Les mots à la bouche dans le Libro de Buen Amor
p. 143-153
Texte intégral
1Livre à l’identité complexe, affichant la variété de sa matière (exempla, narrations amoureuses, lyrique religieuse, éléments didactiques), de sa forme (alternance de pièces lyriques et de la cuaderna vía) et de son ton (sérieux, parodique, dévot), le Libro de Buen Amor1 ne cesse, depuis la première moitié du XIVe siècle, de susciter les interrogations2. Son auteur, à l’identité tout aussi problématique, engage au pacte autobiographique dans une transparence déceptive3. Son unité, qu’elle soit codicologique4 ou thématique5, soulève nombre de questions. Sa structure, voulue ou recomposée par la compilation, interroge la lecture d’ensemble d’épisodes considérés, le plus souvent, comme autonomes, voire hétérogènes6.
2Si la recherche de sources a permis d’identifier les éléments narratifs du LBA (ainsi la réécriture du Pamphilus dans l’épisode de doña endrina), elle s’est avérée très problématique pour l’épisode de la « pelea que ovo don Carnal con la Cuaresma »7. Parodie d’une chanson de geste ou débat allégorique ? La « pelea » a souvent été analysée comme un épisode dissocié de l’ensemble du LBA par ses allégories alimentaires et son calendrier religieux8 :
el episodio de Carnal y Quaresma ha supuesto un serio obstáculo para la crítica, con frecuencia desorientada a la hora de justificar su presencia en el LBA y que tal vez lo aducía como prueba de un cancionero meramente acumulativo9.
3Mais la table, allégorisée ou non, s’inscrit dans un ensemble plus vaste d’échos, de tissages et de résurgences, ne se limitant pas au seul épisode de la « pelea ».
4Sur le plan linguistique, tout d’abord : le LBA porte une attention toute particulière à déployer « comer » autour d’un large champ d’emplois (42 occurrences de la famille dérivationnelle) — contrairement aux usages traditionnels de la lexi-figée « comer y beber » (un seul emploi dans le LBA en 184b). Un même souci de précision sémantique distingue « mesa » (11 occurrences) et « tabla » (3 occurrences au sens strict, 14 au sens large), soulignant la différence d’emploi de la table à manger et de la table à un pied10. Ainsi, qu’il s’agisse des ustensiles propres à la cuisine (1174-1175) ou du vocabulaire désignant les différents repas du jour (« almuerçar », « meriendar », « çenar », « çahorar », 292), le lexique porte une attention particulière à une nourriture conçue non pas comme un élément générique mais comme une fonction du récit.
5Mais la table est aussi présente dans les fables et dans les récits édifiants qui viennent s’insérer dans la narration des amours de don Melón ; elle parasite le discours érotique pour se faire métaphore grivoise11 ; elle condamne par la « gula » la cour12 ; elle joue des effets de liste dans une esthétique de l’énumération ; elle incarne littéralement le texte dans une référence aux saveurs13 et suggère une interrogation plus large du thème de la table dans le réseau réel et symbolique de son temps14. Aussi, les recherches littéraires sur la représentation de la table dans le LBA demandent à être poursuivies, notamment à propos de la question de la structuration narrative par la nourriture. Elles conduiraient ainsi à envisager la « pelea » comme une paradoxale concorde, l’espace des mets s’ouvrant à celui des mots, dans une lecture gustative et sensuelle. Le LBA se définirait alors dans une esthétique de la saveur, invitant à faire l’expérience gastronomique de l’amour comme du texte.
À LA TABLE DU LIVRE
6Dès les premiers mots du LBA, le projet narratif se définit par une image culinaire :
Non tengades que es libro neçio de devaneo,
nin creades que es chufa algo que en él leo :
ca, segund buen dinero yaze en vil correo,
ansí en feo libro está saber non feo.
El axenuz, de fuera negro más que caldera,
es de dentro muy blanco más que la peñavera ;
blanca farina está so negra coberta,
açúcar dulçe e blanco está en vil cañavera. (16-17.)
7Par sa métaphorisation de l’écriture, le livre propose une alliance des contraires. Si, comme le note avec justesse G. B. Gybbon-Monypenny, cette série de comparaisons s’inscrit dans la veine de la « corteza y meollo », topos de la littérature médiévale pour signifier la nécessité d’un recours à la littérature allégorique15, l’entrée en matière se fait par la table.
