Chapitre II. L’ère du soupçon : fitna et identification de la frontière religieuse
p. 95-127
Texte intégral
1L’analyse des institutions et du peuplement démontre que le IXe siècle a constitué un tournant dans l’évolution de la population chrétienne, qui semble dès lors devenir minoritaire. Or notre connaissance de cette période charnière dépend d’un schéma explicatif fortement aimanté, dans les sources arabes, par l’épiphanie califale, temps de résolution des conflits au profit d’un Islam andalou unifié autour du souverain. A contrario, la fitna apparaît comme une phase de convulsions où factions et ethnies, revenant vers leur ‘aṣabiyya primitive, s’entredéchirent dans un pays livré à lui-même. Parmi les forces en conflit, les chroniqueurs détachent le groupe des muwallad-s qui, sous le masque de l’islam et de la culture arabe, ne seraient ni des « Arabes » ni de vrais « musulmans ». C’est ainsi que l’historiographie esquisse le portrait d’un groupe de l’entre-deux, à l’image d’une terre encore mal détachée de son indigénité et de ses racines chrétiennes, donc en attente d’être totalement islamisée et arabisée. Cette image est alimentée par les variations sur le thème de l’apostasie et des conversions douteuses.
2La prégnance du discours califal ne doit cependant pas nous détourner de l’analyse de la société émirale. À cet égard, il existe une réelle convergence entre la chronistique arabe et les sources latines du milieu du IXe siècle dans le portrait d’une société en transition, où la majorité de la population autochtone est devenue musulmane, mais où ce passage ne débouche pas systématiquement sur une « conversion sociale », c’est-à-dire sur l’acquisition de nouvelles normes prévalant sur celles du milieu d’origine. L’apologétique chrétienne s’empare elle aussi du thème des « chrétiens occultes » pour réfuter toute valeur à l’acte juridique de conversion, dont elle dénonce le caractère purement formel. De fait, le droit malékite, alors en pleine formation, facilitait le passage à l’islam grâce à une procédure allégée et simplifiée. Il n’était guère prévu d’encadrement ou de formation pour le candidat à la conversion ou pour le néo-musulman. Le passage de la frontière religieuse n’impliquait donc pas forcément une re-socialisation de l’individu, car il existait encore apparemment une certaine imbrication entre minorités chrétiennes et populations converties. Le caractère très sélectif de la désignation muwallad dans les sources arabes s’explique d’ailleurs peut-être par la capacité des pouvoirs ainsi nommés à s’ancrer dans un milieu social partagé entre convertis et chrétiens, et à proposer des modèles politiques intégrant à la fois une dimension islamique et une dimension « autochtone ».
I. — LA FLUIDITÉ DES MODES DE PASSAGE À L’ISLAM
3L’acte juridique de conversion constituait une formalité relativement simple dans le droit malékite tel qu’il achevait de prendre forme au cours du IIIe/IXe siècle. La fluidité des modes de passage vers l’islam contribua certainement à faciliter les conversions, car les examens et rites de passage n’étaient pas très contraignants et n’impliquaient pas, dans l’immédiat, une désorientation culturelle et sociale radicale pour le candidat.
LA DIMENSION CONTRACTUELLE DE L’ACTE DE CONVERSION
4La conversion était avant tout conçue comme une « soumission » à la nouvelle Loi1, donc à un ensemble de préceptes juridico-religieux déterminant le statut de l’individu au sein de la société. Bien que la procédure ait été en grande partie orale, la rédaction d’un acte écrit (kitāb islām) servant de « témoignage » juridique et de pièce à conviction éventuelle en venait ratifier le déroulement2. La conversion, pour être validée par le droit, devait en effet être « rendue notable » (ẓāhir)3. Quelques modèles d’actes de conversion ont été conservés grâce au formulaire notarial du cordouan Ibn al-‘Aṭṭār (m. 399/1009) et analysés par Pedro Chalmeta. Ils présentent le « passage à l’islam » comme un simple contrat devant témoins entre un individu sain de corps et d’esprit, responsable et libre de ses actes, et un représentant de l’autorité judiciaire4. Ce dernier était le plus souvent un qāḍī, mais le formulaire prévoit l’intervention d’autres dignitaires : ṣāḥib al-madīna, ṣāḥib al-sūq, ṣāḥib al-radd ou ṣāḥib al-maẓālim5. Cependant, dans les sources chrétiennes, le iudex (c’est-à-dire le qāḍī) apparaît comme le seul interlocuteur officiel des candidats au martyre. C’est aussi vers lui que l’on se dirige pour s’instruire de l’islam et de ses dogmes6.
5L’énonciation de la šahāda marque la reconnaissance de Muḥammad comme sceau des Prophètes, ainsi que la rupture avec la confession de départ. Le formulaire insiste d’ailleurs tout particulièrement, dans le cas d’un chrétien, sur la réfutation du dogme de la Trinité, pierre de touche théologique de l’opposition entre islam et christianisme. On peut toutefois remarquer que le credo proposé au candidat à la conversion favorise aussi son intégration en douceur par l’islam en rappelant que la nouvelle loi s’appuie sur les révélations antérieures et reconnaît pleinement la prophétie de Jésus, fils de Marie, ainsi que le rôle de Moïse, d’Esdras et des autres prophètes bibliques7. La conversion préserve donc la possibilité d’un maintien et d’un transfert partiels du cadre de référence culturel et religieux de l’individu.
6En revanche, rien n’est explicitement prévu pour l’instruction du converti, si ce n’est une « exposition » préalable8, et ses connaissances théoriques semblent pouvoir se limiter à la récitation de la šahāda et au respect des principaux devoirs légaux. L’insistance est en effet placée sur l’aspect légal de la pratique rituelle, résumée par les cinq obligations des ablutions, de la prière, de la zakāt, du jeûne de Ramadan et du pèlerinage. L’un des témoins défendant la mémoire de Qūmis b. Antunyān proteste ainsi :
Dire d’un homme comme Qūmis, qui accomplit ses prosternations et ses œuvres pieuses, qui est la colombe de cette mosquée, qu’il est mort en chrétien9 !
7La fréquentation de la mosquée et la visibilité qu’elle confère au nouveau musulman semblent donc constituer les meilleurs signes de son intégration à l’islam.
