Pour une mise en bouche textuelle
p. XIII-XVII
Texte intégral
1Savoir et saveur vont de pair au Moyen Âge, ainsi que le rappelle leur étymologie commune (sapere). Si du Banquet de Xénophon à celui de Platon, en passant par le festin de l’Iliade, le banquet de l’Antiquité témoigne déjà du lien existant entre la table et la littérature, la bouche s’attribue le devant de la scène littéraire au Moyen Âge.
2Qu’elle soit une table ronde, comme dans le cas d’Arthur, faisant de la cour le centre d’un récit épiphanique, qu’elle soit aussi une table morale comme chez don Juan Manuel où la nourriture est mise au service de l’exemplarité de la fable, qu’elle soit encore une table champêtre dans le Décaméron de Boccace ou serve à dresser les tréteaux du théâtre portugais et bourguignon, qu’elle soit également une table de jeu où s’affrontent carême et carnaval, qu’elle soit enfin une table barbare comme chez Marco Polo où les sarrasins sont anthropophages, la table est au cœur de la littérature médiévale. Mais à travers ces écrits qui définissent des idéaux de comportement, ce sont les règles d’interaction sociale qui émergent en creux dans une représentation européenne de soi et de l’autre. L’écriture (pensée dans la diversité de ses pratiques) et ses modèles (qu’ils soient épistémiques, culturels ou linguistiques) participent d’une construction culturelle européenne des arts de la bouche, engageant une réflexion mobile sur les représentations de la table.
3L’intérêt pour la nourriture au Moyen Âge n’est pas nouveau. Les travaux de Jean-Louis Flandrin1, de Massimo Montanari2 et, à leur suite, de Bruno Laurioux3, ainsi que la création en 2002 de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA) faisant la part belle aux études médiévales, en témoignent. Des revues scientifiques (Food & History, éd. Brepols), des magazines (Gusto, éditions ASA), des cahiers (Cahiers de la gastronomie, éd. menu Fretin), des expositions virtuelles4 attestent de cet engouement historique s’ouvrant à la vulgarisation. Qu’il prenne la forme de l’histoire sociale5, de l’histoire des idées6, de l’anthropologie7, de la bibliographie des traités de savoir-vivre8, de l’essai philosophique9 et psychanalytique10 ou même d’une « archéologie du goût11 », le questionnement sur la nourriture au Moyen Âge invite à soumettre aux différents champs méthodologiques des sciences humaines et sociales la gastronomie et ses représentations.
4Pourtant, si les études historiques d’ensemble sont nombreuses, celles consacrées au champ littéraire font défaut12. Certes, quelques articles remarquables ont été consacrés au rôle politique de la table dans la littérature médiévale13 et un essai inégalé a porté sur l’utilisation de la nourriture dans les textes de la Renaissance14, ouvrant de larges pistes méthodologiques pour le champ littéraire du banquet. Néanmoins, l’exploration des textes de fiction sous l’angle gastronomique se limite, le plus souvent, à la notation de realia participant d’une inscription du texte dans les réalités de son temps. Cependant, loin de se réduire à des « effets de réel », la nourriture témoigne d’une volonté plus large d’interrogation sur l’oralité (parler, manger, embrasser) et sur ses représentations. Qu’elle se dramatise comme réelle ou fictionnelle, elle est toujours re-composée par la littérature qui l’interprète comme motif ou comme système symbolique. Ainsi, la représentation de la nourriture dans les textes du Moyen Âge s’empare des diverses formes mises à son service, témoignant d’une réflexion sur la « mesure », qu’elle soit gastronomique ou poétique. Car loin de se limiter aux rites alimentaires, à l’histoire de la cuisine et de la nutrition, le discours sur la table et à table dépasse largement le cadre de la table.
5Au menu de ce volume consacré à la représentation de la table dans les textes produits en France ou en péninsule Ibérique, différents aspects culturels sont représentés, qu’il s’agisse des aires géographiques envisagées (Castille, Aragon, Occitanie, Portugal, France, Bourgogne), des genres littéraires abordés (littérature médicale, encyclopédique, sapientiale, historiographique, hagiographique, traités de cuisine, littérature de fiction) et du regard porté sur elle (lecture historique, philologique, linguistique, littéraire, monographique ou comparative).
