Pour les sens
Toucher, goûter, voir et écouter l’écrit
p. 1-34
Texte intégral
Paris, 26 novembre 2008
1Mikhaïl Bahktine fumait. Il fumait beaucoup. Vous connaissez l’histoire, presque légendaire, que le romancier Paul Auster, entre autres, s’est occupé de diffuser ces dernières années. À cause de la pénurie de papier, pendant la seconde guerre mondiale, Bahktine utilisait pour rouler ses cigarettes les fines pages de l’original dactylographié de son étude sur le bildungsroman allemand. Fumeur invétéré, le critique russe reconnut qu’il aurait été difficile alors de trouver meilleur papier. Apparemment, peu lui importait que disparaisse petit à petit, bouffée après bouffée, une bonne partie de la seule copie existante de cette étude, dont les fragments furent finalement publiés dans son Esthétique de la création verbale.
2S’il est vrai qu’un écrivain, comme nous le montre le cas de Bahktine, ne sait pas ce qu’il peut en arriver à faire lui-même de son œuvre, il ne l’est pas moins qu’au fond, aucun auteur ne peut savoir exactement à l’avance ce que ses lecteurs feront de l’œuvre qu’il a, en principe, composée pour eux. Il en va ainsi, même si, d’une façon ou d’une autre, il s’efforce de les diriger vers un objectif concret préalablement fixé, que celui-ci soit doctrinal, ou de simple divertissement. C’est ce que savait bien Pedro de Valderrama, écrivain contemporain de Cervantes, quand en tête de ses Ejercicios espirituales, publiés en 1602, il affirmait que ses lecteurs le liraient quand ils le voudraient, qu’ils refermeraient les pages de son livre quand ils le décideraient et que, de plus, ils comprendraient ce qu’il avait écrit du mieux qu’ils pourraient. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour qu’il n’en fût pas ainsi.
3Pour toutes ces raisons, ce qu’il faisait imprimer n’était qu’une « réunion de matériaux » qu’il mettait à la disposition de ses lecteurs. En se servant des métaphores de la construction, l’écrivain sévillan disait qu’avec ces matériaux chaque lecteur devait construire sa propre maison et lui donner forme et configuration conformément à la condition et à la situation particulières où il se trouverait, « de la façon qui convient le mieux et avec la meilleure architecture possibles ». Il n’en allait pas de même, insiste Valderrama, avec les sermons qu’on entendait prononcer dans un temple, parce que dans ce cas le prédicateur pouvait bien mieux contrôler la réception de son auditoire, en le guidant de la façon la plus adéquate.
4En effet, devant un livre, les lecteurs peuvent faire bien autre chose que souffrir ou jouir de ce qu’ils lisent, apprendre ou comprendre les leçons que les auteurs ont voulu leur transmettre dans ses pages. Ils peut même leur arriver de ne pas lire ce qui est écrit. Je dois avouer que je ressens quant à moi une attraction particulière pour l’odeur des pages des livres, en particulier des livres neufs. Ce qui était aussi le cas de Pierrette Lorrain, le triste personnage de La comédie humaine, cette pauvre héroïne qui avouait : « j’aime à sentir l’odeur des papiers imprimés*1 ».
5Mais Pierrette, on s’en souvient, était malade. Outre qu’elle aimait beaucoup « l’odeur des papiers imprimés* », la jeune fille disait « je n’ai d’appétit que pour de vilaines choses, des racines, des feuilles* » Aujourd’hui, on aurait diagnostiqué chez elle la chlorose, le pica ou la malacie, troubles alimentaires qui se manifestent par le fait que les patients mangent, selon leur caprice, des produits qui ne sont pas considérés comme des aliments, entre autres des morceaux de papier qu’ils ont arrachés à des journaux ou à des livres. En fait, ce trouble semble lié à un important manque de fer, et c’est probablement pourquoi « l’odeur des papiers imprimés* » était tant du goût de la petite Lorrain, à cause de l’élément ferrique qui entrait dans la composition des encres.
6En revanche, au Siècle d’or espagnol, les choses étaient bien différentes, et on pouvait porter bien des papiers à la bouche ou sur le corps. Les amants malheureux pouvaient boire des lettres d’amour dissoutes dans l’eau de leurs coupes, pour récupérer les faveurs de leurs dames, et certains soldats des régiments d’infanterie n’hésitaient pas à porter sur leur peau le testament d’un héros militaire, convaincus qu’ils étaient de sauver ainsi leur vie. Pour les uns et les autres, l’écriture ne se réduisait ni aux auteurs ni aux textes imprimés, il n’était même pas nécessaire qu’ils sachent lire pour que l’écrit produise tout seul les merveilleux effets qu’on en attendait.
7L’Espagne du Siècle d’or devint, sans aucun doute, une civilisation écrite, mais les chemins qu’elle emprunta pour ce faire ne passèrent pas nécessairement par l’alphabétisation ni par la compréhension rationnelle des textes. Hétérographier sa culture écrite, c’est montrer les formes plurielles d’appropriation de l’écrit qui eurent cours lors de cette période. Cette première hétérographie est consacrée à montrer certains de ces usages particuliers de l’écrit au Siècle d’or.
8Tout se remplit peu à peu d’écriture au cours de ce siècle, un siècle de fer dans son éclat miraculeux. Écriteaux sur les murs et papiers par terre, et ce pour notre bonheur, car il se trouva des personnages cervantins qui, voulant les lire, les ramassèrent dans une rue de Tolède. La métaphore selon laquelle, à Séville, « on écrit même sur l’air », employée par le prédicateur trinitaire Miguel Ruiz en 1615 à propos de l’Immaculée Conception, se fit réalité dans la même ville quelques années plus tard, durant les cérémonies organisées pour la canonisation du roi Ferdinand III, recueillies par Torre Farfán dans ce qui est peut-être le plus bel imprimé du xviie siècle espagnol. Ceux qui assistèrent aux fêtes de la cathédrale purent contempler une pluie d’« orages de fleurs », pendant qu’on chantait le Gloria, et,
tombant comme flocons de neige parmi elles, des petits billets en vélin enluminés de sentences festives en l’honneur du saint Roi et d’effigies de lui nuancées de couleurs vives et d’or.
9Sans vouloir rien ôter de leur magnificence aux programmes décoratifs qui ornaient la cathédrale, cette neige aux flocons de parchemin et couverte de choses écrites semble capter l’essence même du Siècle d’or.
10Selon un topique répandu, la Nature était considérée comme un Livre qui doit être lu et interprété, mais, bien plus encore, la Nature elle-même écrivait et n’avait pas une mauvaise écriture, à en juger du moins par le petit galet de couleur blanche sur lequel on pouvait lire « † Philippe V. doit/Régner/1700 » et qui fut trouvé dans le lit d’une rivière au cours des campagnes de propagande de la guerre de Succession2. Écrit prophétique, la Nature et le Temps écrivent / inscrivent sur la pierre ce qui doit arriver.
11Cette inondation d’écrits ne tarde pas à atteindre les corps mêmes des personnes. Les esclaves sont cruellement marqués au fer rouge, parfois du nom de leurs maîtres. Dans la bouche des saludadores, ces charlatans qui prétendaient aussi guérir la rage et autres maladies avec leur salive, on pouvait discerner une lettre majuscule, signe qu’ils avaient été dotés de la grâce spéciale de chasser les loups, les orages ou le fléau des sauterelles. Certaines dévotes reçoivent de mystérieux stigmates écrits, leur chair s’étant convertie en message divin. Les gentilshommes se tatouent les signes de leur appartenance à un ordre militaire sur « le bras droit avec des fers rouges en signe qu’aucun autre homme ne devait les porter à part eux »3. La meilleure recette pour « que le lait des mères tarisse » quand elles sevrent leurs enfants est d’écrire sur chacun de leurs seins des sentences comme « ardia, cardia, canfonia, canfonia, cardia, candonia, ardia », ce que faisait le prêtre Juan Pérez aux femmes de Guadalajara à l’époque de l’empereur Charles Quint4.
12Tout se remplit d’écriture et l’écriture touche la peau, fait du corps un texte. Mais qu’a donc cette écriture qui sort des livres et remplit de textes la réalité quotidienne ?
13Dans le dernier épisode de La prison d’amour, de Diego de San Pedro (1492), Leriano, moribond, accomplit un acte troublant. Il conservait comme un trésor deux lettres de Laureola, sa bien-aimée, qu’il ne veut ni déchirer ni confier à personne.
