Bouches célestinesques
« Una co... ¡o mal bocabro!, una comer, o cometa... comedia… »
p. 157-162
Texte intégral
1« Mientra hoy toviéremos de comer, no pensemos en mañana » (210), annonce Elicia dans l’Auto IX de La Celestina1 : ce carpe diem alimentaire, récurrent dans l’œuvre, devient central dans l’Auto IX, centré autour du banquet organisé chez Celestina. L’invitation est un encouragement à savourer le moment présent, mais aussi à en cueillir les plaisirs les plus tangibles : le boire et le manger, l’amour également. Si, dans l’œuvre de Fernando de Rojas, le thème de l’amour est à mettre constamment en relation avec celui du plaisir2, il en va de mettre pour le boire et le manger, dont les deux fonctions essentielles sont la conservation et le plaisir, le plaisir étant, on le sait, éminemment fugace. L’éloge du vin mené par Celestina au cours du banquet est là tout à fait significatif : « Assí que no sé quien no se goze en mentarlo » (225). Le vin conforte le corps, le nourrit, le réchauffe, il lui procure également beaucoup de plaisir. Sa simple évocation est aussi un délice. De la même façon, Pármeno, dans l’Auto VII, annonce avec une délectation certaine et force détails le menu du repas à venir chez Celestina (218). Enfin, lorsque cette dernière évoque le temps de sa splendeur, c’est notamment en énumérant les mets raffinés et les vins qu’elle recevait alors comme présents (236). Les mets et les mots se mêlent là pour créer une composition qui ravissent les personnages et que peut savourer le lecteur.
2Mangeons, buvons, car là est le plaisir et il ne durera pas. Certes. Seulement, celle-là même qui loue tout au long de l’œuvre cet hédonisme alimentaire est celle aussi qui déclare : « […] que no sólo de pan biviremos ? Pues assí es, que no el sólo comer mantiene » (158).
3D’ailleurs, c’est bien connu, les amoureux perdent l’appétit, ils se nourrissent d’autre chose, le lieu commun est rappelé, par Celestina également :
Que ni comen ni beven, ni ríen ni lloran, ni duermen ni velan. […] Y si alguna cosa déstas la natural necessidad les fuerça a hazer, están en el acto tan olvidados que comiendo se olvida la mano de llevar la vianda a la boca. (230)
4Melibea, lorsqu’elle énumère les effets de l’amour, précise aussi : « quítame el comer » (241).
5L’amour, donc, gomme certains besoins, mais c’est parce qu’il en génère d’autres : « Otras cosas he menester más de comer » affirme Sempronio (173)3.
6Les personnages de La Celestina, sensibles dans l’ensemble aux joies de la table, ont parfois des besoins plus pressants. Quels sont-ils ?
7Il y a, d’abord, l’amour et le sexe. Celestina, au moment où elle introduit Pármeno dans le lit d’Areúsa, commente, admirative :
Mas como es un putillo, galillo, barviponiente, entiendo que en tres noches no se le demude la cresta ; destos me mandavan a mí comer en mi tiempo los médicos de mi tierra quando tenía mejores dientes. (208)
8D’où il ressort que la vieille Celestina, quand elle était jeune, était littéralement une mangeuse d’hommes, activité qui requiert certaines aptitudes physiques et en particulier une bouche pas trop édentée. Or la vieille Celestina n’a plus de dents, le texte le souligne à plusieurs reprises :
Quedaos a Dios, que voyme solo porque me hazes dentera con vuestro besar e retoçar. Que aún el sabor en las enzías me quedó ; no le perdí con las muelas,
[…] aquel hondimiento de boca, aquel caer de dientes,
[…] que yo sé por las muchachas que nunca de importunos os acusen, y la vieja Celestina maxcará de dentera con sus botas enzías las migajas de los manteles. (208, 155 et 232 respectivement)
9Elle n’est donc plus apte à l’amour, contrairement à Melibea qui, elle, a « la boca pequeña, los dientes menudos y blancos » (101).
10En amour, on mange l’autre, on le dévore : l’image réapparaît par ailleurs dans le texte. Ainsi, lorsque Sempronio apprend que Pármeno a lui aussi une amie, il déclare : « ya tienes tu escudilla como cada cual » (215).
