Conclusions
p. 167-181
Texte intégral
1Nous avons limité notre regard au politique, en recherchant sous les formes institutionnelles les consensus sous-jacents qui donnent à chaque système sa nature et sa dynamique particulières. Nous ne visons pas une histoire globale. Les changements que nous décrivons doivent évidemment se lire dans un cadre plus vaste. Comment expliquer les indépendances américaines sans parler des progrès de la navigation ? Ils accélèrent la circulation de l’information sur l’état des marchés et rendent obsolète le système de l’exclusif, seul moyen de garantir la rentabilité des échanges dans le contexte d’incertitude qui prévalait au XVIIe siècle encore. Comment taire la croissance démographique du Nouveau Monde ? Nous la mentionnons quant à ses conséquences politiques. Il n’est pas moins important de savoir qu’elle donne aux marchés américains une taille et une inertie qui en bouleversent les conditions d’exploitation. Peut-on comprendre le fonctionnement du système politique espagnol au XIXe siècle sans traiter des réformes sociales, qui abolissent les majorats et changent les règles de succession dans les classes supérieures ? Comment décrire cette abolition sans parler de l’évolution économique du XVIIIe siècle qui modifie profondément les conditions de gestion des patrimoines ? Est-il possible d’analyser un système politique sans traiter des réseaux de relations interpersonnelles qui le sous-tendent, qui jouent un rôle essentiel dans la diffusion des nouvelles conventions politiques et dans la constitution des unités territoriales qui recomposent les nouveaux États1 ? Nous sommes parti du principe qu’une fois prises en compte toutes ces connexions avec d’autres sphères, le politique conservait une logique propre ; et que celle-ci reposait sur des jeux de conventions qui donnent leur sens aux institutions.
2L’économie des conventions nous a fourni un instrument heuristique pour penser ce qui, dans notre pratique antérieure, restait impressionniste. Notre apprentissage professionnel nous avait doté de concepts que nous utilisions pour ordonner la réalité complexe que nous révélait la documentation : l’Ancien Régime, le libéralisme politique, le féodalisme… Ces objets nous en usions empiriquement, sans nous être interrogé sur leurs propriétés formelles. Nous avons compris au fur et à mesure de nos lectures que ce que nous représentions par ces étiquettes n’était autre chose que des systèmes de conventions qui avaient successivement organisé les sociétés que nous étudiions. Cette constatation faite, il nous a été facile de les doter de propriétés qui caractérisent tout jeu de convention, dont le catalogue fournissait l’algèbre nécessaire à leur modélisation.
3Un système politique est caractérisé à la fois par la présence ou l’absence de certaines conventions, et par les rapports qu’entretiennent entre elles les conventions qu’il met en œuvre. Le dévoilement de ces configurations est l’une des tâches de l’histoire politique telle que nous la concevons. Il est impossible de rien comprendre sans elles au jeu des institutions, car elles sont l’outil qu’utilisent les acteurs pour interpréter les normes explicites que posent les textes réglementaires. Nous considérons par ailleurs que ces configurations évoluent sans cesse, même à des époques où l’historiographie ne détecte pas de révolutions : ainsi avons-nous vu comment la convention royale est montée en puissance en Espagne jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, vassalisant progressivement toutes les autres, à commencer par la convention électorale.