Il fit apporter une coupe d’eau, et ayant réduit les lettres en morceaux, il les y jeta, et cela fait, ordonna qu’on l’assoie dans son lit, et une fois assis il les but dans l’eau et sa volonté fut ainsi satisfaite.
14La libation de Leriano est presque une imitation eucharistique, sublime forme de communion courtoise dans laquelle l’amant fait sienne l’essence de sa bien-aimée. Les lettres de celle-ci étaient quelque chose de plus qu’une manière utile d’exprimer idées et sentiments, elles étaient Laureola elle-même.
15Cette capacité de traduire quelque chose de la réalité en l’écrivant apparaît aussi dans des contextes moins allégoriques, comme celui des pratiques de la censure inquisitoriale. Ainsi, par exemple, la nécessité de rayer non seulement les éloges mais jusqu’aux noms des hérétiques partout où ils pourraient apparaître, même s’il ne s’agit pas d’œuvres spirituelles, est maintenue par Juan Bautista Cardona dans son traité De expungendis haereticorum propriis nominibus publié à Rome en 1576. Nous nous trouvons sans nul doute devant une forme d’exemplarité punitive, de dampnatio memoriae, mais derrière cette pratique surgit également l’idée ancienne que nommer c’est créer.
16Cette efficacité ne devait pas simplement se réduire aux formes figuratives — images monstrueuses dont la vision engendre la difformité, peintures vertueuses qui édifient à peine les regarde-ton — ou les mots parlés — malédictions, imprécations, bénédictions ou sortilèges dont on s’assure un effet destructeur ou salvateur —, et il faudrait aussi l’attribuer à l’écriture, dont la capacité de représenter ne se limiterait pas à la simple communication. En fait, l’écriture se présente ici en étroite liaison avec les mots, les sons et les images, affinité essentielle qui semblait très claire aux xvie et xviie siècles. Malgré cela, la réduction postérieure de l’écrit à un instrument théorique de l’abstraction rationaliste ignora cette affinité, en opposant conceptuellement l’écrit à l’oral et à l’icono-visuel, qui seraient regroupés sous l’étiquette préconçue du traditionnel et, en somme, du prémoderne.
17Les lettres dites de protection et mal sont un excellent aperçu de la façon dont l’oral, le visuel et l’écrit pouvaient se concentrer dans une réalité expressive unique au Siècle d’or espagnol. En termes généraux, elles appartiennent aux écrits à orientation magique et gardent une étroite relation avec les lettres à toucher et les nóminas, ou listes de noms, dont nous parlerons plus tard. Un bon exemple de ce type d’écrit particulier est la protection et mal d’ennemis qui fut composée pour Magdalena Fuster, et dénoncée devant l’Inquisition de Valence en 16475.
18La lettre est décrite par les inquisiteurs comme
un pli de papier écrit à la main avec beaucoup de croix, dont le début est Eliam †, Abat †, etc., et se termine par in remissionem pecatorum, avec sur la deuxième page toutes sortes d’armes peintes, et à la fin le nom de la personne qui dit propitius mihi pecatori.
19Les qualificateurs accusèrent cet écrit d’irrévérence et exposèrent que
ce papier est suspect de superstition connue et de maléfice, l’écriture étant en nombre d’endroits mêlée à des figures et des caractères inconnus proférant des imprécations malveillantes et nuisibles à ses ennemis et à leurs biens, et conjurant les armes et d’autres choses de ne pas faire de mal à leur auteur.
20Effectivement, la lettre de Magdalena Fuster est une somme de figures illustrant un texte écrit pour être lu, proclamé, à voix haute. Dessinée de façon très simple, à peine profilée, sa fascinante armurerie — couteaux, épées, haches, poinçons et toute sorte d’instruments effilés et coupants — est une espèce de conjuration visuelle renforcée par de mystérieuses et inintelligibles formules écrites qui devaient atteindre le summum de leur effet de sortilège lorsqu’on les prononçait. Inutile de dire que ces pratiques où l’écriture est utilisée magiquement ne peuvent être réduites à ce qu’on appelle la culture populaire. Voici, pour preuve, trois cas pris dans les cercles courtisans les plus relevés.
21Jorge de Ataíde, grand chapelain de Philippe II au Portugal, envoya un bracelet d’argent qui était censé avoir des propriétés curatives pour certains maux d’estomac. Comme pour un remède magique, on pouvait lire sur son envers ces lettres mystérieuses : « † DIA † B † S. ABN † † S † CEBE † R † S », et sur le dessus « † ZDI A † BI † Z † SA B † ZQ F † BE † RS † »6. Il s’agissait, en fait, d’un élégant transfert à l’orfèvrerie courtisane d’un remède propre à guérir tout genre de maux que Francisco de Salazar, évêque de Salamine, aurait rapporté du concile de Trente, rien de moins, et qui circulait aussi sous forme imprimée au milieu du xvie siècle, comme Témoignage contre la peste.
22En 1610, lors du procès en canonisation de Thérèse de Jésus, l’architecte Francisco de Mora déclara avoir soigné les douleurs dont souffrait l’un de ses domestiques, victime de la barbarie d’un arracheur de dents, en lui appliquant sur la mâchoire un des originaux de la sainte qui étaient conservés à l’Escorial. Mais de plus, le tireur de plans royal avoua publiquement qu’il avait osé arracher une page blanche du manuscrit original du Livre de sa vie, sur laquelle la religieuse avait écrit « cette feuille est blanche, passez outre », et qu’il avait gardé ce petit fragment d’écriture comme une relique, car les vertus taumaturgiques de Thérèse s’étaient naturellement transférées au papier et à l’encre7. Et sur ce point il convient de rappeler que, par exemple, les signatures d’Ignace de Loyola avaient elles aussi la réputation de faire d’« innombrables miracles », comme le rapporte le jésuite de la Nouvelle-Espagne Juan Martínez de la Parra dans son Luz de verdades católicas, livre qui dans son édition barcelonaise de 1705 garantissait aux fidèles des diocèses catalans quarante jours d’indulgence « chaque fois qu’ils liraient » ses pages. Mais revenons à la Cour.
23Parmi les biens que Jeanne d’Autriche, princesse du Portugal et fille de l’empereur Charles Quint laissa à sa mort, on peut trouver l’entrée suivante : « La prière de saint Léon, pape, en latin, sur parchemin manuscrit avec des couvertures de cuir bleu et des parties dorées »8. Il s’agissait d’un petit livre-bijou, probablement destiné à être porté au cou. Interdite par les index inquisitoriaux portugais et castillans, il faut l’identifier avec l’oratio attribuée au pape Léon III, qui fut même imprimée en espagnol comme Prière de saint Léon pape en langue vulgaire ou Prière des ordonnances de l’Église, et qui connut une longue vie de dérivés imprimés. D’autre part, il existe de nombreuses références littéraires à cette « prière de saint Léon ».
24Dans O juiz da Beira, de Gil Vicente, le valente esgrimador Fernão Brigoso dit avoir vaincu trois duellistes bien qu’ils aient porté sur eux « a oraçam de sam liam », et assure, de plus, qu’il serait capable de vaincre Hector en personne, même si celui-ci avait comme protection le Quicumque vult. Cette prière est également mentionnée par Diego Sánchez de Badajoz dans sa Farsa del molinero parmi celles, nombreuses, que les aveugles récitaient contre paiement sur les chemins et les places. Outre les exemplaires aujourd’hui localisés, le texte de la Prière que Léon III aurait envoyé à Charlemagne fut imprimé dans quelques livres d’heures et atteignit une indubitable diffusion en copies manuscrites, certaines de luxe comme celle qui appartint à Jeanne d’Autriche.
25Ses vertus devaient être nombreuses, comme celles de tant d’autres prières et litanies, mais dans son cas existait la circonstance étrange qu’elles seraient effectives non seulement si on les disait, mais si « on les portait sur soi ». En somme, l’écriture était un talisman, une amulette qui agissait par elle-même en protégeant celui qui la portait, car celui-ci
ne mourrait ni par le fer ni dans l’eau ni dans le feu ni de malemort subite ni sans confession, et ni ses ennemis ni le diable n’auraient de pouvoir sur lui, ni dans son sommeil ni à l’état de veille, ni en chemin ni hors du chemin ni nulle part, et ne serait pas vaincu en bataille ni retenu en prison.
26On comprendra donc que les adversaires qu’affronta le Fernão Brigoso de Gil Vicente aient porté sur eux une prière si puissante, même si les lois du duel n’autorisaient d’aide d’aucune sorte, ni humaine ni céleste, et interdisaient de porter sur soi ce genre d’écrits.