EXAMENS DE PASSAGE DE LA FRONTIÈRE RELIGIEUSE
8Le passage de la frontière religieuse n’était apparemment soumis qu’à une procédure allégée. La conversion devait être précédée d’une phase d’observation et d’évaluation, par l’autorité compétente, de l’intention (niyya) de l’individu, c’est-à-dire du sérieux de sa volonté d’adhésion. L’interrogatoire préalable semble pourtant avoir été bien mince puisque les sources juridiques ne détaillent cette procédure que lorsque des cas d’apostasie (radd) ou de déviation doctrinale (zandaqa) se présentent. Car s’il ouvre en grand la porte d’entrée vers l’islam, le fiqh en verrouille par contre très strictement la sortie en appliquant la peine capitale aux apostats10. Le Livre des juges de Cordoue d’al-Ḫušanī et les vies des martyrs de Cordoue relatent sur un mode littéraire la confrontation entre l’accusé et le qāḍī avant la sentence finale11. Mais c’est Ibn Sahl qui nous en livre le témoignage le plus vivant grâce aux pièces transcrites, qui permettent de reconstituer le faisceau des consultations engagées par le qāḍī auprès des jurisconsultes (mušawwarūn) assermentés. L’échange suivant, tenu à propos d’un individu encore mineur12, restitue pleinement la procédure de négociation, de temporisation puis d’intimidation qui caractérise l’imtiḥān :
Le qāḍī [Ibn Ziyād] a écrit à ‘Ubayd Allāh b. Yaḥya13 : « Que Dieu te préserve et t’accorde longue vie ! Est venu me trouver — Que Dieu soit satisfait de toi — un ġulām14 chrétien (min al-naṣāra) qui voulait se convertir à l’islam (yurīd al-Islām). Je l’ai donc converti de ma main (aslamtuhu ‘alā yadī), j’ai rédigé son acte de conversion (katabtu islāmahu) et j’ai témoigné pour lui (ašhadtu ‘alayhi). Passés quelques jours, il vient me voir et me dit qu’il lui a pris de quitter l’islam (badā lahu ‘an al-Islām). Je l’ai donc soumis à un examen (imtaḥantuhu) et j’ai constaté qu’il se montrait obstiné dans ce qu’il avait dit. Examine donc son cas et son acte de conversion (kitāb islāmihi) et envoie aux pauvres créatures que nous sommes une interprétation de ce cas, si Dieu le veut — qu’Il soit glorifié ».
[‘Ubayd Allāh b. Yaḥya] lui répondit : « Je prie Dieu qu’il fasse durer tes jours et que ta récompense pour tes bonnes œuvres (ṭawābaka) soit considérable. Concernant le ġulām — que Dieu allonge ta vie —, il est presque majeur par son âge (fī ‘amr murāhiq), mais je ne crois pas qu’il ait atteint la majorité. Je conseille donc que l’on use d’abord de la menace (al-wa‘īd) envers lui. S’il revient à l’islam, alors c’est grâce à Dieu et à ta clairvoyance (naẓaraka). S’il s’obstine, emprisonne-le quelques jours. Peut-être que le commandement divin le fera revenir. S’il s’entête encore, sa vie est livrée à la colère de Dieu (suẖti llāh) — Qu’Il soit glorifié — et ce ne sera pas le premier que Satan a égaré. Par Dieu ! Je prie Dieu de t’accorder une forte récompense pour tes bonnes œuvres et de te combler de bienfaits. Vas en paix, protégé par la miséricorde de Dieu ! »
9La facilité avec laquelle le jeune homme devient musulman n’a d’égal que la rapidité de son revirement, ce qui tend à accréditer la grande souplesse du dispositif légal malékite andalou en faveur de la conversion des individus. Le risque de l’apostasie provoque par contre le déploiement d’un train de mesures plus lourdes.
10Seule la conversion non consentie, contraire au principe légal de l’absence de contrainte, pouvait théoriquement occasionner l’annulation de l’acte de conversion, comme le note Pedro Chalmeta15. Le chroniqueur chrétien Yaḥya d’Antioche rapporte ainsi que le calife fatimide al-Ḥakīm (m. 411/1021) autorisa un groupe de convertis de fraîche date, victimes de l’atmosphère de persécution du début du XIe siècle, à revenir vers le christianisme, leur loi d’origine. L’historien melkite place dans la bouche des plaignants les arguments mêmes du droit islamique : leur conversion ne pouvait être tenue pour valide puisqu’elle n’avait été qu’apparente (al-taẓāhir bi-dīn al-Islām) et qu’elle ne relevait ni d’un libre choix (iẖtiyār) ni d’un désir personnel (ruġbat)16.
11Le cas des enfants nés d’un père converti sur le tard se situe cependant à la lisière des pratiques de conversion et des dispositions sur l’apostasie. Ibn Ḥabīb était d’avis d’utiliser la menace et la force s’ils refusaient d’être considérés musulmans comme leur père. Les coups et la prison (yuğbirūna ‘ala l-Islām bi-l-ḍarb wa al-siğn) pouvaient en effet venir à bout des résistances de ces individus encore mineurs et favoriser leur acceptation de l’islam. À près de trois siècles d’intervalle, Muḥammad b. Aḥmad b. Rušd al-Ğadd (m. 520/1126) se prononce contre ce procédé, qui ne semble pas avoir eu la faveur des juristes. Ibn Ḥabīb admet d’ailleurs qu’il devient impossible d’user de la contrainte une fois que les enfants sont parvenus à l’âge de la majorité, où ils deviennent désormais libres de leur choix de rattachement confessionnel17.
II. — FAUX CONVERTIS ET « CHRÉTIENS OCCULTES »
12L’acte juridique de conversion n’était théoriquement qu’un premier pas vers l’intégration dans une nouvelle communauté définie comme musulmane, ce qui supposait non seulement l’acquisition de pratiques rituelles et sociales extérieures, mais aussi l’assimilation d’un ensemble de références dogmatiques et culturelles nouvelles. Les sources arabes comme les écrits latins du IXe siècle nous renvoient cependant l’image d’une société où convertis douteux et « chrétiens occultes » illustrent l’inachèvement de ce processus d’intégration.
APOSTASIES ET CONVERSIONS DOUTEUSES DANS L’HISTORIOGRAPHIE ARABE
13Si certains récits de conversions servent à exalter, dans l’historiographie omeyyade ou post-omeyyade, l’unification du pays autour d’une commune identité « arabe », il n’en est pas moins vrai que cette représentation intégratrice — ou assimilatrice — s’accompagne occasionnellement d’un discours soupçonneux envers les convertis. Le même verbe, ḏabḏaba, désigne les « oscillations » religieuses des Berbères de Galice et celles de ‘Umar b. Ḥafṣūn. L’intention est claire : le califat déchirera ce voile de doute en restaurant des frontières ethniques et religieuses claires. C’est pourquoi la garnison de Poley est exécutée dans son ensemble. Seul un converti « sincère » échappe au fil de l’épée18. Le même doute plane sur les populations capturées par Hāšim b. ‘Abd al-‘Azīz lors de ses expéditions dans les zones frontalières (ṯuġūr) en 262/876. Parmi ceux qui se déclarent « musulmans » se glissent des usurpateurs qui ont appris quelques sourates du Coran pour dissimuler leur véritable identité et sont incapables de réciter des ḥadīṯ-s. Aussi le général, figure emblématique du sentiment de caste du groupe dominant, préfère-t-il tous les décapiter19.
