est atteint que durant le mois de février 1298. Les chartes du 23 décembre concernent Lleida et Tarragone, celle du 7 janvier Valence. Mais ces villes et diocèses avaient certainement été pourvus lors de la première série de nominations, le 5 novembre, voire le 11, sûrement avant la fin du mois. Les dossiers constitués par la chancellerie n’ont pas conservé les premiers documents87. Cet élargissement se produit d’abord en Aragon le 7 janvier, à Valence et Tarragone les 22 et 24 février88. Il se clôt le 25 février par une lettre à tous les enquêteurs du Royaume89. Les autorités locales de justice sont invitées à assister les équipes d’enquêteurs qui sont renforcées au fil des travaux de la commission90. L’extension des enquêtes se poursuit auprès des communautés juives les 13 et 14 mars91. Les grandes communautés, spécialement celles d’Aragon, sont toutes concernées : Saragosse, Teruel, Alagón, Huesca, Daroca92… Enfin, du 14 au 24 mars, de nouvelles équipes d’enquêteurs sont choisies, alors que les espaces interstitiels comme le diocèse de Vic n’échappent plus à la vérification générale des contrats93. Au cours du mois d’avril, entre le 8 et le 29, le service de la chancellerie en charge des usures envoie des lettres circulaires94.
57Les méthodes de travail sont maintenant bien en place95. Le mois de mai est dédié à l’envoi de précisions aux commissions locales, les restitutions sont en cours. Les procès contre les récalcitrants vont bientôt suivre ces enquêtes, comme une concession à la procédure habituelle malmenée durant ces quelques semaines. En effet, les premiers mandements brandissaient la menace d’une action sommaire, ne respectant pas un ordo (« sine strepitu et figura judicii »), comme un épouvantail à usuriers ; la clausule répétée dans chaque mandement instituant les enquêtes, création originale du droit canonique, contrarie l’esprit des Usatges ou des Fueros96. Était-elle à même de favoriser les arbitrages et les restitutions en l’absence de véritable procès ? Nous ne pouvons le savoir puisque la procédure, qui pouvait se dérouler d’abord oralement, n’a en effet pas laissé de traces nombreuses, et que nous ne possédons pas les éventuelles sentences et conclusions des enquêtes97. Quoi qu’il en soit, les actions judiciaires se préparent effectivement. C’est pour cette raison que Nadal Raynier, docteur ès lois et juge de la cour, est nommé pour conduire les procédures contre les usuriers qui seront décidées par Ramon de Manresa et Arnau Çaturri, ce juge domine la Curie barcelonaise pendant les années suivantes98. Toutes les affaires de 1298 dépendent de lui, soit directement, soit par délégation. Il contrôle de nombreux cas liés aux usures, extorsions, abus des officiers.
Entre action locale et politique générale : la méthode de la commission aux usures
58La tenue du registre Usurarum, l’enregistrement soigneux des actes sur les Commune ou les autres livres de la chancellerie permettent de retracer précisément le déroulement administratif de l’affaire. Une représentation chronologique et cartographique du déroulement des enquêtes montre que la couverture totale des trois terres continentales relevant de la Couronne ne se met en place que peu à peu. Pourtant, une nette unité se lit dans le fonctionnement.
a) L’unité des enquêtes
59Ramon de Manresa, conseiller et familier du roi, demeure à la tête de la commission, durant ses six mois d’activité. Lorsque les commissaires ne parviennent pas à obtenir réparation des usuriers, c’est à lui que revient la responsabilité de les présenter à la justice. Comme prévu, il ne participe finalement jamais au travail quotidien des enquêteurs, même à Barcelone, circonscription dont il a la charge nominale. À l’instar de tous les commissaires des vigueries, le chanoine Arnau Çaturri et lui-même disposent d’un assistant, un Frère prêcheur ; ce sont donc le chanoine et le prieur des Dominicains qui reçoivent les conseillers de Barcelone venus clamer leur appel (appellacio) car leur place dans la justice n’y est pas respectée99. Les textes motivent l’absence de l’enquêteur principal par ses autres activités, qui ne lui laissent pas le loisir de traiter réellement des affaires.
60De fait, l’espace barcelonais est le laboratoire de l’administration royale, Barcelone est la capitale de la commission, plus encore que Valence, sans commune mesure avec Saragosse. Les preuves en sont tant chronologiques que structurelles. Barcelone est primordiale dans l’organisation de la commission ; Ramon de Manresa demeure l’enquêteur le plus éminent, le premier nommé, dont l’autorité tutélaire est sans cesse rappelée. Les actes qui instituent les commissaires des autres cités et diocèses sont décalqués des premières chartes concernant Barcelone, et les actions subordonnées. Paradoxalement, la cité de Barcelone se retrouve dans une situation privilégiée. Il n’existe pas de dossier spécifique concernant la sanction des usuriers barcelonais, alors que jusqu’au folio 10 du registre Usurarum les actes concernent les enquêteurs barcelonais. Dans la cité comtale, les juifs eux-mêmes, restent les mieux protégés contre les enquêtes même si nous n’avons pas de traces d’une éventuelle protestation de leur part, à l’instar de l’opposition légale constituée par l’appel des changeurs de Barcelone. D’autres aljamas, comme celle de Tortose par exemple, jouissent pourtant depuis la reconquête des privilèges des Usatges de Barcelone, sans que nous ne sachions s’ils en ont fait état pour se défendre contre les enquêtes100. Aucun procès concernant des Barcelonais n’a été découvert à la chancellerie. Seul, Berenger de Finestres a été accusé par les hommes d’affaire de Vilafranca del Penedès qui recouraient à ses services, par ricochet : lorsqu’eux-mêmes ont été accusés, ils en ont appelé contre le changeur de Finestres pour n’avoir pas payé ce qu’il devait101.
b) Chronologie des enquêtes
Tableau 7. — Chronologie de la mise en place des enquêtes
Date d’émission | Enquêteurs | Titre ou fonction | Lieu d’exercice | Dispositions | Référence (ACA, C) |
22 octobre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Conseiller et familier Ex vice-chancelier / chanoine | Barcelone | Adjonction du prieur des Prêcheurs de Barcelone | Us., f° 2r° |
22 octobre 1297 | Arnau de Bastide et Berenger de | Ancien trésorier du roi Alphonse | Barcelone | Approbation et ratification de toutes les manuleutas, mutua, baratas | Us., f° 11v° |
27 octobre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Barcelone | Délégation au prieur des Prêcheurs de Barcelone | Us., f° 2v° | |
27 octobre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Barcelone | Assignation de 2000 sous barcelonais pour les enquêtes | Solucionum 5, f° 119v° | |
29 octobre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | En relation avec les changeurs de Barcelone | Barcelone | Mandement contre les juifs Instructions | Us., f° 2v° |
Us., f° 10v° | |||||
29 octobre 1297 | Viguier et batlle de Lleida | Lleida | Mêmes lettres | Us., f° 10v° | |
3 novembre 1297 | A. Çaturri Bertran de Canelles Thomas Grunni | Assistance de B. de Canelles, viguier local et du batlle Th. Grunni | Barcelone | Inquisitio | Us., fos 9r°-v° et 10r° |
3 novembre 1297 | Ramon de Manresa | Barcelone | Inquisitio | Us., f° 10 | |
4 novembre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Barcelone | Forma inquisitionis | Us., f° 10v° | |
5 novembre 1297 | |||||
27 février 1297 | |||||
5 novembre 1297 | Johan de Turri | Lleida | Inquisitio | Us., f° 4r° | |
5 novembre 1297 | Françesc de Manresa | Familier et fidèle | Lleida | Inquisitio | Us., f° 4r° |
5 novembre 1297 | Françesc de Manresa | Tortose | Us., f° 11r° | ||
5 novembre 1297 | Johan de Ulezina | Tortose | Us., f° 11r° | ||
5 novembre 1297 | Gérau | Évêque de Lleida | Lleida | Us., f° 4r° | |
5 novembre 1297 | Officiers de Lleida | Lleida | Us., f° 4r° | ||
5 novembre 1297 | A. de Ocravaria | Viguier | Urgel | Us., f° 11r° | |
5 novembre 1297 | Jacme Monach | Chanoine | Urgel | Inquisitio à Urgel | Us., f° 11r° |
5 novembre 1297 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Tarazona | Alamand de Gudar lecteur et prieur de Saragosse adjoint aux enquêteurs de Saragosse (qui reçoit la même lettre) | Us., f° 28v° |
7 novembre 1297 | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Ex vice-chancelier Chanoine | Barcelone | Forma inquisitionis | Us., f° 10v° |
11 novembre 1297 | Berenger de Palau Bernat de Libiano Prieur des Prêcheurs | Sacriste de Gérone Prêcheurs de Gérone | Gérone | Inquisitio à Gérone | Us., f° 16r° |
11 novembre 1297 | Évêque de Gérone | Gérone | Au sujet des enquêtes | Us., f° 16r° | |
11 novembre 1297 | Baile | Gérone | Mandement aux secrétaires de l’aljama des juifs de Gérone | Us., f° 16r° | |
11 novembre 1297 | Changeurs | Gérone | Mandement | Us., f° 16r° | |
11 novembre 1297 | Viguier | Gérone | Mandement aux officiers | Us., f° 16r° | |
11 novembre 1297 | P. de Castello Galcerand de Canelles, frère Mineur | Chanoine | Inquisitio | Us., f° 16r° | |
13-20 novembre 1297 | A. Çaturri | Opposition légale des conseillers de Barcelone aux enquêtes sur les usures | PQ, 1297 | ||
15 novembre 1297 | Dominus Garcie de Echauri | Chanoine de Tarazona, juge de la cour | Tarazona | Mandement au sujet des lettres de mission des enquêteurs de Saragosse (lettre du / 11 suit) | Us., f° 28v° |
30 novembre 1297 et 1er décembre 1297 | Pons de Materon | Justicie de Valence | Valence | Mutuum de Roger de Loria | Com. 13, pars Ia, 1297, fos 108r°-v° et 112v°-113v° |
11 décembre 1297 | Officiers | Royaume | Mandement au sujet de la production par G. de Entença de preuves notariales | Com. 13, pars Ia, 1297, f° 138r° | |
13 décembre 1297 | Pere Eximenis de Rada Alamand de Gudar Egide Tarini | Archidiacre de Daroca Merino de Saragosse | Saragosse | Lettre de rémission | Com. 13, pars Ia, 1297, f° 141r° |
17 décembre 1297 | Arnau Çaturri Ramon de Manresa | Chanoine de Barcelone Conseiller | Barcelone | Absolution | Us., fos 34v°-36v° |
17 décembre 1297 | G. de Sebes, P. Lupet | Scribes | Barcelone | Absolution. Rachat des restitutions et taxes pour 100 morabotins d’or par les Barcelonais | Us., fos 34v°-35r° |
23 décembre 1297 | Gerau | Évêque de Lleida | Lleida | Déroulement de l’inquisitio | Us., fos 5v°-6r° |
23 décembre 1297 | Pons de Guardia | Operarius sedis | Tarragone | Inquisitio à Tarragone | Us., f° 14r° |
Us., f° 15v° | |||||
23 décembre 1297 | Viguier de Tarragone | Tarragone | Us., f° 15r° | ||
7 janvier 1298 | Enquêteurs de tout le royaume | Royaume | Actions contre les hommes du Temple | Us., f° 6r° | |
7 janvier 1298 | Pere Guamir (sic) | Chanoine de Valence et Lleida | Valence | Émoluments des enquêteurs | Us., f° 22v° |
7 janvier 1298 | Maître Ramon Actut | Juriste de Huesca | Huesca | Mandement pour assister les enquêteurs | Us., f° 24v° |
7 janvier 1298 | Aljamas de juifs de la cité et du diocèse de Huesca | Huesca | Inquistio contre les juifs | Us., f° 24v° | |
7 janvier 1298 | Martin Luppi de Açlor Enechus Luppi de Jassa | Prévôt de Huesca Merino de Huesca | Huesca | Inquisitio à Huesca | Us., fos 24v°-25r°-v° |
7 janvier 1298 | Pere Eximenis de Rada Alamand de Gudar | Archidiacre de Daroca Prieur des Prêcheurs (Us.) | Saragosse | Inquisitio à Saragosse | Us., f° 26v° |
17 janvier 1298 | Conseillers et changeurs de Barcelone | Sceau secret | Barcelone | Absolution. Rachat par les Barcelonais des amendes et restitutions des enquêtes pour 100 morabotins d’or | Us., fos 34v°-35r° |
30 janvier 1298 | B. de Canelles | Viguier de Barcelone (Us., f° 9 r°) | Barcelone | Otage près de Manresa | Us., f° 3r° |
- /-/1298 ? | Ramon de Manresa et A. Çaturri | Barcelone | Réponse à la demande des probi homines de Barcelone | Us., f° 3r° | |
22 février 1298 | P. Ricard | Juriste | Valence | Manumisseurs de Pierre III | Us., f° 23r° |
24 février 1298 | Enquêteurs | Tarragone | Enquêtes contre les juifs | Us., f° 15v° | |
25 février 1298 | Bernat de Placiolo | Juriste de Barcelone | Us., f° 6r° | ||
25 février 1298 | Enquêteurs de tout le Royaume | Royaume | Instructions | Us., f° 6v° | |
13 mars 1298 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Saragosse | Enquêtes contre les juifs de Saragosse | Us., fos 26v°-27r° |
14 mars 1298 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Saragosse (lettre circulaire) | Enquêtes contre les juifs de Teruel | Us., f° 27v° |
14 mars 1298 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Saragosse (lettre circulaire) | Enquêtes contre les juifs d’Alagón, | Us., f° 27v° |
18 mars 1297-1298 | Astruch | Operarius sedis Dertuse | Vic | Juifs de Tortose | Us., f° 20v° |
18 mars 1297-1298 | P. de Castello | Chanoine de Vic | Idem | Envoyés dans le diocèse de Vic | Us., f° 20v° |
18 mars 1297-1298 | R. Badia | Juriste | Idem | Envoyés dans le diocèse d’Urgel | Us., f° 20v° |
18 mars 1297-1298 | Berenger de Palau | Sacriste de Gérone | Idem | Envoyés dans le diocèse de Gérone | Us., f° 20v° |
19 mars 1297-1298 | Saragosse | Us., f° 27v° | |||
22 mars 1297-1298 | Luchero Costantini et autres officiers | Viguier de Tortose | Tortose | Us., f° 12v° | |
22 mars 1297-1298 | Évêque de Tortose | Tortose | Us., f° 12v° | ||
22 mars 1297-1298 | Tortose | Enquête contre les juifs | Us., fos 12v°-13r° | ||
22 mars 1297-1298 | Pere Eximenis de Rada et Alamand de Azudar | Archidiacre de Daroca | Saragosse | Contre les chrétiens et les juifs | Us., f° 13v° |
Us., f° 26r° | |||||
22 mars 1297-1298 | Astruch de Almenar et Johan de Ultzina, assistés d’un frère | Operarius et camerarius | Tortose | Inquisitio | Us., f° 13r°-v° |
24 mars 1297-1298 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Saragosse | Instructions sur les enquêtes contre les juifs de Saragosse | Us., f° 27v° |
8 avril 1298 | Frère Guillaume | Évêque d’Urgel | Urgel | Inquisitio par Pere Arnau de Cervere | Us., f° 19r° |
13 avril 1298 | Bernat de Solsona | De la maison du roi | Valence | Au sujet des mutua | Us., f° 23r° |
13 avril 1298 | Bernat de G. [illisible] | Fidèle | Valence | Pouvoir pour enquêter contre les juifs de Valence | Us., f° 23r° |
22 avril 1298 | Viguier de Tortose | Tortose | Us., f° 12r° | ||
29 avril 1298 | Astruch de Almenar et Johan de Ultzina | Tortose | Contre les juifs de Tortose | Us., f° 13r°-v° | |
29 avril 1298 | Astruch de Almenar et Johan de Ultzina | Tortose | Sur les enquêtes | Us., f° 13r°-v° | |
29 avril 1298 | Batlle | Tortose | Us., f° 13r°-v° | ||
29 avril 1298 | Batlle | Tortose | Hommes du Temple et de Calatrava | Us., f° 13v° | |
29 avril 1298 | R. Badia | Enquêteurs de Tortose, | Tortose, Vic, | Instructions | Us., f° 21r° |
30 avril 1298 | Pons de Guardia | Operarius sedis | Mandement sur les enquêtes | Us., f° 11v° | |
1er mai 1298 | Pere Eximenis de Rada | Archidiacre de Daroca | Saragosse | Enquêtes contre les juifs de Saragosse (avec mention marginale du 30 mai : action effectuée) | Us., f° 27v° |
1er mai 1298 | Jacme Monach | Chanoine d’Urgel | Urgel (trop éloigné de Lleida) | Délégation pour l’inquisitio à Urgel | Us., f° 19v° |
5 mai 1298 | G. de Mollet | Officier de Valence | Valence | Aide aux enquêteurs (lettre jointe) | Us., f° 23v° |
7 mai 1298 | Ramon d’Açlor | Vicino d’Huesca | Tarazona | Mandement au sujet des enquêtes à Tarazona | Us., fos 28v°-29r° |
7 mai 1298 | Bernat Elie | Archiprêtre, viguier | Tarazona | Au sujet des enquêteurs | Us., f° 29r° |
7 mai 1298 | Luppo Ferrench de Luna | Procurator Aragon | Tarazona | Sur les enquêtes et restitutions | Us., f° 29v° |
7 mai 1298 | Egide de Malanda | Chanoine de Calatrava | Tarazona | Mandement en vue des procès contre clercs et laïcs | Us., fos 29v°-30r° |
24 mai 1298 | Nadal Raynier | Docteur en lois (Com. 13, pars Ia, 1297, f° 11v° et Graciarum 3 / | Barcelone | Actions judiciaires contre les usuriers présentés par R. de Manresa et A. | Us., f° 9r°-v° |
25 mai 1298 | P. Gomir (sic) | Chanoine de Valence et Lleida | Valence | Ordre de commission sur les usures | Us., f° 23v° |
c) Géographie des enquêtes
61Au total, sept zones sont pourvues dans le Principat, trois principales en Aragon et une dans le royaume de Valence. Si nous pouvons a posteriori classer les enquêtes par régions, suivant en cela la présentation même de la chancellerie, elles s’étendent à l’espace de la Couronne selon un ordre qui procède à la fois par diffusion et extension, par division du territoire et duplication de l’équipe au cours du mois de novembre 1297. La chronologie des nominations d’enquêteurs est significative de la structure et du fonctionnement administratif de la couronne d’Aragon, qui allient centralisation et respect des spécificités et privilèges locaux. Chaque zone affectée à un binôme d’enquêteurs mérite des mandements et instructions propres. Les communautés juives jouissant de privilèges, comme celle de Tortose qui est protégée par les Usatges de Barcelone, reçoivent un enquêteur juif et un chrétien. Cependant, non seulement les variations de la rédaction sont souvent minimes, mais certains mandatés agissent en plusieurs lieux. Cependant, les rédacteurs s’attachent aux détails, le registre est complet puisque, si certaines lettres sont copiées une seule fois pour un lieu donné puis suivies de la mention de leur duplication ayant valeur en tel ou tel autre lieu, d’autres prennent en compte les modifications nécessaires. Les notaires mettent en forme des actes particuliers, quand bien même ils nous paraissent stéréotypés, ou bien préfèrent l’émission de lettres circulaires dans un ensemble de régions ou à un groupe de récipiendaires. La complexité de la géographie administrative catalane, entre vigueries et évêchés, est visible sur la carte 2 (p. 48).
62En Catalogne, la diffusion des enquêtes suit les routes de la Reconquista à partir de Barcelone, mais en ignorant dans un premier temps Tarragone : ce siège épiscopal antique, dont le rôle symbolique et religieux est plus gênant pour le pouvoir royal qu’il ne lui est favorable, doit attendre le 23 décembre102. Plus tard, le pouvoir d’inquisition religieuse reproduisit une situation d’affrontement103. Ainsi la norme se dispense en Nouvelle Catalogne, selon la chronologie des franchises et des fueros accordés au xiie siècle. Cette coïncidence ne nous dirait-elle pas quelque chose de la perception de l’espace de la Couronne par l’administration royale ? Quoi qu’il en soit, le rôle des sièges épiscopaux est structurant mais secondaire.
