Mascher l’escripture
Livre, lecture et nourriture aux xive et xve siècles
p. 235-245
Texte intégral
1La bibliothèque, espace de savoir mais aussi lieu d’échanges sociaux, est régie par plusieurs interdictions qui visent essentiellement à éviter toute nuisance, tant aux lecteurs1 qu’aux livres. Ainsi, tout lecteur sait qu’il est strictement interdit de manger dans une bibliothèque. D’ailleurs, de par le monde, les règlements d’ordre intérieur des bibliothèques renferment tous une phrase, modulée sur des formulations et tours syntaxiques variés, selon laquelle « Il est formellement interdit de boire ou de manger dans la salle de lecture », voire qu’« Il est interdit de consommer de la nourriture dans la Bibliothèque ».
2Pratiquement, l’interdiction de consommer de la nourriture en bibliothèque est avant tout guidée par une règle d’hygiène, certes pour éviter que les livres soient souillés, mais surtout pour éloigner tout prédateur des livres. Plus encore que la peur réelle de l’insecte bibliophage, les interdictions de consommation de nourriture ou de liquide dans les espaces renfermant des livres ne trouveraient-elles pas leur fondement dans la complexité des relations symboliques qu’entretiennent le livre et la nourriture depuis les origines ?
LA PEUR DES BIBLIOPHAGES
3Au sens strict, le substantif et adjectif « bibliophage », formé sur les deux composantes grecques biblion (« livre ») et phagos (de phagein, « manger »), désigne celui/ce qui mange des livres. Cependant, hormis le Larousse en ligne2, qui recense l’adjectif « bibliophage » (« se dit des insectes dont les larves causent des ravages dans les bibliothèques »), aucun dictionnaire de langue actuel, du Trésor de la langue française au Dictionnaire de l’Académie, ne mentionne le terme.
4La récolte d’informations s’enrichit lorsqu’on étend les recherches aux manuels de bibliomanes et bibliophiles du siècle dernier. Bien que le Dictionnaire raisonné de bibliologie de gabriel Peignot ne lui concède aucune entrée3, le terme est traité avec déférence dans le huitième volume des connaissances nécessaires à un bibliophile4. De fait, Édouard rouveyre consacre quelques pages aux « Ennemis des livres », précisant que « ordinairement une bibliothèque a trois sortes d’ennemis : les insectes, l’humidité et les rats ; quelques mauvais plaisants y ajoutent les emprunteurs » (p. 1). Il distingue ensuite le bibliophile du bibliophage :
L’emprunteur, ennemi des livres, bibliophage et insouciant, ne calcule rien de tout cela ; il tombe au milieu de ces doctes jouissances, comme un renard dans un poulailler ; il est possédé tout à coup d’une fringale de lecture ; il arrive et laisse gravir impudemment ses convoitises sur les rayons où juchent les volumes que son esprit voudrait dévorer ; il implore avec des paroles caressantes, il jure ses grands dieux que l’emprunt qu’il fait est un emprunt forcé, il affirme que le livre demandé sera couvert soigneusement, enveloppé, serré sous clef, loin des regards indiscrets et des mains malheureuses ; il invoque l’amitié la plus confraternelle, la sympathie la moins déguisée et promet de rendre le livre dans la huitaine. C’est, hélas ! la cigale qui quémande à la fourmi. Et la cigale est oublieuse. (p. 2.)
5L’emprunteur compulsif ou peu regardant est qualifié de bibliophage, avec le sens figuré de celui qui « dévore », dépouille les bibliothèques de ses volumes. Ainsi, depuis l’époque médiévale, le prêt (et le vol) de livres est considéré comme un fléau ; en témoigne une multitude de formules d’anathème lancées au voleur téméraire ou au lecteur distrait qui déroberait le moindre volumen5.
6Après l’homme, ce sont les insectes (et les rats) qui constituent les plus grands prédateurs des livres. Dès le XVIIIe siècle, bibliothécaires et scientifiques s’attèleront à la défense des livres publiant nombre d’ouvrages sur ces indésirables nuisibles ; en 1900, le Congrès international des bibliothécaires attribue trois prix « pour récompenser les meilleurs mémoires relatifs aux insectes qui s’attaquent aux livres6 ». Les ennemis des livres se voient catalogués dans le but de sensibiliser bibliothécaires, bibliophiles et lecteurs aux dégâts qu’ils peuvent causer7.