14On jette aussi le doute sur des personnages accusés d’avoir renié l’islam avant leur mort, emportant dans la tombe le secret de leur revirement. Ces accusations posthumes, dont Qūmis b. Antunyān fournit l’exemple, pouvaient déboucher sur des procès dont le juriste al-‘Utbī relate trois exemples. De solides intérêts matériels pouvaient s’abriter derrière l’accusation — d’ailleurs probablement invérifiable la plupart du temps — d’avoir apostasié. Les exemples cités par al-‘Utbī montrent que l’appartenance religieuse du défunt était quelquefois un véritable objet d’hésitation, et donc un possible terrain de conflit pour les membres de la famille s’ils étaient eux-mêmes divisés entre les deux religions. L’argument d’apostasie ou de conversion pouvait donc constituer un précieux instrument de captation de l’héritage20.
15Les juristes ne mentionnent pas de cas d’exhumations à des fins judiciaires, l’unique récit de ce type — à notre connaissance — étant la fameuse ouverture de la tombe du révolté ‘Umar b. Ḥafṣūn après la chute de Bobastro en 316/928, lors du retour sur les lieux du futur calife al-Nāṣir :
[Il] se plut à scruter en détail (taṣaffuḥ) les vestiges des tyrans qui s’y étaient installés (āṯār al-tawāġīt al-laḏīna iqta‘adūhā), afin de les effaçer (māḥyan āṯārahā) et de faire disparaître les insignes de leur pouvoir (a‘lāmahā). Il alla jusqu’à la mosquée la plus ancienne, abandonnée par eux (al-mağhūr minhum), et il y pria. Il ordonna d’y rétablir les prières obligatoires, qu’ils avaient prohibées. Dieu dévoila le secret caché (al-ġayb) de ‘Umar b. Ḥafṣūn l’hérétique, seigneur de cette place-forte (qala‘a), siège de ses égarements. Il révéla ses oscillations après qu’il eût affiché l’appartenance à l’islam (abāna min taḏabḏubihi ba ‘ada iẓhār al-islām) tout en étant encore agrippé au christianisme (tašabbuṯuhu bi-l-naṣrāniyya) comme l’araignée à sa toile21, et l’ambiguïté de sa conduite au fil du temps (iltibās amrihi ‘ala marr l-ayyām) apparut. On sut quel pacte il avait passé avec la religion en fouillant dans sa tombe toute oxydée et parmi ses restes pourris (mā ḥamalahu ‘ala nabš ṣadāhu min marsamihi wa istiṯārat rimmatihi ‘ala qurb ‘ahdihi). En exhumant de sa sépulture son cadavre immonde, on vit sans aucun doute possible qu’il était enterré selon la coutume funéraire des chrétiens (sunna madfūnī l-naṣāra). En effet, il était couché étendu sur le dos, son visage orienté vers l’Orient (mustaqbilan wağh al-mašriq bi-wağhihi), ses bras posés sur sa poitrine, comme les chrétiens ensevelissent leurs morts […]. Tout le monde eut la certitude que l’infidèle était mort en professant la foi chrétienne, cela ne faisait pas de doute (ayqana ğamī ‘uhum bi-halāk al-mušrik ‘ala dīn an-naṣrāniyya lā maḥāla)22.
16Par cette profanation, le futur calife scrute les vestiges d’un temps qui s’éteint, le temps des « tyrans » (al-ṭawāġīt) chrétiens du passé et du présent23. Il clôt symboliquement le temps des conquêtes pour inaugurer l’ère du califat, contemplant donc les ruines de Bobastro comme il tournerait les « pages » (taṣaffūḥ) d’un livre d’histoire.
17On retrouve la même opposition entre appartenance ostensible et affiliation occulte (ẓāhir et bāṭin) en 286/898, à l’occasion du retournement du chef rebelle :
Il dévoila son christianisme (aẓhara al-naṣrāniyya) et agit secrètement en faveur (bāṭana) des ‘ağam chrétiens de la ḏimma. Il se mit à leur service par la parole (istaálaṣahum bi-l-kalima), il les aida, les favorisa et se ligua avec eux contre les musulmans (ta‘aṣṣaba ‘ala l-muslimīn)24.
18Ce récit prétend donc dévoiler le rôle secret du christianisme dans ce royaume de la sédition. Les chrétiens quittent les coulisses pour passer au premier plan, mouvement confirmé après la mort du chef rebelle, enterré par son fils Ğa‘far :
Le jour où mourut son père, Ğa‘far fit connaître à tous les chrétiens de Bobastro (aẓhara li-ğamī ‘naṣāra Bubaštir) qu’il suivait leur religion et professait le christianisme comme eux (annahu ya‘taqid dīnuhum wa yudayyin bi-l-naṣrāniyya ma‘ahum), prétendant que son père avait eu la même foi, sans le manifester (za‘ama anna abāhu kāna ya‘taqid ḏalika wa lā yuẓhiruhu). Il convoqua les prêtres et moines en qui il avait confiance, excluant les autres, et se mit avec eux à l’ensevelir et à l’enterrer selon l’usage des chrétiens (‘ala sunnat al-naṣāra). Il ordonna de fermer les portes de la qaṣba et d’interdire le passage à ceux qu’il avait exclus parmi les chrétiens, y compris l’évêque Ibn Maqsim, Wadinās et Ibn Nabīl qu’il haïssait. Il enterra son père en toute hâte, le matin suivant la nuit où il était mort, avant même que ne se diffuse la nouvelle. Il l’enterra dans sa demeure (dāẖil dārihi) et à l’aube il était déjà assis à son poste pour recevoir les plaintes. Auprès des notables chrétiens (wuğūh al-naṣāra) qui n’avaient pas pu assister à la cérémonie et auprès des notables musulmans qui étaient ses compagnons (wuğūh al-muslimīn min aṣḥābihi), il s’excusa de ne pas les avoir fait venir en raison du secret que le cas exigeait (bi-l-katm al-laḏī istaẓhara bihi ‘ala l-ḥadiṭa), car en de tels moments, il pouvait se produire des querelles si l’on ouvrait le palais au peuple. Ils firent semblant de le croire et passèrent sous silence cette ruse, tout en lui gardant de la rancœur secrètement25.
19La mort de ‘Umar donne donc à Ibn Ḥayyān l’occasion de montrer Bobastro en proie au règne du secret et du mensonge. À ce royaume des hypocrites s’opposera le message unificateur du calife, émir des (vrais) croyants et restaurateur de la paix civile.