6Notre volonté a été de rassembler des études internationales, transgénériques et comparatives autour de la représentation de la table dans la littérature romane du Moyen Âge. Nous avons volontairement centré notre étude sur « le manger », sans inclure « le boire » auquel des publications avaient déjà été consacrées15. Nous avons encore délibérément exclu les approches définies comme « historiques » — car largement représentées dans le champ d’investigation alimentaire des sciences humaines et sociales — afin de conférer à l’analyse littéraire la force de son expérimentation méthodologique. Nous avons enfin limité l’exploration textuelle à la France et à la péninsule Ibérique en ne prenant pas en compte l’Italie sur laquelle de nombreuses études ont porté, et dont la Renaissance précoce aurait posé des problèmes de limitation de corpus. De fait, cette étude d’ensemble sur la représentation de la nourriture dans les textes romans du Moyen Âge, qu’ils s’écrivent en castillan, catalan, occitan, portugais ou français, propose une exploration de la table littéraire avant l’uniformisation de la table historique européenne par Charles Quint, questionnant par le « Être à table au Moyen Âge » la fiction d’une représentation de soi et de l’autre autour de la « bienséance ». Car si le convive « assis » actualise ce qui « sied » à son identité, c’est que le « seoir » au Moyen Âge renvoie tout autant à la posture qu’au savoir-vivre. Il propose une réflexion sur l’« être » à la table, à savoir les manières et les matières de table16.
7Dans ce parcours gustatif des textes médiévaux, nous questionnerons ainsi les règles de l’appétit entendues comme moralisation d’un plaisir qui se définit par la norme mais aussi comme une perception et une socialisation d’un espace qui s’offre à la vue, qu’il soit curial, théâtral ou confraternel.
8Dans la lignée des études de Caroline Bynum, Beatriz Ferrúz Antón interroge le lien entre la femme, le désir et la nourriture, dégageant deux modèles prégnants : la dame et la religieuse. Si Katy Bernard propose avec l’analyse littéraire et psychologique du texte occitan Flamenca le rapport que le jaloux entretient avec sa dame, rapport fondé sur la dévoration et l’excès, c’est au contraire par l’ascèse que se signale le saint. En effet, le saint se caractérise par sa nourriture spirituelle et il convient donc de l’imiter dans une perspective d’émulation. Le texte édifiant, lu au réfectoire, pose alors la question d’une double consommation. Le Flos Sanctorum, par ses allusions alimentaires, propose ainsi une nourriture spirituelle, chargeant le rituel quotidien du repas d’une valeur exemplaire. C’est à ce questionnement sur la lecture spéculaire que nous invite José Aragüés Aldaz par son étude sur la sainteté à table. Car si le saint est à imiter pour le moine, l’exemple est encore à suivre pour le profane, comme le soulignera Marta Haro Cortés. En effet, la littérature sapientiale invite le lecteur à une mise en garde : outre la nécessité d’une mesura, la bouche est menacée par la gourmandise, péché conduisant à la luxure. Ces règles qui définissent un régime alimentaire, s’il associe le médical au moral, participent encore d’une structuration du temps et de l’espace social, théorisant la privation et l’excès sur le mode de la norme ou de l’imitation. Cette socialisation de la table peut ainsi se définir dans l’espace privé mais aussi dans l’espace public, participant de l’étiquette dont témoignent les cérémonies et les festins nobiliaires. Qu’elle soit l’objet d’interrogations, comme le montrera Francisco Bautista, ou passée sous silence, comme l’illustrera Estelle Doudet, la table des princes invite à penser le politique et la nourriture comme art du spectacle autour d’une consommation conçue comme élection. Car si les rituels de bouche se fondent sur une double exigence, voir et être vu, la table va encore passer aux tréteaux dans une théâtralisation de ses effets visuels ; qu’il s’agisse de représenter des pièces sur la privation en temps de carême comme le montre Maria José Palla ou de débattre des modalités de la représentation théâtrale où le banquet compte tout autant que les tréteaux comme le prouve Jelle Koopmans, la table engage une réflexivité où non seulement la nourriture est mise en scène mais aussi les banqueteurs. Dans cette pragmatique de la table, le texte littéraire exhibe encore ses faits et ses effets de suture pour signaler que, comme un met prêt à être dégusté par le lecteur, il s’offre à la découpe et à la nutrition.