7Outre une dimension prescriptive, implicitement liée au caractère symbolique du lieu, les règles d’hygiène en vigueur dans nos bibliothèques modernes, interdisant l’ingestion de nourriture ou de liquide — hormis de l’eau —, visent avant tout à préserver les livres de toute prédation insectivore ; souci que l’on retrouve dès l’ère des bibliothèques médiévales, bien que l’interdit lié à la présence de nourriture n’explicite pas le lien de cause à effet entretenu entre la souillure alimentaire et les dégâts possibles sur le livre.
8Déjà au XIVe siècle, richard de Bury8 consacraient quelques lignes aux dégâts que la nourriture pouvait occasionner aux livres :
Il [l’étudiant] n’est pas honteux de manger du fruit ou du fromage sur son livre ouvert et de promener mollement son verre tantôt sur une page tantôt sur une autre, et, comme il n’a pas son aumônière à la main, il y laisse les restes de ses morceaux. (p. 145.)
Enfin, il sied à l’honnêteté des écoliers de se laver les mains en sortant du réfectoire, afin que leurs doigts graisseux ne tachent point le signet du livre ou le feuillet qu’ils tournent. (p. 147.)
Que le clerc couvert de cendres, tout puant de son pot au feu, ait soin de ne pas toucher, sans s’être lavé, aux feuillets des livres ; mais que celui qui vit sans tache ait la garde des livres précieux. (p. 147.)
9Ces considérations sont certes pragmatiques et visent à préserver le livre des dégradations, mais elles sont également intimement liées à la représentation du livre dans l’imaginaire occidental et spécifiquement médiéval. Dès lors que tout codex est confectionné à la gloire de Dieu — qu’il s’agisse de copies des textes saints ou d’œuvres profanes qui célèbrent explicitement ou indirectement les beautés et mystères de la Création —, il est nécessaire de le manipuler avec piété afin de le préserver de toute souillure. La sentence « mais que celui qui vit sans tache ait la garde des livres précieux », qui clôt le dernier extrait du Philobiblion de richard de Bury, souligne ce lien symbolique ; la nourriture terrestre est le signe du péché et ne peut donc pas entrer en contact avec le livre, symbole de l’incarnation du Verbe. Cette opposition stricte se justifie peut-être en partie parce que, dans les Écritures, les gestes de manger et de boire sont chargés d’une dimension symbolique spécifique et fondent la dimension catéchétique de la spiritualité chrétienne autour du principe de la « manducation de la parole »9.
10Deux célèbres extraits de la Bible illustrent l’ingestion nourricière du verbe divin. Tout d’abord, le livre d’Ézéchiel relate comment Dieu invite le prophète à manger un rouleau de papyrus :
Il me dit : Fils d’homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël ! J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau. Il me dit : Fils d’homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne ! Je [le] mangeai, il fut dans ma bouche doux comme du miel (Ézéchiel, III : 1-3).
11Le second exemple est tiré de l’Apocalypse de Jean et décrit également l’ingestion d’un livre, cette fois commandée par un des anges :
J’allai vers l’ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit : Prends-le et avale-le : il remplira d’amertume tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. Je pris le petit livre de la main de l’ange et je l’avalai : il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles furent remplies d’amertume (Apocalypse, X : 9-10).
12Dans ces deux exemples, hautement symboliques, l’ingestion du livre est la métaphore du transfert des connaissances et de l’acquisition complète l’enseignement de Dieu par le prophète. En effet, bien que l’objet-livre soit différemment désigné (un rouleau vs un petit livre), de part et d’autre le livre est transmis par une main divine pour ensuite être mangé et avalé par le prophète. Quant au goût doux-amer du livre, il fait référence au caractère ambivalent, à la fois exaltant et contraignant, des actions supposées par l’injonction verbale divine.
13Cette image n’est pas exclusive au domaine chrétien mais est univoquement chargée d’une dimension symbolique, voire psychanalytique10. Ainsi, Gérard Haddad note que,
dans la bibliophagie rituelle, le « texte mangé » est investi par le groupe d’une fonction sacrée : il est « le Livre », par opposition au tout-venant des documents écrits. Ce rite a valeur d’initiation pour un sujet jeune, ainsi introduit dans la communauté. Il constitue une voie d’accès au symbolique, c’est-à-dire à la parole, à la lecture et à l’écriture11.