4Si les conventions évoluent, elles ne se renouvellent jamais ex nihilo. Les acteurs qui en créent de nouvelles sont plongés dans le monde des anciennes et les utilisent comme matériaux ou comme outils. La création est forcée par les circonstances : « Les idées ne naissent pas d’elles-mêmes, mais des problèmes de ceux qui les portent et de leurs efforts pour les résoudre2. » Une évolution rapide de l’environnement, la mise hors-jeu de la famille royale espagnole toute entière dans le cas d’espèce, rend impraticable l’une des conventions politiques majeures et amène de proche en proche un bouleversement du système. Nous avons vu à propos de la convention royale comment on a tenté dans un premier temps d’en préserver l’apparence en improvisant dans l’urgence des solutions qui poussaient à la limite la convention ancienne ; comment ce décentrage l’a déséquilibrée, l’a rendue instable, obligeant à en expliciter les fondements, la privant du même coup de l’un des traits qui en faisaient une convention, son caractère à la fois implicite et absolu. Nous avons vu comment elle a été remplacée dans la fonction qui était la sienne, par une convention nouvelle, celle de la représentation parlementaire, mais comment ce remplacement loin d’être arbitraire, s’est appuyé sur une convention encore plus profonde, celle de la souveraineté, dont nous avons montré que tout en présentant des traits communs dans l’Europe occidentale entière, elle n’était pas la même partout. La convention de souveraineté a elle-même été affectée par le fait qu’elle a dû assumer une fonction opératoire de création institutionnelle alors qu’elle avait surtout été employée jusque-là comme un instrument d’évaluation de l’action des acteurs dans le champ politique. La convention électorale quant à elle, héritée de l’Ancien Régime, est passée dans un monde nouveau en conservant beaucoup de ses caractéristiques, mais elle a été forcée d’évoluer par la fonction nouvelle qui lui était dévolue et l’affaiblissement de la convention royale qui jusqu’alors la régulait. Le tout sous la contrainte d’une dernière convention, peut-être la plus radicale, héritée sans mélange de l’Ancien Régime, qui fait du maintien de l’ordre social la fonction première du politique et justifie, lorsque cet objectif ne peut être atteint par d’autres voies, le recours à la dictature.
5La question de l’évolution des conventions conduit à poser en des termes particuliers au moins trois problèmes classiques en histoire. En premier concerne le rôle des individus dans les changements accélérés. Nous avons à plusieurs reprises mentionné leur importance. Nous avons défini certains acteurs comme les porteurs de conventions nouvelles. Ils rallient les autres autour de celles-ci. Ils sont comme le noyau autour duquel s’agglutine une société politique nouvelle. De telles individualités, éventuellement regroupés en associations d’influence, ont à l’évidence un rôle capital dans le processus qui conduit du passage d’un monde conventionnel à un autre. Ils ne suffisent pas, seuls, à le provoquer ni à le conduire. Ils interviennent en fait à un moment très précis, celui où l’affaiblissement des conventions anciennes met le système dans un état de fluidité qui annule pratiquement sa capacité de résilience et le rend sensible à la moindre variation de contexte. Cette fluidité est la conséquence d’une perte de repère de la part d’acteurs, qui ne disposent plus de la convention ancienne pour orienter leur action et ne l’ont encore remplacée par aucune convention nouvelle. Ils sont dès lors disponibles.
6La question des importateurs de conventions nouvelles conduit à poser celle du pilotage des changements introduits dans un système politique par un autre plus avancé. La dimension internationale des changements que connaît la Monarchie ibérique est évidente. On ne peut manquer d’être frappé en premier lieu par la cohérence globale qu’ils présentent avec les évolutions que connaissent les autres pays d’Europe. La chose n’est pas naturelle. Nous ne voyons a priori aucune raison pour que les problèmes que l’on agite au Chili dans les premières années du XIXe siècle soient de même espèce que ceux dont débat alors le futur royaume de Belgique ; ni les solutions finalement assez semblables. L’existence constatée de vastes ensembles qui, en dépit de l’éloignement et de la rareté des contacts directs, ont des histoires voisines alors que, nous espérons l’avoir montré, le poids des facteurs endogènes est capital dans leur évolution, oblige à s’interroger sur les facteurs de convergence mis en jeu. La circulation des hommes joue un rôle. Les initiateurs des conventions nouvelles dans le monde ibérique ont tous été en contact avec l’Angleterre et sans doute aussi avec des représentations politiques issues de la Révolution française. Pratiquement tous les acteurs principaux des révolutions espagnoles de la première moitié du XIXe siècle ont à un moment ou à un autre connu l’exil à Paris, à Bruxelles ou à Londres, où ils se sont frottés à des pratiques, à des idées, où ils ont participé de conventions différentes de celles qu’ils portaient à leur venue3. L’intervention directe de la France et de l’Angleterre est constante dans le processus de substitution de la convention royale dans le monde ibérique. L’invasion napoléonienne le déclenche, le corps expéditionnaire anglais joue un rôle notable dans la transmission des conceptions parlementaristes aux futurs leaders des indépendances américaines, la France étend sur l’Espagne un quasi-protectorat entre 1823 et 18284. C’est l’appui diplomatique, militaire et financier des gouvernements et des banques des deux principales puissances européennes qui permet en fin de compte la victoire des libéraux sur les carlistes dans les années 1840. Des officiers venus de toute l’Europe contribuent à l’encadrement des forces armées des insurgés américains, tout comme des armées carlistes et les armées royales comptent, dans les années 1830, des corps de volontaires étrangers. De 1843 à 1851 Montevideo, défendue par une légion internationale où figure un certain Giuseppe Garibaldi, promis à l’avenir que l’on sait, résiste aux forces de Rosas grâce aux escadres françaises et anglaises qui en empêchent le blocus. La France et l’Angleterre signèrent même en 1834 avec l’Espagne et le Portugal une « Quadruple alliance », convention de garantie mutuelle des régimes constitutionnels, en vertu de laquelle l’armée espagnole interviendra deux fois au Portugal pour empêcher la victoire militaire du camp réactionnaire (1834 et 1847).
