La culture de masse
p. 371-378
Résumés
Si, contrairement à d’autres sciences sociales, l’histoire a accusé un indéniable retard pour appréhender et analyser les processus de massification des pratiques culturelles, le « gap historiographique » est en passe d’être comblé. Le travail sur la définition de la notion a été redoutablement difficile tant la culture de masse naît à la fois d’une massification des productions, des vecteurs et des pratiques transformant celle-ci en objet caméléon. Tenir l’amont (les productions) et l’aval (les perceptions, les sensibilités, les représentations collectives) devient le défi de l’historien de la culture de masse. De plus, cette démarche doit s’inscrire dans une chronologie qui embrasse les xixe et xxe siècles mais selon des modalités, des rythmes et des phases qu’il faut clairement identifier. L’historien, en réalité, découvre un avènement progressif d’une « culture-monde » qui est une seconde étape dans le processus de globalisation de la planète, après la phase économique et culturelle enclenchée à la fin du Moyen Âge. Ce mouvement de dilatation et de prolifération de la culture de masse au long du second xxe siècle constitue donc un objet d’histoire difficilement contournable.
Cierto es que la historia ha sufrido mucho retraso antes de entrar de lleno en el análisis de los procesos de masificación de las prácticas culturales. Sin embargo parece ya que este vacío historiográfico se va colmando. El trabajo sobre la definición de la noción ha sido de lo más difícil: en efecto, la cultura de masa se origina a la vez en la masificación de las producciones, de los vectores y en las prácticas que la convierten en un objeto camaleón. El historiador de la cultura de masa se queda ante un verdadero desafío, el de tener siempre presente en su trabajo tanto los antecedentes de la noción (las producciones) como todo cuanto la acompaña (las percepciones, las sensibilidades, las representaciones colectivas). Además este proceso debe inscribirse en una cronología que abarca los siglos xix y xx y respetar modalidades, ritmos y fases claramente identificados. En realidad, el historiador descubre el advenimiento progresivo de una «cultura mundo» que es una secunda etapa en el proceso de globalización del planeta, después de la fase económica y cultural que se inició a finales del medioevo. Este movimiento de dilatación y de proliferación de la cultura de masa a lo largo de la segunda mitad del siglo xx constituye de este modo un objeto de historia del que difícilmente se puede hacer caso omiso.
Certainly, history has been very slow in fully analysing the processes of massification of cultural practises. However, it does now appear that this historiographical vacuum is being filled. Work on the definition of the notion of mass culture has been extremely difficult : mass culture has its origins in the massification of the productions, of the vectors and in its practises which convert it into a chameleon-like object. The historian of mass culture faces a real challenge, that is, the need to bear in mind, in his work, both the antecedents of the notion (the productions) and everything that accompanies it (the perceptions, the sensibilities and the collective representations). Besides, this process should be recorded in a chronology that takes in the 19th and 20th centuries and should respect clearly identified forms, rhythms and phases. In reality, the historian discovers the progressive arrival of a « world culture », which is a second stage in the process of globalization of the planet after the economic and cultural phase which began at the end of the middle ages. This movement of the expansion and proliferation of mass culture during the second half of the 20the century thus constitutes an object for history which can only be ignored with difficulty.
Texte intégral
1Les processus de massification des pratiques culturelles qui ont touché la société française constituent assurément l’un des phénomènes historiquement les plus importants du xxe siècle. Un tel rappel n’en rend que plus déconcertant le gap historiographique que l’on constate à leur propos : par rapport à d’autres sciences humaines ou sociales comme l’histoire littéraire, la sociologie, les sciences dites de la communication ou la jeune « médiologie », la discipline historique a accusé un indéniable retard dans l’appréhension et l’analyse de ces processus. À tel point, du reste, que si deux historiens pionniers de l’histoire culturelle avaient bien identifié, il y a déjà près d’un tiers de siècle, cette importance séculaire de la culture de masse, ils n’avaient pu l’évoquer qu’en utilisant les travaux des seuls sociologues. Ainsi Maurice Crubellier avait-il consacré, en 1974, le chapitre xii de son Histoire culturelle de la France (xixe-xxe siècle) à la « culture de masse au xxe siècle » en la plaçant dans le prolongement du chapitre précédent portant sur « l’avènement des mass média ». Quant à Paul Gerbod, il avait intitulé le chapitre iii de L’Europe culturelle et religieuse de 1815 à nos jours « L’avènement de la culture de masse au xxe siècle » en y insistant sur « l’irruption des mass média ».