9Le texte se fait donc cuisine dans une mise en scène de ses instruments littéraires, revendiquant une écriture de la saveur. Deux textes castillans en offrent un exemple probant : le Libro de Buen Amor de Juan Ruiz (première moitié du XIVe siècle) et La Celestina de Fernando de Rojas (1499). Mis en texte, les mots de la table, qu’ils se métaphorisent comme une bouche carnavalesque ou comme une dévoration féminine, engagent ainsi un système de communication qui vise à faire évoluer l’éphémère vers l’interprétation. Si les ustensiles de cuisine s’inscrivent, selon santiago U. Sánchez Jiménez, dans une construction discursive, le Libro de Buen Amor les érige comme emblèmes dans une poétique de la liste. Les mots de la bouche deviennent alors les instruments gastronomiques et littéraires d’une interrogation sur le contexte social, politique et religieux, permettant par une lecture métaphorique d’éclairer les intertextes et les visées du Libro de Buen Amor, ainsi que le proposera Bienvenido Morros Mestres. Bien que l’unité de ce livre à l’identité complexe reste toujours soumise au questionnement, c’est peut-être, sur le plan littéraire et dans une esthétique alimentaire, que les mentions de la nourriture dramatisent les effets de suture pour souligner la composition hétérogène, ainsi que le montrera Nelly Labère. Si l’amour est bien à lire à l’aune de la saveur gustative dans le Libro de Buen Amor, il s’inscrit sous le signe de la dévoration dans La Celestina. Peuplée d’hommes et de femmes avides, affamés et jamais rassasiés de mots et de mets, la destinée se dit comme bouche dans le monde de Rojas et comme faim pour Nathalie Peyrebonne. Loin de se réduire à l’image pessimiste dont on l’affuble généralement, cette œuvre, pour Carlos Heusch, exhibe derrière « sa vallée de larmes » les plaisirs de la bouche. Si les textes se métaphorisent donc comme art de la table et objets de l’oralité normée, ils se représentent encore non seulement comme préparation culinaire / littéraire mais aussi comme nutrition.
10À la cuisine du récit, la table se fait qualification, définition et même signature. Dans le champ de la littérature chevaleresque, elle est une table ronde qui appelle à l’aventure narrative mais aussi à une interprétation symbolique dont María Luzdivina Cuesta Torre nous livre les clés. Car la nourriture vient compléter, voire même substituer la parole, dans un réseau transtextuel où le lecteur est pris dans des jeux de miroirs ironiques et où les scènes de repas, dans l’écriture romanesque, invitent Madeleine Jeay à interroger les récurrences comme possibles parodies. Expression d’une vengeance, instrument de séduction, message d’amour, avertissement qui par la transgression des codes donne voix à la morale, attitude de dérision face au convive, la nourriture se fait parole, pour Jean-Claude Mühlethaler, pour dire à travers ses scènes de communication alimentaires que le poète est un cuisinier des mots devenus mets. Élément constitutif de l’œuvre, la notation alimentaire traverse le Moyen Âge et, du XIIe au XVe siècle, prépare l’émergence du cuisinier dont l’art et les « joyeux dits » font un double du poète. Dans le champ de la réflexion sur l’écriture à la fin du Moyen Âge, elle construit encore, pour Jacqueline Cerquiglini-Toulet, une figure de l’écrivain en mangeur ou en buveur, préfigurant la « fricassée » de Montaigne par la « graisse du pot » de Machaut. Si l’écriture est une savante cuisine et la lecture une mastication, c’est que le temps de la rumination a cédé la place à un autre type de consommation, non plus solitaire malgré la communauté du réfectoire, mais solidaire dans l’espace mis en partage de la bibliothèque ou de la cour. Mais si les pratiques ont évolué, reste comme le dit Tania Van Hemelryck, la peur des bibliophages. Entre privation et excès, parler de nourriture reste donc toujours bien un danger !
Notes de bas de page
1 J.-L. Flandrin, L’ordre des mets ; J.-L. Flandrin et M. Montanari (éd.), Histoire de l’alimentation.
2 M. Montanari, Alimentazione e cultura nel Medioevo et Id., Convivio.
3 B. Laurioux, Les livres de cuisine médiévaux ; Id., Manger au Moyen Âge ; Id., Une histoire culinaire du Moyen Âge.
4 <expositions.bnf.fr/gastro/index.htm> [consulté le 20 avril 2010].
5 A. Gautier, Alimentations médiévales.
6 M. Ferrières, Histoire des peurs alimentaires.
7 J. Cruz Cruz, Alimentación y cultura.
8 Bibliographie des traités de savoir-vivre en Europe.
9 N. Châtelet, Le corps à corps culinaire.
10 G. Harrus-Révidi, Psychanalyse de la gourmandise.
11 D. Alexandre-Bidon, Une archéologie du goût.
12 À l’exception des collectifs Banquets et manières de table au Moyen Âge et Manger et boire au Moyen Âge.
13 A. Guerreau-Jalabert, « Aliments symboliques et symbolique de la table » et, à sa suite, J.-C. Mühlethaler, « De la frugalité de l’ermite au faste du prince ».
14 M. Jeanneret, Des mets et des mots, essai auquel certains des titres de partie de ce volume rendent hommage.
15 Voyage aux pays du vin.
16 Voir L’individu au Moyen Âge.
Auteur
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