27La Prière de saint Léon n’est pas le seul exemple d’écriture / amulette qu’on puisse trouver au Siècle d’or. Du même type devait être le manuscrit qui circula sous le titre de Vrai portrait et vraies paroles que portait l’empereur Charles Quint et que porta don Juan d’Autriche, dont on assurait que « quiconque le portait ne mourrait ni de blessures ni de mort malheureuse ni de la foudre ni en état de péché mortel », à quoi on ajoutait un rassurant « elle vaut contre le poison »9. Quant à la Litanie envoyée par le pape Léon à Charlemagne, éditée à Saragosse et qui est une des nombreuses suites de la prière de saint Léon, elle devait protéger de la peste, rien de moins.
28Cette Litanie, à peine un « feuillet imprimé », devait avoir d’extraordinaires effets bienfaisants, car, comme cela est bien indiqué sous son titre, « sa sainteté lui fit savoir que tous ceux qui porteraient sur eux ces saints noms seraient protégés de tout mal contagieux ». À une époque de grandes épidémies, comme ce fut le cas pour le xviie siècle, une chose de ce genre ne pouvait être ignorée, et deux des qualificateurs du Saint-Office de l’Inquisition qui s’en occupèrent en vinrent à proposer qu’elle puisse circuler, car « elle sera de grand réconfort », confiant que les gens éclairés sauraient expliquer son véritable sens aux illettrés qui la porteraient sur eux.
29Les lettres prétendument écrites par différents saints, Marie ou son fils lui-même, sont un croisement de protection et de prière. Par exemple, une Lettre du Christ aurait été trouvée sur l’autel de saint Pierre à Rome par le prêtre Vicente Colás et fut donnée à l’imprimerie madrilène en 1690. Elle contenait l’habituelle promesse « quiconque portera cette lettre d’un lieu à l’autre entrera dans ma gloire et ses péchés lui seront pardonnés ». Ces effets si providentiels s’étendaient à tous ceux qui feraient copier la Lettre, à condition, toutefois, qu’ils paient pour cela : « Celui qui la copiera en donnant de son argent […] sera bienheureux, lui et toute sa maison et jamais ne verra le démon ».
30Bien que nous pensions que toute prière est faite pour être dite, les vertus de ces écritures propitiatoires, de protection de soi et, le cas échéant, de mal d’ennemis, ne semblent avoir dépendu, en dernière instance, que de la nécessité de toucher le corps de ceux qu’elles devaient protéger. Cette condition permettrait d’inclure tous les témoignages jusqu’ici relevés dans le genre des nóminas manuscrites ou imprimées, à mi-chemin entre les prières et les remèdes magiques.
31Sebastián de Covarrubias signale que les nóminas contenaient des prières apocryphes,
avec un titre disant que celui qui les porterait accrochées au cou ne mourrait ni dans le feu ni dans l’eau ni par le fer, ni supplicié, et qu’il aurait la révélation de l’heure de sa mort
et que, par conséquent, elles avaient été interdites, même si elles continuaient à circuler. Leur importance fut si grande, débordant sans nul doute le monde des gens du commun et pénétrant dans les chambres palatines et les espaces cléricaux, que Pedro Ciruelo s’en occupa dans sa Reprobación de las supersticiones y hechicerías au chapitre intitulé « Qui dispute longuement des nóminas ».
32Il y explique qu’en latin ce mot de nomina
veut dire noms en notre langue d’Espagne. Parce que ce sont des billets où sont écrits certains noms : certains bons, certains mauvais ; et pas seulement des noms, mais aussi quelques prières. Ces billets pendent souvent au cou de quelques hommes et femmes vains, pour qu’ils les guérissent des fièvres, tierces ou quartes ou pour d’autres maladies, non seulement chez les hommes mais chez les bêtes, et pour les arbres, les vignes ; les portent aussi les femmes en couches.
33Ciruelo fait ensuite de nouvelles et savoureuses observations réprobatrices du genre
certains disent que la nómina doit être écrite sur un parchemin vierge ou sur un papier de telle ou telle fabrication ; d’autres disent qu’elle doit être enveloppée dans un voile ou dans de la soie de telle ou telle couleur ; d’autres qu’elle doit être cousue avec du fil de telle ou telle sorte. D’autres, qu’on doit la porter au cou comme un collier de telle ou telle façon.
34Néanmoins, il est aussi possible de trouver des textes qui défendent ouvertement l’efficacité de ces billets, brefs ou nóminas, comme le Papel apologético qu’un certain Juan Vallejo fit imprimer en 1679 à propos d’un Remedio liberativo y preservativo que certains « portaient au cou, d’autres sur la poitrine ».
35Les témoignages sur l’ample circulation, au Siècle d’or espagnol, de textes de cette nature sont très nombreux, tant dans les milieux lettrés que dans ceux qui ne l’étaient pas. Saint Jean de la Croix lui-même s’en occupe dans sa Nuit obscure, quand il parle des dévots débutants qui sont tombés en « avarice spirituelle » et, à cause de cela, se
chargent d’images et de rosaires bien curieux ; tantôt ils en posent un, tantôt ils en prennent un autre ; ils les échangent, puis les reprennent ; ils les veulent de telle façon, puis de telle autre, s’entichant plus de cette croix que de cette autre, parce qu’elle est plus curieuse. Et vous en verrez d’autres harnachés d’agnus dei, de reliques et de nóminas, comme les enfants de pendeloques.
36Leur présence réitérée s’explique peut-être parce qu’elles représentaient une forme de religiosité très personnalisée, comme le suggère Paul Saenger pour expliquer l’impressionnante demande de livres d’heures à partir de la fin du Moyen Âge. En dépit des prohibitions et de la vigilance de l’Inquisition, leur diffusion fut garantie grâce à d’abondantes copies manuscrites et imprimées.
37Étiqueter ces écrits comme une forme de superstition parmi d’autres ne permettrait de comprendre qu’une partie de leur réalité. Il est bien certain que, comme nous l’avons signalé, ils furent imaginés à la frontière même de la superstition et que, de fait, on prétendit orienter avec eux les usages magiques de l’écriture créationniste vers les pratiques de la dévotion, en remplaçant les cédulas — billets écrits — ou les lettres de protection par des prières ou des textes tirés des Évangiles. Par exemple, dans les causeries doctrinales qu’il faisait à México au début des années 1690, Martínez de la Parra se prononce vivement contre la coutume de porter sur soi des petites cédulas avec des « figures, lettres ou langues » pour éviter les fièvres ou les maux similaires et, malgré tout, il accepte qu’on puisse porter au cou « l’Évangile ou d’autres paroles saintes », à condition qu’on ne considère pas qu’elles agissent par elles-mêmes. Un demi-siècle plus tôt, dans ses Días geniales o lúdricos, Rodrigo Caro condamnait aussi les petits papiers
que certaines femmes trompeuses inventent, avec des caractères inconnus et des prières de l’âme solitaire, disant que celui qui les réciterait ne mourrait ni dans l’eau ni dans le feu, ni de mort subite,
mais il ne semble pas critiquer le fait que les enfants soient conçus grâce à « des reliques de saints et des agnus dei de cire ». Et plus tôt encore, Pedro de Luján, dans ses Coloquios matrimoniales, fait de même avec les « nombreuses femmes qui pour sevrer leur enfant ont recours à mille sortilèges et cédulas, et feuilles de papiers, et autres choses du même genre », tout en conseillant, en revanche, que « la véritable cédula que nous devons donner aux enfants, c’est de les recommander à Dieu, et de leur faire porter les évangiles, qui sont une bonne et profitable cédula ».
38Malgré tout, la variété des lieux et la persistance séculaire de l’usage des lettres de protection et mal, les nóminas et les cédulas à toucher et à porter nous renseignent sur une dimension créationniste de l’écriture en elle-même, à une époque où on lui attribuait une efficacité qui dépassait la simple exposition ou transmission de la pensée.
39Sa réalité de talisman écrit efficace nous permet d’étendre une compréhension de l’écriture au Siècle d’or qui ne soit pas simplement rationaliste à d’autres domaines et d’autres genres, comme la poésie, la littérature spirituelle et l’éloquence sacrée. Ces derniers représentaient, évidemment, une écriture différente, une hétérographie pour le mythe modernisateur et progressiste forgé par les Lumières et sur lequel a reposé une bonne partie de l’historiographie de la culture écrite jusqu’au dernier tiers du xxe siècle. Jadis, écrire pouvait n’avoir rien à voir avec lire, avec la réception et la compréhension des idées qui nous sont proposées. Ce que disait déjà Pedro Ciruelo : « d’autres disent que la nómina ne doit être ni ouverte ni lue, car elle perd aussitôt sa vertu et n’est d’aucun profit ».