14Primus inter pares, la Bible constitue le substrat de toutes les bibliothèques12 et est d’ailleurs parfois désignée par l’appellatif bibliotheca13. Est-ce à cause de la filiation sémantique, qui lie le lieu et son contenu, que le livre crée un espace d’interdit entre la bouche qui lit et dévore le texte et la main qui tourne les pages et tient l’ouvrage ? Cette relation ambiguë semble induire que le livre, en raison de ses origines sacrées, ne supporte pas la présence tangible de nourriture terrestre dans son entourage direct, mais institue des rites et des postures sociales qui distinguent le manger et le lire dans la vie séculière afin de réserver au domaine spirituelle l’ingestion de la Parole.
LA LECTURE NOURRITURE
15Avant Vatican II, lector (ou lecteur) est le titre donné au clerc ayant reçu le second des quatre ordres mineurs ; pratiquement, le lector était celui qui lisait à voix haute les Écritures dans les établissements religieux et universitaires durant les repas. Historiquement, c’est le Christ lui-même qui l’aurait institué lorsqu’il lut un passage d’esaïe dans la synagogue de Nazareth (Luc, IV : 16-20).
16Cependant, le principe de la lecture au réfectoire est loin d’être imposé dans toutes les règles monastiques14. Selon Cassien, « c’est de Cappadoce que vient l’usage de lire à table, et cette pratique viserait moins à nourrir les frères spirituellement qu’à empêcher qu’ils ne bavardent et se disputent15 ». De toutes les règles monastiques, celle de saint Benoît est la plus détaillée sur la fonction et sur les contraintes du lector :
38. LE LECTEUR DE SEMAINE
QUI FAIT LA LECTURE PENDANT LE REPAS ?
1. — Pendant le repas des frères, la lecture ne doit jamais manquer. Et ce n’est pas au hasard qu’un frère prend le livre pour lire au réfectoire. Mais on nomme un frère qui lira pendant une semaine entière. Il commence le dimanche.
LE LECTEUR DEMANDE D’ÊTRE PROTÉGÉ DE L’ORGUEIL
2. — Après la messe et la communion, le lecteur qui va commencer la semaine demande à tous de prier pour lui, afin que Dieu le protège de l’orgueil.
3. — et à l’oratoire, trois fois de suite, il dit le début de ce verset : « seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange » (Psaume 50, 17). Tous le continuent après lui.
4. — et quand il a reçu la bénédiction, le lecteur commence la semaine.
TOUS SE TAISENT POUR ÉCOUTER LA LECTURE
5. — Pendant le repas, on garde un silence complet. Ainsi on n’entend personne parler à voix basse ou à voix haute, on entend seulement celui qui lit.
6. — Pour la nourriture ou la boisson, les frères se servent les uns les autres. Alors personne n’a besoin de rien demander.
7. — Pourtant, si on a besoin de quelque chose, on le demande par un signe plutôt que par la parole.
8. — et pendant le repas, personne ne doit se permettre de poser des questions sur la lecture ou sur autre chose, et cela, pour éviter tout désordre.
9. — Mais le supérieur peut dire quelques mots, s’il le veut, pour faire du bien aux frères.
LE LECTEUR PEUT BOIRE AVANT DE LIRE
10. — Le lecteur de semaine boit du vin mélangé avec de l’eau, avant de commencer la lecture. Il fait ainsi à cause de la sainte communion, et pour que le jeûne ne soit pas trop fatigant.
11. — Après la lecture, il prend son repas avec les cuisiniers et avec les frères qui ont servi à table.
Tous ne seront pas lecteurs ou chantres selon leur rang. On choisira seulement les frères qu’on peut écouter avec profit16.
17La lecture durant le repas est organisée selon un rituel réglementé, soulignant qu’elle n’a pas un but utilitaire, comme aurait pu le faire croire la remarque liminaire de Cassien sur l’origine de cette pratique : « ainsi, tandis que la nourriture restaure la chair, la lecture rassasie l’âme17 ».
18Logiquement, de nombreuses religions et pratiques rituelles, dont le christianisme, fondent leur symbolisme sur les métaphores et images que permet cette relation ambiguë et paradoxale entre nourriture, écriture et lecture.