63Ce sont d’abord les différences locales qui apparaissent, cause d’émissions de lettres nombreuses, et parfois quotidiennes : les villes et lieux royaux de Catalogne sont les plus aisément intégrés dans le fonctionnement général de la chancellerie ; le royaume d’Aragon est traité à part, tout en demeurant secondaire par rapport à la Catalogne ; celui de Valence voit également sa nature et ses privilèges respectés, les changeurs y sont moins protégés qu’à Barcelone, malgré leurs activités importantes. Alors qu’en Catalogne les viguiers et batlles reçoivent mandement d’assister les commissaires, en Aragon les justicia et merino interviennent selon un ordre hiérarchique moins marqué et disposent d’une initiative plus grande. Ce respect des coutumes se marquera également dans les procès. À Valence par contre, les enquêtes ressemblent à celles menées en Catalogne, si ce n’est que le justicia du royaume a un rôle à jouer, et que la capitale commande l’ensemble de son territoire sans échelon intermédiaire. Les territoires où les enquêtes suivent un déroulement un peu différent sont des espaces où la protection contre les enquêteurs s’est révélée la plus efficace. Pourtant, la chancellerie s’était employée à éviter que des lieux demeurent à l’abri des investigations. Plusieurs actes tentent de permettre aux enquêteurs de contrôler les hommes dépendant des Templiers, à Tortose104.
d) L’organisation des enquêtes
64L’organisation des commissions des enquêtes contre les usuriers peut se résumer dans un schéma (fig. 3, p. 50).
65Laïcs et clercs en charge des enquêtes possèdent des compétences judiciaires, administratives et financières certaines. L’assistance de Prêcheurs ou à défaut de Mineurs apporte également leurs aptitudes remarquables tant dans la technique de l’inquisitio elle-même que dans l’amendement des pécheurs. Ils doivent être bien à même de brandir la menace de la justice terrestre, mais aussi de la justice céleste à l’encontre des comparants. Ces derniers seraient tous au fond peu ou prou des usuriers, du moins chacun semble le croire. Les interrogatoires sous serment ne se déroulent pas en dehors des corps que sont les diverses communautés. Les secrétaires des aljamas juives sont appelés à jouer le rôle de rouage intermédiaire. Pour leur part, les conseillers de Barcelone y réussissent fort bien puisqu’ils se constituent en corps capable d’appel.
66Le but des actions consiste à obtenir des restitutions, au prorata des bénéfices. Les sommes devront aller à des œuvres pies. Il est cependant difficile de rendre réellement les bénéfices frauduleux obtenus « maliciose ». En cas de refus, ce sera le renvoi devant le juge Nadal Raynier. La commission travaille vite, en six mois, l’opération est close. Il faut environ un mois pour obéir à un ordre de la chancellerie, comme le montre une mention105. Ce délai semble bien être courant et prévisible puisque Nadal Raynier est nommé juste un mois avant le début effectif des procès. Peu après le début des procès, les juges extraordinaires, selon l’adjectif qui qualifie les fonctions de Nadal Raynier, laissent la place à des juristes locaux. Certains s’attachent principalement à ce type de procès, tels les juges aragonais Sancho Muñoz, en appel de García Martínez et Martín Sanz, juges des contrats usuraires en 1302 ou Nicolas de l’Hospital, juge des contrats usuraires chrétiens en 1304 à Saragosse. D’autres sont mandatés pour une seule affaire comme Berenger Tapiador, juriste, par délégation de Nadal Raynier ou Mateu Ferrandel, notaire de Vilafranca del Penedès, par délégation du même juge de la cour.
67Chaque ville capitale, Barcelone ou Saragosse, dispose d’un petit groupe de juristes qui se spécialisent dans les affaires d’usure et de dettes. L’Aragon fait ainsi respecter le fuero général après quelques mois durant lesquels Barcelone s’est imposée comme capitale de la lutte contre les usures. Les conquêtes récentes disposent d’une autonomie moins visible. Les anciennes, des villes importantes comme Lleida, ne possèdent pas d’abord, à la cour locale, d’une juridiction spécialisée, mais des juges de la viguerie peuvent agir par délégation de Nadal Raynier. Dans un bourg-marché aussi dynamique que Vilafranca del Penedès, un notaire suffit à instruire et mener un procès. C’est le cas de Mateu Ferrandel dans l’affaire du juif Isach Biona contre l’usurier manifeste Guillem Franchea. En février 1300 lorsque le prieur du monastère Sant Miquel del Fai attaque Olivier de Mitjans pour des contrats usuraires portant sur des produits agricoles comme le froment ou l’orge, c’est le scribe de Granollers, Pierre de Noguera, qui reçoit délégation de Nadal Raynier. L’équipe barcelonaise s’adjoint des renforts solides et tisse ainsi un maillage serré autour des délinquants de toute la couronne d’Aragon. Elle respecte les juridictions locales, mais Nadal Raynier coiffe la pyramide judiciaire grâce à l’emploi de la délégation de pouvoir. Au même titre que dans les affaires les plus importantes de la couronne, le roi est donc personnellement très attentif au règlement de la question des usures. Nos conclusions au sujet des enquêtes valent donc aussi pour la seconde phase, celle des procès.
68Visiblement, le registre Usurarum, du type Variae, qui rassemble les actes instaurant la commission d’enquête aux usures a fait l’objet d’une copie de synthèse. Il réunit en effet les éléments du dossier d’enquêtes du point de vue administratif. Il constitue également l’origine des actions en justice respectueuses des formes habituelles, qu’il met en relation avec le pouvoir royal d’inquisition. L’enquête est pourvoyeuse d’affaires que doit traiter le juge Nadal Raynier, si l’on en croit le registre Usurarum. Néanmoins, les procès ne font pas référence aux enquêtes, et les pièces conservées laisseraient penser qu’elles ne tiennent pas lieu d’informatio préalable suffisante.
69La postériorité de la copie, par rapport à l’émission des chartes concernant les enquêtes contre les usuriers, apparaît dans la présentation matérielle du livre. Si le registre s’ouvre et se clôt sur des chartes copiées selon un ordre chronologique à peu près correctement respecté, la partie centrale, encadrée de feuillets blancs, est formée de dossiers classés par circonscription inquisitoire. Bien que certains actes manquent, puisque nous ne connaissons certaines enquêtes qu’à travers les allusions contenues dans des actes intéressant d’autres lieux, chaque ville, diocèse ou viguerie visitée donne lieu à un titre suivi du nom des enquêteurs commis. Les chartes émises sont ensuite collationnées. Ce travail est soigneux, mais n’est pas exactement mené jusqu’à son terme. Les mentions marginales et les ajouts sont quasiment absents de l’Usurarum, alors qu’ils sont habituels dans d’autres registres. Quoi qu’il en soit, les comptes des restitutions obtenues ne devaient pas dès l’origine du travail être copiés dans ce registre.
70La relation avec les cahiers des procès de la chancellerie de 1298, pour nous apparente, n’est pas exprimée explicitement. Elle est établie par : 1°. — la référence dans les procès à l’autorité de Ramon de Manresa et du chanoine Arnau Çaturri, chargés des enquêtes barcelonaises ; 2°. — la nomination du juge Nadal Raynier à la fin du registre Usurarum. C’est lui qui est à la tête des procès. N’oublions pas que la constitution d’un centre d’archives centralisées à Barcelone date de 1318, soit à la fin du processus que nous étudions ici.
III. — L’ACTION JUDICIAIRE DE LA CHANCELLERIE
L’action efficace de la justice contre les usures
a) Les divers types de procès
71L’intégration de la commission des usures à la cour de justice royale est politiquement et administrativement logique. Elle permet à ces enquêtes d’emprunter sans délai les formes habituelles de la procédure. Dans la majorité des cas, le procès, parfois qualifié de criminel, est engagé a instantia. Cependant, la décision de lutter contre les usuriers manifestes ou occultes motive des appels, interjetés par les condamnés pour défaut de remboursement de dettes. Dans les deux cas d’appel connus, ce sont justement des chrétiens qui clament leur innocence et accusent le prêteur juif satisfait en première instance.
72Les appels qui suivent les condamnations pour défaut de remboursement aboutissent immanquablement à des accusations d’usure. En effet, l’argumentation de la demanda part du principe que l’essentiel de l’emprunt a été bien remboursé et que ce qui est encore demandé l’est en sus, donc d’une manière illégale, sous forme d’intérêts (usures d’usures) ou d’intérêts dépassant la norme. Voilà une manière de donner raison à ceux qui suspectent la généralisation des intérêts cachés. Comme le laissaient entendre les conseillers et changeurs de Barcelone, la confiance est sapée par ce genre d’action. Leurs bénéfices ne proviennent en effet que rarement des remboursements de capital mais au contraire de la rente constituée par les intérêts versés régulièrement.
73La répartition des procès dans le temps pourrait nous faire imaginer un feu de paille. Il n’en est rien. Le rythme effréné de l’action extraordinaire manifeste plutôt la volonté du pouvoir royal de lancer une grande offensive dont la salutaire efficacité permettrait ensuite un contrôle régulier des mœurs économiques et financières dans le cadre plus classique de la viguerie. Les juges mandatés autour de Nadal Raynier à la suite des membres de la commission d’enquête Arnau Çaturri et Ramon de Manresa mettent en place des rouages nouveaux et solides, d’autant plus rapidement qu’ils sont intégrés dans les services de la chancellerie dont l’organisation est déjà assise.
74Les copies des interrogatoires (interrogatoria) servent à Nadal Raynier à assurer l’unité de sa commission malgré les mandements déléguant les tâches à des juristes locaux généralistes ou au contraire spécialisés dans les usures. En outre, les accusations contre les uns peuvent aussi, plus tard, valoir contre d’autres. Les affaires qui agitèrent Besalú et Gérone entre 1263 et le milieu du xive siècle, comme celles localisées à Puigcerdà autour de 1370, montrent comment une accusation contre un individu peut être ensuite relayée par une autre quelques années plus tard ou se rapporter à un procès contre un parent ou un allié, devenant ainsi élément et argument dans la lutte des clans106. Si les associés des Gerau pour les acensements du Llobregat ne sont pas inquiétés, nous avons au contraire la preuve que les actions de Villefranche servent quelques années plus tard, puisque c’est Nadal Raynier lui-même qui entend Bartomeu de Mans pour les procès en faillites bancaires à Barcelone en 1299, et met ainsi un terme provisoire à l’affaire de cet officier indélicat et violent contre lequel il avait mené enquête et procès en 1298, avant qu’en 1300, Bartomeu et ses associés n’attaquent le changeur Berenger de Finestres107. Bartomeu de Mans, accusé d’abord d’emprisonnements abusifs, de coups et blessures, d’avoir extorqué des amendes en abusant de sa position et de la force, participe aux activités des prêteurs les plus importants et les plus avides du Penedès, soit à travers les affaires que gère son épouse Saurine, soit par des contrats l’associant aux prêteurs et changeurs. Derrière ses exactions se profilent les usures de Berenger Marques, Bernat de Vallmoll, Ferrer Torrelles, personnages que nous retrouvons dans les procès au sujet de la barge du Llobregat, des draps chers payés par Espiels auprès de Marques, des bœufs et produits de la terre sur lesquels Franchea fait des bénéfices incroyables108. Comme à Lleida, où le citoyen Arnau Çaïlla, drapier, poursuit sans trêve son procès contre des prêteurs juifs, un groupe actif à Vilafranca del Penedès s’oppose à une autre clique avec ténacité, mettant à profit les enquêtes pour usure. Les fils de ces affaires remontent jusqu’à Barcelone, lieu du pouvoir central mais aussi place bancaire qui commande les bourgades et campagnes du Vallès et du Penedès. Tout cela vient conforter et brouiller à la fois les clivages locaux et l’instrumentalisation des actions en justice. Ces conflits locaux ne passent pas nécessairement par la différence religieuse. Isach Biona attaque Guillem Franchea, usurier notoire que l’on pourrait croire allié objectif d’un Berenger Marques dénoncé par Espiels109. Le même Berenger est aux côtés de Bartomeu de Mans pour se retourner contre des changeurs de Barcelone l’année suivante en 1299, alors que ledit Bartomeu avait levé contre lui tout un petit peuple de chrétiens et de juifs victimes de ses extorsions.
b) Des résultats rapidement obtenus
75Les résultats du travail de la commission d’enquête lancée en octobre 1297 portent ici tous leurs fruits. Ils menacent les conseillers et changeurs barcelonais, horrifiant et ravissant les moralistes antiusure. Un prêcheur n’aurait pas hésité dans un sermon à utiliser une métaphore animale pour désigner cette agitation et cette belle cascade de dénonciations ; sans doute aurait-il vu les serpents et crapauds sortir de la bouche de tous ces gens — de fait, l’invective régnait — et tout un tas de bestioles démoniaques se tortiller. Divers scandales vieux d’une quarantaine d’années peuvent enfin être condamnés publiquement.
76Mais, justement, si la cour royale ne veut pas laisser la main à divers groupes réformateurs locaux qui exprimaient entre autres choses des intérêts particuliers, il faut au contraire éviter le genre de troubles qui étaient survenus à Vilafranca del Penedès depuis au moins 1294 : batailles rangées, assassinats, caillassages et insultes110. La justice royale doit être ferme mais juste ; elle doit susciter les dénonciations pour séparer le bon grain de l’ivraie, sans laisser la bride sur le cou aux cliques locales. D’où l’attention particulière portée aux procès en appel. D’où sans doute la chute, provisoire, de Bartomeu de Mans en 1298, année d’extraordinaire activité à la chancellerie. D’où les mandats tardifs, une fois la première période passée, et la présence prégnante du docteur en lois Nadal Raynier, juge aux usures mais aussi préposé au contrôle des officiers. Si dettes et usures sont deux faces de la même question, si les contrats dans leur ensemble finissent par relever de la commission d’enquête puis de la justice, un traitement attentif de l’usure importe au bon gouvernement pour des raisons qui dépassent largement les nécessités de la justice. Un champ est à prendre et à tenir, qu’il ne faut laisser ni aux agitateurs, ni à l’Église. Peut-être déjà en 1263, la dispute de Barcelone est-elle une réponse à des mouvements hostiles aux juifs plus ou moins latents, plutôt qu’une version aragonaise de ce qui s’était produit en France111. En 1285, Pierre le Grand avait vu quels étaient les risques à laisser se développer les germes divers qui aboutirent à l’émeute antijuive pendant les troubles dus à l’invasion française112. Jacques II à la fin du xiiie siècle répond lui aussi à ces problèmes, dans le cadre de sa politique régionale et internationale. Il affirme donc son pouvoir comme son ancêtre, mais laisse ensuite son administration centrale agir. Au passage, il met en œuvre son autorité éminente sur le royaume de Majorque, grâce à l’affaire du sacriste, avec ses ramifications à Montpellier113. Les services royaux, bien que formant une commission extraordinaire, sont en train d’inscrire leur action dans une justice ordinaire au sein de services bien développés de la chancellerie. D’où l’emploi de la procédure civile classique, mais irriguée par les pratiques inquisitoires et opportunément déclenchée par un appel à dénonciations qu’il fallait mener puis maîtriser sans tarder.
Tableau 8. — Durée des procès pour usure entre 1297 et 1304
Affaire | Côte (ACA, Pq) | Date de début | Date de fin | Durée | Date des faits |
Appel des conseillers de Barcelone contre les enquêtes | 1297 B | 24 octobre 1297 | 13 novembre 1297 | 3 semaines | |
Bonadona / Çaïlla | 1298 B | 12 mars 1298 | 2 juillet 1298 | 1 an 4 mois | Avant le veuvage (1284) |
Sacriste / Peligriano | 1298 C | 26 mars 1298 | 7 ans auparavant | ||
Villanova / Gerau | 1298 D | 17 mai 1298 | 24 août 1298 | 3 mois 1/2 | Avant la mort du père, années 1257-1263 |
Canyeto / Scuder | 1298 G | Août 1298 | Incomplet | Avant le veuvage | |
Biona / Franchea | 1298 E | 24 juillet 1298 | 31 juillet 1298 | Incomplet | |
Mirabello / Columbo | 1298 F | 30 août 1298 | Incomplet | ||
Espiels / Marques | 1298 U | 24 septembre 1298 | 2 octobre 1298 | ||
Segui / Ametller | 1299-1300 B | 17 février 1299 | 30 avril 1300 | 1 an 2 mois | Avant la mort du père |
Fai / Mitjans | 1300 C | 17 février 1300 | 4 février 1305 ? | 5 ans ? | |
Navarra /Ametllo | 1302-1303 D | 12 décembre 1302 | 10 juin 1303 | 6 mois | |
Sos / Abon | 1304 H | 27 mai 1304 | 15 juin 1304 | 3 semaines | Avant la mort du père |
77Si nous exceptons les appels qui génèrent de multiples prolongations, premières victoires sur l’adversaire, les affaires qui succèdent à l’action inquisitrice de la commission sur les usures sont rondement menées : la procédure abrégée porte ses fruits. Il faut en effet entre trois semaines dans le cas Sos contre les fils Abon et trois mois dans l’action Villanova contre l’héritier Gerau pour interroger et éventuellement soumettre à un contre-interrogatoire une série de témoins cités par l’accusation, puis les témoins cités par la défense114.
78Seuls, les dossiers incomplets contiennent les déclarations de deux ou trois témoins, comme dans le cas du sacriste de Majorque ou de la veuve de Jacme Scuder115. Il faut dire que ces transactions-là ne sont pas réglées sur un marché au vu et au su de tout le monde, mais à la maison du prêteur. Alors, les témoins cités sont des proches des comparants. Lorsque le juge essaye de comprendre le mutuum passé entre Simon de Peligriano et le sacriste, et de saisir le lien entre le transfert d’argent et le changement de mains du cheval, il demande des détails à Petrus de Tagamanent clericus et rector sancti Martini Provincia-libus. De fait, le clerc répond que l’affaire devint effective seulement dans la maison du sacriste116. Notaire et fidéjusseurs interviennent dans l’échange mais ils disent ne pas connaître les termes exacts des contrats effectifs. Réussir à déterminer le jour exact d’un échange comme l’exige la procédure devient une gageure. Le délit n’est ici public que dans la mesure où la rumeur publique s’est ensuite emparée de quelques indices pouvant faire imaginer une transaction louche ou frauduleuse. Et le juge de s’efforcer de suivre les hypothétiques déplacements d’un ronçin fantôme que le sacriste ne garda que six mois. Dans les autres cas, les témoins comptent plutôt une dizaine voire une vingtaine de personnes autorisées, mémoire du marché local, ou fréquentations anciennes du prêteur incriminé. Leur nombre peut atteindre jusqu’à quarante-sept dans le procès du monastère117. Ces témoins sont convoqués deux ou trois jours par semaine, parfois dès le matin, plus souvent le soir seulement. Ils doivent répondre en quelques mots à des questions précises présentées sous une liste d’articles, souvent nombreux : Isach Biona, le plus modéré, en propose douze ; le monastère Sant Miquel del Fai trente et un auxquels doivent ou non souscrire les quarante-sept témoins cités. Ces derniers répondent ne rien savoir ou s’expriment par oui ou par non, confirmant ou infirmant simplement ce qui est contenu dans l’article en question, soit ils apportent quelques précisions, généralement obtenues d’une manière très directive. Ni la spontanéité ni la mise en récit ne sont favorisées.
79Les interrogatoires des procès contradictoires sont rondement menés parce que parfaitement encadrés par la loi, qui interdit de prolonger les auditions ; ils sont intégrés à l’action rhétorique des avocats118. Ceux que mènent les juges enquêteurs dans le cadre d’une information suivent un processus plus lent. Lors du procès, les mêmes témoins peuvent s’expliquer à plusieurs reprises, surtout quand la défense ne se contente pas de les dénoncer pour leur mauvaise réputation. L’affairiste P. Gerau en 1298 comme le matricide Astruch de Besalú en 1325 ne se privent pas de cette possibilité119. Le jeu de l’avocat est donc de faire répondre à de nouvelles questions les témoins cités par la partie averse. Il peut également produire ses propres témoins, souvent de moralité. Les copies que nous consultons sont encore proches des notes d’audience qui ne sont pas réécrites pour la démonstration de l’appel. Elles fournissent même des listes synthétiques de noms de témoins affectés de leur numéro, témoins qui confirment ou infirment tel ou tel article120. Ces gens n’ont pas à dire tout ce qu’ils savent, mais répondent sur quelques articles seulement121. Le témoignage prime sans doute sur l’écrit comme mode d’administration de la preuve mais ne sert pas à la construction de la vérité. Dans les enquêtes, il vise plutôt à reconstruire une narration des faits judiciairement valables. Fort logiquement, les uns interviennent dans une démonstration, les autres dans une reconstitution.