2À la même date, il est vrai, les sociologues avaient déjà, en France, depuis plus d’une décennie, développé sur ce thème une œuvre propre ou vulgarisé les travaux de leurs homologues anglo-saxons. Pour la discipline historique, en revanche, il faudra attendre les années 1980 pour que la culture de masse soit évoquée comme objet autonome, tout en restant d’ailleurs cantonnée à une place relativement modeste au sein d’ouvrages aux sujets bien plus vastes1. Ce n’est en fait qu’au fil de la décennie suivante que cette place s’étoffera avec, notamment, l’apport de l’histoire de l’imprimé et de celle des imaginaires sociaux.
3Cela étant, si le temps des historiens est maintenant venu et si le gap historiographique est en passe d’être comblé, d’autres difficultés ont également fait obstacle au développement de l’étude historique de la culture de masse. La question de la définition, notamment, s’est révélée particulièrement complexe à résoudre, cette indétermination conceptuelle tenant au fait que la culture de masse est née d’une massification tout à la fois des productions, des vecteurs et des pratiques, en d’autres termes de tous les maillons de la chaîne culturelle. On mesure bien les conséquences d’une telle nature polymorphe de la culture de masse : celle-ci est, pour la discipline historique, un véritable objet caméléon, puisqu’elle prend les teintes de chacun de ces maillons. En même temps, cette nature polymorphe lui confère une réelle légitimité, dans la mesure où le rôle de l’histoire culturelle est de rendre compte de la totalité de cette chaîne création-circulation-perception.
4Bien plus, si l’on considère que la tâche ainsi dévolue à cette histoire culturelle n’est pas seulement l’étude de la trilogie productions culturelles-vecteurs-publics mais aussi l’analyse des visions du monde qui en découlent, on rappellera que les vecteurs ne transmettent pas seulement et les publics ne reçoivent pas seulement les produits de cette culture de masse mais également les perceptions et les sensibilités communes qu’elle charrie. Tout autant que l’étude d’un amont constitué par les produits et les vecteurs, l’analyse de la culture de masse induit donc celle d’un aval fait de pratiques mais aussi de représentations collectives. Il ne s’agit pas seulement d’une question, au demeurant essentielle, de conduits et de produits, mais aussi d’une étude tout aussi déterminante, de réception, d’imprégnation et d’influence, et donc de bain anthropologique.
5L’objet historique qu’est la culture de masse a donc, tout compte fait, une très forte identité historiographique. Ce constat, au demeurant, ne rend pas son étude plus aisée. Deux autres difficultés, notamment, apparaissent d’emblée, d’autant plus aiguës qu’elles touchent à deux questions primordiales dans toute démarche historique : où et quand ?
