L’éclatement de l’Amérique espagnole vu du Río de la Plata
p. 135-166
Texte intégral
1Si l’Espagne connaît de violentes tensions territoriales et des périodes proches de l’anarchie, l’Empire quant à lui vole en éclats et certaines de ses composantes semblent se dissoudre en une poussière de territoires hautement instables. Le processus est de même nature et prend les mêmes formes qu’en Europe. Des différences dans le contexte hérité de l’Ancien Régime rendent compte de la disparité des résultats. Le Río de la Plata, notre terrain d’étude principal, constitue un cas particulier, mais les conclusions que nous en tirerons sont, croyons-nous, applicables dans leur principe à l’ensemble du continent, même là où les événements suivent un cours en apparence différent.
La marche chaotique vers la séparation
2En 1808, il y avait plusieurs années que le blocus britannique rendait difficile la communication avec l’Espagne. Les forces vives locales avaient dû prendre de leur propre chef, sans en référer à Madrid, des mesures d’urgence inhabituelles qui, dans un contexte normal, auraient constitué des atteintes graves à la souveraineté royale.
3En juin 1806, un débarquement anglais fut repoussé à Buenos Aires par les milices locales sous les ordres de Santiago Liniers, un officier d’origine française, alors que le vice-roi Rafael de Sobremonte avait abandonné la place, conformément aux instructions reçues dans cette éventualité. Sobremonte n’était d’ailleurs que vice-roi intérimaire, les difficultés de communication ayant empêché la nomination d’un titulaire. Le 14 août, la municipalité de Buenos Aires réunissait un cabildo abierto, une Assemblée générale des chefs de famille, mesure tout à fait exceptionnelle, et demandait son remplacement par Liniers. Il existait de très rares antécédents de déposition de vice-rois par les autorités locales. La demande n’en restait pas moins gravissime, d’autant qu’elle n’émanait pas des représentants locaux du roi, comme cela avait été le cas précédemment, mais de la municipalité, qui assumait ainsi directement, en tant que représentant du Royaume, l’exercice d’une part du pouvoir souverain. Nous sommes à la limite de ce qu’autorise le système politique existant. Nul désir d’indépendance cependant : il s’agit de mieux défendre les possessions espagnoles. Sobremonte resta finalement en place, mais il ne fut pas autorisé à rentrer dans la capitale, où l’Audience assuma le pouvoir civil et Liniers le militaire.
4En février 1807, les Anglais occupèrent Montevideo. Dès la nouvelle connue, le 10, une émeute éclata à Buenos Aires pour réclamer la destitution de Sobremonte. Par l’émeute, la protestation quittait le cadre institutionnel. La municipalité assuma la revendication populaire, destitua le vice-roi et nomma Liniers, à titre intérimaire, capitaine général et président de l’Audience. En juin et juillet, un second débarquement anglais dans la ville fut repoussé par les milices. La victoire justifiait a posteriori l’usurpation. Le roi, mis au courant, ratifia ce qui avait été fait.
5La conjugaison de l’éloignement du monarque et des événements militaires permet l’émergence d’acteurs qui joueront dans les années à venir un rôle politique majeur : les militaires, la municipalité et la foule. Ce seront les mêmes quelques mois plus tard en Espagne. La guerre joue au Río de la Plata le rôle que jouera dans la Péninsule la capture de la famille royale : un effacement du souverain. C’est en ce sens à Buenos Aires, alors même que Charles IV régnait encore, que la Monarchie espagnole a commencé à se défaire.
6La ville ne bougea pas à la nouvelle des événements de mai 1808 — le roi était déjà très loin pour elle — et reconnut sans problème, le 9 janvier 1809, l’autorité du Comité suprême central. En dépit de ces bonnes dispositions, la veille, la communauté marchande espagnole, inquiète de la croissante autonomie de la province, avait essayé de renverser Liniers. Dans le reste de l’année, un intense débat agita les élites locales, qui se divisaient en trois partis : les « Espagnols », préoccupés avant tout de maintenir une étroite union avec le gouvernement patriote de Séville ; les « Créoles », particulièrement implantés dans les milices, qui insistaient sur la nécessité de réformes ; les carlotistes, partisans d’une régence de la princesse Carlota Joaquina. En juillet, Liniers fut remplacé sans difficulté comme vice-roi par Baltasar Hidalgo de Cisneros, nommé par le Comité suprême central. On aurait pu croire l’affaire terminée, les autorités espagnoles ayant repris la main. L’occupation de l’Andalousie et le remplacement en Espagne du Comité suprême par le Conseil de Régence allaient tout relancer. C’était comme une seconde disparition du roi.
7Dès la nouvelle connue, un cabildo abierto est convoqué à Buenos Aires pour le 22 mai 1810, malgré la réticence d’Hidalgo de Cisneros. Il est dominé par le parti créole, dont les milices filtrent l’accès à la réunion. Celui-ci impose, à la majorité relative, la destitution du vice-roi, privé de légitimité par la chute de l’autorité qui l’a nommé, ainsi que la constitution d’une instance de gouvernement indépendante du Conseil de Régence, dont on ne reconnaît pas la légitimité. Le Río de la Plata ne met pas en cause l’existence de la Monarchie. Le 25 mai est constitué un « Comité supérieur provisoire de gouvernement des Provinces du Río de la Plata au nom de notre Seigneur Ferdinand VII », dont le nom montre bien que l’on reste dans son cadre. La dénomination a déplu à l’historiographie argentine, pour qui l’indépendance démarre le 22 mai. Elle l’abrège imprudemment en « Premier Comité ». Les trois partis, « créole », « espagnol » et carlotiste y sont représentés. Le Comité émet une circulaire justificative (28 mai 1810), dans laquelle il déclare assumer la souveraineté vacante conformément aux principes de la théorie politique traditionnelle qui prévoient le retour au Royaume de l’exercice de la souveraineté ci-devant concédée par ce même Royaume au roi :
Les dernières nouvelles sur la funeste situation de l’Espagne en Europe ne pouvaient manquer d’attirer l’attention du peuple [pueblo] de Buenos Aires et des peuples qui en dépendent immédiatement, sur le sort du gouvernement et ses conséquences. Ils reconnurent que les États espagnols d’Europe étaient presque entièrement occupés militairement par les Français, qu’il n’en subsistait qu’un point de minime étendue où ne résidait pas la vivante représentation de la majesté du souverain à laquelle puissent se référer les pouvoirs subalternes de l’administration publique. Le Comité suprême central, installé par le suffrage des puissances européennes et reconnu par les suffrages de l’Amérique a été anarchiquement dissous. S’y est subrogé un Comité de Régence dépourvu de légitimité et du suffrage de nos peuples. Il ne peut à aucun titre exiger l’hommage dû à notre Seigneur Ferdinand VII. Le peuple ne se cache pas que l’incertitude concernant le gouvernement suprême pourrait être cause de division et provoquer une paralysie qui mettrait nos États à la discrétion du premier venu [= Napoléon] ou de qui aspirerait de l’intérieur à usurper les droits du roi [= la princesse Carlota]. Il n’a eu d’autres recours que d’user des titres qu’ont les peuples à assumer la souveraineté quand le chef suprême de l’État, qui est le roi, se trouve empêché sans avoir pourvu le Royaume d’une régence. Il est arrivé à ses fins par des moyens convenables, pacifiques et tranquilles, quoique extraordinaires du fait des circonstances, en laissant s’exprimer par un vote la volonté générale, laquelle a constaté l’obligation de réassumer l’autorité du gouvernement des provinces dans les termes qu’indiquent les imprimés ci-joints…1.
8Le Río de la Plata faisait exactement ce que les Comités supérieurs locaux avaient fait en Espagne dix-huit mois auparavant, mais dans un contexte différent. La menace française, bien lointaine, ne pouvait jouer le rôle décisif qu’elle eut en Europe pour forcer le ralliement à une instance centrale. Comme les Espagnols, les Américains voulaient réformer la Monarchie, mais leurs revendications étaient dirigées contre l’Espagne, si bien que toute réforme risquait de transformer en rupture ce qui n’était encore qu’une tension. La prise en main de l’exercice de la souveraineté par un peuple américain, jusque-là privé en tant que tel de toute représentation politique au sein de la Monarchie, était bien plus révolutionnaire que la même opération réalisée par le peuple de Castille depuis longtemps constitué en Royaume et qui exerçait traditionnellement son droit de négocier en Cortès avec le roi. Dans le cadre de la théorie politique ancienne, en revendiquant l’exercice de la souveraineté, le « peuple » du Río de la Plata en revendiquait aussi la propriété. Il se constituait du même coup en instance politique égale à la Castille et détruisait par le fait même le présupposé d’une infériorité politique de l’Amérique sur lequel reposait l’Empire. L’évêque de Buenos Aires, qui lors du cabildo abierto avait adopté une position contraire à la majorité, le vice-roi et les membres de l’Audience, autrement dit le trio qui localement figurait le souverain, furent embarqués manu militari pour l’Espagne. La réaction des représentants du Conseil de Régence ne se fit pas attendre. L’escadre espagnole de Montevideo bloqua le Río de la Plata ; l’ancien vice-roi Liniers, qui vivait retiré à Córdoba, se souleva en compagnie de l’évêque du lieu. Il fut impitoyablement fusillé (été 1810). Le Río de la Plata ne peut à ce moment-là être considéré comme indépendant, car personne ne réclame cette indépendance. Il se pose encore comme un segment à part entière du peuple espagnol, mais il entre en dissidence vis-à-vis du gouvernement que reconnaissent les autres.