8La blancheur de la farine et du sucre s’oppose à la noirceur de leur contenant, faisant référence par la concaténation des métaphores au chaudron. Image de la fabrication, le chaudron dit la préparation, la chaleur et la fécondité16. Par la métaphore culinaire, il rend compte de la nécessité de transformer la matière, qu’il s’agisse de moudre le blé, d’extraire le sucre, ou de définir l’activité poétique17. Plus encore qu’un chaudron des réécritures (telle la digestion du Pamphilus), la métaphore engage une esthétique du mélange, une recomposition littéraire. Le pacte de lecture est une invitation à découvrir une nouvelle saveur du texte : l’opposition de nature (« negra »/« blanca » ; « feo »/« non feo » ; « amor loco »/« buen Amor ») doit être dépassée au profit d’une intellection subtile, dans un glissement du « feo » au « vil », de l’esthétique à l’éthique. Dans ces métaphores culinaires, la « caldera » s’oppose à la « peñavera » — le jeu entre l’intériorité et l’extériorité est dédoublé sur le plan social, symbolique et sexuel. Le pacte de lecture engage le lecteur à délaisser les oppositions visuelles et les hiérarchies textuelles pour découvrir l’espace « de dentro » (17b), celui du goût « dulçe » (17d). C’est cette nécessité que rappelle la strophe 986 :
D’esta burla passada fiz un cantar atal :
non es mucho fermoso, creo que sin comunal ;
fasta que el libro entiendas, d’él bien non digas non mal,
ca tú entenderás uno e el libro dize ál.
9En définissant les conditions nécessaires à une lecture gustative, l’auteur se crée ainsi une persona, celle d’un « je », Juan Ruiz, qui s’identifie à don Melón18. Plusieurs postures renouvellent la signature alimentaire du narrateur-personnage : le jongleur qui appelle à interrompre le dîner pour entendre le récit de la tente d’amor (1266) ; le goliard qui veut voir rétribuer son récit par la boisson (1269) ; le clerc qui correspond épistolairement avec le sanguin Carnal19 ; l’exégète de l’ekphrasis gastronomique de la tente d’amour20 ; le copiste qui invite le lecteur à toucher de la main le chant montagnard, réécriture de son aventure amoureuse et culinaire (996b) ; le compagnon festif qui exhorte son lecteur à lire, à rire et à se taire si le plaisir du texte n’est pas partagé (1021d). Par ces jeux d’écriture, il définit une esthétique de la convivialité, invitant les allégories, les personnages et les lecteurs à s’associer au plaisir des mots.
10Si l’association métaphorique du texte et de la nourriture n’est pas nouvelle, elle invite à reconsidérer les scènes de banquet du LBA dans leur rapport à la textualité. Trois banquets sont représentés dans le LBA : deux sont des allégories à table21, la troisième met en scène le narrateur. Dans celle-ci, attablé avec Jeudi Gras, le narrateur se voit porter par un messager deux lettres : Quaresma annonce aux clercs et aux archiprêtres qu’elle combattra avec don Carnal22.
11Faisant écho à la mise en scène arthurienne de l’« adventure »23, la référence est ici détournée24 pour désigner le véritable enjeu du débat : la bouche — qu’elle mange, qu’elle lise ou qu’elle parle. Premier champ de bataille25, la lettre lue pendant le banquet marque le début de la « pelea » de Carnal et de Quaresma, et signale que le défi alimentaire s’élabore par et dans l’écriture26.
DÉBATS GASTRONOMIQUES ET NOURRITURES LITTÉRAIRES
12Le combat des allégories culinaires est attesté dans La bataille de Caresme et de Charnage, texte anonyme français du XIIIe siècle, avant de prendre une forme espagnole avec le LBA au XIVe siècle27. Guerre intestine s’il en est, il se définit par son style épique et par sa construction narrative en cinq temps28. Pourtant la psychomachie du LBA ne répond pas à cette construction29 : Carnal est vaincu mais, par l’envoi d’une lettre, il fait fuir Quaresma en terre sainte ; la victoire lui revient et c’est avec le narrateur et amor qu’il va s’employer à la fêter. à la clôture, le LBA substitue un prolongement narratif par un retour sur l’allégorie d’amor, élevé avec Carnal au rang d’interlocuteurs d’un « je » qui, contrairement aux autres récits de bataille de carême et de carnaval, est le témoin visuel d’une lutte qui n’est pas donnée comme une « fable » — comme dans La bataille de Caresme et de Charnage — mais comme l’expérience d’un temps, d’un espace et d’un amour30.