40Il faut rappeler maintenant que dans le petit inventaire des biens que possédait à sa mort, en 1500, le prince Miguel, petit-fils des Rois Catholiques, plus connu sous le nom de Miguel de La Paz, parce qu’il avait été désigné héritier du Portugal, de la Castille et de l’Aragon, figurait la prière de saint Léon ci-dessus mentionnée. L’enfant, qui mourut âgé d’un an et demi à peine, ne pouvait en lire le contenu, mais ce qu’on attendait de ce texte particulier n’avait rien à voir avec la compréhension de ce qui y était écrit : il s’agissait simplement que ses mots touchent le corps du petit pour le protéger.
41La longue tradition hispanique de cette pratique se prolonge jusqu’au début du xxe siècle, époque où Miguel de Unamuno s’en fait l’écho dans La vie de don Quichotte et Sancho Pança. Pour expliquer ce qu’étaient les phylactères des Juifs, il y est dit que c’était
comme ces amulettes qu’on accroche au cou des enfants pour les préserver de je ne sais quel mal et qui consistent en petits sacs, très joliment brodés, avec des paillettes, par une religieuse qui en les brodant tuait l’ennui, et dans lesquels on met de petits papiers où sont imprimés des passages de l’Évangile que l’enfant qui porte cette amulette au cou ne lira jamais, et lesdits passages en latin, pour plus de clarté.
42Comme on l’a dit, certaines de ces nóminas et autres écrits propitiatoires étaient destinés à soulager les douleurs d’enfantement des parturientes. Le même Miguel de Unamuno nous a laissé un témoignage très précis sur la consommation continuelle de ce genre de textes en Europe, ainsi que de gravures, dont les échos se font encore entendre au début du xxe siècle. Dans Amour et pédagogie, de 1902, il y a une scène où le médecin essaye en vain d’obtenir d’une parturiente qu’elle accepte de prendre du chloroforme. La future mère refuse parce que « le chloroforme est un truc de Juifs » et, continue l’auteur,
elle avale en cachette une petite bande de papier enroulé, où est imprimée une oraison jaculatoire en un distique latin, puis un autre petit papier sur lequel il y a une image de Notre-Dame du Perpétuel Secours.
43Manifestement démoralisé, Unamuno conclut : « ces papiers lui servent de chloroforme ».
44Il s’agissait de femmes dévotes qui cherchaient de l’aide au moment d’accoucher, que Martínez de la Parra, à la fin du xviie siècle, identifiait déjà comme un moment propice à une pléiade de pratiques à mi-chemin entre la dévotion et la superstition. Quoi qu’il en soit, on pourrait peut-être remarquer que la longue tradition de faire engloutir ces prières avait quelque chose à voir avec le manque de fer chronique qui affecte les femmes enceintes, ce fer que l’encre contenait, elle.
45Comme on le sait, que les textes soient mangés et, à l’occasion, bus, constitue aussi un topique consacré de l’érudition la plus classique. Les auteurs, comme l’affirmait l’espagnol des Lumières Gregorio Mayáns, devaient accommoder leurs plats en pensant aux palais des futurs convives qui les liraient ou écouteraient lire. C’est pourquoi il conseillait, dans sa Rhetórica (1757) des choses telles que : « les épithètes doivent être comme une sauce pour l’orateur et comme une nourriture pour le poète ».
46Tout ce vocabulaire, commun et étendu, plonge ses racines, finalement, dans l’exégèse biblique et l’érudition classique. Bon connaisseur de l’une et de l’autre, saint Grégoire le Grand peut nous montrer comment ces deux traditions, de fait, se nourrissent mutuellement et, en même temps, nourrissent le topique.
47Dans la dixième de ses Homélies sur Ézéchiel (X-Ez. 3 1-14), le père de l’Église du vie siècle explique pourquoi la parole divine se donne parfois à manger et pourquoi, en d’autres occasions, elle s’offre comme boisson. L’Écriture sainte, propose-t-il, est nourriture quand il s’agit « des choses les plus obscures, qu’on ne peut comprendre, si elles ne sont pas exposées », c’est-à-dire que l’exposition exégétique suppose « qu’on la mâche pour que [ce qui est exposé puisse] être dégluti ». En revanche, la Parole est boisson « pour les choses les plus claires », qui peuvent être dégluties sans mastication. Manger la parole divine exige, par conséquent, une préparation qui peut même devenir professionnelle, car elle doit être exposée, expliquée aux autres, pour qu’elle puisse produire ses salvateurs effets alimentaires. Boire la parole divine, en revanche, est une opération pour laquelle il n’est point besoin que ce plat succulent soit préparé, c’est-à-dire, exposé, ni que ceux qui l’écoutent ou la lisent disposent d’une plus grande préparation pour la recevoir.
48Quant à Pétrarque, il est un bon exemple de l’arrière-goût d’images alimentaires qu’avait aussi la tradition rhétorique latine, images qui, dans une large mesure, apparaissaient déjà dans la citation de Grégoire le Grand et dans celle de Mayáns. Dans la première de ses épîtres à Boccace, de 1359, le poète écrit que sa mémoire se nourrissait des innombrables occasions qu’il avait eues de lire Virgile, Horace, Boèce ou Cicéron tout au long de sa vie, si bien qu’il les avait mangés le matin pour les digérer l’après-midi, et les avait engloutis dans son enfance pour les ruminer dans son vieil âge (« mane comedi quod sero digererem, hausi puer quod senior ruminarem », Lettres familiales XXII-2). Avec un soupçon de cannibalisme, assurément, la tradition humaniste se fondait sur la lecture / ingestion des textes des classiques qui faisaient alors partie de la chair même de ceux qui étaient leurs lecteurs nouveaux et qui, même s’ils les avaient lus / mangés / mâchés lorsqu’ils n’étaient encore que des enfants, pouvaient les considérer définitivement comme leurs et se les rappeler à volonté.
49Comme nous le voyons, la rhétorique classique, au moment d’expliquer comment la mémoire ou l’invention peuvent tirer parti de la lecture, se laissa tenter par les images alimentaires, mais c’est dans la Bible que nous pouvons trouver les narrations les plus explicites sur ce que le magistral Louis Marin a appelé la parole mangée.
50Il y a différents passages bibliques, tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau, où est décrite l’ingestion de textes, comme c’est le cas, par excellence, dans le livre d’Ézéchiel ou dans l’Apocalypse. Dans le premier, le prophète mange, sur ordre divin, ce qui semble être un rouleau « écrit des deux côtés », qui « fut dans ma bouche doux comme le miel » (Ézéchiel, 2-10 et 3-3). Dans la seconde, l’ange donne un livre au visionnaire en disant : « prends, dévore-le ; il te remplira les entrailles d’amertume, mais dans ta bouche il sera doux comme le miel ». Il poursuit le récit de sa vision en disant :
… Je pris le petit livre de la main de l’Ange et je le dévorai ; et ma bouche fut douce comme le miel ; mais quand je le mangeai, il me remplit les entrailles d’amertume (Apocalypse, 10-9-10).
51Sur cette base, les exégètes chrétiens, médiévaux et modernes, ont développé toute une théorie de la lecture à partir de la figure de la comestio, selon laquelle, comme l’écrivait au xvie siècle frère Héitor Pinto dans ses commentaires sur Ézéchiel, « sacra scriptura tota est vera, tota legenda, tota inquirenda, tota devoranda ».
52Un peu plus tard, toujours à propos du prophète dévoreur de textes, Cornelis van Steen (Cornelius a Lapide) insistait sur le caractère allégorique de cette ingestion spirituelle à travers la lecture des écritures, le fait qu’elles soient devoranda ne devant pas être interprété de façon absolument littérale. Pour le jésuite flamand, comme pour saint Grégoire le Grand, ce que signifiait la comestio d’Ézéchiel, c’était que ce qu’on lisait ou écoutait lire dans les textes révélés de la Bible devait être ruminé et médité « in intimo animae tuae ». Nous trouvons ici l’un des concepts clés de la lecture religieuse au Moyen Âge et à l’époque moderne : la ruminatio, figure qui, bien évidemment, a quelque chose à voir avec l’alimentation, et qui était aussi présente dans la rhétorique classique, comme on le voit explicitement dans la lettre de Pétrarque à Boccace déjà citée.