9Le Comité supérieur provisoire avait été créé par la municipalité de Buenos Aires. Il était prévu de convoquer en Congrès les représentants des villes de l’intérieur. Or la position de Buenos Aires comme capitale du sous-système local dépendait entièrement de ce qu’y résidait le trio qui représentait le roi. C’était précisément l’institution que la municipalité venait de jeter bas. Privée de son vice-roi, de son Audience et de son évêque, Buenos Aires n’était plus politiquement qu’une ville parmi d’autres. La décomposition du territoire de la vice-royauté commença sur le champ. Asunción refusa purement et simplement de participer au Congrès (automne 1810) et repoussa une expédition militaire envoyée pour la réduire (mars 1811). Elle mena désormais une existence indépendante en tant que capitale du Paraguay. Il fallut également une expédition militaire pour contraindre le Haut-Pérou, l’actuelle Bolivie (automne 1810). À peine arrivés à Buenos Aires, les députés des villes exigèrent, non point de former un Congrès, mais de s’intégrer au Comité supérieur pour participer pleinement à la prise de décision. Buenos Aires en manifesta quelque irritation, mais céda (décembre 1810). Ce Comité élargi créa dans les villes de l’intérieur où résidait un intendant des Comités provinciaux, et dans les villes de moindre importance des Comités subalternes qui dépendaient des premiers. En choisissant comme matrice les intendances, il s’appuyait encore une fois sur des structures administratives royales que ses propres initiatives étaient en train de détruire. En juin 1811, Salta réclamait son indépendance vis-à-vis de Buenos Aires, au moment même où les troupes du vice-roi du Pérou étrillaient l’armée « rioplatense » du Haut-Pérou, ce qui rendait définitive la séparation de cette province, la plus riche de toute la vice-royauté (bataille de Guaqui, 20 juin 1811).
10Le 23 septembre 1811, ayant fait la preuve de son inefficacité, le Comité élargi était réduit par décision de la municipalité de Buenos Aires à l’exercice du pouvoir législatif. Il prenait le nom de « Comité conservateur de la souveraineté de notre seigneur Ferdinand VII et des lois nationales », intitulé qui montre qu’il n’y a pas encore indépendance, mais bien réorganisation du mode de gouvernement de la Monarchie. Il se voyait flanquer d’un Gouvernement supérieur provisoire des Provinces du Río de la Plata, chargé de l’exécutif et composé de trois « Directeurs » élus par la population de Buenos Aires. Le Comité conservateur proposa alors un « Règlement organique », le premier texte constitutionnel argentin, qui lui donnait la prééminence sur le gouvernement supérieur provisoire et la nomination de ses membres. Ce n’était pas la relation de pouvoir qu’avaient en vue les promoteurs du Gouvernement. Le Comité fut dissous, et le Gouvernement devint la seule institution dirigeante responsable de la politique du pays (22 novembre 1811).
11C’est lui qui dut gérer en 1812 l’arrivée de deux jeunes ambitieux, Carlos Alvear et José San Martín qui, partis, l’un adolescent, l’autre enfant, du Río de la Plata, avaient entamé une carrière militaire en Europe, s’étaient initiés à la maçonnerie anglaise, et revenaient au pays porteurs d’un système structuré de représentations politiques qui n’avait sans doute jamais été exprimées sur place avec autant de cohérence. Elles reposaient sur l’idée d’indépendance et de souveraineté populaire absolue. Elles répondaient à des aspirations locales qui n’arrivaient pas à cristalliser. Ces deux hommes jouèrent le rôle que l’économie des conventions attribue à l’inventeur d’une nouvelle convention, qui la diffuse par des mécanismes relationnels qui placent les autres acteurs dans la nécessité de l’adopter soit pour acquérir l’appui du diffuseur, placé en position dominante, soit pour répondre plus économiquement aux contraintes d’une situation nouvelle. San Martín et Alvear agglutinèrent les oppositions suscitées par la politique du Gouvernement. Elles étaient nombreuses, car celui-ci tentait de concentrer à nouveau le pouvoir à Buenos Aires. Il supprimait pour cela les Comités provinciaux. Il refusait par ailleurs, en partie sous la pression de l’Angleterre, de proclamer l’indépendance à l’égard de l’Espagne, bien que la dissidence continue, les affrontements militaires constants contre l’armée espagnole du Pérou et la garnison de Montevideo, la propagande d’Alvear et San Martín enfin, donnassent à l’idée un poids de plus en plus évident. En septembre 1812, Alvear et San Martín organisaient, avec l’appui d’un politicien local, Julián Álvarez, une structure qui regroupait leurs partisans, la Loge Lautaro. On hésite à la définir comme maçonnique. Si elle n’en avait pas l’idéologie, elle en avait en tout cas la forme. Elle se donnait pour mission à long terme de coordonner l’action politique de ses membres. Ils s’engageaient, même s’ils accédaient au pouvoir suprême, à se consulter avant de prendre toute décision. À court terme, elle visait la proclamation de l’indépendance ; dans l’immédiat le renversement du Gouvernement supérieur provisoire. Elle y procéda le 8 octobre 1812, à l’issue d’un putsch mené par San Martín avec l’aide du Régiment des grenadiers à cheval, qu’il commandait.
12Les trois directeurs furent changés. Deux des nouveaux étaient membres de la Loge. C’est alors que se consomma de fait l’indépendance. Courant octobre, une « Assemblée générale constituante des Provinces du Río de la Plata » fut convoquée. Elle devait doter le pays d’une Constitution et procéder à la séparation définitive d’avec l’Espagne. Elle proclama dès sa réunion, en janvier 1813, le principe de la souveraineté populaire absolue en élaborant une formule de serment qui ne mentionnait en rien le roi. Début 1813 s’introduisait par ailleurs, à Buenos Aires, le principe d’une citoyenneté « rioplatense » différente de l’espagnole. Les agents publics originaires d’Espagne furent sommés de choisir entre les deux et de se soumettre au verdict de l’Assemblée souveraine de la province de Buenos Aires, qui leur accordait ou leur refusait ladite citoyenneté. Ceux qui n’étaient pas retenus furent expulsés du service de l’État2. En 1815 enfin les règlements électoraux de Buenos Aires réservaient le vote aux citoyens des Provinces Unies du Río de la Plata, à l’exclusion des Espagnols, la citoyenneté étant définie par la résidence et l’adhésion à la cause indépendantiste, cette dernière pouvant suppléer la première et valoir à un natif de l’Espagne la citoyenneté locale3. En 1816 un second Congrès fédéral proclamait formellement l’indépendance. Il ratifiait ainsi un état de fait déjà ancien.
13Entre temps, en 1814 une mission de conciliation avait été envoyée en Europe pour négocier un accord avec l’Espagne. Les unités de l’armée, qui l’avaient abandonné vers 1812, reprenaient le drapeau espagnol. En 1818 le Congrès même qui avait voté l’indépendance acceptait une proposition de l’ancienne métropole : reconnaître l’indépendance moyennant l’installation d’un prince espagnol sur le trône d’Argentine. L’affaire n’eut pas de suites, mais ces hésitations montrent à quel point l’indépendance formelle est une dérivée d’évolutions constitutionnelles, et non l’inverse. Ce compromis était l’œuvre d’un parti modéré, inquiet de la dissolution interne du pays et d’une expédition de reconquête que préparait l’Espagne à Cadix4.
La course à l’éclatement territorial
14Bien que la première puis la deuxième Assemblée constituante aient mené une politique de concentration du pouvoir en faveur de Buenos Aires, la décomposition du pays se poursuivait inexorablement. La Banda Oriental, le futur Uruguay, refusa de participer à la première Assemblée et rompit officiellement avec le Río de la Plata en juin 1813. En novembre 1813, il fallut se résoudre à reconnaître l’existence d’une nouvelle province, Cuyo, centrée sur la ville de Mendoza, par ségrégation de la province de Córdoba. En 1814 se créèrent les provinces de Tucumán, par ségrégation de Salta, et de Corrientes, par ségrégation de Buenos Aires. Elles se proclamèrent entités souveraines, adhérentes volontaires à une fédération des Provinces du Río de la Plata.
15On a bien analysé le processus à Córdoba. Les revendications provinciales s’appuient sur un système relationnel local préexistant, centré sur une ville capitale qui domine les campagnes environnantes et qui vit dans une large autonomie. L’agglomération est dominée par une étroite élite qui en contrôle la municipalité. Celle-ci négocie traditionnellement avec Buenos Aires les décisions qui la concernent pour arriver chaque fois à un compromis qui sauvegarde les intérêts locaux tout en prenant en compte la volonté du chef-lieu de la vice-royauté. Lorsque le Río de la Plata commence à fonctionner indépendamment de l’Espagne, le système subsiste, dans un premier temps. Il devient intenable lorsque l’élargissement de la fracture entre l’Europe et l’Amérique ainsi que la réversion de l’exercice de la souveraineté au peuple obligent à mettre à nu les bases de ce système d’équilibre, à expliciter le fondement de ce qui était jusqu’alors entente implicite. Nous avons vu que la proclamation du retour de la souveraineté au peuple et la rupture avec la Monarchie qui en était la conséquence rendaient nécessaire la convocation d’une Assemblée générale des provinces, ne serait-ce que pour fonder en principes ces deux nouveautés. Ce faisant, Buenos Aires obligeait les villes de l’ancienne vice-royauté à se poser la question du siège de la souveraineté. Ce fut l’occasion, pour elles de s’en déclarer elles-mêmes dépositaires et d’affirmer leur propre indépendance vis-à-vis de la capitale. La convocation pour 1816 du second Congrès général constituant des Provinces Unies, suite à l’échec du premier, déchiré par les conflits interprovinciaux, conduit la province de Tucumán à réunir une Assemblée électorale de 4 000 participants, plus du cinquième de la population totale de la ville et du territoire rural correspondant. Elle proclame la souveraineté de Tucumán indépendamment de Buenos Aires, l’« Union éternelle » des Provinces Unies, la délégation temporaire de l’exercice de la souveraineté à Buenos Aires jusqu’au vote d’une Constitution qui règle ce point dans le respect de la liberté de chacune des provinces souveraines5.