13Les différences, si elles portent sur la structure de l’épisode, affectent aussi sa signification. Juan Ruiz substitue à la guerre entre deux seigneurs31, le conflit sexué — voire sexuel — entre le masculin don Carnal et la féminine Quaresma. Sur le plan temporel, le LBA refuse la vision a-calendaire au profit de la succession temporelle. La nourriture y intervient comme un marqueur : elle distingue le temps de l’abondance de celui de la privation32 ; elle témoigne, par son dérèglement, d’une mesure temporelle fondée sur le rythme des repas33 ; elle définit, par la prescription alimentaire, le calendrier religieux34. Conçue comme une régénérescence du motif littéraire et non comme une simple imitation, la psychomachie de Carnal et de Quaresma fait d’amor l’allégorie victorieuse de la bataille mais aussi du texte.
14Le terme « pelea » est révélateur du lien que tisse l’auteur entre deux épisodes du LBA : le débat entre le narrateur et amor et la bataille entre Carnal et Quaresma. Le terme intervient en effet pour caractériser le conflit du narrateur et des allégories — alors qu’il est refusé au loup et à la renarde se livrant un procès exemplaire devant le singe35 que le narrateur qualifie de « falsa lucha » (342d). Une fois l’affrontement dépassé, la « pelea » se convertit en tension créatrice de lien, rétablissant l’ordre attendu du compagnonnage du narrateuramor-Carnal dans une paradoxale concorde autour de la table. La division du monde devient alors célébration du monde sur le mode festif et gourmand, ainsi qu’en témoigne l’image de la pomme de la discorde, autre nourriture littéraire.
15La pomme apparaît en effet, dès la strophe 163, comme le symbole de l’ambivalence. Par la répétition de/or/36, Juan Ruiz travaille à opposer à la saveur déceptive du fruit, l’aspect, la couleur et l’odeur, dans une réflexion sur la valeur de celui-ci :
si las mançanas sienpre oviesen tal sabor
de dentro, qual de fuera dan vista e color,
non avrié de las plantas fruta de tal valor
mas ante pudren que otra pero dan buen olor.
16La réflexion, quoique traditionnelle, sur le signe trompeur, prend ici sa littérale saveur dans son application à la pomme. Exemplifiée, la pomme sera de nouveau évoquée comme objet de convoitise et de gourmandise. Arme pour l’amour, la pomme est celle de la destruction de troie, dans la strophe 223 :
Por cobdiçia feçiste a Troya destroír,
por la mançana escrita, que se non deviera escrevir,
quando la dio a Venus Paris por le induzir,
que troxo a Elena que cobdiçiava servir.
17Elle est une pomme écrite, pomme signifiante qui n’aurait pas dû être associée à la lettre et dont le texte est significativement absent. Métonymie du personnage de Venus qui deviendra la femme d’amor (585a)37, la pomme sert de symbole sexuel dans le filigrane de la tradition : donner la pomme à Vénus, c’est dévorer Hélène. Dans la strophe 294, elle est une pomme édénique, fruit interdit mangé par gloutonnerie :
Adán, el nuestro padre, por gula e tragonía,
porque comió del fruto que comer non devía,
echóle del paraíso dios en aquesse día :
por ello en el infierno, desque morió, yazía.
18La tentation, évacuée, n’est réintroduite que par la figure de Loth et du vin, que l’on retrouve encore au vers 528c ; Ève n’est pas ici associée à la pomme. Le déplacement induit de nombreuses perspectives de lecture : en effet, c’est la femme qui va être tentée par la pomme à l’occasion du discours sucré38 de la Vieille qui se dramatise dans la persona du bateleur, à la strophe 862 :
Nunca está mi tienda sin fruta a las loçanas :
muchas peras e duraznos, ¡ qué çidras e qué mançanas !
¡ Qué castañas, qué piñones e qué muchas avellanas !
Las que vós queredes mucho, éstas vos séran más sanas.
19Discours de la douceur, discours de la séduction, les voix de l’amour empruntent les voies de la gourmandise pour inviter doña endrina à « tomar buena merienda » (864b), substituant le repas alimentaire au repas sexuel et faisant jouer le double sens de « comer ». Car, malgré la lacune du texte39, la pomme de la séduction remplit son rôle pour que la petite prune, doña endrina, s’offre au melon, don Melón40. Les enseignements ont encore porté leurs fruits. Si Fernand Garcia « comió el pan más dulce » (118d), en substituant au « trigo que tenía añejo » son « conejo » (119b-c), mangeant « la vïanda » et laissant l’arcipreste « rumiar » (113d), la messagère a été suffisamment « razonada, sotil e costumera » pour que « más fierb [a] la olla con la su cobertera » (437). Le fruit défendu s’est donc transformé en plaisir de la chair soulignant, à la différence des pratiques gastronomiques du Moyen Âge, que le mode d’accès au plaisir gustatif n’est pas la vue mais le goût41. Comme le rappelle le vers 907b : « […] de un grano de agraz se faze mucha dentara », invitant sur le mode gustatif à associer la fable et la chère, à viser la fable pour avoir la chair.