53À l’imitation des ruminants, la parole divine doit être lentement considérée au-dedans par la méditation, pour revenir à la bouche sous forme de prière. Un passage des Proverbes (22-17- 18) servit à appuyer cette espèce de dévote régurgitation spirituelle, celui où il est dit :
Prête l’oreille, entends mes paroles, et prête attention à mon expérience. Ce sera un délice de les garder au-dedans de toi et de les avoir toutes à point nommé sur tes lèvres.
54C’est ainsi que la lectio divina se transformait en oratio après la pertinente considération intérieure de la méditation en forme de lente ruminatio.
55Cornelius a Lapide exposait de nouveau qu’on pourrait trouver peu de choses plus savoureuses que la parole de Dieu, authentique sucrerie pour le palais, car « verbum Dei est quasi pilula », c’est-à-dire une de ces pastilles sucrées qui laissent un arrière-goût d’aloès, de myrrhe ou de safran une fois dissoutes « in ventre ». Et effectivement, on put consommer dans l’Espagne moderne de savoureuses pastilles portant des noms ou des messages religieux. Mais restons-en pour l’instant à cette idée de la Parole réduite en morceaux qui facilitent sa connaissance, car la Parole des classiques était elle aussi émiettée pour une meilleure compréhension.
56Dans les États de la lune, de Cyrano de Bergerac, le démon de Socrate paie sa note dans une auberge avec des poèmes, car chez les Sélénites la monnaie légale n’est autre que le vers manuscrit sur une feuille de papier. Quand les aubergistes lunaires « se sentent malades, en danger de mourir* », continue le génie, « ils font hacher leurs registres en morceaux et les avalent, parce qu’ils croient que, s’ils n’étaient ainsi digérés, Dieu ne les pourrait lire* »
57Avec sa perspicacité habituelle, Roger Chartier a attiré l’attention sur ce passage dans son Inscrire et effacer, auquel nous renvoyons, en signalant qu’il devait s’agir d’une parodie des indulgences, inacceptable pour les censeurs de l’époque, mais que cela pourrait aussi se référer à la pratique étendue de réduire à des lieux communs les textes des grandes œuvres qui, de cette façon, se trouvaient émiettés et réduits en morceaux, à la manière de sentences ou apophtegmes, et pouvaient être ainsi plus aisément digérés.
58Le Baroque espagnol, c’était bien le moins, connut une apothéose des comparaisons de la lecture et des aliments, et ce n’est pas en vain que le sens du goût se convertit alors en catégorie non seulement chez les hommes de lettres, mais aussi chez les virtuosi civils. Voyons, par exemple, quelques-uns des usages de son lexique et de ses images que fait Baltazar Gracián dans son Criticón.
59Dans « Le savoir régnant », sixième crise de la troisième partie, la ruminatio est présentée comme l’une des plus exceptionnelles capacités intellectives humaines. L’Homme, envieux de ce que certains animaux puissent « repasser une seconde fois ce que la première ils ont avalé à moitié mâché », prie le Créateur de lui accorder à lui aussi ce don si précieux. La réponse que sa prière rencontre n’est autre que le rappel qu’il est déjà capable de ruminer, non « la pâture matérielle, dont se nourrit le corps, mais la pâture spirituelle, dont s’alimente l’âme », car « savoir pour lui c’était manger, et les nobles connaissances son aliment ».
60La première crise de la seconde partie, cette fois, « La réforme universelle », explore aussi l’imaginaire de la lecture / nourriture en expliquant en détail quel genre d’œuvres répondent le mieux au goût de l’époque qui, selon Gracián, penchait pour « les [choses] piquantes, et aigres, et pour certaines salées ». Et donc
les sucreries sont tellement discréditées que même le Panégyrique [de Trajan] de Pline, écœure après quatre bouchées, et qu’on ne saurait se lasser des carottes autant que de certains sonnets de Pétraque et certains autres de Boscán ; il y en a, même, qui traitent Tite-Live de gros lard ; et de notre Jerónimo [Zurita], nombreux sont ceux qui se dégoûtent bientôt.
61Enfin, dans le « Musée de l’Honnête homme » (quatrième crise, deuxième partie du Criticón), est présentée l’officine particulière de la philosophie morale où sont préparés les remèdes qui serviront à guérir les âmes avec les feuilles de certaines plantes, qui ne sont pas autre chose que les feuilles des œuvres des meilleurs auteurs. On y assiste à la préparation de différents plats, dont chacun était une « source de doctrine », élaborés à partir de passages de Sénèque, Épictète, Ésope ou Lucien de Samosate, dont les dialogues servent à faire
une salade […] si savoureuse, qu’elle donna aux moins affamés non seulement l’envie de manger, mais de ruminer les grands préceptes de la prudence.
62Mais on n’y a pas uniquement recours aux classiques les plus autorisés : la philosophie morale s’occupe aussi des feuilles de la Célestine, qu’elle compare « à celles du persil pour pouvoir avaler sans dégoût la grossièreté charnelle », de l’Argenis de Barclay, en tout point comparables à la moutarde qui, « bien qu’elle irrite les narines, donne du goût avec son piquant », ou, finalement, de Boccalini dont les informations, comme l’artichaut, « sont très appétissantes, mais dans une feuille on ne mange que le bout avec du sel, et du vinaigre ». Connaissant les problèmes des Ragguagli di Parnaso du caustique critique anti-hispanique Traiano Boccalini, on pourrait conclure que Baltazar Gracián propose une façon de manger avec une prudence similaire au caute lege.
63En somme, ruminer ses lectures permet à l’homme de devenir savant, et les avatars de la fortune littéraire ressemblent à ceux du goût culinaire, si changeant, et en fin de compte, auteurs et œuvres peuvent être présentés comme des plats d’un interminable festin où il faut non seulement savoir choisir, mais savoir comment manger.
64Parce qu’il va sans dire que si la lecture est aliment, il existe évidemment la possibilité qu’il y ait des aliments indigestes. Nous pouvons rappeler ce passage amusant de Fray Gerundio de Campazas (1757) où le prédicateur burlesque critique le régime de lectures renouvelées / aliments que Luís António Verney avait proposé, sous le pseudonyme de Barbadinho, dans son Verdadeiro metodo de estudar de 1746.
65Dans leur menu particulier d’œuvres de chronologie, les apprentis théologiens, selon l’oratorien, devaient sans doute se nourrir de pas grand-chose, parce que Barbadinho avait été chiche dans ses recommandations, si l’on tient compte que « la chronologie est un peu pesante, et pourrait occasionner des indigestions à l’étudiant qui s’en chargerait trop l’estomac ». La créature du Padre Isla assure que Verney
se contente de ne manger au début qu’[Aegidius] Strauchio ou [Guilielmo] Beveregio, et un peu du Rationarium du père [Dionigi] Petavio. Mais celui qui se sentirait assez chaud pour digérer de plus importantes connaissances, peut avaler la Doctrina temporum du même Petavio, la Chronologia sacra d’Userio [James Ussher], et avec le temps il pourra ingurgiter plus de nourriture, si toutefois son estomac y consent.
66C’est que — le substrat ultime de toutes ces figures n’est rien d’autre — l’esprit se nourrirait des choses extérieures à travers les sens, la lecture mobilisant la vue et l’ouïe. Non seulement il s’alimente, mais il faut lui garantir une provision des meilleures nourritures. Friedrich Nietzsche, après des années d’inutile érudition, dont il était sorti tout maigre (mager) et famélique (abgehungert), décida que la réalité devait devenir son aliment principal. C’est ce qu’il expose dans son Ecce homo. Wie man wird, was man ist, où il regrette les années perdues durant lesquelles l’alimentation de son esprit était paralysée, parce qu’il s’adonnait à l’excès à l’apprentissage de machins poussiéreux :
Zehn Jahre hinter mir, wo ganz eigentlich die Ernährung des Geistes bei mir stillgestanden hatte, wo ich nichts Brauchbares hinzugelernt hatte, wo ich unsinnig Viel über einem Krimskrams verstaubter Gelehrsamkeit vergessen hatte.
67Partons, donc, en quête d’aliments plus réels pour l’esprit et le palais.
68Monde classique et exégèse biblique ont fréquemment eu recours à la comparaison entre la lecture et la nourriture, développant le topique « pour lui, savoir c’était manger », comme le dit Gracián. Il y a, cependant, des échos moins heureux et plus dramatiques dans cette association, comme certains poètes nous permettent de l’entrevoir.
69La douleur du souvenir — ruminante mémoire — apparaît dans les vers d’« Enfance et mort » de Poète à New York. Là où le poète affirme que
Pour retrouver mon enfance, mon Dieu !, / j’ai mangé des oranges pourries, de vieux papiers, des pigeonniers vides, / et j’ai trouvé mon petit corps mangé par les rats / au fond de la citerne avec les chevelures des fous.