16On retrouve ailleurs le même mécanisme. La convocation de la première Assemblée générale constituante avait conduit à la réunion d’un Congrès provincial de la Bande orientale, très largement représentatif de la population, qui posa en avril 1813 des conditions à sa participation : indépendance des Provinces du Río de la Plata par rapport à l’Espagne ; forme républicaine du gouvernement avec séparation des pouvoirs ; mais aussi et surtout indépendance des provinces vis-à-vis du gouvernement central indépendantiste, étant bien entendu que celui-ci n’a d’autre légitimité que les délégations limitées d’exercice de la souveraineté que lui consentent les provinces, pour les questions explicitement mentionnées dans lesdites délégations ; avec, pour corollaire, l’exigence que la future capitale des Provinces Unies s’établisse ailleurs qu’à Buenos Aires6. Nous renverrons le lecteur pour la description factuelle des autres cas et leur analyse aux excellentes histoires générales de l’Argentine qui existent aujourd’hui sous forme de livre7 dont nous nous inspirons largement, et aux pages d’une qualité exceptionnelle que Wikipedia consacre à la question8.
17Le processus de décomposition déclenché par la rupture avec la monarchie s’avérera vite incontrôlable. Dans les années 1830 c’étaient quatorze provinces, toutes dotées de souveraineté, d’un système fiscal propre et d’une armée, et toutes indépendantes qui se partageaient le territoire actuel de l’Argentine (la dernière à se déclarer souveraine fut celle de Jujuy en 1836). Il n’y avait plus de gouvernement central : ce qui en tenait lieu avait été détruit en 1820 par la révolte des provinces de l’intérieur. Chaque province avait sa Constitution et son propre gouvernement. Leur instabilité interne, de soulèvement en coup d’État et de révolution en complot est proprement ahurissante. Pour se stabiliser, la plupart d’entre elles finirent par confier leur gouvernement à un caudillo qui s’appuyait sur une garde prétorienne et le consensus des élites locales pour exercer une dictature, souvent brutale, mais qui créait le minimum d’ordre nécessaire à la vie collective. C’étaient là des mesures d’urgence auxquelles nous avons vu que l’Espagne aussi avait recours. L’infraction collectivement consentie par la classe politique aux règles constitutionnelles repose sur une convention supérieure, qui veut que le salut de la collectivité justifie tout, même l’établissement d’un régime fondé sur la force pure. Celle-ci vient directement de l’Ancien Régime, sous lequel elle constituait l’une des règles de base pour la mise en œuvre de l’absolutisme.
18Les provinces avaient toutes délégué, d’abord de fait, puis de droit (pacte fédéral de 1831), l’exercice de leur représentation extérieure à celle de Buenos Aires. Le port de Buenos Aires se vit par ailleurs implicitement reconnaître par les provinces et par les grandes puissances le monopole du commerce maritime extérieur de l’ensemble. Ceci donnait à la province des ressources fiscales supérieures à celles de toutes les autres réunies. Le dictateur de Buenos Aires, Juan Manuel Rosas, réussit ainsi à maintenir un subtil jeu d’équilibre entre elles, s’appuyant tour à tour sur des interventions armées, sur le versement de subventions pour restaurer des budgets provinciaux en fort déficit, sur ses relations d’amitiés personnelles avec certains caudillos. On insistera sur le poids de la reconnaissance internationale dans sa prééminence. La France et l’Angleterre, pour le meilleur et surtout pour le pire, le considèrent comme le représentant de l’État argentin. Son image internationale est détestable. Deux fois les nations européennes mirent Buenos Aires en état de blocus (1838-1840 et 1847-1848) ; mais en dépit de certaines tentations, jamais elles ne cherchèrent vraiment à établir des relations commerciales ou diplomatiques directes avec aucune des provinces de l’intérieur, ce qui aurait eu pour effet de détruire le système. En revanche, c’est une intervention de l’armée brésilienne qui emportera en 1852 le régime « rosiste »9.
La force et le chef
19Ce dernier a tenu grâce à la personnalité de son chef. La dissolution territoriale du Río de la Plata s’accompagna en effet d’une montée en puissance des individus. De même que chaque territoire se livrait à une surenchère dans l’affirmation de soi face à tous les autres, de même à l’intérieur de chacun les individualités se livraient une guerre à mort pour le pouvoir et l’affirmation de leur propre prééminence. La rivalité entre les chefs de famille est une constante héritée de l’Ancien Régime. La régulation de ces affrontements était l’une des fonctions essentielles du roi. La disparition de la convention royale, l’effondrement, comme en Espagne, du rôle politique de cet autre grand régulateur des conflits qu’était l’Église, laissaient le champ libre aux ambitions personnelles que désormais aucun des mécanismes jusque-là acceptés ne limitait plus. Le vide fut rempli par une montée en puissance rapide de la force militaire, qui devint un instrument privilégié pour le règlement des conflits. Ce qui non seulement faisait de l’armée et de ses chefs les acteurs principaux du système politique, mais encore leur donnait une légitimité politique par défaut en les transformant en dernier rempart entre la société civile et le chaos. Cette montée en puissance de la chose militaire, générale dans le monde hispanique, fut aggravée ici par les interventions anglaises de 1806 et 1807, qui provoquèrent la création précoce de l’armée de la capitale, et par l’existence d’une frontière indienne qui bordait le territoire sur toute son extension. La mobilisation des troupes qui la garnissaient par des conflits entre européens suscita une recrudescence des raids indigènes : en 1820 l’un d’eux parvint à vingt kilomètres de Buenos Aires. D’où une surmilitarisation rapide de la société, la mise sous les armes d’une part importante de la population. On a calculé qu’à partir de 1810 les 20 000 habitants de la province de Córdoba de Tucumán accueillent de façon permanente sur leur sol entre 2 000 et 3 000 soldats venus de l’extérieur, sans compter les milices locales mobilisées à l’occasion. Le tout dans un contexte de violence. Un grand historien argentin parle de la « barbarisation des mœurs politiques10 ». Les exécutions sont monnaie courante, avec exposition publique des cadavres. L’histoire militaire enregistre 143 batailles et 145 « combats » entre provinces de 1814 à 185211. Plusieurs se terminent par des massacres de prisonniers, comme à Vences en 1847, ou Caseros en 1852 qu’accompagne l’exécution de plusieurs dizaines de chefs « rosistes ».
20Ces armées sont peu nombreuses : des batailles décisives opposent quelques centaines d’hommes. Il est donc facile de créer une force susceptible de peser sur le cours local des événements. Elles sont improvisées. Les institutions royales décapitées, l’instabilité politique rendent difficile l’existence d’armées permanentes structurées. Les chefs militaires qui s’imposent sont ceux qui réussissent à mobiliser et à conserver des troupes par leur capacité à se procurer les ressources nécessaires, soit sur leurs biens propres, soit en réquisitionnant à tout-va, au prétexte de défendre une cause. C’est un renversement par rapport à la situation antérieure. Jusqu’alors les forces armées en Amérique étaient pour l’essentiel commandées par des notables issus de la société locale, qui se chargeaient par ailleurs du recrutement et de l’équipement et obtenaient en échange un renforcement de leur prestige social. Désormais la fonction militaire et la fonction politique ne dérivent plus du rang social, mais, la première, de la capacité technique de l’individu à diriger une armée ; la seconde de sa fonction militaire. Cela n’élimine pas du jeu les élites politiques traditionnelles, car le rang et la capacité d’influence héritée restent un avantage dans la compétition pour l’acquisition de ressources militaires, mais la voie est ainsi ouverte à des acteurs issus de milieux qui n’auraient normalement pas eu accès au pouvoir.