20Le cas de ‘Umar b. Ḥafṣūn souligne bien à quel point le thème de l’apostasie ou de la conversion feinte relève d’une catégorisation politique opposant les partisans du pouvoir omeyyade à leurs adversaires, comme l’a très bien démontré l’étude de Dolores Oliver Pérez26. Les convertis ou descendants de convertis proches du pouvoir omeyyade sont qualifiés de mawālī-s et en général délivrés de tout soupçon par les textes, tandis que ceux qui résistent au pouvoir légitime se voient taxer d’apostats ou de musulmans tièdes. C’est donc dans l’intervalle formé entre les deux pôles des ahl al-ḏimma (domestiqués car soumis) et de la clientèle des Banū Umayya que gravitent ces groupes de l’entre-deux, censés incarner une étape transitoire avant l’unification califale. Sources arabes et latines coïncident dans le portrait (polémique dans les premières, apologétique dans les secondes) de cette catégorie souterraine de l’entre-deux, formée, au gré des auteurs, de faux convertis, mal convertis ou semi-convertis.
21Il est illusoire de vouloir trancher l’insoluble débat sur la conversion du rebelle. Il s’avère toutefois intéressant de laisser la parole à une source externe, la vie de sainte Argentea, « née de famille noble dans l’urbs bibistrensis, fille du roi Samuel et de sa femme Columba » (apud urbem Bibistrensem patre Samueli rege matrique Columba nobiliter orta)27. L’identification du toponyme avec Bobastro est confortée par la suite de l’histoire. Élevée dans les fastes du palais paternel, Argentea dédaigne les plaisirs mondains pour se vouer à Dieu seul. À la mort de son épouse, son père la presse de se marier mais Argentea lui révèle sa vocation monastique. Samuel la laisse alors mener une vie ascétique en compagnie d’autres jeunes femmes, dans l’enceinte même de la ville. Un événement précipite son destin :
En l’an 928, la ville de son père fut renversée (subversa) et le royaume paternel fut dépeuplé (depopulato), comme tout le monde le sait. Avec ses frères et d’autres citoyens de sa ville, elle fut donc amenée à Cordoue28.
22Pendant trois ans, elle vit dans la capitale, retirée dans une communauté féminine, jusqu’à ce qu’elle rencontre un moine qui l’entraîne vers le martyre. Au juge qui s’étonne de voir « la fille du roi Samuel » en compagnie de ce moine, elle répond que non seulement elle est bien sa fille mais qu’en plus elle continuera sans hésitation à cultiver la foi catholique. Le récit donne suffisamment d’indices permettant d’identifier Bobastro et ‘Umar b. Ḥafṣūn. Celui-ci est présenté comme un prince favorable et protecteur vis-à-vis des chrétiens, sans que son appartenance au christianisme soit pour autant affirmée. Que la geste ḥafṣūnienne ait laissé un écho dans une source hagiographique chrétienne constitue un fait notable, qui accrédite l’idée d’une construction politique intégratrice faisant le lien entre convertis et minorité chrétienne, modèle par ailleurs assumé par les Banū Qasī à travers leurs référents généalogiques.
APOSTATS ET « CHRÉTIENS OCCULTES » DANS L’APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE
23Les sources chrétiennes déploient pour leur part une explication relativement stéréotypée de la conversion. Elles insistent sur son caractère à la fois pulsionnel (en tant que conséquence du dévoiement moral) et véniel (en tant que stratégie d’ascension sociale) tout en masquant le processus sociologique sous-jacent29. Ces « mythes de conversion » avaient surtout pour but de dramatiser l’acte de rupture en faisant du converti un anti-modèle pour la communauté30. Le récit fonctionnait probablement comme un discours apologétique à but interne, tourné vers les « chrétiens du palais », proches de la cour. La conversion de ces derniers constituait en effet un facteur de fragilisation de la communauté, où ils occupaient une position cruciale. L’écho provoqué par la conversion de Qūmis b. Antunyān, aussi bien dans les sources arabes que chez Euloge, témoigne bien de l’importance symbolique qu’elle représenta pour les deux parties. La version d’Euloge sert donc d’exemplum adressé aux fidèles :
Privilégiant le respect pour les fastes du monde plutôt que pour les choses célestes, vénérant son office sans jamais avoir adoré Dieu, après deux mois pendant lesquels il avait décrété l’anathème contre les saints et nous avait accablés par des pactes honteux, il fut déchu de sa charge (honore). En effet, alors que grâce à sa maîtrise de la langue arabe, dans laquelle il excellait vraiment, il avait été le seul chrétien à être nommé à la charge d’exceptor par les conseillers du souverain (consules), voilà qu’au bout de plusieurs mois il était écarté non seulement du palais mais aussi de sa fonction. Lorsque cela se produisit, loin de le supporter avec légèreté, se voyant mis à l’écart, privé de la très haute dignité dans laquelle il aspirait à vivre au-dessus et plus haut que Dieu lui-même, continuant à mépriser la foi en la Sainte Trinité, il céda à la secte de la perversité et jamais il ne voulut plus être considéré comme chrétien. Obligé de se contenter d’une situation moins élevée, lui qui n’avait jamais réfléchi aux choses les plus modestes, il choisit de quitter les chrétiens pour se joindre aux gentils et, par des va-et-vient assidus, il se rendit fréquemment au grand sanctuaire de l’impiété, presque comme s’il avait été l’un des ministres du diable. Chassé du temple du Seigneur, où il s’était jusque-là montré fidèle, il se mit sur le tard à pratiquer sans conviction cette visite. Car il est écrit : « Point de demeure en ma maison pour le faiseur de tromperie ; le diseur de mensonges ne tient pas devant mes yeux [Ps. 100, 7] ». Après son reniement, il fut rétabli dans son ancienne charge et réintégra le palais31.
24À la figure de l’apostat, s’oppose la catégorie hétéroclite des « musulmans malgré eux », qui prolifèrent dans les écrits apologétiques latins des années 850-860. Il y a tout d’abord le cas insolite des « convertis par accident », illustré par Rodrigue, le prêtre de Cabra. Un jour qu’il intervient pour séparer ses deux frères, dont l’un était musulman, ce dernier l’assomme et le traîne encore évanoui dans les rues de la ville en proclamant qu’il avait abandonné sa religion d’origine32. Jeté en prison pour être revenu vers sa foi d’origine, il y rencontre Salomon, qui se présente comme une victime de la « persécution » officielle menée par Muḥammad I. Incarnation du pouvoir tyrannique, l’émir est crédité de l’intention de convertir par la force ses sujets chrétiens :
Il avait en effet ordonné de faire disparaître tous les chrétiens par un jugement collectif, et de disperser les femmes en les mettant au service du plaisir général, n’exceptant que ceux qui se tourneraient vers son culte après avoir méprisé leur propre religion33.