LE GOÛT DE L’AMOUR
20Le précepte sera appliqué à la lettre par les fables et les exempla qui nourrissent le discours des personnages féminins42, autour d’une stratégie textuelle de l’exemplaire et de la séduction. Dans ce recours aux fables, le plaisir des redites textuelles43 se donne comme un plaisir de la rumination. Le choix est ouvertement gastronomique : plus de la moitié des fables retenues par Juan Ruiz44 ont un lien avec la nourriture. La fable du corbeau et du renard, présente dans les trois manuscrits, est annoncée par un jeu d’équivalences qui s’établit au sens propre entre le « dulce » et l’« amargo »45 et au sens figuré entre le « bueno » et le « malo » (1436), chiasme sémantique qui se retrouve au bouclage de la fable dans la « dulçe lisonja » et dans la « dulçor » opposées à la « amarga lonja » (1443). La saveur est donc à l’origine et à la fin de l’enseignement moral46 pour « que los cuerpos alegre e a las almas preste » (13c). La poétique de la table se met au service du festin amoureux.
21Faisant suite à une série d’aventures amoureuses marquées par la mort47 ou par l’échec48, l’épisode des « serrenas » (950-1066) précède la « pelea » et le triomphe d’amor (1067-1314). C’est par la référence à saint Paul (thess. I, v. 21) et la mention du « provar » que le narrateur décide de renouveler l’expérience de la « vïanda » et du « pan de trigo » (950). L’expérience de la montagnarde se constitue comme un moment fort dans l’économie du texte49 : outre la construction d’une figure littéraire50, c’est encore la possibilité pour l’auteur de proposer un portrait amoureux à la manière gastronomique. Si l’épisode de doña endrina avait engagé à une telle pratique — notamment sur le plan onomastique —, elle gagne ici en force et en ironie. Conformément au pacte de lecture initial, « […] bien te daré qué yantes,/como es de la sierra uso » (967f-g) doit être entendu dans une double lecture. La rencontre avec la première serrena évoque l’alimentation sauvage (« gaçapo de soto », « perdizes », « carne de choto », 968), le vin (969a) et le lait (« manteca », « queso », « leche », « natas », 969). Nourriture salée qui est celle du goût authentique, de la saveur, de la sobriété et de la nature51, mais aussi nourriture sexuelle, « au naturel », qui est celle de la métaphore grivoise du « comer pan » et du lait (969f)52. L’image de la lutte (969g, 971b, etc.), sexuelle, rencontre alors celle de la faim : « si ante non comiese, non podria bien luchar » (982c) et le pain et le vin, détournés de leur valeur eucharistique, s’inscrivent dans ce contexte dégradé (983b). Les chansons se présentent comme des réécritures parodiques, transformant le « pan » en « pan de çenteno,/ tiznado, moreno » (1030a-b), le « vino » en « vino malo,/ agrillo e ralo » (1030c-d) et la « carne » en « carne salada » (1030e). La tonalité goliardique affleure dans ce jeu sur le texte et le contre-texte, atteignant dans l’évocation de la laideur de la « serrena » les limites du langage :
De quanto que me dixo e de su mala talla,
fize bien tres cantigas, mas non pud bien pintalla ; (1021a-b)
22Par cette stratégie narrative fondée sur la description gastronomique, l’alternance stylistique propose au narrateur un débat possible sur le goût53. La diversité se construit autour du discours amoureux par une esthétique du sucré et du salé. Il propose, avec l’épisode de doña Garoça (1332-1507) qui fait suite à la « pelea », une nouvelle « archéologie du goût »54. En effet, la description de la nonne est annoncée par un électuaire :
Muchos de lectüarion les dan muchas de vezes :
diaçitrón, codoñate, letüario de nuezes,
otros de más quantía, de çahanorias rafezes :
enbían unos e otros cada día a revezes.
Cominada alixandria, con el buen diagargante,
el diaçitrón abatis, con el fino gengibrante,
miel rosado, diaçiminio, diantosos va delante
e la roseta novela, que deviera dezir ante.