7Au-delà de ces interventions ouvertes, d’autres que nous ont montré comment le débat interne sur des questions essentielles à l’intérieur des pays concernés avait été conditionné par un débat international plus vaste qui en a fixé les termes. Un livre récent en fait la brillante démonstration à propos de l’abolition de l’Inquisition d’Espagne5. La biographie d’un Blanco White, sans doute l’intellectuel espagnol le plus ouvert au débat international de son temps, au point de s’intégrer véritablement au monde intellectuel anglo-saxon, est là pour témoigner de l’importance de tels échanges6.
8On ne peut manquer de s’interroger alors sur la configuration d’un espace commun — européen culturellement parlant — dont la simple existence justifierait un droit d’ingérence réciproque. Celui-ci aurait pour objet de guider l’évolution des processus en cours dans l’ensemble des pays concernés afin d’assurer un certain degré d’homogénéité dans la culture politique des participants. Il viserait aussi à consolider en chacun un État capable de garantir la stabilité nécessaire à la bonne marche de l’ensemble. Son existence est évidente. Il a été décrit dans sa composante diplomatique et culturelle pour le XVIIIe siècle surtout. Des études récentes portant sur certaines des organisations qui le matérialisent nous livrent des pistes sur les logiques qui le sous-tendent7. Reste à en déterminer exactement les frontières, très certainement changeantes, la chronologie, les principes sur lesquels il se fonde, les formes d’action, les domaines concernés, les acteurs, les rapports enfin qu’il entretient avec des phénomènes homologues, auxquels cependant il n’est pas possible de le réduire, telles la colonisation ou la mondialisation.
9Malgré tout ce que l’on peut dire de l’importance des facteurs internationaux, les faits que nous avons exposés et les conclusions auxquelles nous sommes parvenu sur le poids du passé dans l’évolution des conventions politiques soulignent le caractère endogène des changements. Les révolutions ibériques ne sont pas une importation d’idées étrangères imposées par un groupe de comploteurs ou de visionnaires éclairés luttant contre l’être profond de l’Espagne, comme le voulaient tant la famille de pensée réactionnaire qui se reconnaît en Menéndez Pelayo8, pour le leur reprocher, qu’une école de pensée libérale, très influente jusqu’à il y a peu dans l’historiographie espagnole, pour les en louer. Nous sommes en présence de processus fondamentalement internes, fondés sur des problématiques formulées en des termes originaux, mais dont le déclenchement est rendu possible par des changements dans le contexte international, et dont le développement est fortement contraint par une pression internationale qui s’exerce en matière politique, militaire, économique et culturelle et qui, en quelque sorte, les corsète9.