80L’instruction dure elle aussi quelques semaines dans les cas d’informations, quelques jours seulement pour les accusations et appels. Ce délai est naturel puisque l’officier qui en est chargé dispose déjà du mémoire résumant l’inquisitio préalable. Un procès se prolonge en général un peu plus d’un an, et plusieurs procès sont traités en même temps par la cour, surtout en 1298. Les enquêtes font énormément augmenter le nombre total de procès conservés à la chancellerie dans la série des cahiers. Les actions s’échelonnent dans le temps, bien que les mois de juillet et août 1298 connaissent une activité extraordinaire.
81Les délais les plus longs ne proviennent pas d’une quelconque lenteur administrative ou institutionnelle, mais plutôt des refus des parties d’obtempérer à une citation ou de l’appel à des témoins d’outre-mer dont il faut attendre la venue ou le retour, comme c’est le cas pour A. Çaïlla ou plus tard Jucef Adomacz122. Certes, la catégorie sociale qui doit répondre aux procès pour usure s’absente réellement souvent de la ville. Cela fournit un prétexte idéal pour demander des reports d’audience. En effet, le travail des marchands les conduit à se déplacer sur les lieux de leurs affaires, chez leurs clients ou leurs associés, même si ces prêteurs sont bien implantés en un lieu et peuvent déléguer courtiers ou procurateurs. Leur mode de vie habituel fait alterner une présence durable au siège de sa société et des déplacements de quelques jours, voire de quelques semaines en des lieux choisis. Il correspond à celui des prêteurs juifs, ceux connus à travers les archives de la Geniza du Caire, marchands internationaux, comme ceux des bourgades rurales123. C’est ainsi que dans certains cas, des procurateurs doivent remplacer les marchands empêchés alors que dans d’autres, nous avons plutôt l’impression de mesures dilatoires de la part des accusés. Ainsi le sergent ou le scribe qui vont à leur domicile informer les comparants ne trouvent-ils pas des hommes comme Arnau Çaïlla ou Maçot Avingena de Lleida124.
c) Les effets de la centralisation barcelonaise
82Les appels relèvent traditionnellement de la curie royale. Ils font partie des procédures habituelles de contrôle des instances locales par les officiers qui dépendent directement du chancelier et que peut mander le gouverneur commis par le roi en son absence. Ainsi agit Ramon Fulchonis, vicomte de Cardona, délégué en cette année 1298, tant aux affaires internationales — telles les négociations avec les légistes du royaume de France ou les représentants de Jacques de Majorque — qu’aux questions particulières — tel l’affrontement entre le cavalier Eymeric d’Espiels et Berenger Marques, usurier de Vilafranca del Penedès125. Certains accusés espèrent une intervention du pouvoir politique en leur faveur. Ils préfèrent éviter une mise en cause que solliciter ensuite une grâce royale. Peut-être parce que les rémissions s’accordent plutôt dans les cas d’homicides que dans les condamnations financières impitoyablement combattues et fiscalisées. Peut-être également parce qu’ils voudraient éviter de s’entendre déclarer usuriers manifestes à la prochaine accusation. La commission spéciale aux usures, sous l’autorité de Nadal Raynier refuse tout compromis. Elle bénéficie d’un pouvoir délégué directement par le seigneur roi, même si elle respecte les formes légales dans les procès et si les enquêtes ne mènent pas semble-t-il à des condamnations comme le peuvent les procès126. En effet, dans la mesure où le roi agit en lançant ces enquêtes sur l’usure sous l’impulsion du seigneur pape et nomme des hommes spécialement pour cette mission sous l’autorité de Ramon de Manresa, le système habituel de délégation des pouvoirs s’en trouve bousculé. L’action renforce le pouvoir royal. Nadal Raynier y gagne toute liberté pour citer à comparaître jusqu’aux personnes protégées par le pouvoir, comme Berenger Marques127. Il peut comme il l’entend intervenir dans des conflits liés aux questions politiques et fiscales comme celles jugées entre Mirabello et Columbo à Valence et Espiels contre Marques en Penedès. De même a-t-il dirigé l’informatio contre Bartomeu de Mans. De fait, ces procédures attentaient aux usages et pouvoirs locaux et participaient à l’uniformisation administrative et juridique de toutes les terres relevant de la couronne d’Aragon, royaume de Majorque inclus128. Les langues utilisées dans les résumés des procès montrent un des aspects de la centralisation barcelonaise129 (tableau 9, p. 60).
83La langue des documents est sans conteste le latin. Cependant, les langues parlées dans les domaines relevant du comte-roi sont retranscrites et infiltrent le latin130. Latin et catalan alternent. L’appel des conseillers barcelonais en 1297, par exemple, n’est pas totalement traduit en latin. Ce phénomène est net dans les interrogatoires, où la parole des témoins paraît en langue vernaculaire dès que le propos, éclatant de vie, ne peut être correctement traduit. Lorsque le juge exige que le témoin pèse des mots qui font foi, la précision lexicale ou la dramaturgie des contrats recréée en audience nécessite d’échapper à une trop savante normalisation linguistique. La lettre d’appel du monastère Sant Miquel del Fai, rédigée en aragonais, montre combien le latin n’est désormais que la langue des actes définitivement mis en forme. Dans les deux derniers procès de la série des usures, la rédaction est entièrement en aragonais, à tel point qu’une charte de Jacques II est même copiée dans cette langue. Le latin n’apparaît plus que de manière marginale, comme le vestige d’un texte antérieur131. Il s’agit en effet de l’insertion dans le texte du texte intégral d’une lettre de Sancho Muñoz, juge en appel pour les usures132. Les domaines aragonais se caractérisent donc par une forte présence de l’aragonais. En Catalogne par contre, le latin conserve une place importante. À Majorque, les appels sont retranscrits dans les registres en latin alors que certaines lettres de demanda ou d’appel sont en catalan. À Gérone, les lettres qui servirent à bourrer les couvertures des registres notariés sont en langue vernaculaire133. La présence du vernaculaire caractérise les documents personnels ou administratifs intermédiaires alors que le latin convient aux documents mis en forme, aux contrats. L’analyse des registres de la Trésorerie royale, le Maestre Racional, corroboreraient ces indications.
Tableau 9. — La langue des procès
Affaire | Langue principale | Intégration | Langue vernaculaire | Expression | Pièces | Pièces jointes |
1297 | Latin et catalan | Usuras | — | Barcelone | — | — |
Bonadona / Çaïlla | Latin | Gravamen illata contra jus | — | Jacqueses | — | — |
Sacriste / Peligriano | Latin | Usurarius manifeste | Quelques mots | Barcelone | — | |
Villanova / Gerau | Latin | Quelques mots | Sans mention (Barcelone) | ? | — | |
Canyeto / Scuder | Latin | Usurarius manifeste | Non | Barcelone | Latin | — |
Çaïlla / Bonadona | Latin | Latin | Jacqueses | Latin intégrées | — | |
Biona / Franchea | Latin | A diners avantats de barata fer pujar | Quelques mots | Sans mention (Barcelone) | — | — |
Mirabello / | Latin | Non | Barcelone | — | Latin | |
Espiels / Marques | Latin | Latin | — | |||
Segui / Ametller | Latin | Non | — | — | ||
Fai / Mitjans | Latin | Non | — | Aragonais | ||
Çaïlla / Bonadona | Latin | Bis solvere facere fraudam | Jacqueses | En hébreu, absentes | — | |
Navarra / Amos | Aragonais | Langue principale | — | f | ||
Sos / Abon | Aragonais | Langue principale | — | Aragonais |
84Quant à l’hébreu, qui demeure pourtant une langue religieuse et savante écrite, il sert également dans la vie courante des prêteurs et marchands. Une double mise en acte est parfois opérée, comme dans le cas des actes concernant le mariage, ketubot et contrats en forme latine : ainsi l’instrumentum latin suit le droit romain alors que la carta hebraica reprend les formules du droit hébraïque134. La publication des actes hébraïques de la judaica, comme diverses bribes de comptes de prêteurs juifs l’avaient déjà montré135. Les documents perpignanais prouvent également que le pouvoir royal s’intéresse aux preuves écrites en caractères hébraïques et à la manière suivie par les juifs pour tenir leurs livres136. Mieux encore, les procès étudiés ici mettent en relation ces écritures hébraïques avec la société englobante qui les connaît et en tient compte comme preuve commerciale et judiciaire. Plus encore, un chrétien peut arguer de documents en hébreu qu’un juif nie avoir rédigés. Dans ce domaine, lorsque les astuces procédurières ont échoué, les experts ont la parole.
85Au tout début du xive siècle, le latin demeure donc la langue officielle employée pour formaliser les actes. D’autres langues valent néanmoins devant les juridictions chrétiennes et la langue vernaculaire, pleinement reconnue, commence à être employée dans les actes de la pratique — spécialement les délibérations municipales — alors que le latin domine encore pour longtemps dans les autres textes. Elle enrichit le latin du vocabulaire courant et technique, comme nous allons le voir avec les mots de l’usure. L’uniformisation procédurale va donc de pair avec la prise en compte des réalités multiples des domaines catalano-aragonais. D’un autre côté, la centralisation établit une procédure déjà visiblement normalisée. C’est le procès d’appel d’A. Çaïlla qui, comparé aux autres documents du corpus, nous apporte le plus d’informations à ce sujet137.
86Cependant, si l’action efficace de la justice est visiblement une action centralisée de la chancellerie, la suite des opérations antiusuraires est déléguée.
Le temps des procès : logique de la documentation
87Comment se constitue la documentation de la chancellerie nommée Processos en Quart ? Le nom donné à ces liasses ne nous apprend seulement le format : in-quarto. Si l’on en juge par les brouillons et documents recyclés retrouvés aux archives historiques de Gérone, le type de feuillet retrouvé ici est traditionnellement utilisé pour copier les étapes intermédiaires des procédures judiciaires qui ne seront pas nécessairement gardées138. La chancellerie conserve néanmoins à part ces liasses de procès en une série volontairement constituée sous Jacques II. La présentation des dossiers présente une homogénéité remarquable. Alors que les autres procès du début du xive siècle sont conservés en liasses de papiers, ici des cahiers ont été soigneusement cousus bien qu’ils ne comprennent pas toutes les pièces d’une procédure. Peut-être la conservation de cahiers de procès fut-elle ébauchée antérieurement aux années 1297, au moins sous Pierre le Grand, avant 1280. La pratique de recopier les chartes scellées par la chancellerie dans des registres, en forme brève, et plus tard en forme étendue, date des derniers temps du règne de Jacques Ier, vers 1270 ; l’utilisation du papier facilita ce travail. Mais c’est Jacques II qui ordonne la copie intégrale des documents dans des registres thématiques. La chancellerie rassemble ainsi quatre-vingts registres, puis en rédige trois cent trente correspondants à son propre règne. Les dossiers de procès sont cependant rassemblés dans des cahiers de format plus petit que les registres, ils n’ont pas été reliés comme les registres. Il s’agit bien d’un autre type de travail que l’ouvrage quotidien qu’exercent les scribes de la chancellerie. Les notariats urbains, pour leur part, utilisaient deux à trois formats en petits cahiers ou en gros registres couverts de parchemin de récupération. Ils pouvaient se contenter de carnets de papier in-octavo. De même en 1306, les premiers testaments cerdans rassemblés dans des cahiers sont-ils dans ce petit format. Le petit format est-il choisi lorsque les documents, moins normalisés que les chartes sous forme abrégée, sont censés servir provisoirement par opposition au livre qui sera relié ? Les Ordinacions de saint Vincent Ferrer pour la Cerdagne sont recopiées sur un petit cahier de papier. Le fonds des archives historiques de Gérone montre que les formats allongés que l’on trouve en Provence chez les notaires et les carnets in-16° sont plutôt réservés aux écritures personnelles des marchands, les in-octavo et in-quarto aux cahiers de la cour de justice, viguerie ou officialité139. La cause de ces choix dépend parfois tout simplement du volume de documentation attendu, qui demeure limité dans le cas de documents particuliers, et de la durée d’utilisation envisagée.
88Un argument de poids plaide pour l’élaboration d’une documentation de travail, réalisée à partir d’éléments de procès jugés essentiels par la chancellerie : la présentation et l’écriture de ces documents sont particulièrement bien normalisées, les textes sont annotés, alors que ces textes sont a priori hétérogènes et proviennent de lieux divers, que les scribes et notaires employés diffèrent selon les lieux et les périodes et sont mis à disposition de la cour selon les possibilités locales140.
L’écriture et la présentation des enquêtes
89Certes, la formation des scribes et notaires est similaire dans toute la Catalogne et la Couronne dans son ensemble. L’absence des sentences est alors naturelle, n’est pas la conséquence d’une perte accidentelle ou de l’interruption du processus judiciaire et ne peut devenir un argument dans l’interprétation des faits. Cependant, certains dossiers sont visiblement des épaves, comme celui d’août 1298 sur les manipulations de quittances à Valence, très lacunaire puisque limité à l’interrogatoire de témoins sur trois folii. Nous pourrions considérer que le dossier de mai et juin 1298, concernant les acensements de la barge du Llobregat est mutilé malgré ses vingt-six folios, puisqu’il ne comprend que des interrogatoires, sans les articles. Le dossier défendant la veuve de Jacme Scuder de Terrassa ne comprend plus que sept folii141. Mais d’autres, comme le volumineux résultat de l’appel interjeté par Arnau Çaïlla, le drapier obstiné de Lleida, forment de fait un tout exhaustif, bien que l’inventaire et le classement, regroupant les causes dans un ordre chronologique, n’en tiennent pas compte142. Du point de vue de la chancellerie, un procès complet est clos par des sceaux plaqués sur le dernier folio, comme en porte le procès qui suivit l’appel de Çaïlla143. Le volume de papier relié n’est pas le gage de la conservation totale ou non du document. La clôture se marque par un protocole final, concernant la cause en cours, ou par un signe conclusif (une boucle de cordelette dans celui des interrogatoires concernant l’usurier Scuder), par un signum dans celui de mai 1304 contre les usures de don Abon. Le texte de l’appel interjeté par Arnau Çaïlla, bien conservé, a gardé tous ses sceaux, comme l’albaran de citation, pièce jointe de l’appel du monastère de Sant Miquel del Fai144. Mais le plus souvent, les comparutions de témoins forment un seul document autonome, comparable aux cahiers reconstitués à Gérone. Par exemple, lors de la seconde comparution de témoins dans l’appel Çaïlla dont nous connaissons l’ensemble de l’affaire, les dossiers n’étaient pas regroupés dans une seule caisse mais, au contraire, rangés dans l’ordre chronologique, si les services d’archives ont respecté le rangement initial. Jaume Riera fait la même remarque au sujet des documents concernant le cas Astruch Bondavid Saporta145. L’organisation typologique et chronologique des chartes, largement pratiquée aux xiiie et xive siècles, s’appuie sur la référence de la date, du lieu d’émission et du nom du scribe ou notaire qui a enregistré la charte. Cette méthode vaut tant pour les chartes de la chancellerie que pour les quittances du Maestre Racional et pour les actes notariés des particuliers. Les différentes liasses du cas Çaïlla nous montrent incontestablement que les autres affaires, où subsistent seulement les cahiers relatant les interrogatoires, ne sont pas pour cela des vestiges nécessairement incomplets du point de vue de l’administration royale mais des dossiers sur lesquels le juge s’appuie pour juger et qui peuvent être conservés sans les pièces de procédure. Ces dernières, nécessaires à la vérification procédurale, sont copiées dans les registres des cours, sans les comptes-rendus d’interrogatoires souvent laissés en blanc ou résumés en quelques lignes146. Le juge et l’administration judiciaire distinguent ainsi clairement les deux étapes du processus conduisant au jugement. Par contre, dans une administration peut-être débordée, où les officiers ne sont pas affectés définitivement, les copies prévues dans les registres ne sont pas toujours opérées a posteriori.
Tableau 10. — La mise en forme des procès pour usure
Affaire | Protocole initial | Titres | Paragraphes | Distinction des | Protocole | Pièces |
1297 Appel des conseillers de Barcelone | Oui | Non | Non | Pas d’objet | Oui | Non |
Bonadona / Çaïlla | ||||||
Sacriste / Peligriano | Date, nature circonstances, juge, scribe | Non | Non | Pas d’objet | Non | Non |
Villanova / Gerau | Non f° 17 | Titre général : dossier de témoignages demandés par Villanova f° 17 | Numérotation lorsque notes rapides | Pas d’objet | Non | Envisagées mais non recopiées |
Canyeto / Scuder | Non | f° 1 | Numérotation ou Item | Date f° 8 dans pièce rapportée | Non | |
Çaïlla / Bonadona | Intégrées | Non | ||||
Biona / Franchea | Date, nature circonstances, juge | Non | Item | Chaque journée de comparution | Non | Non |
Mirabello / Columbo | Date, nature circonstances | Non | S. f° 1 | Non | Oui | |
Espiels / Marques | Date, nature circonstances, juge, scribe | Général encadré | Non | Oui f° 4r° | Voir procédure | Non |
Segui / Ametller | Date, nature circonstances, juge, scribe, à chaque nouvelle comparution, fos 3r°-v° et 4r° | Général encadré | Item, à partir du f° 4 | Oui f° 5v° | Voir procédure | Non |
Fai / Mitjans | Date, nature circonstances, juge, scribe, | Notes marginales | Parfois S (rares) | Pas d’objet | Albaran de citation avec sceaux | Oui, à la fin |
Çaïlla / Bonadona | Oui encadrés, notes marginales | Oui | Le signum du notaire public local sans dessin est intégré dans la copie | |||
Navarra / Amos | Date, nature circonstances, juge, scribe | Date | Non | Sous forme de récit | Non | Non |
Sos / Abon | Date, nature circonstances, juge, scribe | Non | Non | Non | Signum | À la fin |
Protocole initial | Titres | Paragraphes | Distinction des parties de la procédure | Protocole final | Pièces jointes |
Tableau 11. — Écriture des procès pour usure
Affaire | Modules lettres | Ductus | Abréviations | Espaces | Coupures | Ponctuation, | Changements | Variations |
1297 | 1. — Gros, lettres rondes, hampes courtes. | 1. — Lettres détachées. | 1 et 2. — er, m, n, | 1. — Large, rares points. | 1. — Évitée, fin des lignes moins régulière. | 1. — Début de phrases. | Écriture plus petite à partir du f° 7r° numérotée 2. | 1. — S’élargit et l’encre s’éclaircit au f° 3v°, éléments suscrits f° 6v° |
Bonadona / | Lettres droites, | Écriture très régulière, lettres bien individualisées | M, n, er, tur et terminaisons, | Espace entre les mots bien visible, le texte n’est pas parfaitement justifié | Généralement évitée | Débuts de phrases, | Néant | Listes d’une écriture plus rapide, moins régulière |
Peligriano / | C et t parfois mal distincts, hampes courtes, | Écrasé. | , | Visible quelques points | Évitées | § = 1 ligne sautée, S | S’agrandit, s’éclaircit, se dégrade et s’élargit | |
Villanova / | Lettres bien individualisées mais liées | Assez régulier, s’inscrivant dans un carré | Er, n, m suscrits sur, traits fermes peu longs, en nombre variable. | Mots nettement détachés | Évitées | Grands espaces blancs, paragraphes distincts. Quelques titres encadrés, numéros des témoins. | Changée au f° 17 | Écriture homogène malgré des dégradations, ex. : f° 16 dues à une plume écrasée |
Canyeto / | C et t peu distincts, boucles intérieures de s, d, s et | Régulier, s’inscrivant dans un carré, légèrement penché vers la gauche | Er et i, n, m suscrits traits fermes et assez longs | Mots détachés, points entre les mots | Rares mots tronqués | § = 2 lignes sautées | 1 pièce d’une écriture plus serrée au f° 6 | |
Çaïlla / | U et v semblables, en v au début de certains mots | Beau ductus | Lettres suscrites marquées par un trait ferme, ur bien dessinés distincts des er ; et, pro, per, et quod soignés. | Mots nettement individualisés | Quelques mots tronqués | § = 1 ligne sautée titres des pièces jointes, quelques titres ajoutés et abrégés encadrés à gauche. Majuscules en début de phrase, rarement aux noms propres. | Non | Dégradations régulièrement par usure de la plume, ex. : f° 20, mais soin |
Biona / | Voir 1297 | |||||||
Mirabello / | Écriture ronde, parfois penchant légèrement vers la gauche (d, i, r mais pas h et l). | Ferme et rapide | Us. | Large | Quelques mots tronqués | §=S et 1 ligne sautée. | Non | Non |
Espiells / | Voir Çaïlla /Bonadona | |||||||
Segui / | Sauf les D | Voir Çaïlla /Bonadona | ||||||
Fai / | Petit mais très nette lettres détachées. | Ferme, très légèrement penché vers la gauche er, | Er, ar, m, n, i | Clairs mais écriture assez petite et serrée, parfois points séparateurs lorsque abréviation trop proche (ex. : .t.) | Rares mots tronqués | § = & ligne sautée, rares S (pour témoins) quelques signes ou titres dans les marges rajoutés, voire un trait vertical au f° 25v°. | Albaran | Copie homogène et demeurant d’excellente qualité d’autant plus que longue (44 fos). |
Çaïlla / | ||||||||
Navarra / | Lettres arrondies, | Régulier entrant dans un carré | Er, n, m, et, et mots identiques au latin. | Majuscules aux noms de personnes | 1/2 ligne sautée très dense | Sans dégradation sur 24 fos | ||
Sos / | Voir 1297 1 |
90C’est seulement dans l’action menée par le prieur du monastère Sant Miquel del Fai qu’est jointe, à la fin, la minute de la sentence, visiblement non intégrée au texte, comme cela peut l’être de certaines autres annexes ou pièces justificatives et d’une écriture fort différente147. La conservation des sentences n’est donc pas l’objet de cette série de procès, elle n’est nécessaire qu’aux appels. Dans la logique des services barcelonais comme en bien des royaumes, les sentences doivent être rangées à part et ne sont pas obligatoirement copiées dans des registres dits d’appels ou de suppliques, comme à Majorque.