21San Martín en est le type même. Lieutenant-colonel de l’armée espagnole, décoré de la médaille des héros de Bailén, officier de liaison auprès du général anglais Beresford, il débarque en 1812, à trente-quatre ans, dans un pays où il est né par hasard — il était fils d’un fonctionnaire espagnol en mission — et où il n’a pas remis les pieds depuis l’âge de six ans. Il vient le révolutionner. Le gouvernement supérieur provisoire lui confie l’organisation d’un corps de grenadiers à cheval destiné à surveiller sa frontière orientale, menacée par la garnison de Montevideo. Il le transforme rapidement en un corps de prétoriens fidèles à sa personne plus qu’au gouvernement, fidèles aussi à ses idées. Nous avons vu le rôle qu’il joue dans la fondation de la Loge Lautaro et la chute du gouvernement provisoire. En novembre 1814 il est nommé gouverneur de la province de Cuyo, capitale Mendoza, le long de la frontière chilienne, qu’il gouverne de façon pratiquement indépendante de Buenos Aires. Il recueille les patriotes chiliens chassés par une contre-offensive de l’armée du Pérou (p. 156), parmi lesquels Bernardo O’Higgins dont il fait son principal lieutenant, et les frères Carrera dont il ne supporte pas l’ambition et qu’il chasse sans pitié. Il fonde à Mendoza une succursale de la Loge Lautaro et entreprend de mettre sur pied une armée de quelques milliers d’hommes avec laquelle il compte traverser les Andes, tomber sur les garnisons espagnoles du Chili et ramener le pays à l’indépendance. Il réalise ce plan en 1817-1818. Une fois le Chili stabilisé et O’Higgins directeur général de la République chilienne (1818), il ne peut rentrer au Río de la Plata, d’abord parce que ses troupes exigent d’être préalablement payées, ce dont il est incapable ; ensuite parce que la chute du gouvernement central des Provinces Unies le met, à partir de 1820, en porte-à-faux vis-à-vis des nouveaux gouvernements provinciaux. Les officiers de son armée le reconnaissent alors comme leur chef, hors de toute obédience gouvernementale : il commande dès lors une armée apatride et risque le peloton d’exécution s’il revient à Buenos Aires. Il s’entend avec O’Higgins pour monter une opération conjointe avec la nouvelle armée nationale chilienne pour envahir le Pérou et y établir un gouvernement ami, qui lève l’hypothèque que la fidélité de la région à son vice-roi espagnol fait peser sur le Chili. L’opération est lancée à la fin de l’année 1820. En juillet 1821, Lima est prise, l’indépendance proclamée et San Martín nommé protecteur de la jeune République, contrairement à la promesse faite au Chili de n’accepter aucune charge au Pérou. Il s’englue dès lors dans une guerre d’usure contre les troupes du vice-roi, qu’il a repoussées mais non anéanties. Une intervention des armées insurrectionnelles du Nord, descendues dans un gigantesque mouvement de tenaille depuis le Venezuela, le tire du bourbier (juillet 1822). Bolivar, qui commande les forces du nord, le prive sans ménagement de son commandement et le renvoie au Río de la Plata où le gouvernement lui interdit d’entrer dans la capitale pour visiter même son épouse malade et lui intente un procès pour abandon de poste. Son départ pour la France en février 1824 arrange tout le monde. Il y mourra en 1850, à Boulogne-sur-Mer, sans avoir revu l’Amérique12.
22Rosas est un autre exemple de ces chefs de guerre transformés par la force des choses en chefs politiques. Il est en 1821 éleveur dans la Pampa au sud de Buenos Aires. Il se fit remarquer à partir de 1821 par sa capacité à lever des troupes pour la défense de la province de Buenos Aires qui, suite à l’effondrement du gouvernement central des Provinces Unies, affrontait une coalition des provinces de l’intérieur. En 1827, après l’échec d’un troisième Congrès général des Provinces Unies et la menace d’une flambée de violence, il est nommé commandant en chef de l’armée, et finit par assumer en 1829 la présidence de la province de Buenos Aires après un coup d’État et une brève guerre civile qui renverse Juan Galo Lavalle, qui avait lui-même renversé et fusillé le général Manuel Dorrego, le président légitime. Il impose aux provinces de l’intérieur la signature du Pacte fédéral ci-dessus mentionné (1831). Il perd la présidence de Buenos Aires en avril de 1833 à la suite d’élections que ses rivaux avaient mieux truquées que lui. Il se lance alors, à titre privé, en collaboration avec le gouvernement chilien et le caudillo de Mendoza, dans une vaste expédition destinée à repousser vers le Sud la frontière indienne. Il accroît ainsi les terres de pâturage, pour le plus grand bien de ses collègues éleveurs et de sa fortune personnelle, tout en renforçant son prestige aux yeux de la population d’origine européenne (1833-1834). Il a entre temps installé à Buenos Aires un gouvernement ami, qui le rappelle à la présidence et lui donne les pleins pouvoirs (mars 1835), décision ratifiée par un plébiscite de la province. Il gouvernera celle-ci par un mélange de séduction — le salon de son épouse était devenu le centre de la vie sociale locale —, de clientélisme, d’intimidation des chefs des familles rivales par des bandes d’hommes de main, tout en réprimant avec la dernière brutalité les conspirations réelles ou supposées qui se tramaient contre lui. Nous savons déjà comment il réussit à conserver un minimum d’unité aux Provinces Unies13.
Voter ou ne pas voter…
23La galerie de portraits pourrait inclure Martín Güemes : son armée de gauchos, qui, tout en défendant la frontière septentrionale du Río de la Plata des incursions royalistes, se tailla dans la région une principauté longtemps indépendante ; José Artigas que l’Uruguay considère comme son père fondateur ; Estanislao López, le caudillo de Santa Fé ; José María de Paz, celui de Córdoba de Tucumán, ou Facundo Quiroga, caudillo de la Rioja14. La militarisation militaire joue ici le même rôle qu’en Espagne. Le contexte rend sa fonction plus évidente encore. Il en va de même de la convention électorale, dont les insuffisances pratiques rendent nécessaire le recours à la force. Les études disponibles montrent qu’elle reste fondamentale15. Le facteur militaire est considéré comme inférieur au facteur électoral pour ce qui est de la capacité légitimante, et comme beaucoup moins économique. Le recours à la force n’est qu’un substitut en cas grippage du mécanisme électoral ou d’insatisfaction face à son résultat.
24Les meilleures recherches sur la question portent sur Buenos Aires, qui est certes un cas particulier, mais dont on peut supposer qu’il reflète une réalité qui ne devait pas être ailleurs fondamentalement différente. La province adopta dès 1821 le suffrage universel masculin : votaient désormais tant les habitants de la ville que ceux de la campagne environnante, à la différence de l’Ancien Régime où seule la population urbaine participait aux élections. La généralisation du droit de suffrage coïncide avec la disparition du gouvernement central, lorsque la ville réduite au rang de capitale provinciale dut mobiliser toutes ses ressources pour faire face à la crise militaire et politique subséquente. On a d’ailleurs trouvé en d’autres lieux la même relation entre mobilisation des ressources et droit de vote. La participation électorale en revanche resta faible jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cela ne peut s’expliquer par un désintérêt de la population pour la chose politique. On a montré que les réunions électorales rassemblaient un nombre de participants supérieur aux élections elles-mêmes. Il semble que l’abstention soit plus forte dans les classes moyennes et supérieures. Pour rendre compte de ces observations, il faut accepter l’idée que, si les élections constituaient sur le plan des principes le moment clef de l’investiture des exécutants chargés de la mise en œuvre de la souveraineté populaire, elles n’étaient pas considérées dans la pratique comme la technique la plus adéquate pour leur désignation. Les élites dirigeantes, en particulier, disposaient d’autres moyens d’action, réseaux relationnels, argent, force si nécessaire, pour porter au pouvoir qui elles souhaitaient et pour influencer à leur profit la décision politique. L’élection investissait le candidat désigné par d’autres voies, de la même façon que l’investiture pontificale investissait autrefois l’évêque désigné par le roi. Il convenait donc que son résultat coïncidât avec le rapport des forces préétabli au niveau gouvernemental. Pour cela, il fallait bien sûr mobiliser l’électeur, ou du moins les spécialistes de l’élection, souvent d’origine populaire, qui faisaient nombre autour des urnes. Regroupés en clubs et associations, choyés par le chef qu’ils s’étaient choisi et qui leur procurait moyens de vie, passe-droits et privilèges de tous ordres, mais aussi dignité en les honorant ostensiblement de sa confiance et de sa familiarité, ils votaient mécaniquement pour ce dernier. Ils étaient pratiquement les seuls à exercer leur droit, et leur vote était rigide, difficilement adaptable aux conditions changeantes des relations de pouvoir. Pour obtenir la majorité nouvelle, il fallait donc empêcher, par toutes les pressions imaginables, l’électorat adverse de déposer son vote. Cela allait de la falsification des listes électorales jusqu’à l’interdiction physique de l’accès aux urnes. À cette fin, il fallait mobiliser correctement la machine administrative, policière et judiciaire en faveur de l’un des candidats. L’élection s’accompagnait donc de violences ouvertes ou larvées. C’est sans doute une des raisons de la faible participation des élites. On a montré que cette bivalence de l’élection, à la fois fondamentale quant aux principes et subordonnée à la force dans la pratique, subsista à Buenos Aires jusqu’aux années 1880, date à laquelle la force ayant montré son inefficacité à stabiliser le régime politique, les classes moyennes décidèrent de participer massivement et de prendre en main le système électoral16.