Adragea e alfenique, con el estomaticón
e la gariofilata, con dïamargaritón,
trïasándalix muy fino, con dïasatarïón,
que es para doñear, preçiado e noble don.
Sabed, que de todo açúcar allí anda bollonado :
polvo, terrón, e candí, e mucho del rosado,
açúcar de confites e açúcar vïolado,
e de muchas otras guisas que ya é olvidado. (1334-1337.)
23L’effet de liste vise l’abondance et le plaisir gustatif. Le sucre et le miel s’associent dans une pharmacopée amoureuse où la variation et l’amplification redisent le goût des mots comme plaisir des sens. La géographie gustative (Montpellier, Alexandrie, Valence, 1138a) participe de cette description des monts et merveilles du plaisir. Le luxe (1339c) est redoublé par l’éducation (1340). Le raffinement du palet invite alors aux douceurs amoureuses dans une subtile variation qui s’oppose en tout point à la rudesse de la montagnarde. Faisant suite aux douceurs d’amour (220b, 406b, 417c, 514c, 625c, 850d, 856c, 1226c, 1231a, 1232b) et au sel de la montagne, l’épisode de doña Garoça emploie à nouveau le système de répartition des saveurs. En effet, par les dix récits enchâssés (1348-1453), c’est la dissociation entre la douceur de l’objet et la douceur du discours qui est posée55 :
Non es cosa segura creer dulçe lisonja :
de aqueste dulçor suele venir amarga lonja ; (1443a-b.)
24Le texte s’ouvre alors sur la paradoxale amertume — dont témoignent les Passions de Notre seigneur Jésus Christ — invitant au miel spirituel qui fait pendant au vinaigre suppliciel. Au terme de l’apprentissage amoureux, le dernier portrait, celui des dames menues, parachève l’itinéraire gastronomique. Il se propose comme une invitation à la subtilité du goût résidant dans le « poco, pequeño » comme garantie du « grande » (1610-1612). La variation sur le « sabor » rompt avec la description des nonnes, préconisant désormais l’« açúcar muy poco » (1610b) : le plaisir ne se trouve plus dans l’excès ni dans la mesure, mais dans la proportion. Et si les « pocas palabras » nécessitent le « buen entendor » (1610d), c’est parce que la saveur n’existe pas sans le savoir. Par cette « polysémie à trois constantes : la bataille, le banquet, l’érotisme56 », le LBA se définit comme fête des sens.
25Au banquet du texte, la composition littéraire du LBA se fonde bien sur les mentions de la nourriture et dramatise les effets de suture pour souligner la recomposition hétérogène. Mais cette esthétique du mélange ne caractérise pas une absence d’ordre : elle fonde au contraire la saveur gastronomique et littéraire sur la diversité. L’hétérogénéité de ton, la reprise et la réécriture, l’auto-parodie servent de masques à un auteur qui affiche la pluralité de sa matière. L’agencement du texte littéraire s’exhibe alors dans des continuelles mises en abîme et enchâssements ; les mots jouent avec les mets, par une insertion de la lettre dans un texte découpé. Les « tajones e garavatos, grandes tablas e mesas » de Carnal (1221b) font écho, par leur prolongement politique (1224b), à la première fable du recueil. Le rôle de l’écuyer tranchant, dévolu au loup lors du banquet offert au lion dolent et ensuite à la renarde chargée du partage de la viande, illustre la nécessité d’apprendre la « liçión […] en mal ageno castiga » (88c et 89d). Le LBA, s’il exploite cette lecture politique et morale de la table, la métaphorise encore par la persona d’un narrateur à la fois organisateur de son texte et pédagogue — qu’il offre la leçon au lecteur par ses fables de clerc ou de jongleur, ou qu’il s’incarne luimême comme sujet et objet de la fable. Par ces fictions complexes du « je », qui associent à la bouche qui mange la bouche qui édifie, le narrateur engage un rapport aux saveurs qui suppose le placere et un rapport au savoir qui permet le docere. Si l’Amour a pour conséquence de rendre « enloqueçidos a muchos con [su] saber » en leur faisant « perder el sueño, el comer y el bever » (184), c’est la saveur du savoir amoureux que le narrateur place au centre de son texte. Bon Amour ou fol Amour, la fable du cœur et de l’estomac n’a pas encore épuisé tous ses secrets.
Notes de bas de page
1 Abrégé dans le texte par LBA. Édition utilisée pour les citations du texte : Juan Ruiz, Libro de Buen Amor, éd. A. blecua, 2001.