11Pármeno a désormais son écuelle comme tout un chacun, il a donc de quoi manger. Car l’amour sustente celui qui s’y adonne. Et, dans ce domaine, comme dans d’autres, un régime le plus varié possible est recommandé. Celestina reproche ainsi à Areúsa de vouloir de contenter d’un seul homme : « ¿ de una sola gotera te mantienes ? No te sobrarán muchos manjares. No quiero arrendar tus exgamochos » (205).
12La même précise plus loin : « Un manjar solo contino presto pone hastío » (206).
13L’amour nourrit, fait de l’autre un mets appétissant, et plus encore s’il s’intègre dans un menu varié. D’après Celestina, en amour comme à table, l’uniformité et le manque de diversité n’est pas recommandable.
14Par ailleurs, dans l’Auto XIII, Calisto, après son réveil, demande à tristán d’ouvrir les fenêtres, puis de les refermer : « Pues tórnalas a cerrar y déxame dormir hasta que sea hora de comer » (277).
15On peut légitimement se demander, à la lecture de cette remarque, ce que Calisto prévoit de manger : Melibea ? Il semble le confirmer, plus loin, dans l’Auto XIX, lorsque, entreprenant, il déclare à cette dernière : « Señora, el que quiere comer el ave, quita primero las plumas » (324)4. Avant de renchérir :
— Melibea : Señor mío, ¿ quieres que mande a Lucrecia hacer alguna colación ?
— Calixto : No ay otra colación para mí sino tener tu cuerpo y belleza en mi poder, comer y bever dondequiera se da por dinero y cada tiempo se puede aver y cualquiera lo puede alcanzar, pero lo no vendible, lo que en toda la tierra no ay ygual que en este huerto, ¿cómo mandas que se me passe ningún momento que no goze ? (324)
16Un peu avant, alors que Calisto se trouvait déjà dans le jardin avec Melibea, sosia et tristán commentaient sa chance : « […] con su pan se la coma, que bien caro le cuesta ; dos moços entraron en la salsa destos amores » (286), allusion claire à la mort de Sempronio et Pármeno. Les amours de Calisto et Melibea sont ici un mets coûteux, raffiné puisque enrichi d’une sauce, mais bien cruel.
17Dans La Celestina, les personnages ont faim d’amour. Mais l’amour seul ne rassasie pas. Il a d’ailleurs une nette tendance à laisser ceux qui le recherchent sur leur faim. Les personnages de l’œuvre de Rojas s’abreuvent et se nourrissent aussi à d’autres sources, parmi lesquelles, les mots. Manger et parler sont d’ailleurs deux activités très proches, les auteurs de l’époque le soulignent constamment. Fernán Pérez de Oliva écrit ainsi :
[…] la boca […] ella es la puerta, por do entra nuestra vida, que es el mantenimiento, de que nos sustentamos, y la puerta por do salen los mensages de nuestra alma, publicados con nuestra alma, que nora dentro en la boca, como en casa bien proveýda de lo que ha menester5.
18Dans l’Auto IX, lucrecia, qui vient d’écouter le discours de Celestina, s’exclame : « […] assí me estuviera un año sin comer, escuchándote » (237).
19Et la vieille Celestina, tout au long de l’intrigue, tisse son filet, attrape ses victimes avec des mots, des paroles, avec lesquelles elle enchaîne ceux qui écoutent, bouche bée6, ses « falsas palabras » que dénonce Pármeno (115) dès le premier Auto. Grâce à ces mots habiles, elle va pouvoir transformer Melibea en une friandise appétissante : « todo su rigor traygo convertido en miel » (179), friandise peu estimée par Areúsa, qui ne comprend pas l’attirance de Calisto pour cette dernière : « el gusto dañado muchas veces juzga por dulce lo amargo » (226), déclare-t-elle.
20Celestina appâte donc les autres grâce à ses mots, elle leur fait tourner la tête grâce à son habilité langagière, mais elle-même est plus sensible à un autre type de friandise. Alors que les autres personnages la supplient régulièrement de parler, Celestina, elle, attend autre chose que des mots : « dile que cierre la boca y comence abrir la bolsa » (116).