Un point de comparaison : le Chili
25Au Chili aussi le processus de dissolution de la Monarchie démarre sous Charles IV. C’est un hasard qui le déclenche, la mort subite le 11 février 1808 du gouverneur Luis Muñoz Guzmán, retrouvé inanimé dans son lit. Il n’a pas eu le temps de prendre de mesures pour sa succession. Du fait de la difficulté des communications, et contrairement à la pratique habituelle, l’Audience n’était pas en possession des plis fermés par lequel le roi désignait par avance un remplaçant. En l’absence d’instructions contraires, la charge revenait par intérim au militaire le plus ancien dans le grade le plus élevé. C’est l’Audience qui devait mettre en possession l’intérimaire. À l’encontre de la règle, elle choisit pour gouverneur son régent, un civil. Le sud du Chili était une frontière militaire indienne, et disposait d’une petite armée permanente, dont le quartier général était à Conception. L’intendant de cette ville, Luis de Álava, ambitionnait le gouvernement pour lui-même. Il protesta auprès de l’Audience contre la nomination du régent et lui fit part du mécontentement des miliaires, qu’il attisait en sous-main. Ceux-ci envoyèrent un ultimatum. L’Audience céda et nomma gouverneur le brigadier Francisco García Carrasco qu’avaient choisi les militaires17. Le jeu des rivalités personnelles et des revendications corporatives autour d’un poste n’avait rien de nouveau. De telles tensions constituaient les fondements même de l’Ancien Régime politique. En temps normal, tout se serait réglé par une crise locale et un échange de correspondance avec Madrid où le souverain aurait eu le dernier mot. Du fait des obstacles que la guerre apporte aux communications, l’affaire change de nature. Le système n’est plus régulé et s’emballe : l’ambition personnelle d’un homme, Alava, débouche sur ce qui ressemble fort au premier coup d’État militaire du XIXe siècle chilien. La force armée change soudain de fonction. Elle n’est plus le dernier recours des rois, qui l’avaient confisquée dans la Monarchie ibérique au début du XVIe siècle ; elle devient l’instrument des ambitions personnelles.
26Le 12 juillet 1808, García Carrasco nommait à la demande de la municipalité et pour la durée de la guerre douze échevins auxiliaires, pris pour la plupart dans le commerce local. Ils devenaient membres de plein exercice du corps municipal. L’idée était de rendre celui-ci plus représentatif des intérêts locaux afin de faciliter la mobilisation éventuelle de secours pour aider Buenos Aires à repousser une attaque britannique18. En septembre 1808, on apprenait la captivité du roi. Le 27 janvier 1809, la municipalité de Santiago reconnaissait le Comité suprême central. Les autres municipalités du Chili l’imitaient dans les semaines suivantes. Ce processus de reconnaissance, municipalité par municipalité, était celui en vigueur lors de l’accession d’un nouveau souverain.
27Ici aussi l’installation du Conseil de Régence marque un tournant. La nouvelle est connue début juillet 1810. Elle accompagne l’annonce de la constitution du Comité supérieur provisoire de Buenos Aires et la proclamation justificative que nous avons citée plus haut. Le 16 juillet 1810, le gouverneur García Carrasco est déposé par l’Audience pour calmer les protestations de la capitale alarmée par la déportation au Pérou de trois habitants accusés de menées anti-espagnoles. Un gouverneur issu de la société locale est nommé à titre intérimaire. C’est le premier signe d’une faille avec l’Espagne. Dans le courant de l’été, la municipalité, appuyée par la majorité de la classe politique locale, fait pression sur l’Audience pour être autorisée à convoquer un cabildo abierto afin de délibérer sur la situation politique exceptionnelle que traverse le Royaume. L’Audience résiste tant qu’elle peut. Le 13 septembre, la Ville émet la convocation, pour le 19. Ce jour-là est devenu celui de la fête nationale chilienne. L’Assemblée avait été bien préparée. L’opposition, il y en eut, fut réduite au silence par les cris de la majorité. Le gouverneur fit remise de ses pouvoirs à l’Assemblée. José Miguel Infante, le porte-parole de la municipalité, fit approuver sur le champ la liste des membres d’un Comité de gouvernement du royaume du Chili pour les assumer jusqu’à la réunion d’un Congrès national que l’on convoquait dans la foulée. Le lendemain, l’Audience, dernier représentant direct de l’autorité royale, ratifiait ces dispositions sous la menace.
28La situation est exactement la même qu’à Buenos Aires quatre mois auparavant ; le jugement que l’on doit porter sur elle identique19. De même que la réunion des Cortès extraordinaires en Espagne, la convocation du Congrès marquait une rupture radicale avec le système de représentation d’Ancien Régime. « Pour rendre la plus parfaite possible la représentativité de ce corps qui doit représenter tous les habitants du Royaume », les vingt-cinq municipalités du Chili sont chargées d’élire au suffrage secret mais en session publique un nombre de députés proportionnel à leur population : six pour Santiago, trois pour Conception, deux pour Chillán, et ainsi de suite. Ici, comme en Espagne, l’institution municipale ne suffit plus à assumer la représentation. L’égalité essentielle entre les territoires est rompue. Le poids de chacun se mesure à sa population, car ce n’est plus le territoire qui est représenté, mais la population, le corps municipal n’étant plus que l’instrument de la désignation d’une personne. Les municipalités approuvèrent toutes les dispositions prises par la capitale ; les élections se déroulèrent partout normalement, sauf à Valdivia où les royalistes avaient pris le pouvoir et fait sécession20.
29En avril 1811, alors que les premiers députés arrivaient à Santiago, se produisit une tentative armée des royalistes locaux pour ressaisir le pouvoir. Il y eut une cinquantaine de morts. L’Audience, accusée de complicité, fut dissoute et ses membres expulsés du Chili. La rupture était maintenant complète avec les institutions d’Ancien Régime. Le Comité intégra les députés des municipalités au fur et à mesure qu’ils se présentaient et se transforma à la fin du mois en Directoire. En juin, le Directoire prit le nom de Comité exécutif et le Congrès débuta ses séances. Leur déroulement fut marqué par la sécession en août des députés radicaux, qui se retirèrent à Conception ; et en novembre par le coup d’État du représentant de l’une des grande familles locales, récemment revenu d’Espagne où il avait servi contre les Français dans le régiment de cavalerie de Farnèse, José Miguel Carrera. Le 15 novembre 1811, il prit en main le Comité exécutif et épura le Congrès de ses adversaires. Après maintes discussions, l’historiographie est arrivée à la conclusion qu’il était mû essentiellement par l’ambition personnelle21.
30Comme en Espagne, quelques esprits isolés tentent d’imposer de nouvelles conventions politiques, dont ils sont porteurs, en s’appuyant sur des positions stratégiques qu’ils détiennent dans la nouvelle administration. L’indépendance est envisagée dès cette date comme une hypothèse de travail. Un accord entre partis dissidents, sous le patronage de Bernardo O’Higgins, la prévoyait en janvier 1811 au cas où l’Espagne serait entièrement conquise par Napoléon. Quelques semaines plus tard, fray Camilo Enríquez, sous pseudonyme, la réclamait sans condition, en alléguant l’inanité du contrat de cession de la souveraineté populaire au roi sur lequel reposaient les anciennes conventions politiques et en insistant sur les griefs du Chili envers l’Espagne. À cette date-là, il est en pointe. Les articles de la première presse libre du Chili22 n’ont pas de louange assez forte pour Ferdinand VII, mais exigent des réformes et font preuve d’une méfiance évidente vis-à-vis des Cortès de Cadix, accusées de mépriser l’Amérique. En 1811, toujours Manuel de Salas, pourtant réputé comme le plus avancé des penseurs chiliens de son temps, imagine un Ferdinand VII rétabli sur le trône, serrant dans ses bras, baigné de larmes de reconnaissance, ses fidèles sujets chiliens, leur accordant libre commerce et autonomie interne, soit une perspective typique de l’Ancien Régime, fondée sur la dialectique grâce / mérites23. En 1812, la première Constitution provisoire du Chili reconnaît Ferdinand comme roi, mais elle établit aussi qu’aucun décret émané d’une autorité non-chilienne n’a de valeur au Chili. En février 1813, le Comité de gouvernement cesse d’émettre ses décrets au nom du roi et dote ses troupes d’un drapeau différent de l’espagnol. À cette date, les hostilités ont commencé avec l’armée du vice-roi du Pérou qui mène une offensive depuis le sud du Chili ; cette guerre est cependant vécue comme un affrontement avec le Pérou plus qu’avec l’Espagne. En juillet 1813 la levée d’une contribution extraordinaire sur le commerce de Santiago prévoit une taxation plus forte des « Espagnols » que des Chiliens. Plusieurs commerçants demandent la « citoyenneté » chilienne que le Comité de gouvernement leur accorde ou leur refuse sur rapport de la municipalité locale, en fonction de leur attitude vis-à-vis des nouvelles institutions24. On peut considérer qu’à cette date l’indépendance est un fait. En mai 1814, le gouvernement chilien signe cependant avec le commandant de l’armée du vice-roi la convention de Lircay qui prévoit l’adoption du drapeau espagnol et la reconnaissance de l’appartenance du Chili à l’ensemble politique espagnol moyennant le libre commerce et une forte autonomie interne. L’accord est rendu caduc par la victoire décisive de l’armée espagnole à Rancagua. Elle s’accompagne de l’occupation de la capitale, de la dissolution du gouvernement chilien, de la fuite des principaux leaders au Río de la Plata et de la déportation d’une quarantaine d’entre eux, sur lesquels les Espagnols ont mis la main, à l’île de Juan Fernández, dans de dures conditions de détention. Les historiens s’accordent pour considérer que la rigueur de cette répression fut un élément fondamental de la rupture. En 1817 l’armée espagnole est expulsée par les forces d’O’Higgins et de San Martín. En février 1818, O’Higgins, Directeur suprême, proclame l’indépendance « du territoire continental du Chili et des îles adjacentes ». Il dote le nouvel État du drapeau tricolore qui est encore le sien. L’idée d’indépendance a triomphé. Bien lentement. Elle s’est ouvert la voie petit à petit, d’abord dans des cercles militants minoritaires, non comme un idéal, mais comme une adaptation aux circonstances, guidée par la ferme volonté cependant de faire triompher les principes d’autonomie interne et de suppression du pacte colonial qui constituaient, depuis longtemps, des revendications majeures de la classe politique locale25. La disparition du roi, en cassant le lien personnel qu’entretenaient ces hommes avec le monarque, en leur restituant l’exercice de la souveraineté, à la fois en droit et dans les faits, en les obligeant à inventer des solutions nouvelles, en désorganisant l’appareil coercitif de la Monarchie, en annihilant les réseaux institutionnels qui convergeaient vers le monarque, a rendu possible et inévitable une solution à laquelle personne ne songeait en 1808.