25Bien qu’Alvare avoue que cette mesure radicale ne fut jamais adoptée, la contrainte entre dans le champ des facteurs d’explication de ces conversions passives. Enfin, la « conversion par ignorance » est l’autre thème qui se détache des écrits martyriaux. Alvare souligne en effet dans une lettre à l’abbé Speraindeo, maître à penser de la réponse doctrinale à l’Islam, les dangers que comporte la diffusion du dogme musulman auprès des populations locales mal préparées à répondre aux arguments théologiques. D’autant plus que la doctrine musulmane semble colportée et propagée par des spécialistes de la parole qui s’appuient sur la culture évangélique pour souligner une certaine continuité entre islam et christianisme :
Le pire dans cette doctrine, […] c’est qu’ils ne croient pas que Dieu est trois dans l’unité et un dans la trinité, ils méprisent les paroles des prophètes et rejettent la doctrine des docteurs. Ils disent qu’ils acceptent l’Évangile et ils interprètent mal les paroles suivantes : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu34 ». Ils affirment que le Christ, notre Dieu et notre Seigneur, n’est qu’un homme, s’appuyant sur ce qu’ils lisent sur lui dans l’Évangile. Cependant, je te demande d’annihiler avec tout ton acharnement les questions de ces gentils […], car elles provoquent des chutes mortelles parmi ceux qui les écoutent, c’est-à-dire parmi les ignorants et ceux qui ne manient pas les textes des Saintes Écritures. Ornez encore plus, comme vous en avez coutume, ces deux réponses des fleurs de l’Écriture. Pour chacune des affirmations faites par l’adversaire — celles que nous vous avons envoyées — faites-nous parvenir la réponse adéquate, pour ainsi recevoir de Dieu, avec les saints, le séjour resplendissant dans les royaumes éternels35.
26La réponse à l’islam constitue donc pour les lettrés chrétiens un enjeu idéologique et social, car la pénétration de la nouvelle religion paraît relayée par des formes de prédication, dont on ignore encore grandement les modalités. La réfutation de certains dogmes du christianisme comme la Trinité, mais aussi la récupération du message évangélique dans le souci de souligner les éléments communs avec l’islam, apparaît ici comme une forme de prosélytisme, si l’on donne à ce terme le sens d’une action concertée destinée à favoriser la conversion religieuse des individus. La controverse ne concerne pas que les érudits, comme le souligne Alvare, car elle s’exerce sur la place publique et par les armes de la parole. Alvare demande d’ailleurs à son interlocuteur de lui fournir des réfutations claires, agrémentées de citations ou d’exempla tirés de la Bible.
27L’apologétique cordouane différencie donc conversion volontaire et conversion passive, insistant sur la possibilité de repentance des lapsi, fort nombreux parmi les martyrs. Tandis que les causes de la conversion sont en général estompées au profit de stéréotypes variés, le retour à la foi chrétienne est au contraire valorisé comme une étape nécessaire vers le martyre. Loin de bannir ces convertis d’un jour, le discours martyrial les réintègre au sein de leur communauté d’origine. C’est ainsi que les sources dressent le portrait d’un christianisme souterrain, à l’image du temps héroïque et fondateur des premiers chrétiens, qui avaient choisi le refuge des catacombes de Rome pour pratiquer en secret leur foi. Ces « chrétiens occultes », comme les appelle Euloge, forment le quart du contingent des martyrs. Aux lapsi s’ajoutent d’autres musulmans malgré eux, les enfants de père musulman, fruits des alliances matrimoniales qui ont joué un si grand rôle dans le processus d’islamisation36. Leur existence cachée est érigée en modèle de vertu pour les croyants, à condition qu’à leur état de repentance succède le dévoilement public du martyre. Aurelius et Sabigotho peuvent être considérés comme des modèles de ce christianisme occulte. Tous deux de père musulman, ils ont néanmoins reçu le sacrement du baptême grâce à leur famille maternelle. Aurelius est même familier des « écritures périssables » des Arabes37. Cependant, ils ne peuvent concilier leur « religion publique » et leur « religion privée » — pour reprendre l’expression de Jessica Coope — que dans le plus grand secret38. Mais cet état de dissimulation est transmué en rite de pénitence ascétique :
Ils ne partageaient plus la même couche, mais étaient réunis par le même vœu. Ils recouvraient ostensiblement les montants de leur lit de vêtements de couleurs variées, afin de cacher aux yeux du vulgaire leur conversion, tandis qu’eux-mêmes, recouverts seulement de rudes cilices, dormaient sur une couche posée à même la brique nue, dans les coins de leur temple intérieur (tabernaculi)39.
28Ces « chrétiens occultes » sont donc intégrés à la « communauté de salut » d’Euloge, qui efface les clivages produits par l’islamisation au sein de la société40. La contradiction entre appartenance juridico-religieuse et affiliation socioculturelle est dépassée par l’idéal d’un christianisme souterrain, encerclé par les forces du Mal et œuvrant à son salut dans la perspective de la Fin des Temps. Cette communauté des justes symbolise le refus des lois du temporel par la préservation autarcique de la Loi révélée. L’utopie du retour aux fondements du christianisme — par l’évocation du modèle des premiers martyrs — constitue une forme de contre-feu face à la transformation en profondeur que représente la diffusion des nouvelles normes sociales et culturelles de l’Islam.
III. — INDIGÈNES CONTRE « ARABES » : LA QUESTION MUWALLAD
29Sans répondre aux mêmes objectifs, sources latines et arabes dépeignent donc une société où le passage à l’islam semble devenu majoritaire, favorisé par le jeu des alliances familiales, le caractère accommodant de la juridiction, et les possibilités d’ascension sociale, dans un contexte de relative marginalité des élites chrétiennes. Toutefois, dans cette société en transition se manifestent encore des tensions, voire des contradictions, entre le statut légal et l’affiliation au milieu d’origine, car le changement de religion n’entraîne pas forcément la perte des attaches communautaires au profit de l’inscription dans un réseau social neuf.
30En dehors de l’accusation d’apostasie, qui pouvait traduire les vacillations des individus, les sources arabo-andalouses disposent d’un outil spécifique pour désigner des groupes dont la conversion formelle n’avait pas encore débouché sur une complète assimilation à l’islam défini comme « arabe » : le terme de muwallad, au pluriel muwalladūn. Cette notion complexe a fait l’objet de plusieurs études récentes qui révèlent toutes les difficultés d’identification et de catégorisation du groupe social concerné. La thèse continuiste de Francisco Javier Simonet, assimilant ce groupe à la population chrétienne, est depuis longtemps rejetée, car cette association n’est ni systématique ni exclusive41. De plus, les muwallad-s se définissent par référence aux autres acteurs engagés dans la lutte de partage pour l’appropriation du pouvoir local, dans une société déjà islamisée. Il s’agit donc d’une catégorie dont les contours se dessinent en contrepoint des « Arabes ».