10Il n’est possible de rendre compte à la fois de la face endogène et de la face exogène du phénomène qu’en posant une communauté de conventions entre tous les participants à cet espace d’intervention européen. Cela seul peut expliquer que des Anglais qui n’ont jamais mis les pieds en Amérique s’identifient suffisamment à la problématique qu’agite Bolivar pour laisser volontairement leur peau dans les marais de la côte vénézuelienne ; et que cette marque d’intérêt dope le moral des troupes insurgées au point de contribuer significativement à leur succès. La constatation d’une telle communauté oblige à poser la question de sa source. Nous faisons ici l’hypothèse qu’elle découle d’une commune origine chrétienne des conventions nouvelles que nous avons décrites. Nous ne sommes pas sûr que les conventions politiques anciennes aient été si radicalement liées au christianisme que le dit l’historiographie et que ne l’a imaginé la pensée réactionnaire. Nous avons du mal à le croire de textes qui citent Aristote et le Digeste à longueur de page. Nous avons plutôt la sensation d’une culture païenne christianisée. Nous constatons d’ailleurs qu’en dépit des tentatives d’annexion de la part des politiques, l’Église, sous sa forme catholique au moins, a, dans ce monde-là, gardé ses distances vis-à-vis du politique, se réservant le droit de le corriger au nom d’autres valeurs. Ces conventions anciennes cependant ont été diffusées dans l’Europe occidentale tout entière et dans ses prolongements américains par les universités et le droit commun, autrement dit par l’Église. Elles constituent le socle d’une culture politique partagée par tous. Le point de départ du basculement dans les conventions nouvelles est donc dans cet espace, sinon uniforme, du moins homologue. Si les valeurs chrétiennes ne nous semblent pas à la racine de la pensée politique ancienne, il est difficile en revanche de ne pas remarquer, avec de nombreux acteurs du moment10, la proximité qu’elles entretiennent avec les principes qui régissent les sociétés politiques après le grand basculement. On aboutit au paradoxe d’un monde politique qui expulse le divin de la vie politique tout en important dans la société civile les valeurs de l’Église. Nous n’en chercherons pas les raisons. Nous constaterons simplement que cette similarité ouvrait, elle aussi, aux nouvelles conventions politiques un champ d’expansion préférentiel délimité précisément par les frontières de l’Église d’Occident.
11Notre troisième interrogation concerne le poids de l’événement, au sens de perturbation extérieure introduite de façon aléatoire dans un système, face à l’évolution structurelle. Posons une question d’histoire contrefactuelle. Que se serait-il passé si Napoléon n’avait pas envahi l’Espagne ? Ou si la famille royale espagnole, à l’instar de la portugaise, avait transféré sa résidence en Amérique ? La complexité des phénomènes rend illusoire tout exercice de reconstruction. L’exemple du Brésil montre cependant que l’installation du souverain outre-mer eut sans doute profondément changé le cours de l’histoire de la Monarchie ibérique. Nous avons suffisamment insisté par ailleurs sur l’importance du traumatisme que signifia la disparition physique du roi pour qu’il n’y ait aucun doute sur notre certitude que, si elle ne s’était pas produite, les choses se fussent passées différemment. La Monarchie eut-elle subsisté pour autant ? Le processus de décomposition était en marche dès avant l’intervention française et cette dernière peut être considérée comme une conséquence de celui-ci tout aussi légitimement que comme un facteur extérieur au système. Tout se passe en fait comme si l’événement obéissait aux mêmes lois que l’intervention de l’individu. Une combinaison de développements internes et de changements contextuels réduisent à certains moment la résilience du système. Il devient alors sensible à l’aléatoire. Le temps de retrouver sa cohérence.