31Comme en Argentine, l’effacement du roi conduit au déchaînement des ambitions personnelles. Nous avons dit comment, quelques mois après l’installation du Comité de gouvernement, les frères Carrera, issus d’une famille importante de l’élite politique et économique du Royaume, se saisirent par la force du pouvoir, mus par le désir d’écarter la très puissante et très nombreuse famille des Larraín qui dominait les institutions. José Miguel Carrera mena une politique de répression énergique contre ses adversaires, brisant par la force toute opposition grâce à la mainmise qu’il avait opérée sur les forces armées. Il jouit un temps de la complicité de l’élite sociale traditionnelle, du fait de sa capacité à coordonner les énergies locales en un moment où toute division aurait signifié un danger mortel26. Il réussit même à écarter Bernardo O’Higgins, le bâtard d’un ancien capitaine général, qui jouissait d’une forte implantation dans le sud du pays. Exilé, celui-ci devint l’un des fondateurs de la Loge Lautaro à Buenos Aires. Les premiers insuccès de Carrera, mis à profit par ses adversaires, amenèrent sa chute et des conséquences gravissimes pour le Chili. Son incapacité à vaincre l’armée royale du sud conduisit en février 1814 le Comité exécutif, pourtant peuplé de ses créatures, à le destituer du commandement de l’armée, confié à O’Higgins, entre temps rappelé. Carrera réagit en juillet par un coup d’État qui destitua le Comité et lui donna le contrôle de Santiago. O’Higgins, qui avait neutralisé les Espagnols par la convention de Lircay, répondit par un contre-coup d’État qui lui donna le contrôle du Sud. Les Espagnols, qui n’en demandaient pas tant et qui avaient reçu des renforts, reprirent l’offensive. Bien qu’O’Higgins et Carrera se fussent réconciliés officiellement, le second laissa écraser le premier à Rancagua. On sait les conséquences. Tous deux s’enfuirent à Mendoza. Nous avons vu comment San Martín gardera près de lui son frère de Loge, O’Higgins, mais chassera les frères Carrera. José Miguel finira par se mettre au service, vers 1820, du gouverneur d’Entre Ríos soulevé contre le gouvernement des Provinces Unies. Après la déroute de ses troupes, il se livrera dans la pampa à des actions où la guérrilla le dispute au grand banditisme, pour être finalement livré, en 1821, par ses propres hommes, aux autorités de Mendoza qui le fusilleront sur le champ. Ses frères avaient subi en 1818 le même sort.
32L’intégrité territoriale du Chili ne sera jamais remise en cause de la même manière que celle du Río de la Plata. Des tensions apparurent, les municipalités de province faisant souvent des choix politiques différents de ceux de la capitale, mais jamais des gouvernements locaux ne réussirent à s’implanter durablement ni ne revendiquèrent une souveraineté séparée. Une première frontière, la principale, se dessine entre un pôle central, autour de Santiago et un pôle méridional autour de Conception. La rivalité entre les deux est ancienne, Santiago siège du trio représentant le roi, Conception dotée d’un évêché moins riche et moins prestigieux, obligée de passer par Santiago pour communiquer avec le souverain, mais centre de gravité militaire du pays. Nous avons vu comment cette tension s’est traduite en 1808. Nous la retrouvons en 1810, avec la sécession, vite réduite, de Valdivia ; d’août 1811 à juillet 1812, lorsque les députés radicaux qui ont abandonné le Congrès national installent une Assemblée rivale à Conception ; de mars à mai 1813 et l’occupation de la ville par l’armée du Pérou ; en 1814, lorsque O’Higgins, écarté par Carrera, s’y installe ; de mars 1818 à janvier 1820, avec l’occupation de Conception, puis de Valdivia, par les troupes royales vaincues pourtant dans le Nord.
33Le déclin du directeur O’Higgins, en décembre 1822, révèle une autre ligne de fracture. À l’Assemblée des peuples libres du Chili, que réunit à Conception le général Freire pour le renverser (9 décembre 1822), répond une Assemblée des peuples du Nord, convoquée par la municipalité de La Serena (20 décembre). Après l’abdication d’O’Higgins et le refus des Assemblées de reconnaître le Comité provisoire qui le remplaçait, la municipalité de Santiago convoqua à son tour une Assemblée de la province de Santiago, « pour rassembler la volonté des peuples […] et décider des moyens d’assurer la tranquillité et l’union de toute la nation27 ». Les trois Assemblées n’eurent rien de plus pressé que de réunir leurs plénipotentiaires pour signer un acte d’union (mars - avril 1823) qui réaffirmait l’unité du Chili. En 1829, c’est à Conception à nouveau que se soulève le général Prieto contre Freire, mais en janvier 1830 c’est une troisième ligne de fracture que fait jouer ce dernier en installant un gouvernement dissident à Valparaíso. On retrouvera à d’autres moments de l’histoire cette géographie, Valparaíso prenant d’ailleurs le pas sur Conception, au fur et à mesure que s’accroissait le poids spécifique du port dans le pays. La disparition du roi fit donc rejouer ici aussi des failles anciennes. Reste à expliquer la faible intensité de ces réactions comparées à d’autres contrées, telle l’Argentine, la future Colombie ou l’audience de Guatemala. Nous réaffirmerons l’hypothèse que cette intensité est fonction inverse de la force du système d’interrelations établi préalablement entre les membres de la classe politique locale. Cela reste à tester par les études empiriques. Restent également à expliquer les frontières des États actuels. Ils sont centrés, pour la plupart, sur une ancienne Audience royale. Ce trait est en parfaite adéquation avec nos hypothèses. Leurs limites, en revanche, si nous généralisons le cas du Río de la Plata, ont été fixées dans un premier temps, par celles de la reconquête militaire entreprise à partir du centre après l’implosion qui suivit la chute de la Monarchie ; dans un second par les rivalités internes des États nouvellement créés.
Pendant ce temps en Espagne
34Reste surtout à expliquer pourquoi l’Espagne n’a pas réussi à inverser la tendance. Nous avons montré combien les indépendances ont été une lente dérive d’unités territoriales, auparavant unies par la commune allégeance à une monarchie absolue, après la disparition de celle-ci. N’était-il pas possible à l’ancien centre politique de reprendre la main ? Le rétablissement en Espagne de l’absolutisme en 1814 ne pouvait-il inverser le processus d’éloignement réciproque ?
35L’Amérique disparut rapidement de l’horizon du gouvernement joséphiste. Elle eut un grand poids dans la décision de Napoléon de mettre la main sur l’Espagne. Des émissaires furent envoyés sur place immédiatement après les abdications de Bayonne pour obtenir le ralliement des territoires d’Outre-mer. Ils furent partout repoussés. Le ministre des Indes joséphiste, Miguel José Azanza, une fois le trône fermement occupé, exprima son programme dans une circulaire à destination des Indes (premières semaines de 1809). Il y explicitait les principes de la Constitution de Bayonne : égalité politique avec l’Espagne, représentation permanente auprès du souverain, liberté d’entreprendre et de fabriquer sur place tout produit, liberté du commerce intra-américain, mais aussi maintien de l’exclusif commercial. Il s’inscrivait ainsi dans la ligne intégrationniste qu’avait appliquée la monarchie les années précédant l’accident de Bayonne. Il en montrait aussi les limites : pas question de renoncer à l’exploitation économique des Indes. Il y eut même au sein de l’appareil d’État des esprits chagrins pour s’élever contre la concession de la liberté industrielle, alléguant que le bon marché de la main-d’œuvre indienne allait rapidement rendre l’Amérique autosuffisante, donc inutiles les échanges avec l’Europe, vidant ainsi de son sens l’exclusif commercial. Quoi qu’il en soit, les deux émissaires porteurs de la circulaire d’Azanza furent fusillés à leur arrivée aux Indes. Débordé par des problèmes plus immédiats et se rendant à l’évidence de son incapacité à rien faire, le gouvernement joséphiste démantela progressivement les bureaux correspondants pour en affecter les ressources à des domaines plus urgents28.
36L’Amérique fut, de façon permanente, une préoccupation forte pour le gouvernement de résistance nationale, dans la continuité de la politique des Bourbons qui la considéraient comme le principal atout de l’Espagne pour figurer dans le concert des nations au rang de grande puissance. Il prenait acte aussi de ce que l’effondrement des recettes fiscales dans la partie européenne de la Monarchie en faisait, spécialement de la Nouvelle-Espagne, le principal bailleur de fonds du Comité suprême central. L’Empire mobilisa massivement ses finances et jamais les envois de fonds ne furent plus importants qu’en 1809-1810, pour s’effondrer ensuite, des soulèvements indiens absorbant les ressources fiscales du Mexique29.