91Ces interrogatoires de témoins sont donc essentiels aux yeux de la commission sur les usures, la pièce maîtresse, nécessaire à la formation du jugement car ils éprouvent l’argumentation et les preuves des parties. Les mandements initiaux, eux, compilés dans un registre, relèvent de l’administration. La nomination d’enquêteurs, les dénonciations ou les accusations juridiquement constituées, les auditions de témoins lors des procès accusatoires convergent en accordant une place éminente à la fama. C’est sur les témoignages que portent les efforts des procurateurs, pour démontrer ou, au contraire, contester la culpabilité de l’accusé. Cela est naturel : la littérature juridique retient avant tout les témoignages dans l’ordre des preuves148.
92La graphie et la mise en page contribuent à l’unité de la série des procès. Le ductus de cette écriture gothique notariale cursive est généralement souple. Le scribe emploie des lettres arrondies aux abréviations latines plutôt classiques et normalisées, parfois très nombreuses, voire généralisées. La page est totalement remplie et l’écriture s’étale le plus souvent d’une manière harmonieuse et équilibrée. Le notaire a choisi un large interligne, plus large que dans les registres de la chancellerie et même que dans ceux du Maestre Racional dont les comptabilités sont pourtant particulièrement aérées. Les mentions de paragraphes — signifiées par un § — sont assez souvent employées, mais les traits et lignes séparatrices, si courantes chez les notaires urbains et dans le Maestre Racional, sont quasi totalement absentes. Le souci de présentation est patent. La manière de procéder est comparable aux cahiers de papier ou aux parchemins de la viguerie de Gérone, aux copies de chroniques et d’ouvrages par les chancelleries, sans posséder la qualité des beaux manuscrits. Une telle documentation, utile au travail sur le moyen terme, mérite d’être conservée quelques années, trente ou quarante, voire plus. Quant aux pièces jointes nécessaires — actes de procuration, instruments notariaux, chartes royales, arrêts déjà prononcés par une autre cour et cités in extenso —, qui demeurent rares, elles sont dans les trois quarts des cas intégrées dans le texte et tout au plus marquées par un titre encadré parfois ajouté postérieurement, comme dans l’appel Çaïlla qui demeure un modèle de présentation149.
93Bref, tout ceci étaie solidement l’hypothèse d’une conservation de copies, réalisées non pas nécessairement par un scribe en fonction lors du travail des enquêteurs ou de celui de la cour, mais postérieurement lors de la transmission à la chancellerie. L’apparence de chaque cahier est sensiblement identique à celle des autres. En effet, nous pouvons repérer un à deux scribes seulement par dossier. Peut-être même des documents aragonais et catalans sont-ils copiés de la même écriture. Nous aurions là, non pas des dossiers transmis à la cour royale, mais la copie des parties de ces dossiers jugées utiles ou essentielles. Dans certains cas d’ailleurs, le scribe rapporte à la troisième personne du singulier le protocole final, qui se termine par la copie du signum. Parfois au contraire, dans le corps du texte, un scribe mentionne à la première personne quelques cédules qu’il a écrites, voire transmises. Il peut même alors les apporter en personne aux cités à comparaître, lorsqu’un sergent n’est pas commis150. Ces données, des instruments de travail, utiles à l’instruction, garantissent par leur conservation la légalité de l’action à travers les actes constitutifs de la demande conservés ou cités. Elles serviront de modèle pour les réformes administratives postérieures. Au début du xive siècle, la procédure est déjà éprouvée : lorsque le scribe local transmet à Nadal Raynier l’appel du monastère Sant Miquel del Fai, il précise que les convocations à comparaître citeront les procurateurs deux jours après réception du cahier résumant les dépositions des témoins151. Le dernier dossier de témoignages de l’affaire Çaïlla n’est-il pas exactement le produit de ce genre de copie transmise au pouvoir central ? Suppositions que nous allons vérifier grâce à une analyse détaillée de l’écriture.
94Les officiers de la section curiale de la chancellerie royale déléguée aux usures travaillent en petit groupe, intégrant l’ensemble des procédures à un corpus archivistique. Une étude paléographique et diplomatique montre une unité des copies supérieure encore à celle de registres de la chancellerie, du Maestre Racional, ou à celle de livres notariés de la même étude. En effet, lorsque scribes et notaires travaillent de concert à la rédaction d’un registre, surtout les registres de brèves, les habitudes de chacun s’expriment dans l’emploi des abréviations, la personnalité de chaque écriture est d’autant plus marquée que le travail doit être rapide.
95Dans le cas des enquêtes sous l’autorité du chanoine Çaturri et de Ramon de Manresa, puis des procès sous la direction de Nadal Raynier, bien que plusieurs écritures se distinguent, parfois même dans la copie d’un même acte comme l’appel de 1297, l’unité graphique est frappante. Lors de cette plainte et protestation, deux notaires participent au contrôle de la mise en forme publique des échanges entre les conseillers de Barcelone et les responsables de la commission des usures : Stéphane de Puig, notaire public barcelonais présent auprès des conseillers, et Bernat de Cumbis, actif auprès du viguier. Ce dernier, cité dans les registres de la chancellerie, s’attache spécialement aux copies de la commission aux usures. Les Commune de 1297 à 1299 montrent cependant qu’il ne travaille pas à temps plein pour ce service et reste un employé polyvalent des services de l’administration centrale barcelonaise. La transition entre les écritures des Processos en Quart ne correspond pas à différents émetteurs et proviendrait plutôt d’une simple succession pour cette tâche de copistes du même atelier. Il en est de même dans les différents registres de la chancellerie ou des notariats urbains. Cette alternance se retrouve dans le procès de Villanova contre Gerau, bien que ce texte paraisse le plus proche d’une copie d’audience : de nombreux blancs ont été laissés lorsque devait être citée la teneur d’un acte, les abréviations sont plus nombreuses et l’écriture plus rapide152. De plus, la rédaction laisse plus souvent à désirer. Sant Bau de Llobregat est d’ailleurs le lieu le plus proche de Barcelone, dépendant de la circonscription barcelonaise. Cette situation expliquerait l’originalité de ce texte. La chancellerie n’a pas reçu le résumé d’une procédure pour étayer un appel, mais conservé des interrogatoria de première instance. Que ces textes, qui ressemblent formellement aux feuillets retrouvés dans les reliures des registres notariés de Gérone, n’aient finalement jamais été recyclés comme vieux papiers prouve que l’administration royale les considéra longtemps comme vifs, utilisables, malgré leur nature qui témoigne de l’état intermédiaire du travail.
96Sauf en cas de pièces jointes comme dans l’accusation de prieur du monastère Sant Miquel del Fai contre Mitjans, les autres copies présentent un aspect très homogène et régulier153. Cependant, au fil des pages, l’écriture se dégrade, soit que la plume s’écrase, soit que l’encre se décolore, soit que la taille des lettres, de moins en moins bien formées, s’agrandisse, lorsque se manifeste ainsi un laisser-aller exprimant la fatigue du scribe. Si le document est suffisamment long, ce processus peut se répéter plusieurs fois, révélant des sessions successives. Au bout de trois ou quatre folii, le copiste est en effet souvent las. En outre, l’unité de l’écriture est visible alors même que la durée du procès est longue, ce qui devrait pourtant favoriser le remplacement des scribes. Enfin, dans certains procès, l’écriture semble être la même que celle d’un dossier précédent, malgré les origines géographiques pourtant variées de ces dossiers. Les textes en aragonais, comme celui du procès de Sos contre Abon, ressemblent ainsi étrangement à ceux qui utilisent le catalan — l’appel de 1297 ou un texte du Penedès, Biona contre Fanchea154. Certes, la culture notariale est partagée par tous les scribes du royaume. Elle produit une graphie et une mise en forme sans grandes variations, malgré l’intervention de notaires publics locaux parfois mandatés par le pouvoir royal pour écrire ses chartes. Néanmoins l’analyse des Processos en Quart dédiés à l’usure et aux diverses affaires de crédit fait envisager l’existence d’un petit groupe d’officiers et scribes chargés spécialement de ces affaires155. La connaissance du personnel de la commission ne contredit pas cette conclusion. Dans ce cas, les enquêtes et les procès entretiennent un lien étroit et se succèdent dans le travail d’une même équipe, sous l’autorité de Ramon de Manresa lors des enquêtes, puis sous celle de Nadal Raynier après le renvoi des cas litigieux à la justice royale.
97Enfin, l’unité thématique du corpus plaide en faveur d’une unité de cette série de procès qui dépasse la correction des usures. La plupart des procès conservés à Barcelone ne sont pas classés dans les liasses de la Cancelleria, mais dans d’autres séries comme le Maestre Racional, Trésorerie royale et la Batllia General de Catalunya, subdivision administrative du Principat, qui appartiennent tous deux à la série Real Patrimonio ou patrimoine royal. On connaît par ailleurs les documents conservés au palais de justice de Barcelone, ceux du tribunal de la chambre royale, la Real Audiencia, qui comprennent 600 registres de conclusions et sentences civiles et criminelles, mais cette documentation commence bien plus tard, en 1372. La présence des procès étudiés ici dans les archives conservées par les officiers de la chancellerie royale paraît logique : c’est dans les Processos en Quart que se trouvent la majorité des procès concernant les usures et l’endettement, mais aussi les juifs qui dépendent directement du roi ; les enquêtes déclenchées en réponse aux émeutes, comme celles de 1285, des appels de la juridiction du batlle sont aussi déposés dans cette série156. Voici des questions liées directement à la politique royale et à l’administration du royaume. Par contre, les dossiers réglant les cas d’homicides, ou les nombreuses affaires familiales sont conservés ailleurs. Nous disposons ici des procès contemporains des toutes premières mesures qui préfigurent l’Audiencia Real, institution capitale157. Ceux qui classèrent ces cahiers ne se préoccupèrent pas de rassembler des procès complets. Ainsi, les sentences sont très rarement présentes dans les Processos en Quart : même si tous les procès n’aboutirent pas à une sentence, elles étaient donc bien conservées dans un registre spécial. Les officiers cherchaient plutôt à forger des outils efficients, à même de renforcer le pouvoir de Jacques II.
98Cette conclusion est logique, au vu du contexte administratif. La mise en relation des procès pour usure avec le registre Usurarum conduit également à penser que nous observons un processus à la fois administratif et judiciaire en train de se construire, bien que les champs de l’administratif et du judiciaire demeurent distincts, le second succédant au premier. Toutefois, le registre et les procès ne renvoient que fort peu l’un à l’autre.
99Ces arguments permettent donc d’envisager raisonnablement l’hypothèse d’une série constituée par la chancellerie de manière cohérente, au service du pouvoir royal, qui serait formée avec les éléments de procès nécessaires au bon gouvernement et au maintien de l’ordre public. Elle renforce le pouvoir royal aux dépens du pouvoir clérical, des particularismes des royaumes qui constituent la couronne d’Aragon, et même des diverses communautés.
100Cependant, constater l’unité de la série ne nous informe pas sur la nature exacte des bribes de procès conservées dans la chancellerie sous le nom Processos en Quart, qu’il est difficile a priori de caractériser de manière univoque. Les scribes copient en effet des interrogatoires obtenus lors d’enquêtes et ceux qui proviennent de procès de manière similaire. En l’absence d’autres pièces — mandement ou demanda — comment savoir exactement a priori quel modèle procédural préside à ces auditions ? Pour cela, les textes doivent être examinés plus précisément.
La procédure suivie
101La lecture des documents conservés dans la série Processos en Quart permet de présenter l’articulation entre enquêtes et procès, l’enchaînement des diverses procédures, celles des « processi in cancelleria regia » comme les nomme un scribe en 1319158 (fig. 6, p. 76).
102Une analyse détaillée est nécessaire. En effet, la série comprend des dossiers aux titres divers. Ces intitulés ajoutés au xviiie et au xixe siècles ne nous renseignent pas correctement, pas plus d’ailleurs que les analyses du catalogue actuel des ACA. L’emploi du terme crimen, polysémique, n’est pas non plus un critère valable, qui permettrait de séparer actions au civil de celles au criminel. Nous le lisons surtout dans les registres Commune et dans les mandements au sujet des « crimes des usures ». Conserve-t-il son sens classique de « chef d’accusation » ? Pas seulement, car s’il est courant dans les lettres, avec un sens affaibli, les acteurs des procès l’évitent et son emploi dans les titres est postérieur au travail des officiers médiévaux.
103Puisque nous ne pouvons nous fier aux titres des dossiers, voyons quel est le cheminement qui mène à l’intervention d’un juge royal. Les traités de procédure n’en présentent pas les deux premières étapes, pourtant très proches des enquêtes pontificales contre les évêques : A- avant l’action et B- l’instruction préalable, décrites ici159.
a) A- Avant l’action
104Nous trouvons, dès le début de la série, des comptes-rendus d’interrogatoires conduits par un officier royal nommé pour s’informer sur un événement qui a menacé l’ordre public. Le fait en question est exprimé de la manière neutre qui se retrouve dans tous les procès royaux : « découverte dans le call du corps d’un enfant trouvé mort » ou ailleurs, « Struch trouvé mort pendu »160. Les émeutes barcelonaises de 1285 ont donné lieu à l’un des premiers documents de ce type conservés. L’émeute de Berenger Oller, à connotation antijuive, déclenchée lors de l’invasion française, survint en effet à une heure grave du règne de Pierre le Grand. Cependant, la chancellerie n’est pas la seule à rassembler ce type de document. D’autres inquisitiones peuvent se trouver dans les fonds locaux. À preuve cette enquête demandée par Alphonse IV le Bénigne au sujet de l’assaut contre le call de Gérone en 1331 à Ferrer de Llillet, batlle général de Catalunya et à Ramon de Prat, juriste de Besalú, cahier conservé à l’Arxiù Diocesa de Gérone161. Plus tard la venue à Puigcerdà du juge et du procurateur fiscal, pour répondre à une dénonciation sur la mort suspecte du jeune Boniach en plein processus de conversion, a laissé une information conservée en partie dans les fonds de procès de la viguerie locale162. L’examen des Processos en Quart montre que l’un des parents de Boniach, puis le juge de cette affaire furent successivement attaqués. La tentative de conversion de Struch Boniach en 1386 doit donc être reliée à une accusation contre Boniach Deuslosall, huit ans plus tôt en 1378, pour relations charnelles avec une chrétienne, dont le dossier est conservé dans la série Processos en Quart163. Si l’on en croit cet exemple, une affaire en cache souvent une autre. Un procès devant une juridiction, conservé dans une série, s’éclairera souvent grâce à des découvertes réalisées ailleurs qui compléteront nos conclusions. La hiérarchie des cours de justice est en place. Les divers tribunaux de la chancellerie, de la battlìa générale, du Real Patrimonio, du justicia d’Aragon, des vigueries répondent chacune à des cas spécifiques.
105Relevons trois cas, qui nous permettront de comprendre comment l’action judiciaire peut être initiée ou empêchée, en l’absence de procès accusatoire classique : ils concernent l’enfant trouvé mort dans le call en 1301, le matricide d’Astruch de Besalú, et dans le cadre des enquêtes sur les usures, les ventes de parts de la barge du Llobregat du seigneur R. de Vilanova par l’usurier Gerau père164. Cependant, bien que les documents se ressemblent formellement, ces trois affaires diffèrent par la manière dont l’administration royale a eu connaissance des faits. Nous ne pourrons en saisir la nature exacte qu’en les comparant aux autres documents de la série Processos en Quart que nous n’étudierons pas, mais dont la lecture rapide est éclairante165.
A-1 (1). — La manière de porter les faits à la connaissance des autorités
106Les sources juridiques aragonaises et catalanes ne fournissent pas de présentation suffisamment détaillée au sujet des manières à respecter pour porter un fait litigieux ou illégal à la connaissance des autorités. Seul le litige conduisant à une procédure civile est envisagé à travers la demanda et le clam, alors que la pratique montre que d’autres formes d’initiatives sont possibles, comme nous allons le voir. Par contre, les divers sujets de contestation sont énumérés166. Dans ce cadre, comment comprendre le terme de clamor employé dans les chartes du registre Usurarum ? Comment interpréter convenablement les mentions fugaces ayant trait au début de l’action que nous lisons dans les sources ? C’est donc l’examen de la procédure suivie réellement et non pas les compilations juridiques ou les traités de procédure qui peuvent nous éclairer exactement sur les pratiques judiciaires à l’œuvre à la fin du xiiie siècle, surtout en ce qui concerne la capacité à initier une action.
107Un fait trouble l’ordre public. Il est connu des autorités royales après :
108*un notorium, chose connue par les yeux, selon le droit canonique, qui implique l’absence de doute. Il faut l’intervention du bailli, du viguier, officiers royaux territoriaux d’autorité167. Mais tout se passe comme si un processus judiciaire ne pouvait se développer ni aboutir à un procès par ce biais, dans le cas des usures.
109Il semble d’ailleurs fort malaisé de réussir à établir un notorium. Le cas de l’enfant trouvé mort dans le call n’offre ni crimen caractérisé, ni coupable, les interrogatoires se déroulent dans un contexte et un cadre particulier168. Un trouble d’ordre public a été constaté sans délai par le viguier, l’evidentia initie donc l’enquête. Un procureur fiscal interroge ensuite les témoins de l’inquiétude qui agita le call. Aucune autre pièce, aucun autre renseignement que le récit des premiers témoins sur la procédure suivie sur le champ par les garants de l’ordre à Barcelone, le viguier et le batlle. Le compte-rendu de ces comparutions diffère des interrogatoria des autres dossiers. Les réponses informent sur la question posée : « que s’est-il passé ce samedi soir près de l’étal du call ? ». Après les premiers interrogatoires, une inflexion se fait sentir et les témoins répondent de fait à l’interrogation : « qui a pu déposer le corps ? ». Une telle question aurait pu conduire à une inculpation, mais l’enquête s’opère en l’absence d’un dénonciateur ou d’un accusateur constitué, en l’absence d’expression discernable d’une clamor à laquelle devrait réagir le pouvoir royal169. Même si la fin du texte est illisible, le non-lieu paraît une conclusion logique.
110Dans ce type de cas, un fait perturbant la paix publique nécessite l’intervention des officiers royaux d’autorité, le viguier, voire le batlle de Catalogne par exemple170. Il peut provenir de ce que les chroniques nomment rumor, une émeute populaire contre laquelle les viguiers cherchent généralement à agir dès les premiers signes en envoyant des sergents, en se rendant en personne sur les lieux, ou en commandant d’autres actions de police. Ce fait peut être connu à travers une fama publica — définie par les témoins comme « ce qui se dit communément ». Certes, avant même que le bruit ne coure, l’autorité, évitant toute agitation populaire par une intervention rapide, peut constater le fait perturbateur ou litigieux de ses propres yeux, comme dans l’affaire de l’enfant mort171. Mais alors, une autre autorité, celle de l’aljama juive représentée par ses secrétaires, l’a alertée et a demandé son intervention, reconnaissant de fait son incompétence en la matière. Sans qu’elle soit formalisée par une demande écrite, cette sollicitation paraît nécessaire, dans le respect du partage des juridictions communautaires et royale, qui se réserve les cas d’homicide.
