Boute-hors et réflexions digestives
p. 247-249
Texte intégral
« Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis ! »
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène I
1Mets et mots se définissent dans une composition savoureuse où questionner le champ littéraire sur la représentation de la nourriture conduit à se représenter l’œuvre littéraire et ses pratiques dans une esthétique de la consommation des mots. Dans ce rapport au texte qui s’écrit sur le mode de la rumination, l’isotopie de la nourriture marque le pacte de lecture : la lecture est une nutrition et une digestion des textes anciens qui alimentent l’œuvre nouvelle. La satire est, selon son étymologie, un plat d’aliments mélangés ; la farce dit tout à la fois les mets hachés et l’intermède de la représentation ; la copia est l’abondance alimentaire mais aussi textuelle. Si le terme collation renvoie au sermon prononcé après le repas, il dit aussi le repas lui-même1. Utilisant l’image du philosophe, du cuisinier ou du conseiller sur laquelle il construit son texte, l’auteur se forge une persona grâce à laquelle il aiguise les appétits de savoirs et de saveurs, rappelant par l’étymologie du sapere, l’impératif de plaisir nécessaire à toute nutrition morale.
2Par la représentation de la bouche, les textes littéraires ibériques et français nous invitent à questionner le corps comme le lieu de production du savoir et de la saveur, mais plus encore comme celui de la bienséance. Lieu privilégié du texte et de l’alimentation, la bouche est l’orifice conjoint de la nourriture et de la parole qui doit reposer sur la mesura. Elle s’incarne alors dans la table comme jeu et enjeu de pouvoir et dit la relation à soi et à l’autre. Elle invite, dans un geste réflexif, à se faire récit sur la table pour viser un questionnement plus large sur la relation que l’individu entretient avec une société romane en pleine évolution. Inscrites dans cette investigation, les littératures catalanes, occitanes et portugaises demandent à être davantage représentées ; associées à la prise en compte de la production italienne, elles pourraient donner lieu à une relecture de la circulation des textes en langue romane, fondant à travers une pragmatique tendant à s’uniformiser, une poétique de la table européenne. Dans cette interface, elles requièrent la consultation des manuels de savoir-vivre et de codification sociale pour comprendre les interactions entre la fiction et la réalité. Car loin de constituer deux espaces distincts, textes littéraires et textes scientifiques s’imbriquent pour définir un code alimentaire ou pour le transgresser, pour donner des leçons de maintien, des conseils sur le menu, des prescriptions sur le service, des avis sur le ton approprié aux propos de table, ou pour défier les règles de l’usage en inventant des festins extraordinaires. Plus encore, les livres de gastronomie comme le Com usar bé de beure e menjar de francesc eiximenis et les traités comme l’Arte Cisoria e tratado del arte del cortar del cuchillo d’enrique de villena doivent être interrogés afin de comprendre comment la production scientifique se voit investie par le littéraire. La bouche qui lit, qui dicte, qui raconte, qui se ferme à la nourriture et s’ouvre à la sainteté, qui dédouble l’organe sexuel dans une revendication du plaisir, est érigée en emblème de la circulation du « bouche à oreille » dans un processus de circulation des textes médiévaux et de codification des normes gastronomiques.
3Plusieurs axes novateurs se dégagent des contributions rassemblées dans ce volume. Sur le plan étymologique et lexicologique, les textes littéraires utilisent les métaphores culinaires pour rendre compte d’un genre littéraire (collation, satire, farce, etc.) ou pour personnifier l’auteur en cuisinier des mets et des mots. Sur le plan esthétique, la liste entre elle aussi en scène et mime, par son accumulation, le plaisir de l’abondance ; elle invite encore à digérer (c’est-à-dire, selon l’étymologie, à séparer, distribuer, ordonner et classer). Sur le plan poétique, l’écriture devient alors composition et la lecture peut se faire rumination. Si les textes littéraires en prennent acte, c’est que la bouche se tourne vers l’oreille et l’œil : le festin se fait parole, ouvrant à l’esthétique du banquet. En effet, ce dernier offre de multiples occasions de représenter l’union de la bouche qui mange et de la bouche qui parle2. En incarnant la parole dans le lieu de la convivialité, le banquet fait de la cuisine un art du spectacle et interroge sa relation au pouvoir. Il ouvre encore sur les poétiques du XVIe siècle où s’élabore une « mythologie alimentaire3 » riche d’expérimentations poétiques et d’un imaginaire associant appétit de savoir et libération du langage.
4Certes, ces études demanderaient à être interrogées plus avant dans la spécificité des pratiques socioculturelles de leur espace et de leur temps. Par un dialogue entre textes de fiction et chroniques, par une collaboration scientifique entre historiens et littéraires du Moyen Âge, la table médiévale trouverait, grâce à un dialogue fécond puisque interdisciplinaire, les moyens de forger de nouveaux outils d’analyse pour prendre en compte sa réalité mais aussi sa représentation littéraire. Elle pourrait ainsi interroger les pratiques comptables des registres bourguignons non plus seulement sous le mode économique mais sous celui, littéraire, de la pratique de la liste poétique ; elle pourrait encore offrir une nouvelle lecture des manifestations carnavalesques en inventant une anthropologie littéraire de ses pratiques ; elle proposerait enfin de dépasser la simple mention de « realia » pour s’interroger sur le lien que tissent la réalité et ses représentations. Outre les possibles ouvertures aux champs historiques, scientifiques et juridiques qu’implique un tel objet, notre recherche bénéficierait encore de l’apport essentiel des historiens de l’art pour comprendre le jeu texte/image qui s’opère dans les manuscrits autour de la table. Ce volume, s’il rencontre donc les limites fixées par son sujet, ne rêve pas moins à la prise en compte transdisciplinaire de son objet. Si le repas médiéval se dit avant tout composition culinaire, il requiert métaphoriquement officiers de bouche, écuyers tranchants et échansons pour parvenir à transformer la matière en met.
5Ainsi, portant la trace de ces prescriptions, les textes littéraires jouent avec la représentation de la nourriture autour de l’adage « dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ».
- « Littérature », lui avons-nous répondu, souhaitant par ce geste réflexif rendre aux textes leur saveur originelle.
- « Littérateur », pourra peut-être penser le lecteur de nos littéraires contributeurs.
6Au-delà du questionnement disciplinaire, ce volume souhaite mettre l’eau à la bouche du lecteur pour lui donner le goût des textes gastronomiques. Savoir et saveur rappellent bien l’impératif de plaisir comme condition nécessaire à toute littérature. Le placere réactive ses liens avec le docere dans une esthétique de la convivialité qui fait passer des mets aux mots, du conteur à l’auditeur, du livre au lecteur.
Notes de bas de page
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