37L’organisation de la Monarchie sur des bases nouvelles contraignit à expliciter la nature des liens qui unissaient l’Amérique à l’Espagne. Dans ce cadre, les députés américains posèrent des questions embarrassantes. Le suppléant aux Cortès extraordinaires pour le Pérou, Ramón Feliú, exposait clairement le problème tout en livrant la clef de la conception de la souveraineté nationale que se faisait la majorité des députés :
De même que la souveraineté, une et indivisible, se divise dans la pratique de son exercice, de même se compose-t-elle de plusieurs parties réellement et physiquement distinctes, en l’absence desquelles — ou en l’absence d’un nombre important desquelles — il n’est pas possible de comprendre la souveraineté et moins encore sa représentation. Les diverses nations, les provinces d’une même nation, les villages [pueblos] d’une même province, les individus d’un même village sont aujourd’hui les uns par rapport aux autres comme l’étaient les hommes dans l’état de nature. Chaque homme était alors souverain de soi-même ; et de la mise en commun de ces souverainetés individuelles résulte la souveraineté d’un village [pueblo]. Nous entendons par souveraineté non pas l’indépendance à l’égard d’une légitime autorité supérieure, mais une souveraineté négative, vis-à-vis d’un autre village [pueblo] semblable. De la somme des souverainetés des villages [pueblos] naît la souveraineté de la province qu’ils composent, entendue de la façon que nous avons dite, et la somme de souverainetés des provinces constitue la souveraineté de la nation. Personne donc ne peut dire qu’un village d’une province d’Espagne est souverain d’un autre village de la même province ; ni qu’une province d’Espagne est souveraine d’une autre. Personne ne peut dire qu’un ensemble formé par quelques-unes des provinces d’Espagne est souverain des autres. Personne donc ne peut dire que l’ensemble des provinces de la Monarchie qui constituent ce que l’on appelle l’Espagne est souverain de cet autre ensemble qui constitue ce que l’on appelle l’Amérique30.
38Nous avons traduit le mot pueblo par village, car l’auteur se situe dans une logique territoriale. Nous retrouvons une idée-force que nous avons déjà rencontrée, dont le retour souligne l’importance : la volonté nationale unitaire n’existe pas. Elle n’est que la résultante des volontés agrégées de provinces intrinsèquement égales ; la volonté des provinces la résultante de l’agrégation des volontés des pueblos ; eux-mêmes produits de l’agrégation de la volonté des individus. L’ambiguïté du mot pueblo, qui désigne à la fois le peuple comme porteur de souveraineté collective et le niveau territorial où l’agrégation des souverainetés individuelles crée le politique, éclate ici. La souveraineté nationale est granulaire.
39Il est de ce fait impossible de résoudre la question américaine dans le cadre d’un système politique fondé sur la souveraineté populaire. Qui dit souveraineté, pour un Espagnol du XIXe siècle, dit, sauf rares exceptions, égalité entre formations territoriales distinctes. Le lien de la notion de souveraineté avec le territoire est intrinsèque à celle-ci. Sont politiquement souveraines des communautés humaines projetées sur un territoire, et ces communautés sont les communautés locales. Les niveaux supérieurs de souveraineté ne sont que des dérivés de cette souveraineté communautaire de base. On est aux antipodes de la conception qu’exprime en France, dès 1788, un Fauchet, qui pourtant mourut sur l’échafaud avec les Girondins. Pour lui, « il ne peut y avoir dans un gouvernement bien institué, que deux sortes d’agrégations vraiment sociales, celle des familles et celle de la nation », toutes les autres n’étant que « des sources de corruption civile » et « le poison des Républiques et des États31 ».
40Jamais la question de la souveraineté n’avait été soulevée en Espagne avec autant de force et de clarté. Ce n’est pas un hasard si ce fut dans un débat sur l’Amérique, car la conception qu’expose Feliú, pourtant au centre de la réorganisation de la Monarchie qu’ont entreprise les Cortès, est incompatible avec le statut subordonné fait à l’Empire.
41Or ce statut personne en Espagne ne songe à y renoncer. Ce n’entrait pas dans les plans de Napoléon, ni dans ceux des Cortès. Le principe d’une nation espagnole — « réunion des Espagnols des deux hémisphères » — est affirmé dès l’article premier de la Constitution de 1812. La même Constitution définit les Espagnols comme « tous les hommes libres nés et domiciliés dans les possessions de l’Espagne, ainsi que leurs enfants ». Aucune réserve n’est faite quant aux Indiens. Seuls les esclaves sont exclus. L’affirmation de ce principe égalitaire constitue le fond de la propagande des gouvernements espagnols successifs, à commencer par celui du roi Joseph, lorsqu’ils réclament l’appui de l’outre-mer. À l’épreuve des faits, il n’en reste rien. La convocation des Cortès extraordinaires de 1810 établissait le principe nouveau de la représentation proportionnelle à la population pour l’Espagne, mais pour l’Amérique elle maintenait le mode ancien de représentation où chaque territoire envoyait un représentant. En l’occurrence, face à plusieurs centaines de députés espagnols, on comptait les députés américains par dizaines seulement, alors que démographiquement l’Amérique était majoritaire dans la Monarchie (13,5 millions d’habitants au moins, face à 10,5 millions). Dans un système fondé sur un consensus validé par le souverain, cela n’avait qu’une importance mineure : la voix de chaque territoire se faisait entendre à égalité avec les autres quel que fût le nombre de ses représentants. Dans un système fondé sur le décompte des bulletins, cela revenait à étouffer l’Amérique.
42L’effort des députés américains durant les débats tendit, en conséquence, soit à défendre le système traditionnel de représentation de chaque territoire auprès d’un souverain absolu, pour conserver au moins des moyens d’action ; soit, au contraire, à placer le principe de la souveraineté populaire radicale au centre de la Constitution et à imposer une forme républicaine de gouvernement qui prendrait comme référent suprême le vote majoritaire d’une Assemblée représentative de l’importance démographique de chaque segment du corps électoral. C’était la certitude de s’assurer la majorité, donc de faire triompher les revendications américaines. Par contrecoup, les députés espagnols, nous disent de bons connaisseurs, se rallièrent progressivement à l’idée d’une monarchie tempérée où le souverain, bien que contrôlé, conservait l’exercice d’une part importante de souveraineté qui lui donnait la liberté de gérer la Monarchie dans sa double composante. Si tel fut le cas, le débat sur l’Amérique fut central dans l’élaboration de la Constitution de 1812. C’est pour sauvegarder l’Empire que cette dernière fut ce qu’elle est : contradictoire en elle-même32.
43Cette contradiction fut dénoncée par Jeremy Bentham, pourtant l’un des mentors des constituants, dès la publication de son texte. Il mesure l’importance des difficultés pratiques posées par la distance et les délais de route pour la tenue des élections. Il avance surtout un argument fondé sur l’essence des principes constitutionnels. Une Constitution est destinée à faire le bonheur des peuples. Or le bonheur de l’Amérique, la liberté de commerce, est incompatible avec le bonheur de l’Espagne, le monopole du commerce. Toute Constitution qui prétend faire tenir les deux ensemble est donc vouée à l’échec33.
44La Constitution de 1812 réduisait de fait la représentation de l’Amérique à la population créole, autrement dit à une minorité au sein des Cortès. Le texte constitutionnel fut brièvement mis en application dans certaines régions d’Amérique (Pérou, Équateur, Mexique actuels). Il y eut, autant que l’on sache, des effets complexes et plutôt dévastateurs pour le système politique ancien. Il suscita une réorganisation des pouvoirs municipaux, plus que des institutions provinciales, sans doute parce que la durée de son application ne fut pas suffisante pour affecter les instances les plus hautes34.
45Entre 1814 et 1820, Ferdinand VII tenta une reprise en main en rétablissant l’absolutisme par la voie militaire. Il faisait ainsi d’une pierre deux coups : il restaurait son autorité aux Indes et il débarrassait l’Espagne de troupes dont il n’était pas sûr. Il réussit en apparence assez bien. La désagrégation de l’Empire s’arrêta. L’envoi d’une quarantaine de milliers d’hommes permit de récupérer la Nouvelle Grenade, le Venezuela et le Chili. Courant 1817 le rétablissement semblait en bonne voie. Les années 1818-1819 cependant furent militairement mauvaises pour l’Espagne, avec la perte de Santiago du Chili et de Santa Fé de Bogotá, du fait de l’usure des troupes et de la difficulté à les renforcer. Les positions essentielles, cependant, résistèrent. L’envoi d’une deuxième vague d’une vingtaine de milliers d’hommes que l’on préparait à Cadix aurait pu avoir des effets décisifs. C’est au moins ce que pensaient les insurgés qui, comme nous l’avons vu à propos du Río de la Plata, restaient persuadés que la situation pouvait encore se retourner. De fait, Ferdinand avait d’ores et déjà échoué. Partout où elle s’étaient produites, les tentatives de reconquête militaire avaient creusé un fossé infranchissable entre les Créoles et l’Espagne. Les opérations et la répression subséquente furent en effet d’une rare brutalité. Le roi, par l’usage immodéré de la force, se comportait non point en père, comme on l’attendait de lui, mais en tyran. Les officiers qui commandaient les troupes étaient pour beaucoup d’entre eux des « constitutionnels », adversaires de l’absolutisme. Ils n’en furent pas pour cela plus tendres avec les insurgés. Le divorce était donc consommé entre une bonne partie de l’Amérique et les deux Espagne, celle du roi et celle des partisans de la Constitution35. Restaient fidèles cependant deux môles de résistance, non encore entamés, qui représentaient à eux deux une grosse moitié de l’Empire, le Pérou et la Nouvelle-Espagne.