70En dépit des échos oniriques et de l’atmosphère surréelle que cela implique, manger des papiers, vieux ou non, constitue une pratique habituelle dont il existe de nombreux témoignages, historiques et littéraires. De nos jours, cela est considéré comme un des symptômes du pica ou malacie, affection que Juan Huarte de San Juan, dans son classique Examen de ingenios para las ciencias, décrivait déjà comme le mal contracté par les personnes qui montraient « un appétit pour les choses qu’abhorre la nature humaine ; car elles trouvent meilleurs le plâtre, la terre et le charbon que les poules et les truites ».
71Bien que, comme nous l’avons signalé ci-dessus, le pica soit décrit comme l’appétit capricieux de choses que la nature humaine devrait abhorrer, l’ingestion de produits non comestibles, historiquement considérée, doit être vue à la lumière de critères culturels et d’époque. Par exemple, il est bien connu que certaines dames du Siècle d’or mangeaient « de la boue, du plâtre et d’autres choses nuisibles », comme le rapporte Quevedo dans sa Vie de la cour, où il fait une concise, mais judicieuse description du pica.
72Il y a dans La Dorothée de Lope de Vega un passage savoureux, où le contenu d’un sac que porte une domestique est décrit comme « des morceaux de cruche que mange ma maîtresse, et elle peut bien les manger, car ils contiennent de l’ambre » et grâce à Juan de Zabaleta et à son El día de fiesta por la tarde (1660), il est possible de savoir que les petits morceaux d’argile cuite devaient être chauffés avant d’être portés à la bouche, et que les femmes préparaient avec de l’argile de petites pastilles accommodées de sucre et de musc.
73Certains moralistes s’en prirent à cette coutume réitérée, en insistant pour que pères et maris obligent leurs filles et leurs épouses à ne plus se livrer à ces appétits. Ce fut aussi le cas d’auteurs de la taille de Quevedo, dans des poèmes comme l’amusant madrigal A una moza hermosa, que comía barro où, moqueur, il proclame
J’avoue qu’en te voyant, je suis peiné / ronger avec des perles le memento homo. / Et si dans ta beauté ce n’est point impudence, / mords-moi plutôt, moi qui suis aussi d’argile.
74Que cela serve à expliquer que — il ne pouvait en être autrement — ce qu’on en arrive à manger à chaque période historique répond aux critères culturels spécifiques du moment, et que c’est parce que les femmes du xviie siècle voulaient paraître pâles qu’elles prenaient des pastilles d’argile sucrée, car, comme l’écrit Zabaleta, « la terre mangée trouble la couleur pure d’un visage ». Et, bien entendu, il y eut aussi des gens qui mangeaient des textes non par maladie, mais par intérêt, peur ou plaisir.
75D’autre part, il y a de nombreux témoignages de personnes qui avalent et engloutissent des textes, documents ou lettres, pour les faire disparaître dans des moments de danger. Elles pouvaient ainsi tromper la censure et la persécution ou, simplement, détruire lesdits documents, comme dans le cas de cette dame, Francisca de Vilhena, marquise de Montalvão qui, lorsque peu après la révolte portugaise de 1640, on lui avait donné à lire une lettre infamante, « connaissant l’intention, l’avait mangée »10. Ou, si nous nous transportons de la Lisbonne du xviie siècle au vice-royaume péruvien au temps des guerres civiles de Gonzalo Pizarro, ce que fit Lorenzo de Aldana qui, « effrayé », mangea une lettre compromettante qu’il avait sur lui.
76En d’autres occasions, l’ingestion de ce qui, en fin de compte, était des textes avait à voir avec des pratiques médicales. En 1538, un ecclésiastique expliquait avec force détails qu’il soignait les hommes qui souffraient de fièvres tierces et quartes en leur faisant manger trois amandes sur lesquelles il avait au préalable écrit, sur la première « aglo, aglo, aglo », sur la deuxième « eglo, eglo, eglo », et enfin, sur la troisième « eglota, eglota, eglota »11.
77Ces pratiques médicales n’étaient pas éloignées des charmes guérisseurs et autres usages propitiatoires, comme le rapporte Martín de Castañega dans son Tratado muy sotil y bien fundado de las supersticiones y hechizerías, de 1529. Avec tous les détails, le religieux décrit l’usage de
faire fondre dans l’eau certaines lettres et mots écrits au fond de la tasse et boire cette eau pour guérir certaines affections ou pour délier certains maléfices entre mari et femme.
78Un passage qui permet bien entendu d’évoquer la libation citée plus haut de Leriano dans La prison d’amour de Diego de San Pedro, quand, souvenons-nous, l’amant ordonne, moribond, de dissoudre les quelques lettres qu’il garde encore de sa chère Laureola dans une coupe remplie d’eau. « Il ordonna — ensuite — qu’on l’assoie dans son lit, et une fois assis il les but dans l’eau et sa volonté fut ainsi satisfaite ».
79Il y a quelque chose de la communion dans ce passage de La prison d’amour, des échos eucharistiques du Verbe qui se fait chair. Les hosties de la consécration pouvaient porter des inscriptions, mais elles ne servaient pas toujours aux cérémonies de la messe. En 1575, on discuta de l’apparition dans le diocèse de Séville d’hosties employées « pour cacheter des lettres et autres usages », sans se soucier du fait qu’y étaient « imprimés les mystères de notre salut », l’image du Christ, la croix et d’autres insignes de la passion12.
80Les diligences entreprises pour éclaircir ces faits menèrent à la conclusion que ces hosties étaient utilisées « pour faire des massepains, des biscuits et d’autres sortes de nourriture », ce qui fut jugé indécent. Cela nous permet de nous rappeler maintenant ce « verbum Dei est quasi pilula » de Cornelius a Lapide, qui en arrivait à le comparer avec les savoureuses pastilles qu’on aimait tant à l’époque.
81Certaines de ces pastilles, « nourriture de plaisir sensuel », s’achetaient et se vendaient « avec le sceau de Jésus et de la Marie (sic) », ce qui permettait au théatin Emanuele Calascibetta d’affirmer, en 1661, que l’oraison jaculatoire « Jésus et Marie je vous donne mon cœur et mon âme » devait paraître plus douce encore aux lèvres des fidèles qui la disaient.
La matière et la pâte dont elle est faite, écrit le théatin, est tellement de sucre et de miel qu’il est presque impossible, quand on la prend dans sa bouche, de ne pas sentir combien elle est douce.
82Pour des raisons évidentes, certaines pratiques entrant dans la préparation de l’ingestion de mots écrits ou, même, d’images, sont liées au monde des croyances et dévotions religieuses. Dans une des causeries mexicaines de sa Luz de verdades católicas, Martínez de la Parra rapporte le miracle dont avait été digne une religieuse qui, non contente de s’appliquer sur la peau une petite cédula où était écrit La conception de Marie sans tache, « ce qu’elle fit fut de la manger », et elle expulsa alors deux grandes pierres sur lesquelles on pouvait lire Conceptio Inmaculata. Comme on le voit, on passe ici de la nómina qui touche à celle qu’on avale.
83Sans en arriver aux extrémités des fidèles du Christ de Alcaudete, que certains allaient jusqu’à mordre, au xviie siècle, quand on l’exposait pour être embrassé, afin d’arracher un peu de vernis avec lequel faire ensuite des guérisons miraculeuses, dans certains cultes mariaux, comme celui du Perpétuel Secours ou celui de Notre-Dame de Einsiedeln, on avait recours à l’ingestion d’images des vierges sous forme de petits timbres ou miniatures.
84C’est de cette façon qu’Alfonso María de Ligorio avait obtenu qu’une de ses nièces guérisse « d’une extinction de voix qui l’empêchait de chanter dans le chœur ». Bien entendu, pour qu’elle soit efficace, neuvaines et prières devaient accompagner l’administration de ces petits timbres du Perpétuel Secours, comme on les appelle encore dans certains des petits livres liés à cette dévotion dans la première moitié du xxe siècle. Souvenons-nous, maintenant, que la parturiente d’Amour et pédagogie les ingérait aussi, et trouvait dans ce « petit papier » son chloroforme. D’une façon moins dramatique, dans Los ateos de Carlos Arniches (1917), est mise rigoureusement en scène la façon dont on mangeait les petits timbres de la madrilène Virgen de la Paloma :
… On les froisse un peu, on en fait comme une petite boule. On les avale dans un peu d’eau, on dit avec foi un « Je vous salue Marie », et une minute après, guéri.