6Ces questions du lieu et de la date de naissance de la culture de masse, en dépit de leur complexité, sont ici décisives, dans un colloque placé sous le signe de la comparaison des historiographies française et espagnole mais aussi de celle, en toile de fond, des histoires des deux pays. Les processus de massification culturelle y sont-ils intervenus à la même époque ? Pour ce qui est du cas français2, il apparaît bien que c’est le changement d’échelle dans le domaine de la production imprimée et dans la zone de diffusion des livres et des journaux désormais plus nombreux, qui a enclenché le processus. À quelle date ? Les phénomènes culturels étant souvent intrinsèquement lents et intervenant par glissements progressifs, une telle question est, d’une certaine façon, historiquement incongrue. Sauf que, précisément, l’avènement de la culture de masse, même si, de fait, il fut progressif, apparaît bien en rupture par rapport à plusieurs siècles où les conditions techniques, économiques et socioculturelles avaient connu de lentes évolutions. D’autant que, dans ce domaine de la culture de masse, la France fait indéniablement figure de pionnière puisque certains des éléments de la métamorphose culturelle se mettent en place dans les années 1860, voire auparavant3. Le moment clé y reste pourtant la fin du siècle, et la mutation est alors pleinement sensible aussi bien dans le domaine du livre que dans celui de la presse.
7La chronologie de la culture de masse, il est vrai, ne renvoie pas seulement à la question des origines mais aussi à celle des rythmes et des phases. La montée en puissance de la fin du xixe siècle, fondée sur l’imprimé, ne constitue, en effet, que le premier stade d’un processus historique qui prend plus encore de densité tout au long du xxe siècle. Les mécanismes d’un tel processus sont aisément repérables : les vecteurs de cette culture de masse changent progressivement de nature ou, plus précisément, de place dans l’échelle d’intensité et d’importance. L’imprimé, tout en restant longtemps fort et ramifié — d’autant que l’essor du livre de poche lui confère un regain de rayonnement et d’influence —, est progressivement détrôné, comme média dominant, par le son porté à domicile — celui de la radiodiffusion — et l’image animée puis sonorisée, d’abord dans un lieu de spectacle — le cinéma — puis à domicile par la télédiffusion.
8Le changement, on le voit, ne concerne pas seulement la nature des vecteurs mais touche plus largement ce qu’Alain Corbin a appelé les « cultures sensibles » et notamment ici, bien sûr, celles fondées sur la vue et l’ouïe. Dans l’entre-deux-guerres, ce sont, tout d’abord, la radio et le disque qui bouleversent l’environnement sonore des Français, tandis que le cinéma envahit leur univers visuel. La reproduction du son, sa diffusion à l’échelle industrielle et la capacité, de ce fait, de le recevoir à domicile, par ondes ou par sillons dans la cire, deviennent tout à la fois des vecteurs et des produits de la culture de masse, tout comme le cinéma, dont la version parlante est dès ce moment l’un des loisirs préféré des Français. Il y a bien là, sur une période qui se dilate au-delà de l’entre-deux-guerres et englobe aussi les années 1950, une sorte de moment d’équilibre où, au sein du processus de développement de la culture de masse, médias montants, fondés sur l’image et le son, et médias potentiellement menacés mais pour l’heure encore puissants, fondés sur l’imprimé, demeurent les deux piliers de cette culture. Puis la vague de l’image animée et sonorisée portée à domicile rompra cet équilibre et accélèrera le phénomène de changement de dynastie médiatique : dans le dernier tiers du xxe siècle, un média, la télévision, s’impose et règnera désormais en maître.
9Faire l’histoire de ces mutations au métabolisme contrasté — parfois glissements progressifs, parfois ruptures d’équilibre assez brutales — constitue bien l’une des approches possibles de la culture de masse par l’historien et peut se prêter, là encore, à des analyses comparatives entre la France et d’autres pays. Ces mutations en chaîne renvoient toutes au même processus historique, celui d’une massification progressive — mais assez rapide à l’échelle de l’histoire — de tous les maillons de la chaîne culturelle : production selon les normes déjà industrielles, diffusion par des vecteurs que la sociologie qualifiera bientôt de mass média, et réception par des publics qui ont de plus en plus l’aptitude culturelle, la capacité en temps libre et les moyens économiques de recevoir et de « consommer ». Selon que l’on place le curseur à l’un ou l’autre de ces trois maillons, l’étude de la culture de masse peut dès lors relever d’angles d’attaque différents, ce qui, du reste, entraîne une homonymie fréquente, d’une discipline à l’autre, mais également au sein même de la discipline historique, entre culture « industrielle », culture « médiatique » et, donc, culture « de masse ». Là encore, une comparaison d’un pays à l’autre sur ce point peut se révéler précieuse. Cela étant, cette homonymie explique aussi, en partie, les visions très idéologisées de la culture de masse qui ont largement prévalu à son propos au sein des sciences sociales : « industrielle » dans sa production, la culture de masse laminerait donc la création artistique, reléguée à l’état d’objet de reproduction ; et cette fonction de production-reproduction serait sous-tendue par la puissance toujours plus grande de mass médias aliénants ; bien plus, la massification de la réception rendrait cette aliénation toujours plus forte.