46La cassure définitive se situe en 1820. Cette année-là une mutinerie au sein de l’armée rassemblée en Andalousie pour l’Amérique empêche le départ de l’expédition de renfort, paralyse pour une dizaine d’années une administration espagnole engluée dans ses problèmes intérieurs, conduit enfin au rétablissement de la Constitution de 1812. Les Créoles de Nouvelle-Espagne jusque-là n’avaient guère bougé. Ils s’étaient contentés d’écraser par leurs propres moyens des révoltes indiennes qui, entre 1810 et 1815, avaient ravagé le pays et qui réclamaient une indépendance dont eux ne voulaient pas. Ils n’avaient pas pleuré la Constitution de Cadix, qui ne leur assurait qu’une faible représentation aux Cortès. Celle-ci rétablie, ils prirent rapidement conscience que la faiblesse numérique de leur représentation serait perpétuée : en régime constitutionnel, ils ne seraient jamais que des Espagnols de seconde zone. Ils proclament alors leur indépendance dans une décision pratiquement unanime et installent sur le trône de l’« Empire du Mexique » Agustín de Iturbide, un militaire, sous le nom d’Augustin I (février 1821). Toute l’Amérique centrale suit, avant de se fractionner, une fois la référence royale perdue, en une multitude d’États mineurs. Lima, quant à elle, tombe, nous l’avons vu, quelques mois après. En 1821-1822 les armées espagnoles doivent évacuer les positions qu’elles tenaient encore en Nouvelle Grenade, au Venezuela, en Équateur et au nord du Pérou. En 1824 elle devront abandonner le Haut Pérou.
Notes de bas de page
1 Fray Melchor Martínez, Memoria histórica sobre la Revolución de Chile desde el cautiverio de Fernando VII hasta 1814. Obra escrita en 1815, publicada en 1848… con una introducción biográfica y crítica (2 vol.), Guillermo Feliú Cruz (éd.), Santiago [Chili], Ediciones de la Biblioteca Nacional, 1964, t. I : 1808-1811, p. 48.
2 Archivo General de la Nación Argentina, XIII, 42-3-7, ffos 13v°, 14v° et 43vº.
3 José Carlos Chiaramonte, Marcela Ternavasio et Fabián Herrero, « Vieja y nueva representación : los procesos electorales en Buenos Aires, 1810- 1820 », dans Antonio Annino (coord.), Historia de las elecciones en Iberoamérica. Siglo xix : de la formación del espacio político nacional, México, Fondo de Cultura Económica, 1995, pp. 19-63.
4 Ernesto Palacio, Historia de la Argentina, 1515-1983 (2 vol.), Buenos Aires, Abeledo-Perrot, 1986, t. II, « Segregación y guerras externas e internas por la independencia y la libertad, 1806-1834 », pp. 97-106.
5 Gabriela Tío Vallejo, « Revolución y guerra en Tucumán. Los procesos electorales y la militarización de la política », dans Marta Terán et José Antonio Ortega (éd.), Las guerras de independencia en la América española, Zamora (Michoacán), Colegio de Michoacan, 2002, pp. 355-388.
6 Hector Miranda, Las instrucciones del año 13 (2 vol.), Montevideo, Ministerio de Instrucción Pública, 1964.
7 Noemí Goldman (dir.), Revolución, república, confederación (1806-1852), t. III de la Nueva historia Argentina, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1998 ; Tulio Halperín Donghi, Revolución y guerra. Formación de una élite dirigente en la Argentina criolla, Buenos Aires, Siglo XXI, 1979 ; iD., Guerra y finanzas en los orígenes del Estado argentino (1791-1850), Buenos Aires, Prometeo libros, 2005.
8 Wikipedia : L’encyclopédie libre, « Argentine », <http://fr.wikipedia.org> [consulté le 10 mai 2010].
9 Marcela Ternavasio, « Nuevo régimen representativo y expansión de la frontera política. Las elecciones en el Estado de Buenos Aires : 1820- 1840 », dans A. Annino (coord.), Historia de las elecciones en Iberoamérica, pp. 65-105.
10 T. Halperín Donghi, Revolución y guerra, p. 395.
11 Wikipedia : L’encyclopédie libre, « Batallas argentinas », <http://fr.wikipedia.org> [consulté le 10 mai 2010].
12 Ana María Stuven, « Del patriotismo americano al patriotismo nacional en Chile : la Expedición libertadora del Perú y la Guerra contra la Confederación Perú-boliviana », communication présentée à l’occasion du séminaire « Sustituir al rey, crear la Nación-Chile, 1810-1880 », inédite.
13 N. Goldman (dir.), Revolución, república, confederación, pp. 282-380.
14 T. Halperín Donghi, Revolución y guerra, pp. 267-287.
15 Fr. X. guerra, Modernidad e independencias, pp. 176-225 ; C. Malamud (coord.), Legitimidad, representación y alternancia ; J. C. Chiaramonte, M. Ternavasio et F. Herrero, « Vieja y nueva representación », pp. 19-63 ; M. Ternavasio, « Nuevo régimen representativo » ; A. Annino (coord.), Historia de las elecciones en Iberoamérica.
16 M. Ternavasio, « Nuevo régimen representativo ».
17 Diego Barros Arana, Historia general de Chile [1894-1902] (17 vol.), Santiago [Chili], Editorial Universitaria, 1999, t. VIII : Parte sexta. Primer período de la revolución de Chile, de 1808 a 1914, p. 19.
18 Ibid., p. 24.
19 Simon Collier, Ideas and Politics of Chilean Independence, 1808-1833, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, pp. 44-91.
20 Luis Valencia Avaria, Anales de la República. Textos constitucionales de Chile y registro de los ciudadanos que han integrado los poderes ejecutivo y legislativo desde 1810. Tomos I y II actualizados [1951], Santiago [Chili], Editorial Andrés Bello, 1986 (2e éd.), t. I, pp. 420 sqq.
21 Javiera Müller Blanco, « Adhesiones populares. El mito del apoyo popular a Carrera », dans Nicolás Cruz et Iván Jaksic (éd.), Seminario Simon Collier 2004, Santiago [Chili], Instituto de Historia, Universidad Católica de Chile, 2004, pp. 115-138 ; S. Collier, Ideas and Politics of Chilean Independence, pp. 121-126.
22 Cristián Guerrero Lira (éd.), Fuentes documentales y bibliográficas para el estudio de la historia de Chile, Santiago [Chili], Universidad de Chile, 2008 <http://www.historia.uchile.cl> [consulté le 8 juin 2010].
23 S. Collier, Ideas and Politics of Chilean Independence, p. 113.
24 Archivo Nacional de Chile, Actas del cabildo de Santiago, t. XIX.
25 S. Collier, Ideas and Politics of Chilean Independence, pp. 92-125.
26 Mariana Labarca Pinto, « José Miguel Carrera y las clases populares, 1811- 1813 », dans N. Cruz et I. Jaksic (éd.), Seminario Simon Collier 2004, pp. 91-114.
27 Germán Urzua Valenzuela, Historia política de Chile y su evolución electoral (desde 1810 a 1922), Santiago [Chili], Editorial Jurídica de Chile, 1992, p. 19.
28 Víctor Peralta Ruiz, « Des bureaucrates de l’administration des Indes aux politiques afrancesados de l’État espagnol bonapartiste. Les cas d’Azanza et de Mata Linares », dans Christophe Belaubre, Jordana Dym et John Savage (éd.), Napoléon et les Amériques. Histoire atlantique et empire napoléonien, Toulouse, CNRS - UMR 5136 - FRAMESPA, 2009, pp. 169-186.
29 Carlos Marichal, La bancarrota del virreinato. Nueva España y las finanzas del Imperio español, 1780-1810, México, Fondo de Cultura Económica, 1999.
30 Cité par Manuel Chust Calero, « Soberanía y soberanos : problemas en la constitución de 1812 », dans M. Terán et J. A. Ortega (éd.), Las guerras de independencia, pp. 33-45, p. 39.
31 Rita Hermon-Belot, L’abbé Grégoire. La politique de la vérité, Paris, Seuil, 2000, p. 78.
32 M. Chust Calero, « Soberanía y soberanos ».
33 Bartolomé Clavero, « ¡Libraos de Ultramaria ! El fruto podrido de Cádiz », Revista de Estudios Políticos, 97, 1997, pp. 45-69.
34 Federica Morelli, Territorio o Nazione. Riforma e dissoluzione dello spazio imperiale in Ecuador, 1765-1830, Soveria Mannelli, Rubbettino Editore, 2001.
35 Juan Marchena Fernández, « ¿ Obedientes al rey y desleales a sus ideas ? Los liberales españoles ante la “ reconquista ” de América. 1814-1820 », dans Juan Marchena et Manuel Chust Calero (éd.), Por la fuerza de las armas. Ejército e independencias en Iberoamérica, Castellón de la Plana, Universitat Jaume I, 2008, pp. 143-220.
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