LES MUWALLADŪN, ENTRE ARABITÉ ET INDIGÉNÉITÉ
31Comme le signalait déjà la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam42, le vocable désigne des populations devenues arabes et assimilées aux Arabes lors des grands brassages qui accompagnèrent la formation de l’empire. La quête utopique de l’arabité pure, que les linguistes plaçaient parmi les Arabes bédouins supposés avoir été protégés de tout contact avec l’extérieur (al-a‘rab), présida à la distinction entre ‘arab et muwallad-s, ces derniers étant d’ailleurs rapprochés des ‘ağam, c’est-à-dire des « non-Arabes ». Ils s’en distinguaient toutefois par leur maîtrise de la langue arabe. Littéralement, ils étaient donc des « non-Arabes arabisés » (al-mu‘arrabūn min al-‘ağam). Cette classification est toutefois tardive puisqu’elle provient du chapitre de la Muqaddima où Ibn ẖaldūn explique que la science dans l’Islam appartient pour l’essentiel aux « étrangers » (‘ağam)43. Est muwallad ce qui n’est pas arabe « pur », mais relève de la fusion des peuples caractéristique de l’étape impériale, c’est-à-dire pour Ibn Ḫaldūn de l’établissement d’une civilisation sédentaire citadine (ḥaḍāra) « arabe ».
32Un rapide balayage des sources arabes, facilité par l’outil informatique, permet de se rendre compte de l’usage ambivalent de cette notion. Dans le Tafsīr de Ṭabarī, elle désigne apparemment les Arabes « natifs », toutefois distingués des « Bédouins44 ». Dans le Ḏayl Ta’rīẖ Baġdād d’Ibn al-Nağğār (m. 642/1244), elle est associée à ‘ağam (qui a ici le sens de « Persans ») pour désigner des musulmans arabisés d’origine non arabe45. En effet, le terme revient souvent dans les débats interminables des philologues autour de pureté de la langue arabe, à la suite du Coran qui distingue la « langue arabe claire » (lisān ‘arabī mubayyīn) du lisān ‘ağamī, expression qui ne désigne pas ici la « langue étrangère », mais plutôt une langue arabe non maîtrisée ou une langue confuse, par opposition à la langue immaculée de la Révélation46. Chez Ğāḥiẓ les muwalladūn sont distingués des Arabes bédouins, seuls à détenir une maîtrise parfaite de la langue (faṣāḥa)47. Ğurğānī (m. 470/1078) les qualifie de « nouveaux-venus » dans la langue des Arabes (al-duẖalā’fī kalāmihim)48. Dans le Tafsīr tardif du grenadin Ibn Ğaza al-Kalbī (m. 757/1356), contemporain d’Ibn ẖaldūn, les expressions pures des « Arabes » sont distinguées de celles qui ont été introduites dans le langage par les peuples arabisés (muwalladūn) et la « populace » (‘āmma)49. Le terme pouvait aussi désigner des esclaves nés dans la maisonnée, et donc en quelque sorte « affiliés » à leurs maîtres, si l’on reprend le sens originel de la racine. Les muwalladāt de Baṣra, dont Ğāḥiẓ vante l’éloquence, sont des esclaves chanteuses qui, malgré leur origine étrangère, maîtrisent l’art poétique50. Quant à l’auteur d’époque mamelouke Šihāb al-Dīn al-Ibšīhī, il appelle muwalladūn une catégorie particulière d’esclaves (‘abīd)51. Dans les sources orientales, on désigne donc par ce terme des individus ou des populations arabisées, et semble-t-il tous convertis à l’islam, qui tendaient à se fondre dans le groupe des Arabes, ou dont les origines non-Arabes étaient encore présentes dans l’imaginaire social. « Affiliés » à l’Islam et aux Arabes, ils l’étaient, mais à un degré variable en fonction des configurations que pouvait prendre la notion d’arabité. Ils ne constituaient cependant en aucun cas un groupe cohérent — contrairement aux mawālī-s — et leurs origines, quoique « non-arabes », n’étaient pas forcément revêtues d’une couleur « autochtone ».
33Dans les sources andalouses, le vocable constitue un instrument de distinction des convertis, tandis qu’en Orient il sert à désigner un ensemble très élastique de populations arabisées. Il prend dans les textes andalous une connotation péjorative, mais également ethnique, ce qui n’est pas le cas en Orient où il semble renvoyer avant tout à une typologie socio-linguistique. Curieusement, bien qu’employé en al-Andalus par des auteurs échelonnés du Xe au XIVe siècle, il s’applique à des groupes humains classés dans une durée courte. Sa première occurrence, au singulier, date de 186/802 et s’applique au gouverneur de Huesca nommé par l’émir al-Ḥakam I, ‘Amrūs b. Yūsuf, « connu sous le nom du “muwallad” ». Ce personnage est lui-même chargé de combattre les muwalladūn de Huesca52. Bien attesté pour décrire les événements de l’époque émirale, ce qualificatif semble cependant s’éteindre avec le califat : on ne parle plus de muwalladūn après la proclamation du califat.
34L’emploi de ce terme provient d’ailleurs apparemment d’un cercle restreint d’auteurs issus de l’historiographie califale : ‘Īsa b. Aḥmad al-Rāzī et Ibn al-Qūṭiyya, ou leurs héritiers Ibn Ḥayyān et al-‘Uḏrī53. La notion pourrait donc répondre à une catégorisation sociale inspirée par les thèses centralistes du califat, et qui s’appliquerait uniquement à l’explication de la fitna. Les muwallad-s représentent une étape transitoire de l’évolution sociale, qui prend fin dans le moule unificateur du califat.
35Il faut noter le caractère sélectif de ce vocable, appliqué à des figures choisies de la « rébellion ». Loin de désigner tous les lignages issus de la conversion, il ne cible en effet que les principaux adversaires des Omeyyades, ceux qu’il fallait distinguer des « Arabes » et des « Berbères », voire écarter de la sphère des « musulmans ». Les révoltés tolédans, qui comprenaient des convertis autochtones, ne sont pas qualifiés de muwallad-s. Les Banū Qasī ne sont qualifiés de « muwallad-s des marges » (muwalladūn al-ṭaġr) que par Ibn Ḥazm54, alors qu’en couvrant leur « visage du voile de la révolte55 » ils remplissaient apparemment tous les critères pour entrer dans cette rubrique. Il ne s’agit donc pas d’un groupe homogène aux contours bien délimités, et la notion semble obéir à une hiérarchisation politique du corps social.
LA QUESTION DES CRITÈRES D’IDENTIFICATION DU GROUPE
36On a donc essayé de délimiter ces populations selon plusieurs critères. Les régions où elles sont signalées correspondent avant tout à une géographie de la rébellion, mais aussi à des zones d’assez forte présence chrétienne au IXe siècle56. Manuel Acién Almansa estime que les chefs muwallad-s sont les descendants d’une aristocratie locale d’origine visigothique, confrontés à des bouleversements sociaux et économiques qui menaçaient leurs prérogatives57. Il est vrai que le thème des ascendances visigothiques joue un rôle indéniable dans la légitimation de certains de ces pouvoirs locaux, bien que leurs origines ne soient pas toutes établies. Cependant, plus qu’il ne représente l’ordre ancien, le groupe en question incarne le changement introduit par la progression de l’islamisation du pays intérieur.