2 Pour des approches sur la polysémie du Libro de Buen Amor et la difficulté d’une contextualisation, voir D. Ynduráin, Las querellas del « Buen Amor ».
3 L’auteur se présente dans un pacte autobiographique comme « Juan Ruiz, arcipreste de hita », protagoniste principal, narrateur et commentateur. Certains chercheurs ont cherché à l’identifier avec différents « Juan Ruiz » ou « Rodríguez » et surtout avec un certain « Juan Rodríguez de Cisneros » (pour un rapide point sur la question de l’auteur, nous renvoyons à J. Joset, nuevas investigaciones sobre el « Libro de buen Amor »). Outre la difficulté de l’attestation, l’autobiographie se révèle être factice car fondée sur une réécriture des sources littéraires européennes.
4 Trois manuscrits nous sont conservés : deux manuscrits (Tolède et Gayoso) pourraient représenter une première version du LBA ; le manuscrit de Salamanque correspondrait à la version de 1343, plus étendue. Mais l’hypothèse d’une version unique n’est pas non plus exclue par la critique. Ces questions codicologiques affectent, bien entendu, l’édition du texte.
5 La question des influences (traditions européennes, influences arabes ou juives) a aussi fait débat.
6 Pour la question de la structure d’ensemble du LBA, voir les pistes de lecture proposées par J. I. Ferreras, Las estructuras narrativas del « Libro de Buen Amor ».
7 Bien que les liens avec La bataille de Caresme et de Charnage, œuvre française du XIIIe siècle, restent discutés (F. Lecoy, Recherches sur le « Libro de Buen Amor », conclut davantage à la tradition qu’à l’imitation et K. M. Laurence, « The Battle between don Carnal and Doña Quaresma », recherche, du côté de la production italienne, la justification d’une influence populaire), le thème populaire trouve dans les œuvres littéraires du Moyen Âge une forme textuelle célébrant les rites de la privation et de l’excès, qu’ils soient alimentaires ou sexuels. Le « maigre » s’oppose au « gras », sous la forme de la psychomachie de Carnal et de Quaresma.
8 Certes, la bataille débute un jeudi gras et se termine un samedi saint et Carnal, prisonnier de Quaresma, doit faire pénitence. Mais à la clôture, par la victoire ou par la défaite, Juan Ruiz substitue le prolongement : après les Rameaux, Quaresma fuit seule en Terre Sainte et Carnal triomphe à Pâques avec don Amor.
9 F. Márquez Villanueva, « El carnaval de Juan Ruiz », p. 188.
10 A. Gázquez Ortiz, La cocina en tiempos del Arcipreste de Hita, p. 46, voit encore dans la « tabla » une utilisation saisonnière, la « tabla » étant selon lui associée aux mois d’hiver et aux intempéries.
11 E. Braidotti, Eroticism in the « Libro de Buen Amor » ; V. Reynal, El lenguaje erótico medieval.
12 G. Martin, « Juan Ruiz político ».
13 N. Ly, « Des goûts et des couleurs ».
14 J. Pérez Vidal, Medicina y dulcería en el « Libro de Buen Amor » ; A. Gázquez Ortiz, La cocina en tiempos del Arcipreste de Hita ; A.-M. Capdeboscq, « Signe et analogie dans le Libro de Buen Amor » ; G. Pagani, « A la mesa del Arcipreste ».
15 Juan Ruiz, Libro de Buen Amor, éd. G. B. Gybbon-Monypenny, pp. 112-113.
16 Le chaudron du cortège du Graal dans Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes symbolise déjà cette fécondité.
17 La représentation de l’activité poétique comme transformation culinaire aura été bien comprise par les auteurs français de la fin du Moyen Âge qui iront même jusqu’à la signature textuelle (le « vin morillon » pour Villon, le moulin pour Jean Molinet, etc.).
18 L. Spitzer, « Zur Auffassung der Kunst des Arcipreste de Hita ».
19 Le narrateur se représente en effet comme un clerc, pourvoyeur des lettres de Carnal et de Quaresma, jouant avec la lettre du texte et le texte de la lettre. Bien que les lettres ne soient pas reproduites dans le texte, c’est le narrateur qui les rapporte et les met en forme, évoquant leur matérialité (le sceau en forme de coquille de Quaresma, 1074b), leurs conditions de lecture (Quaresma ne sait pas lire, 1199b), et la possibilité de leur glose (1190). Ce faisant, il exhibe ses choix de scripteur (il écrit une lettre mais ne la reproduit pas alors qu’il retranscrit les lettres des allégories) dans une tension entre l’oral et l’écrit.