10Il est donc nécessaire de « désidéologiser » toute approche historique de la culture de masse, tant est grand le pouvoir de parasitage de tels attendus idéologiques. Ceux-ci ont placé l’étude de la culture de masse dans une situation épistémologique particulière : cette étude s’est enclenchée au moment où quelques-uns des tenants des sciences humaines et sociales qui travaillaient sur elle étaient en même temps, d’une certaine façon, partie prenante dans le procès qui commençait à lui être fait. L’analyse scientifique se doublait donc, au moins pour partie, d’un discours connoté, qui est plus, au demeurant, pour la discipline historique un objet d’étude qu’un adjuvant possible. Certes, un tel statut de contemporanéité des sciences sociales par rapport à leur objet est banal, mais cette contemporanéité induit ici un rapport très dense, tant les intellectuels, universitaires ou non, qui réfléchissaient au temps de sa montée en puissance sur la culture de masse abordaient parfois cet objet avec méfiance, voire hostilité. Ces hommes de l’imprimé portaient le plus souvent un regard sans aménité sur ce son et cette image conquérants. Bien plus, les thèses déjà anciennes de l’École de Francfort paraissaient, dans un tel état d’esprit, donner les clés de la mutation en cours : cette culture de masse est un produit que l’industrie capitaliste serait en mesure d’imposer à un public manipulé ou passif.
11Si l’étude de la culture de masse relève, par essence, de l’histoire culturelle, elle est précieuse également pour l’analyse des phénomènes politiques. C’est le cas, par exemple, pour ce qui concerne la victoire et l’enracinement, en France, de la République, dont il convient de faire aussi l’histoire par son versant culturel. Politiquement autant que culturellement, la France entre, en effet, au cours des dernières décennies du xixe siècle, dans le temps des masses : celles-ci, progressivement, prennent une importance en tant qu’opinion publique, structurée certes par l’influence des formations politiques alors en voie de constitution, mais tout autant par la diffusion massive de la presse écrite. Dans un tel contexte, les intellectuels, hommes à la croisée des trois grands vecteurs culturels de l’époque — l’école, le livre, la presse écrite —, se retrouvent, de ce fait, au cœur de la production et de la circulation des idées au moment où celle-ci devient à la fois plus rapide et plus massive. Ils peuvent éprouver, de la sorte, le sentiment d’avoir prise sur le cours des choses. Et leur rôle durant l’Affaire Dreyfus, à la confluence de deux trends de l’histoire française qui commencent alors : le cycle culturel de l’imprimé de masse et l’avènement politique des « foules » dans le cadre d’une démocratie représentative.
12Ces liens entre les processus de massification culturelle et la sphère du politique resteront forts tout au long du xxe siècle. Ils sont, par exemple, manifestes pour ce qui concerne les grands régimes totalitaires : la parole contrôlée, répercutée et amplifiée, en d’autres termes la propagande, a été un élément essentiel de leur existence. De même, les guerres du xxe siècle sont progressivement devenues, aussi, des « guerres des ondes ». Mais même dans des régimes de démocratie libérale comme la France, et en temps de paix, l’interférence croissante de la culture dans le fonctionnement des rouages politiques est indéniable, à tel point que les politologues parlent désormais de « démocratie d’opinion » et qu’une telle notion rend indirectement compte des liens de plus en plus étroits entre l’agora et la scène médiatique.