37La différence de statut juridique avec les mawālī-s constitue une autre piste de recherche. Ceux-ci se seraient convertis en établissant des liens d’obligation réciproque avec un patron arabe, selon la procédure de la walā’al-Islām, qui disparut progressivement du monde musulman à partir de la fin du IIe/VIIIe siècle. Les seconds se seraient convertis en dehors de ce cadre contractuel, ce qui expliquerait la distinction établie entre les deux groupes et la distance marquée par les textes entre l’aristocratie arabe (notamment le clan omeyyade) et les muwallad-s58.
38Cette explication est toutefois contredite par plusieurs éléments. Pourquoi les Banū Qasī, qui se proclamaient « clients » du calife al-Walīd, sont-ils tout de même qualifiés de muwallad-s par Ibn Ḥazm ? Pourquoi ‘Amrūs b. Yūsuf, l’un des meilleurs serviteurs de l’émir, est-il néanmoins désigné de la même façon ? Quant à Bakr b. Yaḥya, qā‘id de Šantmariya du Ġarb, il descend d’un chrétien autochtone (‘ağamī) qui s’était converti à l’islam en devenant le client (mawla) d’un certain Bakr b. Nağād al- Āwra et en adoptant son nom59. Juridiquement, ses héritiers auraient donc dû appartenir aux mawālī-s, mais la participation de Bakr b. Yaḥya à la révolte lui vaut d’être rangé parmi les muwallad-s, ce qui prouve bien que le vocable renvoie aussi à une catégorisation politique.
39Leur appartenance religieuse a elle-même suscité des interrogations. Maribel Fierro a en effet proposé de nuancer la définition de départ, qui limitait le groupe aux convertis musulmans d’origine autochtone60, pour insister sur le critère linguistique et culturel de l’arabisation. Pour elle, il s’agirait de populations autochtones arabisées, qu’elles fussent converties à l’islam ou encore chrétiennes61.
MUWALLAD-S, « MUSULMANS » ET « ARABES »
40Cette thèse s’appuie donc d’une part sur le critère linguistique relevé dans les textes orientaux, d’autre part sur la vision polémique des sources arabes, qui confortent une image d’indifférenciation religieuse pour mieux étayer l’idée d’un complot des « indigènes » contre les « Arabes ». Dans sa célèbre nomenclature des « factions » (aḥzāb) en présence, Ibn Ḥayyān offre une représentation des lignes de clivages de la fitna, qui constitue une clef d’identification du groupe :
Les esprits des gens s’imprégnèrent de la fitna. Les divergences entre les Arabes d’une part, les muwallad-s et les ‘ağam d’autre part, s’aggravèrent en ce temps-là. Tous se livrèrent à la révolte (‘aṣība). Les factions (aḥzāb) différencièrent les uns des autres partout dans le pays. Ils revinrent à la ğāhiliyya, versèrent le sang des uns et des autres et s’emparèrent de tout ce qui leur tombait sous la main. Les musālima adhérèrent à la même faction que les muwalladūn et les chrétiens ḏimmī-s se détachèrent pour les rejoindre. Ils formèrent alors une coalition contre les Arabes, rassemblés par la da‘wa de ‘Umar Ibn Ḥafṣūn face à ce groupe. Alors les kūra-s d’al-Andalus s’embrasèrent dans leur totalité à partir du petit feu allumé par la fitna d’Ibn Ḥafṣūn62.
41Les sources investissent ce conflit d’une dimension religieuse en qualifiant l’action des muwallad-s de da‘wa contre les « musulmans63 ». Les invectives pleuvent sur ces rebelles (ṭuwwār) qui, en violant le devoir absolu d’obéissance et de soumission (ṭā‘a) à l’autorité légitime, se rangent du côté des associationnistes (ahl al-širk) et des infidèles (ahl al-kufra). Ibn Marwān se sépare ainsi de la « communauté musulmane » (fāraqa al-ğamā‘a) et des « gens de la qibla64 ». Le soulèvement de ‘Abd al-Raḥmān b. al-Ğilliqī et Sa‘dūn al-Ṣurunbaqī est lui aussi qualifié d’acte d’infidélité (širk) :
Tous deux nouèrent une alliance fondée sur l’associationnisme (dāfarā al-širk) et introduisirent dans l’Islam de grandes nouveautés, développant les attaques contre les musulmans à partir de la zone désertique (qafar) qui séparait l’Islam de l’associationnisme65.
42Face au désert de l’infidélité, qui menace de s’étendre hors de ses limites reconnues, le domaine de l’Islam se réduit au territoire contrôlé par les Omeyyades.
43Il est d’ailleurs très significatif de constater que les muwallad-s qui rentrent dans le rang perdent automatiquement leur désignation dans les textes. C’est le cas du petit-fils d’Ibn Marwān qui, domestiqué par le pouvoir après un long séjour comme otage à Cordoue, cesse d’être un muwallad pour devenir gouverneur de Badajoz66. Même chose pour les hommes de ‘Umar b. Hafṣūn qui, en réaction au rapprochement de leur maître avec les ‘ağam de son entourage, se rallient aux Omeyyades. Ils deviennent des « musulmans » et se transforment même en une « coalition de musulmans » lorsqu’ils manifestent enfin un louable « penchant pour l’obéissance » (aẓhara al-mayl ila l-ṭā‘a)67. L’opposition semble donc reposer aussi sur un usage politique du takfīr.
44« L’esprit de corps » (‘aṣabiyya) de ce groupe est également défini par opposition aux « Arabes ». Bakr b. Yaḥya se « détourne » de ces derniers (inḥirāf‘an al-‘arab) » pour obéir « au point de vue des gens de son lignage (ahl baytihi) », tous « solidaires des muwallad-s et des ‘ağam (fī ‘aṣabiyya li-l-muwalladīn wa l-‘ağam)68 ». Les luttes qui déchirent la kūra d’Ilbīra placent cet antagonisme au centre du récit69, notamment à travers la célèbre joute poétique qui oppose les champions des deux camps. Tout droit inspiré du modèle littéraire des ayyām al-‘arab, cet épisode oppose les Arabes « purs », héritiers du noble lignage des Qays, aux nouveaux venus qui leur disputent la suprématie au sein de l’Islam. On retrouve ainsi les échos de la controverse orientale sur les mérites respectifs des « Arabes » et des populations acculturées. L’Islam étant par excellence arabe dans l’idéologie omeyyade, les indigènes sont vaincus, en attendant sans doute de se fondre dans le moule commun de l’arabité.
45Le takfīr omeyyade présente donc les muwallad-s comme un groupe de l’entre-deux, dont l’appartenance vacille entre leur statut officiel et leurs racines indigènes profondes. Toute une rhétorique du secret et de la dissimulation70, opposés au dévoilement opéré par le califat, tend à les présenter comme des convertis « hypocrites » (munāfiqūn)71, dont le soulèvement s’apparente à la Ridda des premiers temps de l’Islam.