111Dans les cas d’usure, nous ne trouvons pas trace d’un notorium — la « chose connue par les yeux », selon le droit canonique — qui implique l’absence de doute, d’un crime publicum ex evidentia tel qu’il a été distingué à la fin du xiie siècle du crime publicum ex fama. Malgré le rappel de la formule classique, dans les exposés des motifs des actes dénonçant les usures comme dans les chroniques, la dénonciation publique d’un fait ne suffit pas. Un dénonciateur est nécessaire dans un premier temps, par exemple Ponç de Gualba, sacriste de Majorque, contre Simon de Peligriano lors des enquêtes sur les usures172. L’accusateur devra ensuite se constituer partie selon les formes. En l’absence de partie acceptant de défendre l’accusation, le fait ne peut être qualifié et reste fragile, comme en suspens, alors que les procurateurs fiscaux sont très actifs dans les registres majorquins où nous les voyons représenter l’accusation. Il est même rare qu’un officier royal ès qualités puisse mener une accusation. Seul le batlle de Montblanc et le châtelain de Vilafranca l’ont fait dans le cas d’Astruch Adzay173. Les litterae commissionis qui instituent les enquêteurs sur les usures ne suffisent pas à poursuivre les usuriers en raison de leur réputation fama accusante174. Avant que ces derniers soient renvoyés devant un tribunal, un dénonciateur susceptible de devenir un actor du procès doit se présenter. Une absence de plainte interdit visiblement toute action, les plaintes, querimonia, devant les Corts n’en font pas office. Ainsi, si les enquêtes sont constituées comme un appel à la délation, les usures ne peuvent être légalement condamnées sans plaintes précises et motivées. C’est donc à travers une diffamatio, cas examiné ci-dessous, que les usures peuvent être dénoncées. Enfin, des actions en justice closes par une sentence d’une cour inférieure, comme la curia d’une viguerie, admettent l’appel auprès de la Curia regis.
112Dans les deux autres cas, il existe un coupable présumé et un crimen. Le fait litigieux peut alors parvenir à l’administration royale après dénonciation :
113*une diffamatio, auprès de la cour de la viguerie. Les enquêtes sont constituées comme un appel à la délation. Cette étape du processus judiciaire n’appartient pas à l’instancia, comme le rappellent les traités de procédure. Cette phase préalable connaît un développement important, particulièrement grâce aux enquêtes sur les usures, où il va de pair avec l’emploi d’une procédure abrégée. Ce processus n’est néanmoins pas provoqué par ces enquêtes, il existe au moins dès 1285. Nous le retrouvons hors du cadre particulier des enquêtes, préalable à d’autres affaires, comme celle causée par le vacarme des chants à la synagogue de Majorque dont les plaignent des voisins, les Frères mineurs175. Les années finales du xiiie siècle sont celles où la question de l’initiative des procédures conduisant à une procédure inquisitoire inquiriendo ex officio sont discutées et encadrées : ainsi, lors d’un conflit entre la Paeria, conseil municipal de Lleida et la Couronne, Jacques II décide le 13 juin 1300 quelles causes criminelles commencent par enquête ex officio ou par dénonciation, à savoir accusation portée à la cour de la cité et ordonne qu’un homme de la cour et deux conseillers entendent des causes criminelles et dirigent l’enquête176. À Barcelone, le viguier a le droit de faire inquisitio sur tout crime, mais avec l’assistance d’un assesseur connaissant le droit (savi en dret) et deux prohoms. Cette disposition, sanctionnée par le roi en 1284 n’est pas respectée dans les enquêtes sur les usures, ce qui explique la contestation de cette procédure par les conseillers de Barcelone. Mais il faut attendre 1321 pour que Jacques II confirme le privilège et établisse que l’élection des prohoms correspond à celle d’un juge177.
114Dans les causes étudiées ici, les actions débutent à l’initiative royale, à la suite d’une succession de plaintes particulières à l’encontre d’Astruch, en réponse à des plaintes génériques causes des enquêtes sur les usures qui provoquent l’accusation de Villanova contre Gerau. Astruch de Besalú s’est vu accuser de sodomie puis de matricide, à une date antérieure au procès de 1325, mais nous ne disposons pas de toutes les pièces d’accusation178. Gerau père est accusé d’usure par Vilanova, pour avoir mal estimé le prix des parts de la société du bac du Llobregat179. Dans ces procès existe-il un accusateur qui ait formellement souscrit à l’inscriptio ? Dans l’affaire Astruch, nous connaissons un dénonciateur, un pauvre et veule sacristain : il s’est gardé de se constituer accusateur dans un procès accusatoire et nous voyons se succéder les témoignages censés asseoir une diffamatio puis ceux venant détruire ces allégations et construisant une contrefama180. Dans l’affaire Gerau, où le seigneur de Vilanova est représenté par un procureur, nous ne possédons pas la demanda, mais tout se passe comme si elle avait été déposée légalement. La lecture des dossiers accusant Bartomeu de Mans prouve que les interrogatoires préalables et les interrogatoria menés dans un cadre qui respecte strictement la procédure civile des usatges ou des fueros, peuvent être rassemblés dans le même dossier. Les dénonciateurs qui ont osé une denunciatio se transforment en accusateurs qui présentent une demanda d’une manière peu éloignée de la demanda des procès classiques181. Nous devons distinguer au moins formellement l’enquête qui conduit à des compositions particulières que sont les restitutions ou bien à des procès, de l’instruction préalable déclenchée ex officio (informatio) qui conduit à un non-lieu ou à un renvoi devant la cour pour un procès accusatoire suivant le droit foral, à condition qu’un accusateur ait produit une demanda ou libellus appellationis, ou pour un procès inquisitoire, où le procurateur fiscal remplace l’accusateur. Cependant, l’enquête générale est décidée par le roi en raison des nombreuses plaintes qui remontent vers lui, en considération de la situation politique qui lui est rapportée par ses familiers lorsqu’il est éloigné de telle ou telle de ses possessions. Si elle est déclenchée à l’initiative du pouvoir, elle ne peut conduire à une condamnation de tel ou tel officier, de tel ou tel usurier, ni même de tel ou tel émeutier que si des victimes déposent une plainte selon des règles bien établies et acceptent ensuite de défendre leur position182.
115La différence avec la procédure a instancia telle qu’elle est décrite dans les ordines judiciarii provient de la position des parties et de la nature du fait examiné par le juge. Dans le cas des enquêtes, ce sont des victimes qui se présentent à la cour et viennent présenter puis défendre une petitio dans laquelle ils décrivent leurs malheurs, en langue vernaculaire ou en latin, selon la situation sociale et le métier de l’appelant. Les formules employées dans la lettre diffèrent de la lettre d’appellacio ou de demanda classiques : le plaignant doit requérir auprès de l’enquêteur en charge (vestrum officium) commis à une action précise (deputato contra) en employant les termes « petit et requisit » ; il n’en appelle pas exactement contre un autre mais demande que l’on procède selon la procédure rapide contre celui qu’il dénonce : « humiliter implorando quod breviter et sumarie compellatis …, quod » ; suit un récit des faits. Dans le cas d’un procès classique, s’il existe également un fait illégal de la part de l’accusé dont l’accusateur se dit victime, nous sommes plutôt en présence d’un litige entre deux parties. L’appel est solennel et se fait devant le juge de la cour compétente ; les deux parties doivent comparaître pour que l’affaire commence réellement. Ainsi, dans le cadre d’un appel, l’avocat d’une partie rédige une lettre qui initie la cause contre l’autre partie « obtulit et reddidit nomine quo supra quondam libellum et appellacionum […] Cujus libelli tenor talis est. ». Certes, la différence entre les deux est de l’ordre de la nuance. Les enquêtes facilitent les plaintes, car des gens qui n’auraient pas pris l’initiative d’un procès se manifestent alors et demandent réparation pour des faits qui les ont lésés. C’est ainsi que les enquêtes qui suivent les dommages de guerre, ou bien les émeutes, ne sont pas très éloignées de celles contre les officiers ou les usuriers. Certes, le terme enquête (inquisitio) recouvre des choses très différentes, les travaux sur cette question l’ont montré183 ; néanmoins la procédure d’inquisitio, qui vise à corriger des troubles et à réparer des injustices que l’État doit empêcher paraît comme l’élément unificateur des actions que recouvre le terme « enquête ».
116Dans les trois cas observés ici, les témoins interrogés sont à charge et à décharge. Il existe des capitulos ou articulos (questions préalables sur lesquelles les personnes citées sont interrogées) même s’ils ne sont pas toujours recopiés dans la documentation qui subsiste. Ces questions peuvent être modifiées au cours de l’instruction au fur et à mesure que la compréhension des faits s’améliore. Dans les affaires Astruch et Gerau, les témoins de moralité sont plus nombreux que les témoins des faits. Au contraire les témoins des émeutes ou de la découverte du corps de l’enfant sont ceux qui peuvent avoir vu et entendu des faits directement liés aux événements, leur comparution est visiblement informative. La fama judiciaire est nommée et définie dans les procès pour usure et dans celui d’Astruch. Mais dans ce dernier cas, le débat sur la réputation et celui sur les faits se mêlent184. Dans les récits sur l’enfant mort et la fama judiciaire n’intervient pas, le terme n’apparaît pas, alors que la réputation douteuse de certains témoins le permettrait : le juge se tient dans le cadre d’une simple information, factuelle et non pas ad hominem. Dans les autres procès étudiés ici, nous nous trouvons en présence soit de bribes d’interrogatoires, soit de pièces essentielles au dossier d’un procès civil : littera commissionis, demanda, interrogatoria185. Généralement les chapitres manquent ; le plus souvent, les interrogatoires sont résumés, ou les informations qu’ils ont fournies synthétisées et rangées par chapitre. Ainsi, de même que l’initiative de l’action peut différer, que l’objet même de l’enquête peut varier, les questions posées aux témoins relèvent de deux types différents (soit des faits à éclairer, soit une action contre un accusé à qualifier en établissant des faits), ce qui implique un emploi spécifique de la fama.
117Cette diffamatio pourrait être spontanée, mais elle semble le plus souvent suscitée par un clan qui jouit d’une influence politique, ou, dans le cadre des enquêtes, par le pouvoir royal lui-même186. C’est un moyen de rapprocher l’action des cas d’evidentia, alors que, plutôt qu’un véritable litige, c’est seulement la haine et la rancœur d’individus qui se sentent lésés qui motivent ceux qui dénoncent sans pouvoir exactement accuser. Plus que de faits condamnables, il est question de personnes. La difficulté que rencontrent tant la chancellerie que les accusateurs potentiels provient de l’incapacité à initier une action de manière classique, en l’absence de définition des faits et de parties constituées. La qualification du crime évident dépend de la présence de témoins recevables, ou, mieux, d’un officier de police comme le viguier, qui ont constaté les faits de leurs propres yeux. Les marchands les plus habiles, bien au fait des règles judiciaires, peuvent donc être tentés de provoquer une action possessoire par le biais d’un clam, cri appelant contre le voleur et l’usurier ainsi débusqué, pris sur le fait devant témoin. Ainsi, sans se constituer partie appelante en produisant une lettre de demanda avec le conseil d’un avocat, comme dans les procès accusatoires habituels, mais en prononçant des paroles dont le sens est « ceci est à moi, au voleur ! », qui stigmatisent l’adversaire, les plus malins n’espéreraient-ils pas déclencher une action immédiate, de flagrant délit, ou au moins, poser un jalon qui favorisera plus tard une poursuite ou un témoignage accablant ? Dans les textes juridiques, la différence entre accusation constituée avec demanda écrite et dénonciation portée oralement à la cour n’est pas parfaitement claire et les deux cas sont évoqués dans les mêmes articles187. Ainsi dans la batllia de Miravet toute personne contre laquelle a été déposée une demande ou une dénonciation peut contester cette action le jour où elle lui est signifiée188.
118Une affaire liée au crédit est généralement un conflit qui oppose un créancier à un débiteur au sujet du remboursement d’une créance. Les délits et crimes du crédit dépendent du droit des contrats. Ceux-ci sont généralement légalisés par une écriture privée (carnet personnel, livre de compte), communautaire (contrat hébraïque qui a valeur publique) et, mieux, par un acte notarié (instrumentum publicum). Une juridiction gracieuse peut également les avoir reconnus. Cependant, ces preuves écrites n’entament pas la prééminence de la stipulatio orale dont les témoins doivent restituer la parole, qu’il existe un acte écrit ou non. La prise de gage ramène également à ce cas. La qualité d’un contrat consiste à prévenir le litige grâce à une mise en forme parfaite et à l’emploi prudent de clauses envisageant tous les recours et contestations possibles, à la place laissée aux garants et aux fidéjusseurs. La solidité du tissu social et économique assure ainsi la continuité des relations créditrices, un équilibre entre oppression et humanité, bénéfices et charité, une certaine humanité sont les meilleurs gages de réussite. La plupart des conflits étant ainsi évités, les contractants recourent dans un premier temps à la médiation de boni homines, souvent membres du sérail des banquiers et courtiers mais aux vues et activités suffisamment larges, aux responsabilités collectives assez notables pour qu’ils soient respectés189. Ce premier niveau de justice est inscrit dans les chartes de franchises puis dans les Usatges et Fueros190. Il fait partie intégrante du système judiciaire et ne doit pas être évité, les conseillers de Barcelone l’ont rappelé aux enquêteurs sur les usures. Au xiiie siècle, la définition du délit d’usure montre que la prise d’un intérêt exagéré n’est pas seulement une manière de léser un contractant, mais qu’elle attente au bien public. Ce fait permettrait-il d’échapper au procès contentieux ? En pratique, si l’usurier est peu à peu rapproché de l’hérétique, pour être débusqués, les usuriers ont tous nécessité un accusateur contestant un contrat précis. Un usurier apprécié de ses clients ne peut « tomber » judiciairement. L’autorité publique elle-même doit attaquer pour falsification d’écriture publique ou pour fausse monnaie. Il est quasiment impossible de manifester l’évidence d’un notorium dans un cas d’usure : il faudrait le haro d’un débiteur sur le marché, ce qui se conçoit mal, il faudrait une stipulacio qui tourne mal, ce qui conduit à l’insulte. Nous en connaissons quelques échos affaiblis : « usurier ! », le cri d’Astruch contre un clerc, celui contre Franchea ou celui contre Azday191. Le cri n’est cependant pas immédiatement opératoire, il portera ses fruits plus tard, lors de l’enquête sur la fama de l’accusé lors d’un autre procès. Un notorium simple (notum per se evidentia in suo lumine) qui permettrait un flagrant délit est donc par définition impossible, il faudra aux ennemis et dénonciateurs de l’usurier démontrer l’evidentia (notum per aliud evidentia in imaginis lumine) à travers un cheminement diffamatoire qui se révèle difficile. Le droit protège les accusés potentiels et les suspects. Une evidentia obtenue par perquisition, dans le cas d’une prise de gage indue, n’est pas chose aisée, car le droit de perquisition est encadré et les gages sont généralement déjà loin, dans les cas de contestations. Les enquêtes contre les usuriers, si elles ont servi visiblement de catalyseur au déclenchement des procès, ne réussissent que si elles parviennent à susciter des dénonciations puis des plaintes ou des appels et sont impuissantes à sortir du cadre légal classique, même si elles favorisent une procédure d’informatio abrégée qui n’empêche pas le débat contradictoire. Le nombre croissant des plaintes motive le lancement des enquêtes, qui favorise la reprise, l’accélération ou la manifestation de litiges parfois fort anciens. Leur valeur purgative se résume à des exemptions, des pardons, des restitutions et amendes, au règlement d’une poignée de conflits. Le résultat administratif et fiscal, voire procédural, est bien supérieur au résultat proprement judiciaire. La correction sociale reste limitée, mais a des conséquences notariales fondatrices.
119Le plus difficile est donc d’obtenir la saisine d’un juge. Pour cela, une clamor, plainte simple, une littera appellacionis ou demanda peut convenir en cas de conflit au sujet d’une créance. Cependant, pour abattre un usurier vraiment détesté, la stratégie se révèle longue et complexe ; elle nécessite plusieurs opérations, en plusieurs épisodes, dont nous n’avons généralement que des témoignages assourdis. La construction d’une diffamation de prêteur s’opère à coup d’accusations, par accumulation ; l’idéal est de démontrer l’existence d’antiques condamnations ou, à défaut, de reconnaissances implicites de culpabilité, ce qui est naturellement presque impossible. On cherche donc à prouver par des témoignages la condamnation judiciaire, la confession attestée, l’aveu d’un présumé usurier. L’évidence des faits survit grâce à la mémoire de témoins qui se doivent d’être honnêtes et non pas vils, c’est le notorium facti permanentis ; elle peut perdurer, affaiblie mais encore vivace, dans la mémoire collective, comme à Vilafranca del Penedès, pour un notorium facti transeuntis. Dans tous les cas connus, la haine a mis des années à la construire. Les clameurs (clams) en appellent à l’émotion publique, contre Astruch Adzay ou Franchea, à la cour de la viguerie et sur le marché192. Elles visent à établir une action possessoire qui sera utile plus tard. Cela se termine devant le sous-viguier à Montblanc ou le viguier à Vilafranca, soit par un asseurement, soit par une rixe qui vient compliquer les accusations. Ces cas sont graves et conduisent peu à peu au déclenchement ex officio d’une inquisitio et d’une procédure abrégée inquisitoire. Elles visent à établir le notorium en administrant la preuve d’un véritable flagrant délit ou celle d’un aveu : testamentaire, en confession judiciaire, ou même lors d’un asseurement. Si un prêteur comme Azday doit reconnaître une erreur, il a tout les chances d’être plus tard conduit une nouvelle fois devant le juge. Ce procédé ne joue pas seulement pour les usuriers, il est celui qui a mis en cause Astruch de Besalú193. Il est très délicat à employer dans les cas d’usure et convient mieux à des crimes énormes. Enfin, le choix de la juridiction doit respecter la hiérarchie qui va des prohoms à la cour de la viguerie puis à l’appel au roi. C’est aussi pour cette raison que les cas d’usure se construisent lentement.
120Cette stratégie au long cours, lorsqu’elle réussit, peut même garder l’initiateur en réserve du procès judiciaire, remplaçant l’adversaire réel par un prête-nom ou, mieux, l’État.
121Enfin, des faits peuvent parvenir jusqu’au roi à travers :
122*un appel d’un jugement antérieur par une autre cour, auprès de la chancellerie royale, recopié dans les Commune194. C’est le cas de l’affrontement entre le drapier de Lleida, Çaïlla et la veuve Bonadona : elle a exigé le remboursement d’une créance, il conteste l’obligation de rembourser, rappelée par le juge en première instance, sous prétexte que la créance comprend une part d’usure195. La curia regis fonctionne alors simplement comme la juridiction d’appel des tribunaux locaux et communautaires juifs ou musulmans, lorsqu’elle reçoit la lettre d’appel clamé devant le juge compétent, contestant la sentence d’un viguier ou d’un merino. De ce fait, les pratiques pacificatrices de conciliation, ou les procès judiciaires communautaires, paraissent perdre du terrain face à une présence renforcée de l’autorité royale, en particulier à travers l’action des viguiers, intermédiaires clé entre le local et l’État royal, au service de ce dernier. Ainsi, la justice royale a deux possibilités d’intervention, selon la nature du lieu et de la cause et selon le mode de connaissance par les autorités :
soit directe dans les villes et lieux de Catalogne, en cas de dénonciation pour les cas royaux (usure, juifs, fausse monnaie, lèse-majesté, sodomie…) ;
soit par appel après un premier jugement dans une cour (vol de marchandises, endettement).
123Dès que la cour a connaissance de faits dans le respect d’une procédure, elle va pouvoir intervenir.
A- 2 (2). — Désignation d’un officier :
124L’officier chargé du dossier est juge royal, procurateur fiscal, notaire ou autre officier généralement licencié, voire « docteur en lois ». Le mode exact de désignation nous échappe dans tous les cas étudiés. Lors des enquêtes, la procédure abrégée, « sumarie et de plano », permet d’accélérer le processus. Le procurateur fiscal peut s’emparer de l’affaire. Mais un juge de la curie de la viguerie ou de la curie royale peuvent aussi être missionnés. Il va procéder très librement et évaluer « ex certa scientia », selon les mandements du registre Usurarum.