85Ces timbres devaient être semblables aux « petites images à aveler* » du sanctuaire suisse d’Einsiedeln, que Wolfgang Born a reproduites dans son Fétiches, amulettes, talismans.
86Dans cette étude extraordinaire, dont la première version est de 1937, Born offre d’intéressantes informations sur ces images saintes à avaler, en signalant qu’elles
consistaient en petits morceaux de papier carrés ou triangulaires, imprimés, d’un centimètre carré de surface environ. Il était possible de les acheter en feuilles, d’où on les détachait au fur et à mesure. Ils portaient des sentences latines se rapportant soit à la Cène, soit à l’Immaculée Conception ; ou bien ils représentaient la mère de Dieu tantôt seule, tantôt avec l’Enfant Jésus*.
87J’ai pu parler avec certaines personnes qui assurent avoir mangé ces petits timbres du Perpétuel Secours, particulièrement recommandés pour les jours où il faut se présenter à un examen.
88Textes et images à toucher et à manger, phrases et sentences à peindre ou à se tatouer sur le corps. Il est temps de parler un peu de l’équivalence du visuel et de l’écrit au Siècle d’or, que nous avons déjà mentionnée à propos de la lettre de mal d’ennemis et de protection de Magdalena Fuster.
89Nous lions d’ordinaire le visuel et l’oral, en isolant le mot parlé et les images de l’écrit, et nous préjugeons qu’il sont un peu arriérés ou propres aux illettrés. Une des réussites de l’historiographie actuelle a été, assurément, d’arriver à se libérer du préjugé favorable à l’écrit et à la typographie forgé pendant les Lumières.
90La présentation topique des valeurs innovatrices d’une typographie qui équivaudrait à progrès et modernisation a eu d’énormes répercussions dans l’histoire culturelle du livre et de la lecture, empêchant du même coup qu’on puisse saisir l’extraordinaire densité de la réalité culturelle. En termes généraux, l’insistance univoque sur la seule typographie a supposé que pendant longtemps on se désintéresse d’autres formes de communication, dont la vitalité et l’efficacité semblaient cependant indubitables et dignes de confiance à l’heure de créer connaissance et mémoire de faits, de personnes, de sentiments et d’affects. Et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il semblerait, et de façon définitive, qu’on fasse le nécessaire pour trouver une manière différente de percevoir, valoriser et relier les formes de communication propres à la haute époque moderne.
91Que l’une des plus justes expressions de la richesse communicative des siècles d’or apparaisse, de façon aussi brève qu’heureuse, dans un petit traité d’avis de cour qui, manuscrit et imprimé, a joui à l’époque d’une certaine fortune, ne peut être le fruit du hasard. Il s’agit de ce vers tout simple : « L’écrit est un parler peint » que Gabriel Bocángel, poète bibliothécaire du cardinal infant D. Fernando réussit à ourdir dans son El cortesano. Discreto, político y moral príncipe de los romances, sorte de version rimée en arte menor d’instructions semblable à celle de Juan de Vega et du comte de Portalegre qui commence ainsi : « Tu vas à la cour, Fernando / noble, fortuné, jeune ».
92Bien loin du topique des Lumières qui insistait pour lier de manière exclusive la modernité aux progrès de l’écriture alphabétique, reléguant du même coup l’oral et le visuel à la condition de formes arriérées, Bocángel se réfère à une écriture d’images sonores, qui est autant un parler aux caractères figurés qu’une peinture où s’inscrivent des sons.
93À l’origine, le mythe modernisateur de la typographie plonge ses racines dans la réflexion des Lumières sur l’écriture et la civilisation, telle qu’elle prend forme, par exemple, dans l’Essai sur l’origine des langues, où Jean-Jacques Rousseau établit que, de la même façon que la parole distingue l’homme des animaux, « Le langage distingue les nations entre elles* ». De là, on finit par développer une hiérarchie dans la civilisation de différentes nations ou différents peuples selon leur façon d’écrire.
94La première façon d’écrire ne serait que la peinture d’objets ou de figures allégoriques, comme celles qu’avaient « les Mexicains, […], les Egyptiens » ; la deuxième représente mots et propositions au moyen de caractères conventionnels, comme les Chinois, à propos de l’écriture desquels il est dit « c’est là véritablement peindre les sons et parler aux yeux » ; enfin, la troisième manière d’écrire est l’écriture alphabétique, dont il est dit que « ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analyser »*. La conclusion ne tarde pas à venir, et c’est la suivante :
Ces trois manières d’écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nations. La peinture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots et des propositions aux peuples barbares, et l’alphabet aux peuples policés*.
95L’attention accordée par les Lumières à la typographie était motivée, bien entendu, par son caractère utilitaire, par les possibilités qu’elle offrait, en tant que la plus subtile des écritures et que forme achevée de l’alphabet, pour faire connaître massivement les idées nouvelles, dont la diffusion est liée à l’imprimerie et aux imprimeurs de façon aussi étroite que continue.
96Au milieu du xviie siècle, Diogo Henriques de Vilhegas (capitaine Villegas) s’était occupé de théoriser sur la façon d’acquérir la connaissance par les mots, les images et les textes, dans son inestimable Leer sin libro. Direcciones acertadas para el gobierno éthico, económico y político. Bien que cet ouvrage ne comporte aucune gravure, le capitaine Villegas, comme les Espagnols appelaient son auteur, qui servit des années durant dans les armées de Philippe V, propose un système particulier de pédagogie sur la base de la lecture symbolique d’arbres et de plantes, authentique mine d’exemples pour qui veut se gouverner soi-même, sa famille et la communauté. Mais avant de proposer cette pédagogie, sorte d’anthosophie, le capitaine Villegas analyse avec le plus grand soin ce qu’est une image et comment elle peut devenir un exemple de la conduite humaine ; en même temps, il explique pourquoi lire et parler permettent la connaissance.
97On signale donc que mots, images et caractères écrits permettent de signifier « la chose même et aussi le concept », bien que les « mots ou paroles » ne servent que pour « communiquer à ceux qui sont présents les concepts de l’âme », tandis qu’on peut recourir « aux caractères, lettres et figures pour déclarer à ceux qui sont absents nos desseins, pensées et affections, ou pour nous introduire dans la connaissance d’un tiers ». On observera que dans cet énoncé il y a un point qu’il ne faut pas oublier et qui, de nouveau, contredit les principes bien établis des Lumières et du xixe siècle. Il s’agit du lien intime qui s’établit entre images et textes écrits, lorsqu’on les considère comme des caractères, figures les unes, lettres les autres. À l’opposé, ce que voudrait le topique, c’est séparer l’écriture des figures et aligner ces dernières à côté des mots parlés comme formes pré ou antimodernes, mais le capitaine Villegas insiste pour dire que « lire sert à percevoir » et que « regarder une figure permet de pénétrer dans l’intelligence même ».
98Pourtant, pour éloquents que fussent les mots, comme le signalait le capitaine Villegas dans son Leer sin libro, ils ne pouvaient être entendus par les absents et se volatilisaient au moment même où on les prononçait. Apparaissaient alors les images et les textes que Villegas présentait groupés, parce que, on s’en souvient, les unes et les autres, figures ou lettres, seraient « des caractères […] pour déclarer à ceux qui sont absents nos desseins, pensées et affections ».
99Cette même idée que l’écrit et le figuré garderaient une étroite relation entre eux, nous la trouvons chez d’autres auteurs des xvie et xviie siècles, bien que l’« actualisme » du xixe siècle les ait considérés comme des éléments antithétiques. Dans son Memorial informatorio para los pintores, le poète Juan de Jáuregui présente l’art d’écrire comme « peinture » et les figures comme « l’écrit » des pinceaux et des styles. De son côté, le moine cistercien Bernardo Brito, dans une « lettre curieuse » probablement adressée au Tolédan Juan de Silva dans les dernières années du xvie siècle, place au même rang visuel et écrit à propos de l’amitié qui unit les amis et qui peut être perçue au moyen des yeux, qui sont les fenêtres « por onde o coração recebe o amor », ou au moyen de lettres, « por onde os amigos ausentes comunicam seus conceitos e mostram a verdadeira fé de seus ânimos ».
100Voir des « olhos presentes » et lire des « cartas ausentes » sont présentés ici comme deux actions parallèles à travers lesquelles on peut percevoir les sentiments, en l’occurrence l’affection existant entre les amis. Un curieux mémorial illustré, envoyé du royaume de Nouvelle-Grenade en 1584 au roi Philippe II montre bien ce qui est exposé ici.