13L’installation progressive de la culture de masse en position centrale au fil du xxe siècle n’a pas seulement concerné cette sphère du politique. Cette culture a pris d’autant plus de place qu’elle s’est aussi greffée sur le social. En toile de fond, en effet, c’est le rapport au temps et au travail, et donc aussi au loisir, qui s’est trouvé concerné et bouleversé. Au fur et à mesure que l’évolution des sociétés industrialisées a vu l’augmentation du temps consacré au non-travail, les interstices de la vie quotidienne par lesquels s’inséminent les pratiques culturelles de masse se sont encore élargis. D’autant que l’abaissement du seuil de la retraite et l’allongement de la vie ont aussi contribué, à côté de la diminution du temps de travail, à dégager du temps pour le non-travail. On observera d’ailleurs, à cet égard, que la culture de masse a notamment investi la société par les deux bouts de l’existence : l’apparition d’un « troisième âge » — celui, précisément, de la vie au-delà du travail — a dégagé une plage de temps supplémentaire pour des pratiques culturelles massifiées, tandis que la jeunesse, de son côté, est devenue non seulement l’un des réceptacles pour ces pratiques mais leur a, de surcroît, imprimé son empreinte. La culture de masse, à partir des années 1960, est devenue, au moins en partie, une culture juvénile. C’est, du reste, la première fois dans l’histoire de l’humanité que s’est alors opérée une sorte d’inversion du rapport de forces culturel entre générations, la société des adultes étant brusquement imprégnée par des comportements et des codes venus de la jeunesse. Étudier la culture de masse, c’est donc faire aussi l’histoire du rapport entre celle-ci et le temps libéré et, plus largement, du rapport entre l’homme et les temporalités dans lesquelles il est intégré : la gestion du temps quotidien, donc, autant que les découpages de l’existence.
14Si le xxe siècle a été le moment de la montée en puissance, en France, de la culture de masse, il a été aussi, en ses dernières décennies, celui de l’avènement d’une culture-monde. De fait, sous l’influence notamment du sociologue Immanuel Wallerstein, certains historiens ont commencé à relire l’histoire universelle depuis la fin du Moyen Âge comme celle du développement d’une « économie-monde ». Or, dans la même perspective, le second xxe siècle a bien été le moment d’une lente cristallisation de la culture de masse en culture-monde. Cette culture de masse, en effet, a alors connu un double mouvement de dilatation et de prolifération d’une intensité telle que toute étude du phénomène dit de mondialisation n’est pas réductible à son seul versant techno-économique mais doit également prendre en considération cet avènement d’une véritable culture-monde.
15En fait, c’est le xxe siècle tout entier qui a été marqué par la diminution progressive de la distance géographique entre une expression culturelle et son éventuelle réception. Le processus, du reste, relève du même phénomène que celui qui a permis, durant la même période, la baisse spectaculaire de la distance temporelle entre la survenue d’un événement et sa relation. Cette concomitance des deux processus n’est pas une coïncidence. Dans les deux cas, c’est l’irruption de l’image et du son qui est la source de l’aspect biface d’une même tendance lourde, de nature culturelle : la dilatation à l’échelle du monde des phénomènes d’écho. Le siècle dernier est ainsi jalonné d’épisodes montrant, par leur résonance, qu’advenait ce que Paul Valéry appela dès 1931 « le temps du monde fini »4. Le globe, désormais, était tissé de « connexions » toujours plus denses, permises par des moyens de communication toujours plus denses. Et Valéry de prédire : « Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre »5. De fait, en ces années 1930, la « bélino », par exemple, permet de transmettre à distance des photographies, que l’on peut ainsi publier en quelques heures : c’est le cas quand le roi Alexandre de Yougoslavie est assassiné à Marseille le 9 octobre 1934 et que la presse imprimée nationale peut illustrer photographiquement l’attentat dans les heures qui suivent. Mais c’est aussi, dès cette époque, la radio et les « actualités » cinématographiques qui permettent de vivre à domicile ou en salle des émotions qui deviennent ainsi collectives.