20 Le passage de la tente d’amour a été bien commenté, qu’il s’agisse de sa symbolique (F. Lecoy, recherches sur le « Libro de Buen Amor », pp. 283-285) ou de ses sources (J. García López, « La influencia del Libro de Alexandre en el Libro de Buen Amor »).
21 Carnal trône devant la table garnie, face à des jongleurs (1095), et Amour fait dresser sa tente une fois le repas terminé (1265a). Dans cette tente sont représentés trois hommes en plein repas (1270).
22 L’échange épistolaire se poursuivra encore : vaincu et en fuite, Carnal envoie à son tour une lettre de défi à Carême pour lui dire qu’il reprend le combat contre elle (1194). Collation pleine et Déjeuner sont les messagers chargés de multiplier le texte (1197a) dans une hyperbole caractéristique de son mandataire où la copia se définit comme copie et comme abondance (1197). Écrite en lettres de sang (1198a), la signature de Carnal annonce la victoire de Carnal et d’amor sur le texte.
23 Dans le récit arthurien, la nouvelle — ou l’« adventure » — survient lorsque les convives passent à table, dans un effet de régie qui rompt la convivialité pour instaurer l’individualité aventureuse.
24 Ni Jeudi Gras ni le narrateur ne partiront en « adventures » (si ce n’est en « adventures » amoureuses pour le narrateur) et l’intrusion du merveilleux n’existera que sous la forme d’un combat allégorique fondé sur la personnification des aliments.
25 Cette lecture est confirmée à la strophe 1189 : Carnal, qui a peur de combattre seul Quaresma, se tient à l’abri des montagnes mais envoie des lettres pour rallier ses amis. Le poétique rencontre ici le politique, comme le souligne l’entrée royale de Carnal (1216) qui devient empereur (1223).
26 Dans un jeu entre contenant et contenu (1074), entre matérialité de la lettre (1074) et oralité du discours, l’écriture se fait performative : elle provoque non seulement l’engagement de Jeudi Gras dans le combat (1078) mais aussi l’écriture d’une missive du narrateur à Carnal.
27 Le deuxième texte médiéval de langue espagnole à s’intéresser au thème est l’églogue VI du Cancionero de Juan del Encina de 1496.
28 Ces cinq temps forts sont : la présentation spatio-temporelle et le contexte d’énonciation ; le déclenchement du conflit avec la préparation à l’affrontement ; l’organisation de la bataille autour d’une symbolique alimentaire qui structure la narration ; l’issue du conflit avec une victoire et une défaite ; la fermeture du conflit avec un retour sur l’énonciation initiale. Pour des développements, voir M. Grinberg et S. Kinser, « Les combats de Carnaval et de Carême », pp. 66-69.
29 En effet, il est difficile de parler de « rupture » pour le LBA, considérant que l’affrontement allégorique se développe encore sur près de 157 strophes : « De la penitencia qu’el flaire dio a Don Carnal e de cómo el pecador se deve confessar e quién a poder de lo absolver » (1128-1172), « De lo que se faze miércoles corvillo e en la Quaresma et De cómo Don Amor e Don Carnal venieron e los salieron a resçebir » (1210-1224) — sans compter le développement sur le banquet d’Amor.
30 Car le mot « carne », s’il renvoie à la nourriture renvoie aussi à la chair, qu’il s’agisse de la penser sur le mode théologique ou sur le mode sexuel. Voir F. Márquez Villanueva, « El carnaval de Juan Ruiz », p. 185.
31 Dans La bataille de Caresme et de Charnage, Charnage est un prince libéral, un « baron » (v. 33) qui prodigue abondance ; alors que Caresme est un « felon » qui se présente comme un faiseur de « fameilleus » (v. 36), discriminant dans son régime « povre gens » (v. 38) et « riches hommes » (v. 40).
32 Pour exemple, la pénitence de Carnal qui associe aux jours de la semaine une nourriture curative et pénitente ; la description des mois et des saisons qui se fait sur le mode de l’ekphrasis alimentaire de la tente d’amour (voir E. Forastieri Braschi, « La descripción de los meses en el Libro de Buen Amor »).
33 Ainsi, le péché de gula se caractérise par une multiplication des repas puisqu’il fait manger quatre fois par jour (292), contrairement aux prescriptions médicales de l’époque qui exhortent le lecteur à faire deux ou trois repas seulement.