101Cette année-là, le cacique Diego de la Torre envoya au monarque un mémorial dans lequel il faisait un rapport assez détaillé de l’emprisonnement et de la mort de son frère l’échevin Pedro de la Torre, dont certains habitants de la ville de Tunja qui s’opposaient au visiteur royal étaient responsables, et dans ce même mémorial, il avait fait peindre diverses scènes qui illustraient l’événement. C’est ainsi, « de la façon que Votre Majesté le voit », que figure le cacique lui-même en prison avec des chaînes, des fers et un cep de torture, à qui l’un de ces visités demande de rejoindre les rebelles, tandis que dans une scène impressionnante, qui occupe le double folio du mémorial, on peut voir son frère mort au milieu du deuil de ses proches, prostrés et pleurant de désespoir autour de son cadavre. Cette image expressive illustre non seulement le texte écrit, mais on attend d’elle qu’elle le complète et, plus encore, que sa vision pousse le roi à accorder les grâces de secours sollicitées. De plus, les officiers du roi semblent l’avoir « traitée » avec un naturel apparent, en la remettant, parmi d’autres dossiers concernant diverses affaires, aux archives de Simancas, où elle est encore conservée aujourd’hui13.
102Quand un siècle après la réception du tissu peint de Tunja, mourut à Naples Gaspar de Haro, marquis del Carpio, ce grand collectionneur de peintures, qui posséda la merveilleuse Vénus au miroir de Velázquez et fut propriétaire d’une rare bibliothèque manuscrite, Antonio de Montalvo ne trouva rien de mieux que de comparer sa vie avec l’écriture hiéroglyphique.
Aucune écriture plus brève que l’écriture égyptienne et aucune plus savante parce que les hiéroglyphes servaient de caractères et d’exemples, la ressemblance étant un commentaire muet de la doctrine. Telles furent la plupart des œuvres de Monsieur le Marquis, idées de son esprit élevé dirigées avec le compas de la sagesse au centre de la justice.
103Des jugements de ce type, où se laisse entendre l’écho d’Athanase Kircher, ont peut-être été considérés avec horreur par certains hommes éclairés ou érudits du xixe siècle. Mais, en dépit de sa revendication générale de rationalité, la modernité ne resta pas totalement étrangère à une approche des lectures à travers les sens.
104La dernière scène du triomphe de l’amour que Don Quichotte éprouvait pour sa bien-aimée Dulcinée est un jardin galant. À travers un petit Grand catalogue*, la maison hollandaise Voorhelm & Schneevoogt offrait à ses clients les jacinthes, anémones et tulipes qui étaient cultivées dans le Grand Jardin Fleuri* de Haarlem, l’une des principales pépinières européennes du xviiie siècle. Toutes ses variétés de plantes ornementales sont enregistrées avec ordre et précision sous forme de liste qui fournit les indications nécessaires sur le genre, le type, la couleur ou le prix de chacune des fleurs, convenablement identifiées par les noms, plus fascinants les uns que les autres, qui leur avaient été donnés. L’attrait que peuvent toujours provoquer les listes, dotées pour certains lecteurs d’un inexplicable magnétisme, se mêle dans ces catalogues à l’éloquence secrète propre aux nomenclatures, ces fruits de l’imagination, de la mémoire et de l’intérêt qui sont capables de dessiner ad libitum sur le papier des univers nouveaux et ordonnés.
105Avec la claire volonté d’attirer l’attention des clients et d’ouvrir leurs poches, l’ample catalogue de 1791 des fleurs cultivées par Voorhelm & Schneevoogt dresse une nomenclature qui, sans oublier certaines vertus civiques républicaines, recrée avant tout un monde de monarques, de princes, de ministres et autres nobles de cour galante, y compris les favorites les plus accréditées, et ne manque pas, en outre, de rendre hommage aux célébrités cosmopolites de l’époque. Les uns et les autres, assurément, devaient se sentir flattés de voir leur nom consacré dans un temple-jardin de la renommée si particulier, parnasse floral pour un siècle qui se laissa séduire par les botanistes.
106Dans la nomenclature fleurie de Voorhelm & Schneevoogt, une place particulière est occupée par certaines plantes dont les noms se font l’écho de la fortune atteinte par certains titres de grandes œuvres, et bien sûr aussi par certains personnages de la fiction littéraire. Par exemple, en nous limitant au strict domaine des jacinthes, où ces fleuristes réputés de Haarlem devaient se distinguer, nous pouvons trouver un Pastor Fido ou une Pamela, mais aussi un moins sentimental Micromegas, nom derrière lequel se cache une variété « blanche métisse de violet & pourpre* », qui n’est pas très loin d’une Dulcinée — « jacinthe Blanche au Milieu jaune * » — et d’un Don Quichot de « couleur Rouge foncé ou Cramoisy vif* ».
107Cela ne semble pas une mauvaise façon d’attester le succès du roman de Cervantes au xviiie siècle européen que dans un catalogue de fleurs hollandais, à côté d’autres personnages de Richardson, Guarini ou Voltaire, trouvent place Don Quichotte et Dulcinée. Cette dernière variété, en fait, avait été sélectionnée par Joris Voorhelm en personne, comme une des plus belles des créations sorties de ses pépinières, et c’est comme telle qu’il en est fait l’éloge dans son Traité sur la jacinte*, grâce auquel nous pouvons savoir, en outre, que la Dulcinée idéale était « de tige superbe, beau fleuron, bon bouquet, hâtive* ».
108Le cas des bien odorantes jacinthes de Joris Voorhelm est un exemple parmi tous ceux, nombreux, de la façon dont les créations littéraires peuvent arriver à s’animer, à prendre vie au-delà de la lecture. En croissant, et en donnant parfum et couleur aux jardins, les bulbes de Dulcinea, Don Quichot, Pamela, Micromegas ou Il pastor Fido, mais aussi de Candide, Télémaque, Le Cid ou Dom Carlos, pour ne citer que des jacinthes, devaient faire les délices de leurs propriétaires, que nous imaginons sensuels, dévots de ces livres et de leurs personnages, désormais parfumés.
109Pour les sens, et pas seulement pour la raison, l’écriture au Siècle d’or espagnol, mais aussi hors de lui, ne peut être réduite à des auteurs et des imprimés. Il se peut que nous doutions aujourd’hui qu’elle puisse nous protéger de la foudre et nous permette de savourer notre bien-aimée dans ses lettres, mais elle sent encore, se touche, signifie par sa vision et se laisse également entendre. Mikhaïl Bahkhtine, soyons-en sûrs, prenait un immense plaisir à fumer son propre livre sur le bildungsroman allemand.
Notes de bas de page
1 Les mots et expressions suivis d’un astérisque sont en français dans le texte (N.D.T.).
2 Canto de profecía hallado en Tarragona. Galet : 6 x 4 x 2 cm. Musée archéologique national, Madrid. Olim Bibliothèque royale publique, Madrid.
3 Hernando Hernández de Valderrueda, Siete libros de república sacados de derecho divino y natural y humano y de los antigos buenos echos y costumbres de los españoles y otras nationes [1553], Berkeley, Bancroft Library (Université de Californie), coll. « Fernán Núñez », ms. UCB 143, vol. 118, livre IV, « recoleta » XVIII.
4 Archives historiques nationales, Madrid [AHN], Inquisición, liasse 93, dossier 8 [Procès de Juan Pérez, 1538].
5 AHN, Inquisición, liasse 4485, dossier 1.
6 Biblioteca do Palacio Nacional da Ajuda, Lisbonne, ms. 51. II-42, na 74.
7 « Dicho de Francisco de Mora para el proceso remisorial de la canonización de Santa Teresa », dans Documentos relativos a Santa Teresa de Jesús, éd. Silverio de Santa Teresa, Burgos, El Monte Carmelo, 1915-1923, I, 375.
8 « Inventario de la infanta Doña Juana. Hija de Carlos V. 1573 », Memorias de la Real Academia Española, 11, 1914, pp. 315-380, entrée p. 339.
9 AHN, Inquisición, liasse 4444, dossier 41.
10 Archives des comtes de Bornos, Madrid, Visita de Diogo Soares, secretario del Conselho de Portugal.
11 AHN, Inquisición, liasse 93, dossier 8 [Procès de Juan Pérez, 1538].
12 Arquivo Nacional da Torre do Tombo, Lisbonne, Casa de Cadaval, maço 20, f° 212r°. Avis de Cristóbal de Rojas, archevêque de Séville, au Conseil de Castille.
13 Archives générales de Simancas, Valladolid, Cartes, plans et dessins XXVI-60.
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