16L’abolition de la distance géographique pour l’effet de vibration d’un événement sur un groupe humain et le rapprochement temporel qui se manifeste également — et qui tendra, dans certains cas, vers l’instantanéité — modifient notablement les rapports des sociétés avec l’espace et avec le temps, et leurs conséquences sont d’autant plus considérables au fil du xxe siècle que celui-ci enregistre une indéniable accélération du phénomène. Étudier la culture de masse, c’est donc également prendre en compte et analyser ces situations spatio-temporelles. Un exemple, parmi d’autres, montre à cet égard l’ampleur du changement enregistré. Alors que, à la fin du xviiie siècle, les nouvelles de la révolution américaine arrivaient en France avec les quelques semaines de retard que prend la parole humaine transportée par bateau et que, au xixe siècle encore, l’effet différé des événements reste grand de part et d’autre de l’Atlantique, les choses changent bientôt avec le câble sous-marin. Puis, au xxe siècle, la radio, sur les deux rives, sera un haut-parleur pour les nouvelles ainsi transmises. C’est le cas, par exemple, du knock-out du boxeur français Georges Carpentier, survenu le 2 juillet 1921. Le coup de poing victorieux de Jack Dempsey, dès la quatrième reprise, est non seulement aperçu par les cent vingt mille spectateurs de l’arène de Jersey City mais il est aussi retransmis en direct aux auditeurs Américains. Bien plus, la nouvelle franchira l’Atlantique en quelques dizaines de secondes et la foule parisienne amassée sur les Grands Boulevards et place de la Concorde en prendra ainsi très rapidement connaissance par des écrans défilants.
17Par le son porté à domicile grâce à la radio, rien ne sera plus comme avant. C’est, du reste, à la radio diffusée que songeait avant tout Paul Valéry quand il évoque les « connexions » en train de se tisser à la surface du globe. Et celles-ci seront d’autant plus denses que les années 1930 sont précisément le moment, en France, d’une brusque montée en puissance de la radio : 500.000 postes seulement au seuil de la décennie, dix fois plus en 1938. On perçoit aisément les conséquences d’une telle sonorisation des foyers français : « toute la terre », pour reprendre la citation de Paul Valéry, deviendra, vue depuis ces foyers, un vaste parvis. Un autre intellectuel en fera, du reste, la remarque à la même époque. Jean-Richard Bloch, en effet, écrira en 1936 que « ce que le génie comique de Charlie Chaplin a réalisé, au cinéma, en créant la complicité simultanée des hommes de toutes les races par le rire », la radio « le produira à son tour, sur une gamme extrêmement étendue de sentiments et d’altérations »6.