19Construite autour des ressources de l’allégorie, la littérature médiévale illustre parfaitement cette ambivalence ; songeons à la fonction nourricière du graal18, voire aux récentes recherches d’Agnès Baril sur l’intempérance alimentaire et la gourmandise de Perceval19.
20Dans cette continuité, les occurrences livresques et alimentaires présentes dans les vers introductifs du chevalier de la charrette pourraient être lues dans la perspective d’une mise en abyme de la fonction rassasiante de l’écriture romanesque. De fait, la référence au dîner (mangier), qui vient de se terminer à la cour d’Arthur en un jour d’Ascension et qui constitue le point de départ de l’histoire,
Et dit qu’a une Acenssïon
li rois Artus cort tenue ot,
riche et bele tant con lui plot,
si riche com a roi estut.
Aprés mangier ne se remut
li rois d’antre ses conpaignons ;
[…]
La ou Kex seoit au mangier. (vv. 29-34 et 42)
21doit être mise en parallèle avec les vers d’introduction qui précèdent et où Chrétien évoque l’élaboration de son œuvre :
comance Crestïens son livre ;
matiere et san li done et livre
la contesse, et il s ’ antremet
de panser, que gueres n’i met
fors sa painne et s’antancïon. (vv. 23-27)
22La comtesse fournit la matière et le sens, san dont l’homophonie avec sanc n’est pas anodine, tandis que le poète se charge de panser pour en extraire l’œuvre. Sans vouloir forcer l’interprétation, il faut que Chrétien « digère » les injonctions de créations, qu’il les panse, pour en extraire tout le sens. Contrairement aux exemples bibliques, dans ce cas, l’ingestion de la parole du dédicataire est digérée par l’auteur pour qu’elle puisse ensuite, par le truchement de son savoir, donner naissance à une œuvre. L’auteur devient le double du prophète originel qui mangeait la parole de Dieu pour instruire les fidèles ; il digère la matière dictée par le commanditaire, voire la matière du monde et des événements, pour créer son œuvre et également instruire les fidèles, c’est-à-dire les lecteurs. Il est d’ailleurs significatif que le repas liminaire évoqué soit celui de l’Ascension, soit le moment liturgique où le Christ accède au Ciel, supposant que Chrétien reste seul, parmi les mortels, détenteur du pouvoir de la parole.
23Dans ce contexte, les scènes où l’auteur fait la lecture de son œuvre peuvent être assimilées à une ritualisation de l’écrit et à une sacralisation du poète. De fait, l’oralisation de l’œuvre par la bouche du poète-prophète nourrit l’auditeur lors d’une cérémonie laïque, comme le lector le fait ou faisait dans le cadre de la communauté monastique.
24Ainsi, l’association du repas et du livre dans la littérature médiévale témoignerait à la fois d’une pratique réelle, mais aussi, par un subtil jeu de mise en abyme, d’une volonté de glorification de l’écrit et de l’auteur. On citera le célèbre exemple où Froissart lit au comte de Foix des extraits de Meliador20 après le dîner : « et toutes les nuis après son soupper je lui en lisoie21 ». Dans ce contexte, l’acte de lecture revêt un caractère à la fois symbolique et rituel, suggérant une lecture nourricière d’autant plus grande que celle-ci survient après l’ingestion de nourritures terrestres, comme pour permettre leur assimilation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Jean Froissart22 lise son Meliador, qui, selon ce qu’ont pu mettre en exergue quelques récentes études, doit être envisagé comme la célébration de l’écriture, sorte de mise en scène de la manière, de la matière et de l’art du poète. La lecture au prince renoue donc avec les vertus catéchétiques de la parole…
25Comme dans la sphère religieuse, en contexte séculier, il n’est pas envisageable de lire en mangeant, voire même de faire la lecture à un prince attablé. C’est ce que semble confirmer un extrait du Dit de la rose de Christine de Pizan, où l’on parle de beaulx livres et de dis lors du repas, mais où la présence physique du livre est bannie :
La n’ot parlé a ce mangier
Fors de courtoisie et d’onnour,
Senz diffamer grant ne menour,
Et de beaulx livres et de dis,
Et de balades plus de dix,
Qui mieulx mieulx chascun devisoit,
Ou d’amours qui s’ en avisoit
Ou de demandes gracieuses23.