12Un autre versant de la question concerne la conscience que les acteurs peuvent avoir du processus qu’ils sont en train d’élaborer. La description que nous en avons faite exclut une visée à long terme chez la plupart d’entre eux. L’ampleur de celle-ci varie à l’évidence selon les individus. San Martin, lorsqu’il conçut le projet d’invasion du Pérou, se proposait, entre autres, l’indépendance de celui-ci. Il n’est pas sûr que ses soldats aient vu à ce moment-là très au-delà de la conquête d’un butin qui permettrait le paiement de leurs arriérés de solde. Leurs chefs surent cependant leur faire partager aussi, dans un second moment, la visée d’indépendance. Les mutins qui en juin 1808 lynchèrent le capitaine général par intérim de Galice ne voyaient sans doute pas plus loin que la résistance à l’invasion française ; les notables qui au même instant instauraient le Comité supérieur de Galice pour encadrer leur mouvement pensaient sans doute, eux, à une réforme de la Monarchie dont ils n’imaginaient pas l’importance mais sur la nécessité de laquelle ils n’avaient aucun doute. Le problème de l’ampleur de la visée des acteurs a été rarement abordé de façon directe dans toute sa complexité, qui est grande11. Pour ce qui nous concerne, nous sommes convaincu que même pour l’élite politique, la capacité à se projeter dans l’avenir reste assez limitée. Plus que de plans à long terme on a l’impression d’une improvisation permanente, d’adaptations répétées à court terme à des contextes rapidement changeants, ce qui est par ailleurs conforme aux conclusions des études les plus fouillées sur l’élaboration des conduites par les acteurs sociaux12. Rares parmi ces derniers sont ceux qui se dotent d’objectifs à long terme. Ils jouissent alors d’un avantage comparatif : dotés d’une vision claire du but à atteindre, ils savent utiliser à leur profit les moments de fluidité et imposer leur vouloir à des partenaires, rétifs mais davantage guidés par le court terme. C’est le cas, généralement, des porteurs de conventions nouvelles. C’est aussi, en ce qui nous concerne, celui de la papauté dans son effort tenacement poursuivi de placer les Églises américaines, qui jusque-là lui échappaient, dans sa dépendance directe13. Réconcilier cette importance de la vision à court terme avec la constatation d’une cohérence globale à long terme des processus, nous oblige à supposer l’équipement des acteurs en références communes et l’existence de contraintes extérieures qui canalisent le mouvement.
13La dernière interrogation porte sur le caractère conflictuel des processus que nous avons décrits. La mutation des conventions sur lesquelles repose un système politique crée un moment de vide entre l’effacement de la convention ancienne et la prise de possession de l’espace qu’elle occupait par la nouvelle. Les mécanismes qui assurent la cohérence sociale en sont affaiblis, au moment où la présence concurrente de deux conventions incompatibles accroît les tensions. La force devient, à ce moment-là, un moyen légitime d’action, à titre provisoire, comme un pis-aller, le temps que soient rétablis des mécanismes normaux de règlement des conflits. Le remplacement d’une convention politique principale par une autre semble presque nécessairement devoir s’accompagner de violence ; à moins que la société concernée ne soit, à ce moment-là, corsetée par la communauté internationale. Nous soupçonnons que, si les désordres induits par le grand basculement furent plus intenses en Amérique qu’en Europe, c’est pour beaucoup parce que l’Europe dans la première moitié du XIXe siècle fut constamment au chevet de l’Espagne pour l’empêcher de déraper trop gravement, alors que l’Amérique fut davantage livrée à elle-même.
14Si les conventions nouvelles se créent en utilisant les matériaux du passé, si le plus souvent elles ne sont que la réinterprétation à des degrés divers de conventions anciennes, il est rare qu’une convention politique disparaisse brutalement. Elle perd de l’importance dans la structure du système conventionnel, elle se voit cantonnée dans un rôle secondaire, réinterprétée et redéfinie, dépouillé de certaines de ses caractéristiques ; elle s’affaiblit, mais il faut très longtemps pour qu’elle cesse d’exister. La convention royale en est un exemple remarquable. Centrale dans le système politique espagnol jusque dans les premières années du XIXe siècle, elle est ravalée à un rang inférieur par les bouleversements politiques qui accompagnent la guerre d’Indépendance. Elle n’en disparaît pas pour autant. Il faudra que, pendant un siècle, elle fonctionne en position subordonnée pour se voir progressivement dépouillée de contenu effectif. En 1931 l’Espagne renoncera à l’institution qui l’incarnait. Elle ne saura par quoi la remplacer. Son absence déséquilibrera le système politique au point de provoquer la plus acharnée des guerres civiles que le pays ait connues. Lorsqu’il tentera enfin de stabiliser son organisation, à la fin du XXe siècle et après quarante ans d’un régime qui avait explicitement mis la question entre parenthèses, c’est encore à elle qu’il recourra, pour l’insérer dans une configuration jusque-là inédite où elle semble avoir retrouvé son efficacité.
15Dans ces conditions, la prise en compte d’un temps orienté, qui implique le refus systématique de toute vision téléologique, autrement dit le rejet d’une histoire lisant le passé comme prémisse du futur, est la condition indispensable d’une saine pratique historienne. Nous avons suivi les premiers pas d’un nouveau système de conventions politiques sans jamais nous poser la question de la modernité, sans porter jamais de jugement de valeur, même implicite.