18À bien y regarder, cet avènement progressif — et qui s’amplifiera durant le second xxe siècle — de la culture-monde marque, à l’échelle historique, une seconde étape dans le processus de globalisation de la planète. Une première étape, enclenchée à la fin du Moyen Âge, avait été à la fois économique et culturelle. Jusque-là univers géographiquement autocentré et intellectuellement expliqué par les enseignements de l’Église, l’Europe est devenue au xvie siècle un continent dilaté aux dimensions d’une partie du monde et au sein duquel la Renaissance a accéléré une quête de savoir et d’ouverture culturelle7. D’autre part, et parallèlement, cette période charnière a bien été aussi celle du développement d’une « économie-monde » pour reprendre, par exemple, les analyses de Fernand Braudel ou celles d’Immanuel Wallerstein. Sans que la comparaison puisse se prolonger plus loin, on observera que la période d’un long xxe siècle qui commencerait au moment de la grande phase de colonisation européenne a bien été, pour cette raison, celle d’un nouvel élargissement, mais qui ne se résume pas à la dilatation de l’Europe aux dimensions d’une très vaste partie du reste du monde. Plus largement, c’est bien le temps du « monde fini », au sens de totalement — ou presque — connecté, qui arrive alors. Ce « monde fini » trouvera, du reste, une tragique illustration dans le second conflit mondial, qui s’étendit des Pays nordiques au continent africain et de l’Atlantique au Pacifique. Bien plus — et nous retrouvons ainsi le cœur de notre sujet et la nécessité de lui conférer une dimension comparative, et de le placer aussi dans une perspective d’histoire du temps présent —, tout au long du second xxe siècle la culture de masse a connu un double mouvement de dilatation et de prolifération d’une intensité telle que toute réflexion historique sur cette période ne peut s’en tenir à l’étude du processus techno-économique dit de mondialisation, mais doit également prendre en compte ce progressif phénomène de cristallisation de la culture de masse en culture-monde. « Nous approchons d’une culture mondiale » notait, dès 1970, l’anthropologue Margaret Mead8. Trente-cinq ans plus tard, cette « culture mondiale » est devenue tout à la fois une réalité historique9 et un objet d’histoire difficilement contournable.
Bibliographie
Bibliographie
Bloch, Jean-Richard, Naissance d’une culture, Paris, Rieder, 1936.
Crubellier, Maurice, Histoire culturelle de la France (xixe-xxe siècle), Paris, Armand Colin, 1974.
Dubois, Claude-Gilbert, Le Bel aujourd’hui de la Renaissance. Que reste-t-il du xvie siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001.
Gerbod, Paul, L’Europe culturelle et religieuse de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 1977.
Mead, Margaret, Le fossé des générations, Paris, Denoël-Gonthier, 1971.
Mollier, Jean-Yves, Sirinelli, Jean-François et Vallotton, François (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques (1860-1940), Paris, PUF, 2006.
Rioux, Jean-Pierre et Sirinelli, Jean-François (dir.), La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002.
Sirinelli, Jean-François, « L’événement-monde », dans Jean-François Sirinelli, Comprendre le xxe siècle français, Paris, Fayard, 2005, pp. 499-504.
Valéry, Paul, Regards sur le monde actuel, Paris, Stock, 1931.
Notes de bas de page
1 Je mentionne certains de ces ouvrages dans mon introduction à l’ouvrage que j’ai co-dirigé avec J.-P. Rioux, La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui. Je me permets d’y renvoyer le lecteur pour une étude plus précise du dégagement de la culture de masse comme objet autonome au sein de l’école historique française.
2 Ibid.
3 Sur cette chronologie, et notamment sur son plancher, il y a débat. On trouvera, par exemple, des éléments de ce débat dans les actes du colloque tenu à Lausanne en septembre 2004, qui se plaçait, de surcroît, dans une optique délibérément comparative : J.-Y. Mollier et al., Culture de masse et culture médiatique. Le thème a fait également l’objet d’une session, dont j’ai été le rapporteur général, au Congrès international des sciences historiques de Sydney en juillet 2005.
4 P. Valéry, Regards sur le monde actuel, p. 35.
5 Ibid., pp. 39 et 81.
6 Extrait de l’allocution prononcée pour l’ouverture de la première Assemblée générale de l’Association Radio-Liberté (1er mars 1936) et reprise dans J.-R. Bloch, Naissance d’une culture, p. 168.
7 Cf. C.-G. Dubois, Le Bel aujourd’hui de la Renaissance.
8 M. Mead, Le fossé des générations, p. 11.
9 Je me permets de renvoyer à mon article, « L’événement-monde ».
Auteur
Institut d’études politiques de Paris - Centre d’histoire de Sciences Po
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