21De l’argent, donc. Sempronio déclare, juste avant de la tuer : « O vieja avarienta, [garganta] muerta de sed por dinero » (274).
22L’aliment de Celestina, c’est l’argent, et cette soif d’argent lui sera fatale car elle est, par nature, inextinguible, comme le rappelle elicia : « una cadena de oro ; u como sea de tal calidad aquel metal, que mientra más bevemos dello, más sed nos pone, con sacrílega hambre » (296).
23Et l’on touche là à un point sur lequel se retrouvent tous les personnages de La Celestina lorsqu’ils s’alimentent : que ce soit de mets, d’amour, de mots ou d’argent, ils ont en commun le fait d’être insatiables. Ils avalent goulûment bien plus qu’ils ne savourent, et cette ingestion avide explique peut-être leur propension à envisager le trajet inverse et tout aussi rapide de ce qu’ils ont avalé : car, si l’on avale, beaucoup, dans La Celestina, on peut aussi rendre le tout. Ainsi quand Elicia s’emporte contre Sempronio, elle dit vouloir vomir ce qu’elle a mangé (revesar) et elle déverse alors un flot de paroles. Areúsa renchérit en disant que la vue de Melibea a de quoi couper l’appétit (226). Lorsque ces deux mêmes femmes décident plus tard de se venger, Areúsa déclare vouloir faire parler sosia puis : « Después a él y a su amo haré revesar el plazer comido » (299).
24Dès l’Auto I, Sempronio déclare à propos de Calisto : « Como Melibea es grande, no cabe en el corazón de mi amo, que por la boca le sale a borbollones » (95).
25Le trop-plein du cœur, le trop-plein d’amour se déverse par la bouche. L’amour, les mets et les mots empruntent dans le corps de l’homme un trajet similaire, ou du moins se mêlent et se confondent dans sa bouche. Le dicton cité juste après, « […] las mujeres y el vino hazen al hombre renegar » (96-97), prend alors une autre « saveur » : renegar ou revesar ? La question peut être posée. Car il s’agit, dans La Celestina, d’ingurgiter, de digérer, de rendre des aliments, mais aussi des sentiments, des corps et des mots, la destiné des uns et des autres étant fortement liée à ce que leur bouche pourra accueillir.
26Le monde celestinesque est peuplé d’hommes et de femmes avides, affamés et jamais rassasiés. Finalement, le moteur de l’action, tout comme dans le récit picaresque qui apparaîtra un peu plus tard, pourrait bien être la faim. Les personnages celestinesques sont des bouches avides, menées par leur appétit dévorant, et craignant sans cesse de se faire eux-mêmes dévorer. Dans ce monde réversible et instable7 où l’on avale comme l’on vomit, l’amour qui nourrit peut aussi être ce qui dévore : « Madre mía, que me comen este corazón serpientes dentro de mi cuerpo » (239), se plaint ainsi Melibea.
27Et, au bout du compte, mourir c’est se faire manger. Pleberio lui-même, pour énoncer le fait que la mort emporte tout le monde, déclare : « todos los come ya la tierra » (301).
28L’œuvre de Rojas nous présente un univers dans lequel domine une faim dévorante, un univers dans lequel les personnages vont souvent être victimes de ce besoin insatiable, les mirages appétissants n’étant finalement bien souvent que des rêves trompeurs, comme le souligne Pleberio à la fin de l’œuvre : « Cévasnos, mundo falso, con el manjar de tus deleytes ; al mejor sabor nos descubres el anzuelo […] » (339).