16Notre intérêt pour les étapes antécédentes du système nouveau ne provient pas, comme on nous en a parfois fait le reproche ou l’éloge, du désir de mettre en valeur des continuités, de retrouver dans le présent des éléments du passé. Ce genre d’approche relève d’un romantisme nostalgique qui n’a rien à faire en histoire, pour au moins deux raisons. Quand on décrit un système en un instant donné, on pose que tous ses éléments sont présentement actifs. Qu’ils le soient depuis cinq cents ans ou qu’ils le soient depuis hier ne change rien à l’affaire, sauf dans la mesure où cette ancienneté est perçue par les acteurs et où cette perception est fonctionnelle, autrement dit prise en compte par eux dans leur action. Par ailleurs la fonctionnalité d’un élément variant en fonction du contexte, sa perpétuation dans un autre contexte suffit à en faire, même s’il y est passé sans changement intrinsèque, quelque chose de différent.
17La prise en compte du passé n’empêche donc pas de penser la rupture. Bien au contraire, elle en est la condition indispensable. Pour qu’un changement soit qualifié de rupture, il faut qu’il soit subjectivement défini comme tel par les acteurs. Cette définition peut avoir deux origines. En premier lieu, un l’observateur extérieur, en l’occurrence l’historien. Il estime que les conventions dont la place ou la nature ont été modifiées, éventuellement celles qui ont disparu ou qui sont apparues, jouent un tel rôle dans le système décrit qu’il ne lui est plus possible de le considérer dans l’état présent comme de même nature que dans son état passé. Cette définition peut être donnée, en second lieu, par les acteurs. L’observateur reste libre alors de formuler ou non le même jugement. Il doit en tout état de cause intégrer l’appréciation portée par les acteurs dans la description qu’il fait du système, car sa nature se trouve modifiée par elle. Il ne doit jamais en revanche attribuer aux acteurs sa propre qualification. Telle est la stratégie que nous avons essayé de suivre.
18Nous avons décrit la fin d’un monde politique qui, sous des formes diverses, régissait les sociétés espagnoles depuis au moins trois siècles, et la naissance d’un autre. L’élément déterminant est à nos yeux le changement de nature de la convention royale. Nous plaçons vers 1810, en Espagne comme en Amérique, le moment décisif. Dès lors plus personne ne songe à restaurer la Monarchie dans le rôle qu’elle avait à la veille de la catastrophe de 1808, même les adversaires du dispositif institutionnel édifié sous l’égide des conventions nouvelles. Cette unanimité est l’indice que la convention royale ancienne a été remplacée par une autre qui a très rapidement conquis tout l’espace politique. Or nous avions montré le rôle central de cette convention dans le système ancien. Pour l’historien, nous sommes donc bien en présence d’une rupture. Qui dit rupture, au sens de changement de convention, dit irréversibilité. La convention ancienne disparaît simplement de la conscience des acteurs dans la forme qu’elle revêtait auparavant. Dès 1812 il est très difficile de trouver des contemporains qui décrivent l’Ancien Régime, dans lequel ils ont pourtant vécu, tel que les historiens peuvent le reconstituer. Lorsqu’ils en parlent, pour l’exalter comme pour l’attaquer, ils le présentent non pour lui-même, mais comme un calque en négatif des conventions nouvelles. Lorsqu’au milieu du XIXe siècle ils défendent la monarchie, même si ce qu’ils rangent sous ce terme hérite de nombreux traits du passé, ce n’est plus celle de Charles IV.