34 Outre la période de carême et celle de carnaval, le texte fait mention de la Pâque du pain azyme (« Pascua de pan çenzeño », 1183c). La mention de cette fête juive a été l’un des éléments utilisés par L. Spitzer (« Zur Auffassung der Kunst des Arcipreste de Hita ») dans son essai de datation du texte.
35 Pour les influences juridiques dans le LBA, voir E. Tabares Plasencia, Literatura y derecho en el « Libro de Buen Amor ».
36 Pour les jeux sur « or » comme « ornement » et pour la réflexion sur le mensonge, la beauté et la rime, nous renvoyons à F. Cornilliat, Or ne mens.
37 La construction de la proposition a été largement commentée par les éditeurs du LBA. A. Blecua, dans son édition du LBA de 1992, p. 62, y voit, par exemple, un « fuerte anacoluto ».
38 N. Ly, « Des goûts et des couleurs », p. 32.
39 Deux folios du manuscrit de Salamanque ont été arrachés, ce qui constitue une lacune de 32 strophes environ.
40 Si la signature comme cucurbitacée a été largement acceptée par la critique, J. Corominas (Juan Ruiz, Libro de Buen Amor, éd., 1973, p. 280) propose pour Melón « tejón o animal roedor ».
41 M. Vincent-Cassy, « La vue et les mangeurs ». L’exemple du chien qui se laisse tromper par le reflet de la viande (226-229) mais aussi la strophe 163 du LBA insistent sur l’incapacité de l’œil à procurer un plaisir pérenne. Il est l’organe de l’entrée dans le désir mais pas celui du plaisir.
42 F. Lecoy, Recherches sur le « Libro de Buen Amor », pp. 113-149.
43 F. Gómez Redondo, « El Libro de Buen Amor, ejemplario de fábulas a lo profano ».
44 Au nombre de 25 selon F. Lecoy, Recherches sur le « Libro de Buen Amor », p. 113.
45 Si l’opposition doux/amer remonte à la poésie grecque (Sappho), et si son emploi en langue vulgaire est attesté au XIVe siècle, Juan Ruiz associe largement la douceur au sucré, qu’il s’agisse de caractériser les mets ou le discours.
46 Les fables de l’épisode de doña Garoça permettent encore de comprendre la dialectique du « buen amor » et de l’« amor loco » à travers ses illustrations. Pour des développements, voir B. Morros Mestres, « El episodio de doña Garoza ».
47 Doña Endrina est une veuve qui se laisse séduire par don Melón (653-891), aventure rapidement interrompue par la mort de la dame (910-944).
48 Strophes 70 à 180 (série de trois amours malheureuses) et 892 à 949 (dangers de la séduction).
49 La rencontre avec les serranas constituerait dans le livre une étape initiatique, à fonction symbolique, voire même allégorique. Elle permettrait encore de mettre en lumière la construction du texte, faisant du passage une transition entre les dangers de la chair de la première partie du texte et la nécessité de consacrer sa vie à Dieu dans la deuxième partie du texte (G. Di Stefano, « Los encuentros serranos » ; M. Brownlee, « Permutations of the Narrator-Protagonist »).
50 Les sources des quatre épisodes de la « serrana » ont intéressé la recherche. Les modèles identifiés par la critique sont la pastourelle (P. Le Gentil, La poésie lyrique espagnole et portugaise, pp. 543-550), le folklore hagiographique (J. MacLennan, « Sobre los orígenes folklóricos »), la tradition misogyne (C. Nepaulsingh, « Juan Ruiz, Boccaccio, and the Antifeminist Tradition »).
51 N. Ly, « Des goûts et des couleurs », pp. 30 sqq.
52 V. Reynal, El lenguaje erótico medieval, chap. XVII « Amor al natural », pp. 91-98.
53 Ainsi, l’épisode des serranas fait alterner la narration et la chanson — tout comme les épisodes de doña endrina et de doña Garoça le font avec l’insertion des fables dans la narration.
54 Si nous empruntons ici au titre de d. Alexandre-Bidon, c’est pour rappeler le « système physiologique et culturel du goût » (p. 173) qui soutenait la restitution du goût des préparations et des conserves, notamment au Moyen Âge, période particulièrement sensible aux « saveurs ajoutées » (p. 122) par les contenants, tant au stade de la conservation qu’à celui de la cuisson.
55 N. Ly, « Des goûts et des couleurs », pp. 34 sqq.
56 La rencontre des champs sémantiques a été analysée par M. de Lope, « Pour une lecture érotique de la bataille de Carnal et Quaresma », p. 100.
Auteur
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
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