26Quant à la relation symbolique unissant l’écriture et la lecture autour de la nourriture, elle est illustrée, au milieu du XIVe siècle, par un extrait du pèlerinage de vie humaine de guillaume de Digulleville. En effet, un des personnages allégoriques, nommé estude, est décrit transportant de la viande sur un parchemin. L’élucidation de l’allégorie fournie par l’auteur informe le lecteur/auditeur du sens à donner à la scène :
La dame qu’as veu aller
Par cloistre et viande porter
Sur parchemin (est) pitanciere
De ceens [est] et (sous) celeriere
Et donne a mengier a l ’ ame
Et la repaist que (lle) n’ afame.
Le cuer remplist, non (pas) la pance
De (sa) douce et bonne viande.
Et estude par son droit non
Et sa viande nommee est
Sainte escripture qui mise est
En vaissel fait de parchemin,
Pour ce que n’espande en chemin ;
Gardee si bien ne si bel
Ne puet estre en autre vaissel24.
27Il est remarquable que Guillaume de Digulleville ait exploité une image quotidienne et réaliste du transport de la nourriture pour figurer l’assimilation de la substance écrite du livre. La référence au parchemin est ambivalente car, outre la référence au support qui reçoit l’écriture dans l’espace du codex, il fait également référence à la peau du Christ, l’Agneau sacrifié, qui est parfois représenté crucifié dans un livre ouvert25.
28Cependant, cette nourriture particulière ne doit pas être assimilée aux choses ordinaires et culinaires du siècle, car c’est par le biais d’une ingestion ritualisée que cette nourriture spécifique permet l’accession au symbolique et au savoir, dont l’accès est gardé par les prophètes de l’écrit séculier : les auteurs.
29C’est dans ce sens qu’il conviendrait de lire les mots de Pétrarque dans le chapitre De librorum copia du De remediis, où ce dernier oppose catégoriquement les domaines de l’écrit et de la cuisine ; ainsi, il dénonce le manque de discernement de son temps, qui se préoccupe justement plus de cuisine que de livres :
Cuius metu multa iam, ut auguror, a magnis operibus clara ingenia refrixerunt meritoque id patitur ignavissima etas hec, culine sollicita, literarum negligens et coquos examinans, non scriptores (I. 43)26.
30Plus qu’une critique de son temps illustrée par une référence à la vie quotidienne, Pétrarque souligne, sur la base de cette opposition entre cuisine et écriture, la distinction entre nourritures terrestres et nourritures spirituelles ; ce particularisme ressort d’ailleurs très distinctement de la traduction faite par Jean Daudin et offerte à Charles V :
Qui pourroit guerir les escripvains [scriptorum] de leur ygnorance et de leur peresce, laquelle corrupt et mesle tout pour la doubte de la quelle plusieurs de noble enging sicomme je le devine sont refroidies de grans oevres faire et à bon droit sueffre ces choses nostre aage, ou temps present qui est tres peresceux, curieux de la cuisine, negligent de l’escripture et qui examine les queux non mie les escripvains [scriptores] ?27.
31Opposition que l’on peut schématiser sous la forme suivante :
Cuisine vs escripture
Queux vs escripvains
32Cependant, il ne faudrait pas voir dans cette dichotomie un rejet univoque de toute connexion entre nourriture et écriture. De fait, ici, c’est la cuisine comme processus de transformation de la nourriture qui est dénoncé ; contrairement au prophète, à l’écrivain ou au copiste, le cuisinier ne se contente pas de transmettre les aliments par un médium sacré et reconnu comme tel, il se charge de les transmuer par le feu, symbole suprême de l’usurpation du pouvoir.