19Les contemporains ont-ils eu conscience d’une rupture ? La question n’admet pas de réponse univoque. La continuité apparente d’autres conventions a pu laisser croire un moment que rien de décisif n’était arrivé. Un énorme travail a, par ailleurs, été fait par l’historiographie espagnole du XIXe siècle pour maintenir ou retrouver le sens d’une continuité, d’une restauration de formes politiques remontant au Moyen Âge après une parenthèse absolutiste de trois siècle que tous condamnaient. Les Perses partagent avec les libéraux la même vision d’une histoire dont le cours aurait été détourné par les Habsbourg et l’instauration de l’absolutisme ministériel. Il y a là sans doute une différence importante avec la France, qui prit beaucoup plus unanimement et beaucoup plus rapidement conscience d’un basculement irréversible. Ce retard est sans doute l’un des éléments qui expliquent la difficulté qu’eut le nouveau système à se stabiliser dans le monde ibérique. Il est très fréquemment évoqué dans l’historiographie, mais nous ne connaissons pas de travaux qui en traitent spécifiquement.
20Si certaines stratégies tentent de minimiser la rupture, d’autres la magnifient. Les Cortès et la Constitution deviennent alors le lieu de la modernité, autrement dit de la restauration de l’Espagne dans le concert des nations civilisées. La notion de rupture envisagée positivement conduit presque nécessairement à celle de modernité. Ce mot aussi peut être pris en deux sens. Tout d’abord une modernité définie par l’observateur extérieur, qui en fait, explicitement ou non, la fin ultime vers laquelle tend le système qu’il étudie. L’utilisation de qualificatifs dépréciatifs pour décrire son état premier et de qualificatifs louangeurs pour son état dérivé est un indice sûr de cette manière de faire, dont la valeur explicative est nulle. Il en va autrement de la modernité définie et pensée par les acteurs.
21Il est facile de déprécier l’usage que propagandistes et politiciens ont fait du concept depuis la fin du XVIIIe siècle : du moment que la chose est « moderne », elle est par définition bonne. L’utilisation de cet argument mérite cependant d’être prise au sérieux par l’historien. Il marque la conscience de la part des acteurs de la possibilité de faire évoluer leur propre système vers un état déjà atteint par d’autres, pris comme modèle, évolution qui implique rupture. Elle est une déclaration de disponibilité, ou un appel à la disponibilité, selon le contexte. Proposer un modèle extérieur valorisé est l’un des principaux outils à la disposition des porteurs de nouvelles conventions. C’est aussi un des facteurs les plus importants de la convergence des modèles internationaux dont nous parlions plus haut14.
22 Ce travail sur la chute de l’Ancien Régime nous a beaucoup appris sur ce qu’avait été celui-ci. L’importance centrale de la convention royale a été soulignée par le cours que prennent les événements une fois qu’elle devient inopérante. Deux fonctions principales du souverain absolu ont également été mises en évidence.
23La première est celle d’équilibrage social et de résolution des conflits entre acteurs. Cette observation était attendue. L’historiographie de ces dernières années a lourdement insisté sur ce rôle ; la montée de la violence, le déchaînement des ambitions personnelles et l’explosion des ego qui se produisent à la chute de l’absolutisme ne fait que la confirmer. Nous noterons au passage un élément que son caractère de convention systémique tend à dissimuler dans les sources d’Ancien Régime : le fait que le système politique tout entier soit fondé sur l’idée de soumission à une volonté venue d’en haut a en soi pour effet de brider l’expression des personnalités. La mise au premier plan de la souveraineté populaire équivaut à un renversement qui fait partir le pouvoir de la base pour se diffuser vers le haut. Elle a sans doute eu l’effet inverse sur les capacités d’initiative individuelle et a dû libérer des forces considérables.
24La seconde fonction royale est moins directement exprimée par les sources, parce qu’elle est si évidente, si commune, parce qu’elle répond si bien au caractère d’une convention, qu’il est rare qu’on l’évoque, et que lorsque cela est le cas cette évocation est aussi rapide qu’allusive. C’est un trait que la distance rend plus évident en Amérique qu’en Europe, que l’analyse de l’Ancien Régime politique nous avait permis d’entrevoir, mais que le vide du pouvoir souverain après 1808 met à nu de façon criante : le roi est le lieu où se coordonnent et s’intègrent les systèmes locaux de pouvoir, ces Républiques qui composent le Royaume. Il est le ciment de la Monarchie. Les conclusions que formule John Elliott dans un article célèbre sur les « monarchies composites » doivent être généralisées, comme il le suggère lui-même15. Les structures de base du gouvernement des hommes sont plus fines qu’il ne les présente. Ce ne sont pas seulement des royaumes, mais aussi les provinces à l’intérieur du Royaume et des municipalités à l’intérieur des provinces qui, par l’intermédiaire du souverain, s’intègrent en un ensemble unique. Par son pouvoir absolu, celui-ci est capable à la fois de coordonner des ensembles politiques très divers, et de limiter les contacts entre eux au niveau nécessaire afin que le choc de leurs disparités ne les fasse pas voler en éclats.