29Réflexion qui pourrait bien s’appliquer, au bout du compte, à l’œuvre littéraire elle-même, selon la propre présentation qu’en fait Rojas dans les huitains qui précèdent sa pièce :
Como el dolientre que píldora amarga,
Ola rescela o no puede tragar,
Métenla dentro del dulce manjar,
Engáñase el gusto, la salud se alarga,
Desta manera mi pluma se embarga,
Imponiendo dichos lascivos, rientes
Atrae los oýdos de penadas gentes,
De grado escarmientan y arrojan su carga. (73)
30Ultime bouche affamée, attirée et trompée par la douceur et l’innocuité apparentes de l’œuvre littéraire, le lecteur, pourtant mis en garde par l’auteur dès les pièces liminaires, est la dernière victime de cet appétit funeste qui domine toute l’œuvre. Celui qui, entraîné, du fait d’une faim tout aussi dévorante que celle des protagonistes, à écouter jusqu’à la fin l’histoire tragique contée par Rojas, ne pourra que s’associer à leurs larmes finales. Dans certaines éditions de La Celestina, huit vers se trouvent insérés avant la dernière strophe, les deux derniers exhortent le lecteur :
suplico que llores, discreto lector,
El trágico fin que todos ovieron. (346)
31Invitation étonnante dans une œuvre aux fins prétendument didactiques.
32Certains auteurs ont insisté sur la « soif d’éternité » caractérisant l’espagne à l’aube du XVIe siècle8. Dans La Celestina, triomphent le contingent, le « tan breve deleyte » (286) mentionné par Melibea, la recherche effrénée des plaisirs éphémères : tous les protagonistes s’y soumettent et le lecteur lui-même, séduit par ce « dulce manjar », est invité à joindre ses larmes à celles des protagonistes, à partager donc ce banquet alternant constamment l’amertume et la douceur car : « Ley es de fortuna que ninguna cosa en un ser mucho tiempo permanesce ; su orden es mudanças » (234).
33Le lecteur est donc lui aussi une bouche pleine d’appétit, invité à savourer les mots concoctés par l’auteur.
Or, l’art culinaire est un art éphémère. Les mets sont des œuvres destinées à être rapidement ingérées, c’est-à-dire détruites. Mettre sur le même plan la cuisine et la littérature, c’est assimiler cette dernière à un art des plus fugitifs. Dans une telle perspective, on n’écrit plus pour les siècles à venir, mais pour l’immédiat, pour une consommation rapide. Ou du moins on fait semblant de le croire. Ce qui serait une façon de donner aux mots l’apparente légèreté de ceux qui, loin de rester gravés dans la mémoire écrite de l’humanité, se volatiliseront rapidement. Une telle fugacité de l’écrit oblige peut-être à moins de retenue. Des mots qui s’envoleront aussi vite qu’ils sont apparus peuvent pratiquement tout se permettre9.
34L’idée suggérée ici sera largement reprise par les dramaturges du XVIe siècle. Bartolomé de torres Naharro présente ainsi l’une de ses comedias en des termes qui auraient pu fort bien introduire la pièce de Rojas :
No es nadeta,
son que os traen de cacheta
una co... ¡ o mal bocabro !,
una comer, o cometa...
comedia, doyla al diabro10.
35Une dimension organique de la littérature qui sera très perceptible dans l’Espagne du XVIe siècle mais qui, déjà, est sans doute déjà à l’œuvre dans la pièce de Rojas : ces bouches affamées célestinesques sont ainsi probablement un des traits éminemment modernes de cette œuvre née à la jonction de deux époques11.
Notes de bas de page
1 Toutes les références à La Celestina sont tirées de l’édition de D. S. Severin et indiquées entre parenthèses dans le texte.
2 Voir E. R. Bernt, Amor, muerte y fortuna en « La Celestina », pp. 43-49.
3 Voir également Lucrecia lorsqu’elle répond à Celestina qui lui promet des cosmétiques : « ¡O, Dios te dé buena vejez, que más necessidad tenía de todo esse que de comer » (169).
4 D’ailleurs, Mélibea elle-même, juste avant (p. 322), s’était comparée à un cygne.
5 F. Pérez de Oliva, Diálogo de la dignidad del hombre, p. 98.
6 Voir Pármeno à propos de Calisto : « está colgado de la boca de la vieja » (p. 250).
7 Voir J. A. Maravall, El mundo social de « La Celestina », p. 133.
8 Voir, par exemple, F. de los Ríos Urruti, Obras completas, t. II, p. 505.
9 N. Peyrebonne, La table et les aliments dans les dialogues et le théâtre, p. 159.
10 B. de Torres Naharro, Comedia Aquilana, « Prólogo », p. 338.
11 Sur la modernité de La Celestina, voir notamment J. Pérez, « La modernidad de la Celestina ».
Auteur
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
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