A 2 bis (3). — Appel :
125Un appel peut alors procéder d’une demande d’exceptio contestant la juridiction choisie par la partie adverse, voire par l’administration de la chancellerie elle-même, qui doit alors juger de la légalité de son propre processus d’enquête. La contestation de la juridiction doit être portée devant cette juridiction elle-même. Certains estiment en effet disposer des moyens d’échapper au processus judiciaire extraordinaire des enquêtes sur les usures en utilisant le mode légal d’opposition à une action qui a d’habitude sa place avant la litis contestacio d’un procès civil. Les conseillers de Barcelone y réussissent en négociant le rachat des amendes prévues. Ce procédé somme toute classique dans le monde féodal transforme une action censée purifier la société en un revenu fiscal. Il ne s’agit pas ici d’une composition, ni d’une exemption accordée individuellement à certains changeurs. Le but poursuivi par les représentants barcelonais ne vise pas seulement à permettre aux changeurs d’échapper aux enquêtes mais assure d’abord le respect des privilèges urbains par l’action légale de ce corps représentatif. Les jurats de Valence ne font pas autre chose lorsqu’ils choisissent de contester la juridiction de la batllia196. Ils doivent légalement se présenter devant la juridiction pour constituer leur appel puisque ce recours n’est pas un motif de défaut de présentation devant la cour197. Dans le cadre des enquêtes, les conseillers de Barcelone clament leur appel et arguent des exceptions devant les enquêteurs, ce qui montre combien procédure judiciaire abrégée rapproche les commissaires des juges, instruisant une enquête informative198.
126Dans le cadre des enquêtes sur l’usure, l’audition des plaintes est assurée par un laïc et un clerc, assistés d’un Frère, prêcheur ou moins souvent mineur, et des agents de la viguerie locale — scribe, notaire, sergent. Les laïcs sont des chevaliers, parfois familiers du roi. Ils ont pu au cours de leur carrière exercer des fonctions d’autorité comme viguiers ou de représentation lors des ambassades. Ils n’ont pas généralement de formation juridique. Les clercs sont souvent des chanoines qui ont également exercé des fonctions de responsabilité, parfois liées à la gestion. Le Frère prêcheur est le plus souvent le lecteur du couvent de la circonscription de l’enquête. Un notaire peut finalement entendre les témoins, comme G. de Colle dans l’affaire du sacriste. Les aspects proprement juridiques ne sont donc pas primordiaux lors de cette étape.
b) B- L’instruction préalable
127Le déroulement de cette étape nous est inconnu. Nous ne possédons pas de document, sauf les mandements, nommant les équipes d’enquêteurs et leurs aides dans chaque circonscription. Cette pratique n’est pas spécifique aux cas d’usures. En 1298, des commissaires traitent aussi des cas des officiers coupables d’extorsions, comme Bartomeu de Mans199. La même année, un chevalier et un juriste sont commis, pour enquêter sur la réalité de la gêne causée par les bruyantes prières des juifs de Majorque200. Ils sont nommés « commissaires », mais aussi arbitres. Ils se transportent sur les lieux, examinent les preuves constituées par une lettre royale défendant les droits des juifs, et vérifient les faits de visu et auditu. Ils prennent même des mesures, et se renseignent sur la chronologie de la construction de la synagogue et de l’église ! Bref, un véritable travail d’enquête. Les commissaires aux usures doivent travailler d’une manière semblable, puisque ordre est donné aux notaires de fournir toutes les pièces nécessaires à l’examen des actes relevant de ces accusations. La spécificité des enquêtes sur les usures demeure la présence systématique d’un clerc, et la mobilisation des évêchés pour l’organisation matérielle des investigations. Les laïcs sont visiblement nantis d’une autorité supérieure aux clercs, par contre ces derniers participent plus effectivement au travail de la commission.
128Comment définir et qualifier ces diverses inquisitiones ? Sont-elles toutes de même nature ?201 L’inquisitio est une recherche préalable, qui peut conduire à l’ouverture d’un procès en bonne et due forme ou à un non-lieu, à l’abandon de poursuites soit en l’absence de crime qualifiable, soit par arbitrage et composition préalable. Deux hommes, voire un seul, généralement officiers, chargés d’une mission, sont nommés par une littera commissionis leur accordant un pouvoir précis sur un territoire limité. Le travail d’un spécialiste, en particulier un jurisperitus, est bienvenu mais pas obligatoire. En pratique, les deux commissaires ne sont pas nécessairement présents lors des interrogatoires. Les agents de la viguerie leur doivent assistance mais le plus souvent, la commission dispose d’un personnel qui lui est affecté provisoirement.
129La différence entre les diverses enquêtes provient non seulement de la manière dont les faits sont parvenus à la cour, comme nous l’avons souligné, mais relève surtout de la distinction entre enquêtes particulières et enquêtes systématiques, décidées à l’encontre d’un groupe identifié, dépendant de l’administration royale comme les officiers ou les notaires ou bien caractérisé par sa profession, comme les usuriers. Ces inquisitiones sont exceptionnelles dans la mesure où elles sont généralisées. Les missions ponctuelles demeurent longtemps aussi importantes, et parfois plus nombreuses, que les nominations à la tête d’un service de la chancellerie. Ceci est un mode de gouvernement appliqué dans tous les domaines, que l’on retrouve au moins jusqu’au règne de Pierre le Cérémonieux. Du point de vue de la procédure, les enquêtes généralisées sont très proches des enquêtes particulières, et doivent respecter les règles présidant à la connaissance et à la constitution judiciaire des faits répréhensibles, malgré les facilités accordées par la procédure abrégée202. Le pouvoir royal s’impose alors dans le respect formel des privilèges locaux.
130Ainsi, trois formes d’enquêtes : administratives, judiciaires ex officio ou judiciaires a instancia se rejoignent. Leur déroulement, comme leur intégration dans une procédure administrative ou judiciaire, les différencient. Leur point commun tient à l’utilisation de la fama publica. Celle-ci est toujours définie soigneusement, d’une manière identique ; elle est toujours utilisée dans les premières séquences des procédures. L’opinion publique, nommée alors clamor dans les chroniques, est censée motiver l’intervention royale ; elle est constituée dans les faits d’une suite d’appels individuels ou communautaires, auxquels le roi répond par une charte enregistrée dans les registres Commune. C’est, avec les assemblées de Corts et Cortès, un des moyens pour le roi d’entendre son peuple. Les deux canaux peuvent ne pas fournir exactement les mêmes indications : les Catalans par exemple ne présentent pas aussi souvent que les Castillans de plaintes contre les usures et les juifs en assemblée des Corts ; pourtant les registres Commune rassemblent de nombreuses plaintes individuelles portant sur le crédit et l’usure203. La protection de la production drapière locale inquiète beaucoup plus les délégués des villes catalanes. Faut-il en conclure que la critique antijuive est moins puissante à l’est de la Péninsule ? Pas exactement, elle s’exprime par des biais différents. À travers les plaintes particulières, les conflits liés au crédit remontent jusqu’au roi. Le juge doit demander aux témoins de définir la fama, car leur réponse l’oriente dans son raisonnement pour constituer une vérité judiciaire204. Elle offre la possibilité d’un élargissement des conclusions. Devient donc usurier quelqu’un contre lequel on a prouvé un acte usuraire, clairement démontré par les faits, dont la réputation est justement celle d’un usurier manifeste, dont on peut démontrer qu’il a déjà une fois reconnu sa faute. Il faut pour cela interroger des témoins.
B-1 (4). — Interrogatoire des témoins
131Les inquisitiones permettent une informatio, qui mène éventuellement à une accusation. Les citations à comparaître ne sont pas nécessairement mentionnées dans les interrogatoires, qui sont sans doute des copies postérieures. Celui qui instruit commence par le premier témoin, cité par le viguier lorsque celui-ci intervient, puis il continue en appelant tous ceux qui sont cités dans les témoignages précédents. Il respecte la neutralité jusque dans la qualification des faits. Il écoute les récits successifs sans les diriger. Rarement, il pose une question qui vise à confronter deux témoignages. Il construit sa credulitas au sujet d’un crime publicum ex fama. Lorsqu’il intervient, le procurateur fiscal présente des articles sur lesquels interroger les témoins. Les questions posées à ces derniers s’appuient sur les dénonciations dont la trace apparaît en creux. Elles peuvent dans un second temps être modifiées en fonction des faits établis lors des premiers témoignages.
132Enfin, une synthèse est rédigée, telle celle que nous avons sous les yeux dans les dossiers examinés ici. Certes un canevas, sous-jacent à chaque déposition, présuppose l’existence d’un questionnaire réitéré à chaque comparution.
133Si les enquêtes s’opèrent « sine strepitu et figura judicii », leur aspect extraordinaire demeure limité et ne conduit pas à des procès qui seraient menés à proprement parler ex officio, car, comme nous l’avons déjà souligné, il n’est pas toujours aisé de qualifier des faits ou de nommer accusateur et coupable. Auparavant, les comparutions des témoins peuvent être interrompues par un arrangement qui évite un procès, pour cette fois. Parfois, comme dans le cas d’Astruch Adzay, très rarement cependant, le présumé coupable accepte de composer avec son adversaire. Les prêteurs suspectés d’usure peuvent toujours verser des restitutions, soit collectivement, soit individuellement. Les enquêtes servent finalement à infliger des amendes, considérées comme des réparations, restitutions impossibles à rendre aux victimes réelles et donc affectées à des œuvres pies. Elles sont en cela une forme comparable aux anciens malos usos. La régulation sociale échappe ainsi aux arbitres et à la justice où s’affrontent plaignant et accusé, pour revenir au pouvoir administratif royal. Alors que les procès sont sans fin, que les adversaires trouvent de nouveaux motifs à aller devant le tribunal, des années après leur premier affrontement, développant ainsi un mode de relation agonistique caractéristique, la conséquence des enquêtes sont bien plus dangereuses pour la communauté des marchands et financiers, comme les menaces de procès au criminel selon la procédure inquisitoire. En effet, au-delà de l’institution de nouvelles sortes de taxes par ce biais, les restitutions, la composition revient à reconnaître la faute dans son principe, alors que, durant les procès, les accusés cèdent bien rarement devant les coups de leurs accusateurs. Les prêteurs y gagnent de nouvelles campagnes contre l’usure, de nouvelles restitutions à accepter. Les individus qui ont concédé quelque point à la partie adverse y perdent leur bonne réputation et deviennent les proies idéales de nouvelles accusations.
134Quoi qu’il en soit, les commissaires aux usures ont dû sans exception s’appuyer sur des conflits entre prêteurs et emprunteurs pour accomplir leur tâche, jamais ils ne sont intervenus pour vérifier systématiquement le bon respect de la loi financière. Toutes les affaires dont la cour a conservé la procédure n’en sont pas à leur premier épisode. Le plus souvent, une nouvelle dénonciation d’usure survient après un procès pour dettes, en contestation d’un jugement trop indulgent, après des conflits d’un autre ordre. Il est bien difficile pour l’inquisitio d’aboutir à la qualification d’un crime, assortie d’accusation contre un (ou plusieurs) coupable(s). Lorsqu’il a lieu, le procès qui suit respecte la procédure civile, mais il faut que le dénonciateur devenu l’accusateur se risque à souscrire à l’inscriptio. Cependant, lorsque la procédure est initiée, elle a peu de chances de se clore avant longtemps, surtout lorsque les enquêteurs sont enquêtés, tels Bartomeu de Mans puis Berenger de Finestres205.
135L’administration de la preuve du crimen d’usure laisse toute sa place à des débats contradictoires et favorise l’établissement d’une vérité vraisemblable judiciairement construite au détriment de l’aveuglante vérité des faits. Malgré le poids de la fama dans le procès, le sentiment d’évidence des témoins qui s’écrient qu’un tel est usurier ne remplace pas l’échange d’arguments au sujet de chaque segment du contrat incriminé. L’usure se pressent mais ne se voit pas, elle se démontre longuement. Chacun cherche les procédures et les arguments à même de défendre ses intérêts dans l’arsenal juridique à disposition des créanciers, des débiteurs et des juges, dans un contexte politique où la centralisation et l’autorité royales se plient aux nécessités forales sans pour cela perdre de l’efficacité. Le moment le plus délicat des affaires est celui du choix des moyens de saisine, du cheminement qui conduit à l’action initiale, aux choix de la juridiction légalement acceptable et à la constitution judiciaire des faits, la probation de l’intentio. Les moyens d’administrer les preuves, spécifiques aux cas d’usure, rendent les choses compliquées.
B- 2 (5). — Renvoi devant la cour de justice
136À partir de 1302, Nadal Raynier n’est plus à la tête de la répression des usures, des juges particuliers sont chargés de ces causes. La raison de la présence du nom de Nadal Raynier dans le texte des appels interjetés par les parties des procès qui suivent les enquêtes est donc, soit causée par son intervention chronologiquement limitée, soit liée à la distinction des diverses couronnes. Ou bien, les deux causes se combinent-elles : après un essai de centralisation autour de Barcelone et de la cour royale, la répression des usures quitte désormais le fonctionnement extraordinaire et Nadal Raynier devient le juge auquel adresser les appels (tableau 12, p. 92).
137Les juges commis interviennent après émission d’une littera commissionis du juge de la cour royale. Pour les usures Nadal Raynier y pourvoit. Dans le royaume d’Aragon, un autre juge, Sancho Muñoz, agit de sa propre autorité. Les cours reçoivent toutefois également une demanda du plaignant, initiatrice de la procédure. Cette pièce n’est pas conservée dans les dossiers de 1298 et 1299. Les cas qui remontent jusqu’à la chancellerie sont des appels, alors, la procédure antérieure est soigneusement conservée. Cependant, dans l’un des premiers procès, celui de Gerau, qui oppose la partie de Vilanova à celle de Gerau, il semble que si la demanda n’a pas été conservée, elle devait néanmoins être nécessaire206. La différence formelle entre la demanda et la denunciacio se saisit sans peine. La première est suivie d’un procès contradictoire suivant les ordines judiciarium, soit les parties de 6 à 17 du tableau ci-dessus, alors que la seconde correspond aux étapes 1 à 5, soit avant la demanda et le déroulement du procès civil classique.
138Les juges commis dans le royaume d’Aragon ont instruit des affaires qui admettent appel à Barcelone, dans le cas des « crimes d’usure ». Ainsi Nadal Raynier reçoit-il les appels suscités par la commission d’enquête contre les usuriers. Sancho Muñoz, juge d’appel pour le royaume d’Aragon, juge en deuxième instance après un premier procès, comme dans le cas Hamos207. Après un essai de centralisation à Barcelone, le Principat et le royaume d’Aragon ont suivi un processus parallèle. De toute manière, les procédures — majorquine, valencienne, catalane et aragonaise — ne diffèrent pas sensiblement, même si elles sont individualisées. La différence régionale se marque surtout dans le personnel employé et dans le respect des usatges ou des fueros. Les procédures conduisent à un envoi de certains dossiers à Barcelone, où ils ont été conservés : les cahiers concernant Vilanova contre Gerau et la barge du Llobregat en 1298 et Astruch Bondavid de Besalú en 1325 pourraient bien former le dossier motivant le renvoi devant la cour et sont par exemple annotés comme des copies de travail208 (fig. 7-8, p. 94 et fig. 9, p. 95).
139Enfin, selon les premières pièces jointes aux dossiers des procès, le juge, Nadal Raynier et ses assistants par exemple, reçoivent les appels légalement constitués après une première sentence. Dans ce cas, nous disposons de dossiers complets, suivant une procédure civile éprouvée et scrupuleusement respectée. En effet, l’appelant fournit un résumé du premier procès avec toutes les pièces nécessaires à la constitution de la demanda. L’acte de renvoi devant la cour de justice nous échappe donc le plus souvent formellement, mais il a visiblement existé, nous en avons des traces.
140L’absence de renvoi peut provenir d’un accord entre les parties, d’une composition209. Les accusations d’usure doivent aboutir à des « restitutions », mais l’amende, fiscalisée, finit par un « abonnement ». En l’absence de denunciatio, l’affaire pouvait s’arrêter beaucoup plus tôt.
141Dans certaines situations, il est difficile d’obtenir un procès contradictoire. Le procès de 1325 contre Astruch de Besalú commence parce que la clameur a atteint à plusieurs reprises les oreilles royales, preuve que des dénonciations sont remontées jusqu’à la chancellerie210. Dans ce cas-ci, c’est le sacristain Ferrer qui a mis en cause Astruch. Dans d’autres, les secrétaires de l’aljama interviennent dans un premier temps. Dans d’autres enfin des juifs de cour, un rabbin renommé sont consultés sur le cas. La cour convoque alors l’accusé, qui se défend par une enquête de neutralité visant à discréditer les témoins à charge et par une démonstration infirmant sa culpabilité grâce à la citation de témoins à décharge. L’existence d’un procès antérieur, où le sacristain Ferrer tenait également lieu de dénonciateur, facilite l’entrée en scène de la justice royale dans son rôle de justice d’appel. Ce déroulement ne va pas sans rappeler la méthode de qualification de l’usurier manifeste. Nous savons que le monarque, au moins dès le règne de Jacques Ier, avait déjà réglé des conflits internes aux communautés et aux familles. Les enquêtes sur les usures suscitent un désir de contestation chez les condamnés en première instance. Les débiteurs cherchent alors une nouvelle fois à nier leur obligation à rembourser une dette. Ils le font de manière offensive, en accusant leur créancier d’usure.
c) C- Le procès civil
142La troisième étape, C- le procès civil, s’intègre parfaitement dans le cadre juridique du procès civil tel que nous le lisons dans l’ordo judiciarius « ad summariam noticiam », attribué à Petrus Hispani, et ses dérivés jusqu’au début du xive siècle211.
143Quand commence le procès ? Dans la procédure civile, il commence seulement avec la litis contestatio. Les Processos en Quart constituent bien une série de procès précédés d’enquêtes, ou de procès en appel. La chancellerie ne cherche pas à distinguer les divers modes d’interrogatoires de témoins dans des séries différentes. Le service en train de se former serait la « chambre des enquêtes de la curie royale », puisque l’essentiel des dossiers comportent l’informatio, les interrogatoria, comme nous le voyons dans le tableau 12 (p. 92). Une fois le procès commencé, les étapes que nous pouvons retracer sont celles d’une procédure civile. Le procès est contradictoire, public, oral ; demandeur et accusé sont représentés dans les moments légalement impératifs. Des documents écrits sont présentés, récusés, discutés. Le témoignage, qui peut néanmoins être récusé, demeure cependant la preuve essentielle, il n’y a pas d’aveu. Plaignants et accusés font montre d’une vigueur procédurale sans pareille.
C- 1 (6). — Littera commisisonis du juge. Demanda ou libellum ou littera petitionis ou petitiones. Le plaignant présente sa requête légalement.
C- 2 (7). — La demanda est signifiée à l’accusé. Le libellum ou petitiones doit lui être remis.
C- 3 (8). — Présentation des parties, avec possibilité de contumace, utilisé dans le procès Çaïlla. Representatio : constitution des procureurs.
C- 4 (9). — Exceptiones : essais de mesures dilatoires diverses.
C- 5 (10). — Litis contestatio en présence des deux parties. Le procès contradictoire peut ensuite commencer.
C- 6 (11). — Demande de sacramentum ou de juramentum propter calumniam.
C-7 (12). — Probatoria. Présentation des positiones.
— Interrogatoria des témoins à charge de l’accusation, puis de ceux cités par la défense, sur des chapitres.
(13). — Interrogatoria des témoins à décharge. Questions sur la fama.
C- 8 (14). — Probatoria. Production des testimonia.
144Durant les étapes 12 à 14 du tableau 12 (p. 92), lorsque lesquelles les témoignages et les preuves sont examinés contradictoirement en suivant le canevas des chapitres ou positions fournies par les parties, les procureurs acceptent ou contestent (credit vel non credit).
C- 9 (15). — Disputationes. Conclusions des procureurs. Publication. C- 10 (16). — Sentence. Nous la connaissons seulement en cas d’appel, sinon le document n’a pas été conservé dans les liasses. Des sentences interlocutoires peuvent clore les étapes précédentes.
D- (17). — Après la condamnation en appel, il ne reste plus qu’à solliciter la mansuétude royale, directement. La chancellerie répond enfin aux appels adressés directement au roi à travers plusieurs services, elle accorde à certains condamnés la grâce qu’ils ont implorée. Des lettres de rémission sont alors envoyées et copiées dans le registre Commune. La plupart s’attachent à répondre à des condamnations pour violences ou homicides. La grâce royale permet d’adoucir le mécanisme judiciaire212.