33Je prendrai pour preuve au fait que nourriture et écriture peuvent être associées positivement l’intégration des écrivains de la cour des ducs de Bourgogne au sein de l’édifice curial par la voie de la nourriture. Ainsi, certains auteurs bourguignons, comme george Chastelain, ont porté conjointement le titre d’escrivain et celui d’un des quatre états de la maison ducale : écuyer panetier, échanson, écuyer tranchant et écuyer d’écurie. Il est d’ailleurs significatif que george Chastelain, celui avec lequel la charge d’indiciaire est instituée au sein de la cour bourguignonne, ait précisément été l’écuyer panetier du duc. Selon olivier de la Marche, la préséance hiérarchique des panetiers est fondée sur le parallélisme avec l’eucharistie :
Et ay nommé le premier estat des panetiers ; car en ensuyvant la regle des escroes et des ordonnances faictes en la maison de Bourgoigne, de plus de cent ans, doibt estre le panetier le premier nommé, pour l’honneur du sainct sacrement de l’autel, dont le pain est la saincte chose où le precieux corps de Nostre Seigneur Jesus Christ est consacré28.
34L’écrivain ducal est en quelque sorte celui qui « mache l’histoire » afin de révéler au duc et aux hommes le sens des choses, comme l’eucharistie révèle le mystère de la parole de Dieu.
35La Farce de l’Arbalestre29 renferme une occurrence de la locution macher l’escripture, qui n’est pas attestée par le Dictionnaire des locutions en moyen français, bien qu’il renferme un exemple de Faire mascher le parchemin avec les dens a qqn avec le sens de « l’exploiter, ne rien lui laisser à manger », sens qui se rencontre dans les sermons choisis de Michel Menot30.
36Or, dans la farce, le sens que l’on doit donner à la locution renoue avec celui de l’ingestion prophétique mentionnée au début de l’article. De fait, la Femme déclare à son mari quelque peu niais :
De lire en un livre un seul point.
Il pense ailleurs et n’entent point
A ce qu’il lit, pour le comprendre ;
Par quoy n’avez garde d’ apprendre.
Un sage est de droicte nature,
Doibt toujours macher l’ escripture,
Et gouster le sens31.
37Comme dans beaucoup de farces qui construisent une partie de leur progression sur le ressort comique de l’ambivalence langagière, la locution est prise au pied de la lettre par le mari qui commence à manger un livre ; comme le notait Barbara C. Bowen, dans cette pièce « l’action consiste en la concrétisation d’expressions figurées32 » :
Ha, j’entends !
Par ma foy, j’ay vescu longtemps,
Mais jamais n’entendis cela ;
Macher l’escripture ! Holà,
Je sçay bien comme je feray33.
[…]
Je mache
L’escripture, mais pour le seur
Je n’avale morceau, de peur.
Tenez, il ne passera point34.
38Lorsque le mari s’exclame : « J’en ay mangé plus d’une livre, / et si ne suis sage ne rien. » (vv. 372-373).
39La locution macher l’escripture fait clairement référence à la manducation de la parole, telle que l’évoquait Marcel Jousse ; cette manducation nécessaire pour assimiler l’enseignement divin et le restituer dans les gestes de l’apprenant. Il est cependant singulier de ne trouver de mention de cette locution que dans une farce, bien que ce soit précisément le principe de la dérision langagière à l’œuvre dans la farce qui semble témoigner de la frustration humaine de ne pouvoir procéder en ce bas monde à l’ingestion littérale du livre et de la parole, et donc d’accéder seul, sans une intercession supérieure, à la dimension symbolique.
40C’est d’ailleurs ce que suggérerait Artemidorus Daldianus, ou Artémidore d’Éphèse, dans son Onirocriticon ou Clef des songes, lorsqu’il déclare que :
Manger des livres est avantageux pour des précepteurs, des professeurs de rhétorique et tous ceux qui tirent leurs ressources de la littérature ou des livres : pour tous les autres cela prédit mort rapide35.
41Même en rêve, l’ingestion du livre est réservée à ceux dont l’écriture ou le savoir est le métier ; pour les autres, la seule association des deux registres est taxée de mort, soit l’expression la plus forte de l’interdit.
42Sans vouloir forcer le trait, ce bref parcours souligne les relations ambiguës que l’écriture et la lecture entretiennent avec la nourriture, notamment en raison des exploitations allégoriques que permettent, depuis les origines, le langage et la littérature. Dans ce contexte, il n’est donc pas surprenant que l’époque médiévale représente un vivier d’images et de contextes pour étudier l’émergence d’une société d’autorité scribale.
Notes de bas de page
1 P. Perez, F. Soldini et Ph. Vitale, « Usages conflictuels en bibliothèque ».
2 <http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-autre/bibliophage/26706> [consulté le 20 avril 2010].