25Nous terminerons sur un regret, celui d’abandonner le chantier avant son terme. Nous avons laissé de côté bien des aspects des conventions nouvelles que nous pensions aborder, telles la limitation des pouvoirs du chef de l’État, héritier du roi, dans le système nouveau, ou la transformation du concept d’espace public et d’espace privé, qui, tous deux, croyons-nous, dérivent de la disparition du contrôle du politique par le religieux. Nous regrettons spécialement d’avoir omis, faute de place et de travaux préparatoires de notre part, l’étude des voies par lesquelles se sont diffusées les conventions nouvelles et transmises les conventions anciennes. Les deux opérations passaient nécessairement par des relations interpersonnelles qui liaient un transmetteur, en position de force, et un récepteur, en position d’infériorité relative, dans un contexte qui n’était pas explicitement pédagogique, la convention étant en quelque sorte véhiculée par une autre relation, multiplexe16. Qui dit relations interpersonnelles dit réseaux. L’étude des réseaux sociaux interpersonnels que constituèrent autour d’eux les porteurs de nouvelles conventions politiques, déjà entamée, doit être poursuivie et systématisée pour rendre compte du problème dans toutes ses dimensions. Relativement classique dans l’étude de l’Ancien Régime, elle doit aussi être systématiquement appliquée au XIXe siècle, et réinterprétée à ce moment-là dans un contexte politique nouveau qui interdit en principe la personnalisation du jeu politique.
26Jamais approche unique ne saisira le monde entier des choses.
Notes de bas de page
1 Zacarías Moutoukias, « La notion de réseau en histoire sociale : un instrument d’analyse de l’action collective », dans J. L.Castellano et J.-P.Dedieu (dir.), Réseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibérique, pp. 231-246.
2 David Bitterling, L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2009, p. 23.
3 Juan López Tabar, Los famosos traidores. Los afrancesados durante la crisis del Antiguo Régimen (1808-1833), Madrid, Biblioteca Nueva, 2001.
4 Gonzalo Butrón Prida, La ocupación francesa de España (1823-1828), Cadix, Universidad de Cádiz, 1996.
5 V. sciuti Russi, Inquisizione spagnola e Riformismo borbonico.
6 Manuel Moreno Alonso, Blanco White. La obsesión de España, Séville, Alfar, 1998.
7 Marie Leca-Tsiomis (dir.), « Les dictionnaires en Europe », Présentation de « Dictionnaires en Europe », numéro monographique de la revue Dix-huitième siècle, 38, 2006, pp. 4-16 ; Pierre-Yves Beaurepaire, L’espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
8 Marcelino Menéndez Pelayo, Historia de los heterodoxos españoles [1880] (8 vol.), Madrid, CSIC, 1946-1948.
9 J.-B. Busaal, « La fidélité des “famosos traidores” ».
10 Daniele Menozzi, Les interprétations politiques de Jesús de l’Ancien Régime à la Révolution, Paris, Cerf, 1983.
11 Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997.
12 Jens Beckert, « Economic sociology and embeddedness : how shall we conceptualize economic action ? », Journal of Economic Issues, 37, 2003, pp. 769-787.
13 Lucrecia Enríquez, « Independencia política y jurisdicción eclesiástica en Chile », communication présentée à l’occasion du séminaire « Sustituir al rey, crear la Nación-Chile, 1810-1880 », inédite.
14 Pierre Robert Baduel, « Editorial. Modernité : charge en ambiguïtés d’un concept », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 72, 1994, pp. 5-10.
15 J. H. Elliott, « A Europe of Composite Monarchies ».
16 Ph. Batifoulier (dir.), Théorie des conventions, pp. 99-190.
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Essai sur les réceptions d'une statue ibérique
Marlène Albert Llorca et Pierre Rouillard
2020