145Ainsi, les sujets qui intéressent les juges de la curie royale répondent aux préoccupations communes, car ils relèvent d’accusations visant à maintenir l’ordre public et la bonne administration du royaume. Le pouvoir royal s’impose à travers une action administrative et judiciaire renouvelée. Parmi les premiers procès classés dans la documentation de la chancellerie aux archives de la couronne d’Aragon, une majorité est justement dédiée à l’usure ou à des affaires connexes. Les cas concernant des juifs constituent également un corpus significatif, bien que moins groupé chronologiquement. Le lien entre usure et juifs relève du lieu commun. Ces dossiers sont déposés à la chancellerie, sous l’impulsion de la commission d’enquête sur les usures, et sous l’effet d’une attention renouvelée portée aux « juifs du roi ». L’enquête frappe un groupe étroit. La conservation de ces documents s’organise parallèlement aux actions courantes de la chancellerie qui visaient à instaurer une meilleure rigueur dans l’administration. Les interrogatoria divers sont propres à informer le pouvoir royal sur l’état de la Couronne. L’uniformité des dossiers judiciaires est frappante malgré la variété des pièces conservées. Le mécanisme des enquêtes est renforcé par les procédures d’appel. La procédure antérieure à la demanda et à la litis contestacio se développe. Bien qu’elle ne soit pas clairement encadrée par les Ordines judiciarii, bien que les Fueros d’Aragon ne soient pas très précis au sujet de la différence entre l’accusation portée sans lettre ou avec lettre de demanda, les parties utilisent les textes de privilèges et de coutumes existant pour limiter l’arbitraire qui pourrait découler de ces nouveaux procédés administratifs et judiciaires. Les procédures administratives, comme celles visant à la correction des officiers royaux débouchent naturellement sur des procédures judiciaires.
146La documentation que nous venons de présenter produit des récits d’usure que nous devons lire maintenant.
Notes de bas de page
1 ACA, Batllia. Processos Antiguos (inventaire ancien) 1315-1417 et 1500-1715.
2 ACA, C, PQ.
3 Charte de Jacques II citée dans ACA, PQ, 1302-1303 D, f° 10v°.
4 À travers la cause du sacriste de Majorque, qui est aussi chanoine de Barcelone, dont les affaires s’opèrent en ces deux lieux. Néanmoins, les appels pour ses contrats majorquins sont interjetés à Majorque (ARM), Audiencia, Supplicaciones 1, fos 40-49v° : le marchand de Majorque G. Laurenç contre le sacriste pour 50 livres de Valence, ACM, parchemins série 7000 et 8000 et Llibre de actes 1299-1307.
5 ACA, PQ, 1297 B.
6 ACA, PQ, 1318 H et J, à propos de piraterie en Méditerranée et de cargaisons volées.
7 D. Romano, « Los hermanos Abenmassé al servicio de Pedro el Grande de Aragón » ; ACA, PQ, 1372-1374, Juceff Adomacz.
8 ACA, PQ, 1298 T 1 à 11.
9 ACA, PQ, 1298 T 1, T 2, T 3, T 4, procès contre Bartomeu de Mans ; 1298 T 5 Isach Mercadell, juif de Vilafranca del Penedès, contre Bartomeu de Mans, 4 fos ; 1298 T 6 Ferrer de Viers contre, 3 + 2 fos ; 1298 T 7, 11 juifs contre 21 fos ; 48 1298 T 8, A. Carravida contre, 4 fos ; 49 1298 T 9 Jaume Llobet contre, 1 f° ; 1298 T 10, Ferrer Malet contre, 2 fos ; 1298 T 11, contre, 2 + 4 + 2 + 3 + 6 + 8 fos.
10 ACA, PQ, 1372-1374, Juceff Adomacz. Dans son étude sur un « marché baroque », « Crimes contre le marché, crimes contre Dieu », R. Rosolino, présente lui aussi une brève offensive contre les usures ; voir également H. Bresc, Un monde méditerranéen, économie et société en Sicile, p. 732, qui montre comment le crédit et l’usure sont pratiqués dans le cadre de contrats légaux.
11 ACA, PQ, 1299-1300 B, Segui contre Ametller, f° 1, « Die jovis xvi kalendas januari anno domini millesimo CC nonagesimo nono Coram domino Natali Rayneri legum doctor judice curie domini regis ac cognitorem deputando per ipsum domini regem super questionibus usurarius comparuit Bernardum Segui de Terracia et obtulit quamdam petitionem… ».
12 ACA, PQ, 1298 U, f° 2.
13 ACA, PQ, 1298 E.
14 ACA, PQ, 1328 A procès sur les usages à Gérone de la prison pour dettes contre les chrétiens endettés auprès de juifs. Voir les documents contemporains conservés à Gérone dans Documents dels jueus de Girona, éd. G. Escribà ibonastre et M. P. Frago i Pérez, p. 80, doc. n° 98-99 ; cependant, de nombreux chrétiens sont obligés en justice à payer leurs dettes aux juifs, parfois après une peine d’excommunication (par exemple pp. 78, doc. n° 90 ; 79, doc. n° 94).
15 Cas évoqués dans J. Shatzmiller, Recherches sur la communauté juive de Manosque, pp. 57-63.
16 Y. T. Assis, « Juifs de France réfugiés en Aragon, xiiie-xve siècles » ; Cl. Denjean, « Les juifs aragonais et l’expulsion de 1306 ».
17 ACA, PQ, 1298 E.
18 ACA, PQ, 1298 C, « Poncius de Gualba sacrista maiorce venit de escolis scilicet de Montepelusano et fuit in Barchinone et venit cum eo tunc Jacobus de Arreriis mercator […] in Montepelusano qui mutuaverat dicto sacrista quondam quantitatem peccunie per quod exigenda et recuperanda venit cum dicto sacrista… », f° 2v°.
19 HMCP, t. I, pp. 29-30, sur l’usure des juifs : t. I (1229), n° 143, p. 259, n° 117, p. 221. Les textes fondamentaux sur l’usure des juifs, les grands textes datent de 1241 (t. II, nos 323-331, pp. 90-98).
20 ACA, PQ, 1298 C, f° 5v°.
21 ACA, PQ, 1298-1299, Arnau Çaïlla de Lleida et Bonadona, veuve de Jafuda de Limoux, appel du 1298 B.
22 G. Romestan, « La gabelle des draps en Languedoc » ; sur les juifs languedociens en Aragon, voir Y. T. Assis, « Juifs de France réfugiés en Aragon, xiiie-xve siècles ».
23 ACA, PQ, 1298 B, fos 2v°, 5r°.
24 ACA, PQ, 1298-1299, f° 1r°, appel du précédent. Mais Maçot Avingena qui était procurateur lors du premier procès, est ici associé et nomme un autre procurateur, professionnel cette fois, Andreu de Turri. Les rôles d’associé et de procurateur sont interchangeables, l’emploi de l’un ou de l’autre terme, le choix de l’une ou l’autre place dépendent du niveau et du type de l’affaire. Chez le notaire et en affaires, le terme de procurateur peut être synonyme d’associé alors qu’au tribunal, il s’agit d’un représentant mandaté par l’accusateur ou l’accusé, ou bien d’un avocat, c’est-à-dire d’un représentant mieux à même de comprendre les mécanismes judiciaires et de connaître les lois grâce à une formation de juriste.
25 ACA, PQ, 1298 B, f° 8r°. La présence des parties est nécessaire pour initier l’action.
26 HMCP, t. II (1242), n° 349, pp. 128-130.
27 ACA, PQ, 1298-1299, fos 11r°, 28v°.
28 ACA, PQ, 1298 B et G.
29 ACA, PQ, 1298 B et G, f° 4r°.
30 Les femmes les plus actives dans le commerce sont des veuves ; sur les femmes et l’économie, voir S. Cavaciocchi, La donna nell’economia, secc. xiii-xviii ; I. Chabot, J. Hayez et D. Lett (éd.), La famille, les femmes et le quotidien (xive-xviiie siècles).
31 ACA, PQ, 1298 C, f° 5v°. Simon était tout de même connu, et même selon le premier témoin de l’accusation, « se audivisse dici per pluribus de quibus non recordatur quod Simon de Peligriano fecerit baratas et contractos usurarios » (mais la ligne a été barrée).
32 ACA, PQ, 1299 K et 1299 L.
33 R. W. Emery, The Jews of Perpignan in the Thirteenth Century, appendice I, pp. 109-127.
34 ACA, PQ, 1307 D et 1323 D.
35 Par exemple, accusations d’empoisonnement des puits, d’empoisonnement par des médecines, de sorcellerie… qui font l’objet d’une partie des ouvrages de M. Kriegel, Les Juifs à la fin du Moyen Âge, p. 33 et de D. Nirenberg, Communities of Violence, chap. iv, pp. 93-126. Selon Gui Terré, cité par Cl. Soussen, « Iudei Nostri », p. 96, « … les chrétiens ne doivent pas absorber de médicament prescrit par un juif, premièrement parce qu’il peut être mortel, deuxièmement parce que sous couleur de médicament, il y a un risque qu’il pénètre dans les secrets du lit » ; Cl. Soussen ajoute p. 207 « La pratique et les rites juifs sont mis en accusation et assimilés à de la sorcellerie ; de ce fait, un juif qui les respecte est lui-même sorcier c’est-à-dire hérétique ». Voir A. Foa, « The Witch and the Jew » et A. Colin Grow, The Red Jews, où l’auteur analyse le mythe du juif roux et les accusations d’empoisonnement des puits. Ces accusations sont néanmoins bien moins fréquentes que celles concernant le crédit.
36 L’étude des procédures criminelles est conduite par Youna Masset dans sa thèse de doctorat en cours.
37 Malgré l’édition des lettres échangées par le roi et le pape dans H. Finke (éd.), Acta aragoniensia.
38 Liber sextus decretalium Bonifacii Papae VIII Clementis Papae V.
39 ACA, C, Varia 34, Super viatico Romae, f° 57r°-v°. 5 ides de mars 1296.
40 ACA, C, Us., fos 3r°, 11v°, ACA, C, Com. 13, pars Ia, f° et fos 108, 113, f° 141v°.
41 Ainsi le negocium étudié par J. Théry, « Fama, enormia », se trouve attesté quelques années plus tôt mais dans un contexte politique et administratif différent.
42 ACA, Us., fos 2v° et 10v°.
43 ACA, Us., fos 9-10r°.
44 ACA, Us., f° 4r°.
45 ACA, Us., f° 11r°.
46 ACA, Us., fos 4r°, 11r°, 16r°.
47 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 125v°.
48 ACA, Us., f° 28v°. Le dossier concernant Saragosse, comme les autres synthèses, ne fournit pas explicitement la date de lancement des enquêtes. Il faut cependant croire qu’elles commencèrent au plus tard le 5 novembre. En effet, les enquêteurs de Saragosse sont cités dans l’acte de la nomination concernant Tarazona (alors dénommée Tirasona).
49 J. Bastardas i Parera (éd.), Usatges de Barcelona, la coutume de Barcelone servait de modèle aux autres villes, particulièrement à reconquises au xiie siècle. Enquêter sur Barcelone, c’est mettre au pas toute la Catalogne.
50 G. Todeschini, Ricchezza francescana, p. 41, présente la relation entre les pauvres endettés et les juifs, pareillement exclus de la communauté chrétienne.
51 Théories élaborées explicitement dans le siècle suivant : J. Hernando, « Realidades socioeconómicas en el Libro de las confesiones de Martín Pérez ». P. Evangelisti, « Credere nel mercato, credere nella res publica ».
52 Les juifs ne sont cependant pas simplement des prête-noms des chrétiens, même s’ils peuvent intervenir dans certaines associations peu claires avec ces derniers. Nous le voyons par exemple dans les affaires concernant le sacriste de Majorque et Astruch Saporta.
53 ACA, PQ, 1297 B, f° 1.
54 ACA, PQ, 1297 B, f° 3r°.
55 ACA, PQ, 1297 B, f° 1v°.
56 St. Péquignot, Au nom du roi, p. 742 (ACA, reg. 102, f° 136r°). Géraldus Lunelli est familier du roi au moins depuis 1295. Il aurait peut-être conduit une ambassade à Paris. Il pouvait donc s’être informé des pratiques françaises.
57 ACA, PQ, 1297 B, f° 4r°.
58 Bernat de Cumbis serait-il lié à Arnau de Cumbis, religieux, qui fut chargé de missions d’ambassades ? (St. Péquignot, Au nom du roi, p. 684) Le nom seul ne permet pas de répondre fermement.
59 Ibid., pp. 661-664.
60 ACA, PQ, 1297 B, f° 5r°.
61 ACA, PQ, 1297 B, f° 5v°.
62 ACA, PQ, 1297 B, f° 5r°.
63 ACA, PQ, 1297 B, f° 6v°.
64 Comme Berenger de Serriano (St. Péquignot, Au nom du roi, p. 803), qui n’est cependant pas cité dans la liste des changeurs réunis.
65 ACA, PQ, 1297 B, f° 6r°.
66 ACA, Us., fos 9r°-v°, 10r° et f° 3r°.
67 ACA, Us., f° 7r°.
68 ACA, Us., f° 7v°.
69 ACA, Us., f° 8v°.
70 ACA, Us., f° 9r°.
71 ACA, Us., fos 34v°-35r°.
72 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 117r°.
73 ACA, Us., fos 34v°-35r°.
74 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, fos 7v°, 12v°, 17v°, 30v°-31r°, 98r°.
75 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 112r°.
76 Il bénéficie d’exemptions et est chargé d’enquêter, ACA, Us., octobre 1297.
77 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 89r°.
78 Son neveu ou son petit-fils (nepos), ACA, PQ, 11299 K, accusation de faillite frauduleuse par l’officier Bartomeu de Mans, et les prêteurs entrepreneurs de Vilafranca del Penedès parmi lesquels Berenger Marques, que nous retrouvons dans les procès pour usure.
79 J. Le Goff, La bourse et la vie, p. 52.
80 Ibid., p. 53.
81 J. Le Goff, Saint Louis, pp. 178, 226, 243-245 et 665-667, surtout 426-428 et Id., « Saint Louis et les Juifs », pp. 43-44.
82 ACA, PQ, 1299, L et 1299 K.
83 ACA, PQ, 1298 E. ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, fos 108r°-v° et 113r°-v°. ACA, PQ, 1298 T.
84 ACA, PQ, 1299-1300, un changeur et la veuve de Pere March. ACA, PQ, 1318 B. Les manumisseurs de Guillem Llobet, assistant de Nadal Raynier à la commission sur les usures sont accusés par des marchands de Perpignan. Des enquêtes contre les officiers sont conduites dès 1297 puisqu’elles aboutissent à l’affaire de Bartomeu de Mans ACA, PQ, 1298 T dont certains cahiers rapportent le travail des enquêteurs. Voir ACA, C, Varia 30, Constitutionum de tenendo tabulam, 1311-1327.
85 ACA, Us., fo 23r° jusque là les actes étaient enregistrés dans le Commune de la même année.
86 ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 138r°.
87 ACA, Us., fos 4r°, 5v°-6r°, 14r°-15v°, 22v°, ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, fos 108 et 113.
88 ACA, Us., fos 23r°, 15v°.
89 ACA, Us., f° 6r°.
90 ACA, Us., fos 24v°-26v°.
91 ACA, Us., fos 26v°-27v° ; 20v°.
92 ACA, Us., f° 15v° (Tarragone), fos 12v°-13r°, 20v° (Tortose), fos 13v°, 24v°, 26v°-27v° (Aragon).
93 ACA, Us., f° 20v°.
94 ACA, Us., f° 21r°.
95 À comparer avec F. Chartrain, « L’enquête delphinale de 1337 sur les abus delphinaux et l’usure », où l’on retrouve à une échelle plus petite un fonctionnement identique. Cette enquête permet de mieux connaître la procédure d’enquête administrative elle-même, pas seulement les mandements et lettres circulaires comparables à celles émises à Barcelone mais spécialement les proclamations, l’enregistrement des plaintes puis la copie des procès-verbaux. La procédure est conduite très rapidement comme dans la couronne d’Aragon et les résultats sont obtenus en un mois environ.
96 ACA, Us., fos 3-4. C’est la procédure utilisée dans l’enquête sur Bernard de Castanet, J. Théry, « Fama, enormia », pp. 470-472. L’usage de la formule « summarie, de plano, sine strepitu et figura judici » était inconnu du temps où Innocent III avait fixé les modalités de la procédure inquisitoire canonique.
97 Certains documents conservés dans la série Processos en Quart sont-ils des copies d’inquisitio ? Deux cas sont litigieux. Mais la majorité des documents conservés sont les dossiers de véritables procès, où l’accusateur a souscrit à l’inscriptio.
98 ACA, Us., f° 9.
99 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, p. 1032, n. 1462.
100 Charte du quartier de Darracina, à Tortose, dans J. M. Font i Rius (éd.), Cartas de población y franquicia de Cataluña, n° 76, pp. 126-128.
101 ACA, PQ, 1299 K, B. de Finestres n’a pas assuré le paiement d’une commande du noble en P. Ferrandiz et de Berenger d’Entença. Ce changeur est assez connu pour faire l’objet de mentions dans C. Batlle, L’expansió baixmedieval (segles xiii-xv), pp. 127, 149-150 et 313 et faire l’objet d’une notice dans le Diccionari d’Història de Catalunya.
102 ACA, Us., fos 14r°-15.
103 En 1389. J. Riera i Sans, « Un procés inquisitorial contra jueus de Montblanc », pp. 59-73.
104 ACA, Us., fos 12-13, spécialement 13v°. En effet, le Temple domine la région. Il fut d’ailleurs l’objet des enquêtes suivantes. D’ailleurs, une inquisicio contre les Templiers, la relation avec l’évêque de Tortose, fait déjà l’objet de chartes à l’époque des enquêtes contre les usuriers : ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, f° 124v°. Des registres spécifiques furent ensuite consacrés à la chute de l’ordre du Temple.
105 ACA, Us., f° 29, où une lettre du 24 mai prévoit la réalisation des instructions pour le 24 juin.
106 Pour un exemple de relation entre accusations d’immoralité et luttes de clans se situant dans un couvent de Dominicaines, voir P. Linehan, Les dames de Zamora.
107 ACA, PQ, 1298 T 1 à T 11, 1299 K, L et 1299 A.
108 ACA, PQ, 1298 D, Vilanova contre Gerau au sujet des actions du bac du Llobregat et 1298 T 4, plainte de Gerau Martini contre Bartomeu de Mans et son épouse Saurina, devant les enquêteurs contre les officiers Nadal Raynier, juge de la cour royale, enquêteur à Barcelone, pour une dette de mille sous à rendre à Pâques et d’autres affaires ; 1298 D (dossier du bac du Llobregat, F. de Vilanova contre Gerau), 1298 E (dossier Biona contre Fanchea), 1298 T 1 à 11 (dossier Bartomeu de Mans), 1298 U (Espiels contre Marques), 1299 K (Bartomeu de Mans, Berenguer Marques, Bernat de Vallmoll, Ferrer Torrelles contre Berenger de Finestres), 1318 B (marchand de Perpignan contre les manumisseurs de Guillem Llobet, scribe royal).
109 ACA, PQ, 1298 E et 1298 U.
110 ACA, PQ, 1298 T 11, prévarication et injustice de Bartomeu de Mans contre Guillem Lotger et T 4 pour dette et injustice contre Gerau Marti, T 2 contre Bertan de Ratera, T 3 pour incarcération et condamnation abusive contestées par Gerau Rabaça.
111 À ce sujet, voir J. Shatzmiller, La deuxième controverse de Paris.
112 Bernat Desclot, Cronica, t. IV, pp. 68-73 ; Ph. Wolff, « L’épisode de Berenguer Oller à Barcelone en 1285 » ; C. Batlle, « Aportacions a la història d’una revolta popular » ; L. González Antón, Las uniones aragonesas.
113 ACA, PQ, 1298 C, A. Riera Melis, La Corona de Aragón y el reino de Mallorca, pp. 32-33 : le royaume de Majorque naît comme un État dépendant de la couronne d’Aragon. Pierre III impose à son frère le traité de Perpignan. Cela implique la reconnaissance et le rétablissement de l’unité juridictionnelle de la couronne d’Aragon, que le traité d’Argelès en 1298 rappelle et rend effectif.
114 ACA, PQ, 1304 H, 1298 D.
115 ACA, PQ, 1298 C et 1298 G.
116 ACA, PQ, 1298 C, fos 2 et 3. « Interrogatus de die et dixit se non recordari. Interrogatus de loco et quibus presentibus respondit ut supra ; interrogatus de hora diei dixit se non recordari salvo quod fuit ante predictum idem quando tractatum et factum fuit tum effectum in domo dicte sacrista. »
117 A. Pérez Martín, El derecho procesal del « jus commune » en España, p. 57. Selon les ordines, ils ne peuvent dépasser 40 témoins pour chaque article. Le procès pourrait donc être très long ! Il est en fait très difficile de trouver de nombreux témoins au sujet des contrats.
118 Le chiffre médian se situe entre 13 ou 14 articles, nombres qui correspondent aux affaires Canyeto contre Scuder, Villanova contre Gerau et Peligriano contre le sacriste.