3 G. Peignot, Dictionnaire raisonné de bibliologie, t. I.
4 É. Rouveyre, connaissances nécessaires à un bibliophile, t. VIII.
5 J. W. Clark, The care of Books, pp. 67-69.
6 H. Martin, « Concours pour l’étude des insectes ennemis des livres », p. 687.
7 F. Baez, Histoire universelle de la destruction des livres.
8 Richard de Bury, Philobiblion : excellent traité sur l’amour des livres, chap. XVII : « Des livres que l’on doit toucher et arranger avec soin ».
9 M. Jousse, L’anthropologie du geste.
10 Je ne développerai pas cet aspect ; voir G. Haddad, Manger le livre.
11 Id., « Bibliophagie ».
12 P. Petitmengin, « La Bible à travers les inventaires de bibliothèques médiévales ».
13 M. Duchet-Suchaux et Y. Lefevre, « Les noms de la Bible ».
14 A. De Vogüé, « La place des livres dans les plus anciennes règles monastiques ».
15 Ibid., p. 104.
16 <http://www.intratext.com/IXT/FrA0014/_P13.HTM> [consulté le 20 avril 2010].
17 Règles monastiques au féminin, éd. et trad. sœur L. de Seilhac, sœur M.-B. Saïd et sœur V. Dupont, p. 75.
18 Par exemple : A. Guerreau-Jalabert, « Aliments symboliques et symbolique de la table » ; J.-J. Vincensini, « Échange de mets, échange de mots, échanges de corps ».
19 A. Baril, « De l’intempérance alimentaire à l’abstinence ».
20 N. Bragantini-Maillard, « Pour un changement de perspective ».
21 Jean Froissart, Chroniques, § 13, p. 189.
22 D. Delogu, « Armes, amours, écriture ».
23 Christine de Pizan, Œuvres poétiques, éd. M. Roy, t. II, vv. 68-75. Je remercie Olivier Delsaux pour cette référence.
24 Guillaume de Deguilleville, Le pèlerinage de la vie humaine, vv. 12825-12840.
25 Au départ « seul Dieu que l’art antique représente avec un volumen » (E. R. Curtius, la littérature européenne, p. 378), le Christ devient ensuite lui-même le codex, symbolisant le caractère nourricier de son sacrifice.
26 Pétrarque, Les remèdes aux deux fortunes, t. I, pp. 222-223 : « Cette appréhension, à mon avis, a empêché de beaux esprits de songer à de grands ouvrages ; et c’est une juste punition pour un siècle si lâche que le nôtre, qui a plus soin de la cuisine plutôt que des copistes. »
27 Je remercie Olivier Delsaux pour cette référence.
28 Olivier de la Marche, Estat de la maison du duc Charles de Bourgogne, dans Mémoires, t. IV, p. 20.
29 « La Farce de l’Arbalestre » (compos. 1500-1550 ; 1re éd. vers 1550), dans Choix de farces, éd. É. Mabille, t. I.
30 M. Menot, Sermons choisis.
31 « La Farce de l’Arbalestre », dans Choix de farces, éd. É. Mabille, t. I, p. 26, vv. 339-345.
32 B. C. Bowen, « Le théâtre du cliché », p. 44.
33 « La Farce de l’Arbalestre », dans Choix de farces, éd. É. Mabille, t. I, p. 26, vv. 346-350.
34 Ibid., vv. 365-368.
35 Artémidore d’Éphèse, La clef des songes, II, 45 (p. 163). Ce dernier interprète le livre de la sorte : « Un livre signifie la vie du songeur — car les hommes parcourent les livres comme aussi la vie —, et le souvenir d’événements passés, puisque les événements d’autre fois sont inscrits dans les livres. »
Auteur
Université catholique de Louvain
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2014
L'État dans ses colonies
Les administrateurs de l'Empire espagnol au xixe siècle
Jean-Philippe Luis (dir.)
2015
À la place du roi
Vice-rois, gouverneurs et ambassadeurs dans les monarchies française et espagnole (xvie-xviiie siècles)
Daniel Aznar, Guillaume Hanotin et Niels F. May (dir.)
2015
Élites et ordres militaires au Moyen Âge
Rencontre autour d'Alain Demurger
Philippe Josserand, Luís Filipe Oliveira et Damien Carraz (dir.)
2015