119 ACA, PQ, 1298 D et 1325 A, B, C.
120 ACA, PQ, 1298 D, fos 9v°-10r°.
121 ACA, PQ, 1298 D, f° 22r°. par exemple : « Super XXIII articulos dixit se nichil scire. Super aliis articulis non fuit productus ».
122 ACA, PQ, 1298 B, 1298-1299, 1300 J ; ACA, PQ, 1372-1374.
123 S. D. Goitein, A Mediterranean society, pp. 273-352.
124 ACA, PQ, 1298 B, « Qui sagio dixit quod dictus A. non erat in villa. Et dictus Magot accusavit con (tu) macia dicti A. », f° 4v° ; 1298-1299, « Quam citationem ego dictus scriptor ad domum dicti Maçoti », f° 16v°, « Quam citationem ego dictus scriptor feci dicto Maçoto personaliter in domo G. de Monronis. », f° 22r°.
125 ACA, PQ, 1298 U. Cette affaire est jugée par Nadal Raynier, mais au fos 2r° et 3v°. Raymond Fulconis, procurator ou locum tenens domini regis in Cathalonia et Bernardus de Sarriano, conseiller sont cités par B. Marques de manière à faire éviter des comparutions lors de ce procès.
126 ACA, PQ, fos 3-4.
127 ACA, PQ, fos 2r°-v°, « … et post comparuit Berengerium Marquesium predictum ex altera. Et dictus Berengerius Marquesii obtulit quandam cedulam cum tenor est talis. Dicit et proponit excipiendo Berengerius Marquesii se non teneri respondere coram nobis domino Natali Rayneri petticioni oblate per Eymericum de Spialis militem contra dictum Berengerium quis dominus Raymundus Fulchonis procurator domini Regis in Cathalonia et Bernardo de Sarriano consiliarius domini Regis per litteras suas mandaverunt nobis quod de aliquibus pertinentis usurarius inceptis ».
128 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, pp. 162-228. Cette pratique n’est pas spécifique à la couronne d’Aragon. Par exemple, Philippe le Bel envoie contre Bernard Saisset, évêque de Pamiers, un binôme d’enquêteurs comprenant un clerc et un légiste laïc, J. Favier, Philippe le Bel, pp. 316-328, spécialement pp. 321-324.
129 Une harmonisation entre les différentes cours touche au moins en partie les tribunaux juifs et même les musulmans comme le souligne dans sa conclusion M. V. Febrer Romaguera, « Los tribunales de los alcadíes moros », à partir d’archives valenciennes conservées par la batllià dans la série pleits. Elle s’opère toutefois lentement, dans le respect des privilèges de chaque royaume.
130 É. Anheim et P. Chastang (coord.), Pratiques de l’écrit ; M. Hébert, « Latin et occitan : quelles langues écrit-on en Provence à la fin du Moyen Âge ? » ; B. Merdrignac, « Liberatus, Libertinus : du baragouin dans quelques textes hagiographiques médiévaux » ; M. zimmermann, « Langue et lexicographie : l’apport des actes catalans » ; V. Lamazou, « Lire et écrire chez les notables toulousains à la fin du Moyen Âge ? » ; M.-Cl. Hubert et alii, Le statut du scripteur au Moyen Âge ; M. zimmermann (éd.), Auctor et auctoritas ; S. Lusignan, « Written French and Latin » ; Id., « Écrire en français ou en latin en pays d’oïl » ; Id., « Quelques remarques sur les langues écrites à la chancellerie royale de France » ; Id., « L’usage du latin et du français à la chancellerie de Philippe VI » ; Id., « Chartes et traduction » ; Id., « La résistible ascension du vulgaire ».
131 De même peut-on se poser la question de l’antériorité d’un texte latin pour la « première » chronique catalane, celle du Livre des Faits, M. de Montoliu, Les quatre grans cròniques ; J. Aurell, « La chronique de Jacques Ier » ; St. M. Cingolani, Jaume I, historia i mite d’un rei ; A. Ibarz, « The Idea of Spain in the Chronicle of Jaume I ».
132 ACA, PQ, 1302-1303 D, fos 10-11.
133 Les documents hébraïques et latins qui avaient servi à confectionner les reliures des registres notariés ou d’autres ouvrages font l’objet de divers programmes de recherche, restauration et étude : Books within books, que dirige Judith Schlanger, regroupe les initiatives concernant les manuscrits hébraïques (http://www.hebrewmanuscript.com/hebrew-fragments-databases.htm). La Generalitat de Catalunya et les archives historiques de Gérone restaurent et inventorient les documents géronais. Le programme de recherche JACOV s’emploie à étudier les actes de la pratique retrouvés à Gérone tant ceux en latin que ceux en et hébreu.
134 Cl. Denjean, Juifs et chrétiens. De Perpignan à Puigcerda et Ead., Des écritures ordinaires. Solidarités entre juifs et chrétiens (à paraître).
135 J. L. Lacave (éd.), Los judíos del reino de Navarra, documentos hebreos 1297-1486, Navarra Judaica, t. VII ; pour la Catalogne vers 1333-1334, voir J. M. Millás Vallicrosa, « Petita llista d’un prestamista jueu », t. II, pp. 549-551.
136 Interrogatoire du néophyte Alfaqui, marchand de Perpignan. Extrait d’un feuillet daté de 1423 conservé aux ADPO, 1 Bp 831. Cl. Denjean, « Les Juifs soumis à l’impôt, discours croisés ».
137 ACA, PQ, 1298 B, 1298-1299, 1300 J.
138 Étudiées dans le cadre du programme JACOV, « De juifs à chrétiens : aux origines des valeurs au Moyen Âge› » (FRAMESPA, université de Toulouse - Le Mirail), qui contribue à cataloguer et à éditer les documents hébraïques et latins recyclés dans les couvertures des livres notariés du xive siècle. L’hypothèse actuelle au sujet de cette documentation propose de voir dans ces papiers des documents émanant du milieu des juridictions de Gérone, au moins de la cour de l’évêque.
139 Sur la question du format, l’équipe qui travaillait sur le notariat méditerranéen (rencontres de Nice, Lyon, Paris) n’a pu comprendre les différences géographiques entre régions utilisant des registres in-quarto et les pays où les notaires couvraient des registres étroits ; de même la question a été posée aux membres de l’équipe Leopardo lors du séminaire coordonné par Thierry Pecout, Aix-en Provence, 15 janvier 2009, sans que le choix des formats n’ait été éclairé par la comparaison entre les pratiques catalanes et provençales.
140 ACA, PQ, 1298-1299, appel d’A. Çaïlla, fos 6v°, 10v°, 20r°…, Villanova contre Gerau, où l’on peut voir seulement de petits signes et des traits, sans commentaires fos 18v°, 19, 24v°, 25v°, comme dans 1298 F, Mirabello contre Columbet, f° 1v°, 1300 C, monastère Sant Miquel del Fai, fos 3r°-v°, 4, 5r°-v°, 6, 7r°-v°… . Dans 1298-1299 B, f° 1, il s’agit par contre d’une mention au sujet du paiement du scribe. Par contre, les procès 1298 E, Biona contre Franchea et 1302-1303 D, Navarra contre Hamos ne comprennent qu’un texte soigneusement copié.
141 ACA, PQ, 1298 G.
142 ACA, PQ, 1298 B, 1298-1299, 1300 J.
143 ACA, PQ, 1298 B, 1298-1299.
144 ACA, PQ, 1298-1299, f° 37v° et Col.leccio de segells de placa, Sagarra 2704 pour le PQ, 1300 C.
145 J. Riera i Sans, Retalls de la vida dels jueus, pp. 43-45 ; l’auteur, spécialisé en histoire des juifs médiévaux, qui dirige la section Chancellerie aux ACA est celui qui connaît le mieux la série puisqu’il en dirige la restauration.
146 Cette méthode est bien visible à Majorque (ARM), où les registres conservent d’autres pièces entre les pages.
147 ACA, PQ, 1300 C.
148 M. Madero, Las verdades de los hechos, p. 30.
149 ACA, PQ, 1298-1299.
150 ACA, PQ, 1298-1299, Arnau Çaïlla de Lleida et Bonadona, f° 3v°.
151 ACA, PQ, 1300 C, f° 40.
152 ACA, PQ, 1298 D.
153 ACA, PQ, 1300 C.
154 ACA, PQ, 1304 H, 1298 E.
155 Par exemple, l’acte du « traité d’Argelès » (AN, J 298, n. 9) datant lui aussi de 1298 et écrit par un notaire perpignanais, utilise une écriture très proche de celle de la chancellerie barcelonaise. Une étude prosopographique devrait ensuite confirmer ou infirmer ces conclusions, malgré une abondance des registres moindre qu’à la fin du xive siècle.
156 Appels des jurats de Valence, ACA, PQ, 1318 J, 1297 B et 1318 H.
157 Étudiée par M. T. Tatjer Prat, La audiencia real en la Corona de Aragón ; Id., « La Administración de Justicia real en la Corona de Aragón » ; Id., « Notas sobre la jurisdicción civil del Veguer de Barcelona ».
158 ACA, PQ, 1319 A, couverture verso.
159 Analysées par J. Théry, « Fama, enormia » dans son chap. vi, pp. 421-489. La numérotation distingue trois parties : A- Avant l’action, B- l’instruction préalable, C- La procédure civile. Les numéros entre parenthèses sont ceux du tableau 12 présenté p. 92.
160 Résumé dans les registres de la curie de Puigcerdà, étudié dans Cl. Denjean, « La loi entre la place publique et l’espace privé » ; à compléter par Ead., « L’envers du décor ? Clan et mafias à l’épreuve des conversions (couronne d’Aragon, xive siècle) » (à paraître).
161 J. M. Millás Vallicrosa et L. Batlle Prats, « Un alboroto contra el call de Gerona », particulièrement pp. 501-502 et la transcription pp. 515-541, qui nous donne des indications utiles et comparables avec les textes conservés par la chancellerie.
162 AHCP, Protestos. Appellacions, Bernat Montaner 1380-1381-1392, f° 28.
163 ACA, PQ, 1378 A, 32 fos, auquel il faudra ajouter 1417 F où Pere Blanch, juge de Puigcerdà, est destitué par le gouverneur. Ce travail n’a été publié que partiellement. Le procès pour relations charnelles avec une chrétienne avait été cité rapidement par D. Nirenberg, Communities of Violence, p. 145.
164 ACA, PQ, 1301 A (enfant mort), 1325 A (Astruch de Besalú matricide), 1298 D (Vilanova contre Gerau au sujet du bac du Llobregat).
165 ACA, PQ, 1293-1294 (rapt d’une fille juive), 1298 H (synagogue de Majorque), 1307 C (procès criminel contre Astruch Adzay de Montblanc inculpé de manipuler les dettes, falsifier les documents publics), 1318 B (marchands de Perpignan et jurats de Valence), 1318 J (juif et jurats de Valence), 1318 H (biens des juifs à Ibiza), 1319 A (contre de nouvelles taxes de l’aljama de Teruel), 1319 D (procurateur fiscal de Gérone).
166 Los fueros de Aragón, éd. A. Pérez Martín, p. 102 (de demanda con carta o sin carta), p. 108 (de homne qui mete clamos), p. 126 (tod omne deve responder ad otro por clamo), p. 152 (quando alguno quiere provar el clamo que fizo), p. 176 (de homine qui se reclamat), p. 260 (de pleyto de usuras), p. 298 (de començamiento de pleyto).
167 De même que dans le royaume de France, « il est très vite apparu choquant et dangereux pour la paix publique, que le roi tente de restaurer, qu’un crime notoire ne puisse être sanctionné faute d’accusateur. Ainsi quand un bruit qui court […] porte à la connaissance d’un juge, royal ou seigneurial, un fait répréhensible ou grave, comme un meurtre […] le juge ainsi alerté peut, compte tenu de la notoriété du fait et de l’infamie du prétendu coupable, intervenir par une enquête aux effets très limités […] avant qu’un accusateur ne se soit manifesté ou n’ait entamé une poursuite. » nous disent A. Porteau-Bitker et A. Talazac-Laurent, « La renommée dans le droit pénal laïque », p. 68.
168 ACA, PQ, 1301 A.
169 C’est-à-dire formulée dans une plainte enregistrée dans les formes, par exemple dans le registre Commune.
170 Le viguier dans l’affaire de l’enfant trouvé mort, ACA, PQ, 1301 A ; le batlle dans celle d’Astruch Bondavid de Besalú, ACA, C, 1325 A.
171 ACA, PQ, 1301 A, transcrit par E. Lourie, « A plot wich Failed ? » ; dossier repris par J. Riera i Sans, Retalls de la vida dels jueus.
172 ACA, PQ, 1298 C.
173 ACA, PQ, 1307 C.
174 J. Théry, « Fama, enormia », pp. 346-351, montre que si la fama peut jouer le rôle de l’actor (Ordo de Tancrède de Bologne, 1209-1214), cette expression employée par Alexandre III, qui permettait une accusation dont on se disculpait en produisant un certain nombre de témoins, n’est pas reprise en 1234 par Ramon de Peñafort.
175 ACA, PQ, 1298 H (synagogue de Majorque) où les Franciscains accusent les juifs de faire trop de bruit dans leur synagogue voisine du couvent.
176 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, pp. 1035 et 1032, n. 1461 et 1462.
177 Ibid., p. 1032, n. 1462.
178 ACA, PQ, 1325 A.
179 ACA, PQ, 1298 D.
180 ACA, PQ, 1325 A, f° 1r° : « … ipsum Astrugum denunciatum fuisse coram baiulo Cathalonie generali comississe criminem sodomicum cum quodam judeo puero Regnum Francie ».
181 ACA, PQ, 1298 T 1 à 11. Les fueros [Los fueros de Aragón, éd. A. Pérez Martín, p. 152], et usatges [Los usatges de Barcelona, éd. F. Vallstaberner] comme les traités de procédure fournissent les textes légaux base de la procédure civile, alors que nous nous trouvons ici à un moment de la procédure non prévu dans ces textes, soit avant le dépôt d’une demanda (Fueros, p. 298), avant le clam solennel (Fueros pp. 108, 176 et 126) avec ou sans carta d’appellacio (Fueros, p. 102).
182 Par exemple dans ACA, PQ, 1298 T 4 : « Et dictus Geraldus contra Bartolomeus de Manibus obtulit petitionem suam seu petitiones sub hujus verbis. »
183 Cl. Gauvard (éd.), L’enquête au Moyen Âge et le colloque d’Aix-en-Provence T. Pécout et A. Mailloux (éd.), Quand gouverner c’est enquêter.
184 Confusion illégale selon Guillaume Durant, voir J. Théry, « Fama, enormia », p. 475.
185 Selon l’ordre de « ad summariam noticiam » et ses dérivés cité dans A. Pérez Martín, El derecho procesal del « jus commune » en España, pp. 55 sq.
186 Julien Théry remarque également qu’un clan bien au fait des procédures judiciaires a réussi à obtenir le déclenchement d’une affaire.
187 Dans les Fueros d’Aragon par exemple, Los fueros de Aragon, éd. A. Pérez Martín, p. 102 (de demanda con carta o sin carta), p. 108 (de homne qui mete clamos), p. 126 (tod omne deve responder ad otro por clamo), p. 152 (quando alguno quiere provar el clamo que fizo).
188 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, p. 1065.
189 Au sujet du développement de la justice des boni homines à la fin du xiiie siècle ou le rôle de conseillers joués par les prohoms, voir les cas évoqués seigneurie par seigneurie par J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, pp. 1030-1051. Les prohoms s’intègrent dans l’administration de la justice ordinaire tant dans le cas du civil que du criminel. Dans les cas réservés à la justice royale (lèse-majesté, fausse-monnaie…) ou tout autre délit contre l’autorité publique, le conseil des prohoms n’intervient pas.
190 Par exemple charte de Tortose, J. M. Font i Rius (éd.), Cartas de población y franquicia de Cataluña, n° 76, pp. 126-128 ; Los fueros de Aragon, éd. A. Pérez Martín, p. 158 sur le crédit juif, p. 260 sur les procès pour usure, p. 290 sur les commendes.
191 ACA, PQ, 1325 A, 1298 E et 1307 C.
192 ACA, PQ, 1298 E et 1307 C.
193 ACA, PQ, 1325 A.
194 Sur l’appel, voir V. Ferro, Institucions de dret públic català ; T. Montagut i Estragués et alii, Història del dret català, t. II, ; M. T. Tatjer Prat, La audiencia real en la Corona de Aragón. On peut aussi consulter J. Serrano Daura, Lliçons d’història del dret, t. II, ; Id., Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova, t. I sur la justice des juifs et Sarrasins, et pp. 286-299 ; sur la relation entre justice seigneuriale, communautés et appel au roi, pp. 1019-1023, 1039. Les textes antérieurs au xvie siècle sont cependant délicats d’utilisation et n’éclairent pas toujours l’ensemble du problème, les exemples datant de la fin du xiiie siècle sont rares : l’étude des procès apporte des renseignements uniques.
195 ACA, PQ, 1298 B, 1298-1299.
196 ACA, PQ, 1318 H, juifs de Majorque ; ACA, PQ, 1318 J, Isach Cohen Gatzes de Barcelone, pour récupérer une cargaison volée.
197 A. Pérez Martín, El derecho procesal del « jus commune » en España, pp. 95, 118-119.
198 ACA, PQ, 1297 B, procès et actes de l’opposition légale faite par les conseillers de Barcelone aux commissaires royaux sur les enquêtes criminelles contre les usures.
199 ACA, PQ, 1298 T (contre Bartomeu de Mans) et ACA, C, Varia 30, Constitutionum de tenendo tabulam, 1311-1327.
200 ACA, PQ, 1298 H (synagogue de Majorque).
201 Cl. Gauvard (éd.), L’enquête au Moyen Âge ; J.-P. Boyer, A. Mailloux et L. Verdon (éd.), La justice temporelle dans les territoires angevins ; voir les travaux en cours de l’équipe Leopardo, sous la direction de Thierry Pecout, le colloque Quand gouverner c’est enquêter et T. Pécout et alii (éd.), L’enquête générale de Leopardo da Foligno.
202 Généralisés et pas générales, car constituées de l’addition d’enquêtes locales, de manière à respecter les fueros et privilèges locaux.
203 Une lecture des Corts du xive siècle ne permet pas de relever des plaintes antijuives alors que la lecture des registres Commune (par exemple ACA, C, Com. 13, pars Ia, 1297, fos 98r°, 99v°) ou l’inventaire des sources des archives de Gérone montrent que les plaintes sont fréquentes (Documents dels jueus de Girona, éd. G. Escribà i Bonastre et M. P. Frago i Pérez), par exemple p. 67, nos 41-42-43, où les juifs sont accusés d’utiliser des mesures illégales. Le nombre de plaintes et de litiges augmente au cours du xive siècle jusqu’en 1391, certaines années, comme celles du deuxième quart du xive siècle, étant spécialement riches en conflits.
204 C’est-à-dire quel sens a pour eux le mot et quelles sont leurs sources. A. Pérez Martín, El derecho procesal del « jus commune » en España, pp. 77, 103-105, 124-125.
205 ACA, PQ, 1298 T, contre Bartomeu de Mans et 1299 K et L contre Berenger de Finestres, enquêteur dans ACA, Us., f° 11v° en octobre 1297.
206 ACA, PQ, 1298 D.
207 ACA, PQ, 1302-1303 D.
208 Il faudra examiner en détail les documents conservés à Gérone et en cours de restauration à l’Arxiù Historic de Girona pour savoir comment sont constituées les pièces de procédure qui sont finalement jetées, le papier étant utilisé dans les reliures de registres notariés, tâche à laquelle s’attache le programme Jacov.
209 Comme dans le règlement de l’affaire Boniach de Puigcerdà, qui a été recopiée dans un registre local, voir Cl. Denjean, « La loi entre la place publique et l’espace privé ».
210 ACA, PQ, 1325 A (procès sur les crimes de Astruch Bondavin Saporta de Gérone), à mettre en relation avec le 1319 D, procurateur fiscal contre Isach Astruch de Besalú et I. Abraham de Girona, sur les biens dont ils sont tuteurs. L’affaire relève de conflits internes à l’aljama.
211 A. Pérez Martín, El derecho procesal del « jus commune » en España, pp. 20-21, 27, 50 sq., a édité les ordines ibériques. Il faut aussi se rapporter aux Fueros d’Aragon.
212 Il existe donc des lettres de rémission avant le xive siècle, alors qu’elles sont généralement présentées comme datant du xive siècle seulement.
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