MUWALLAD-S, ‘AĞam et musĀlima
46Ils se définissent aussi dans un rapport d’association et de dissociation avec les ‘ağam et les musālima. Les premiers étant des chrétiens, les seconds des convertis, Maribel Fierro estime que les muwallad-s sont les deux à la fois, et qu’ils se détachent des ‘ağam par leur arabisation. On ne peut effectivement nier le fait que ce dernier mot désigne des populations de culture « non-arabe ». Il reste à savoir si ce critère est opérant pour établir la frontière entre les deux catégories.
47Les sources ne semblent pas de cet avis. Le duel poétique entre al-Asadī et ‘Abd al-Raḥmān b. Aḥmad al-Ablī n’a d’ailleurs pas pour vocation de témoigner des pratiques linguistiques réelles de la société du IXe siècle. Les textes ne rappellent-ils pas que ‘Umar b. Ḥafṣun s’exprimait à l’occasion en langue ‘ağamiyya72 ? Comme l’a montré Eva Lapiedra Gutiérrez, la définition des ‘ağam pouvait aussi prendre, selon le contexte, un sens religieux et ethnique73. Même capables de s’exprimer en arabe, les chrétiens d’al-Andalus font partie du même ensemble ethnique que leurs coreligionnaires du dār al-ḥarb. Les ‘ağam de la fitna sont donc avant tout des chrétiens « non-Arabes », ce qui ne préjuge pas de leur degré d’acculturation et d’arabisation. À plusieurs reprises, Ibn Ḥayyān parle d’ailleurs indifféremment de naṣāra et de ‘ağam pour désigner le groupe allié aux muwallad-s, ce qui peut conforter l’idée que la frontière était bien religieuse, ou plutôt juridique74. En effet, les muwallad-s sont présentés comme un groupe issu de l’ensemble des ‘ağam, auquel ils se rattachent ethniquement et culturellement, mais dont ils se distinguent par leurs liens juridiques et sociaux avec l’islam.
48Maribel Fierro attire aussi l’attention sur les musālima75. Al-ẖušanī signale ainsi des convertis dont il stigmatise le plus souvent la mauvaise connaissance de la langue arabe. Dans les récits de la fitna, il serait toutefois difficile d’extraire de ce groupe des individualités saillantes, comme s’il s’agissait d’un ensemble plus large et anonyme que celui des muwallad-s. Comme ces derniers, ces convertis sont associés aux chrétiens mais également différenciés76. Ibn al-Qūṭiyya qualifie le père de ‘Umar b. Ḥafṣūn de « converti issu de la ḏimma » (min musālima ahl al-ḏimma) et al-ẖušanī emploie le collectif « abnā’min al-musālima » pour évoquer des convertis d’origine autochtone77. Les muwallad-s semblent donc former une catégorie particulière de musālima, à moins qu’il ne faille discerner entre une première génération de convertis — musālima signifiant alors « ceux qui viennent de se convertir » —, et leurs descendants, les muwalladūn, convertis en voie d’« affiliation » au groupe des « Arabes » musulmans.
LA PYRAMIDE DE LA CONVERSION
49La fameuse nomenclature d’Ibn Ḥayyān reflète donc une vision hiérarchique de la société. À la base figurent les chrétiens indigènes (‘ağam), groupe absorbé vers l’islam par les conversions. Au sommet de la société figurent les « musulmans », cités comme une seule entité ou bien classés en plusieurs composantes : « Berbères », « Arabes » et convertis d’origine autochtone. La fresque de la fitna offre l’originalité d’établir une échelle de valeur des convertis, en fonction de leur proximité avec le cercle des « musulmans » entourant le souverain. Celui-ci est entouré de convertis de première heure, désormais assimilés aux Arabes, les mawālī-s. Les musālima, proches du terreau de base des ‘ağam, s’en sont néanmoins écartés à travers l’acte de conversion. En position intermédiaire figurent les muwallad-s, descendants de convertis en voie de fusion dans le moule de l’Islam « arabe ». C’est ce groupe mouvant qui incarne l’évolution de la société indigène vers une société arabe unifiée. Son caractère transitoire en fait un objet de suspicion, propre à nourrir les accusations d’apostasie ou de cryptochristianisme qui contribuent a contrario à idéaliser l’appartenance au groupe élitaire défini comme « arabe ».
50L’époque émirale offre une riche palette de distinctions au sein de la constellation des convertis allogènes. Ces labels identificatoires et classificatoires doivent beaucoup à l’effort d’explication des historiens du califat, pour qui l’absorption des autochtones et leur arabisation — c’est-à-dire leur intégration au corps des musulmans autodéfinis comme « arabes » — constituaient une étape préliminaire à la grande fusion califale, vue comme une matrice du peuple andalou. Bien qu’elle ait été formalisée plus tardivement, cette nomenclature n’en reflète pas moins la genèse d’une société devenue majoritairement musulmane au cours de ce long IIIe/IXe siècle. Car le mouvement de conversion et d’assimilation progressive des néo-musulmans fut accompagné par l’élaboration de normes juridiques destinées à définir et consolider la frontière entre musulmans et non-musulmans. Une normativité mais aussi un imaginaire du contact intercommunautaire se mirent en place, dans le fiqh malékite comme dans la littérature apologétique chrétienne.
IV. — SIGNES ET EMBLÈMES DES FRONTIÈRES COMMUNAUTAIRES
51L’interaction sociale produit en effet des représentations du contact, fût-il conflictuel, sous la forme de signes et d’emblèmes identitaires. Une anecdote témoigne bien, sur le mode humoristique, de cette guerre des signes par laquelle les frontières intercommunautaires sont définies et marquées. Elle se déroule avant la proclamation du califat, vers 312/924-925, et met en scène le grand qāḍī de Cordoue, Aslam b. ‘Abd al-‘Azīz b. Hāšim :
Un chrétien se présenta, recherchant la mort pour lui-même. Aslam le tança alors vertement et lui dit : « Malheureux ! Qui donc t’a berné sur ton propre compte au point de mettre fin à ta vie sans avoir commis de faute ? ». Il comprit, d’après la bêtise (saẖf) et la naïveté (ğuhl) de ce chrétien, qu’il s’était mis dans la tête d’imiter la vertu (faḍīla) sans équiva lent de Jésus fils de Marie — la bénédiction de Dieu soit sur Muḥammad et sur lui. Il dit au qāḍī : « Et tu t’imagines que si tu me tues, je vais mourir ? » À quoi lui rétorqua le qāḍī : « Qui donc va mourir alors ? » Il répondit : « Tu ne tueras qu’un simple corps qui me ressemble. Il te sera livré, mais moi je m’élèverai tout de suite au ciel »78.
52Il s’agit de l’un des rares échos du thème martyrial dans les sources arabes. Le fiqh accordait une attention particulière aux apostats et aux auteurs d’insultes religieuses publiques79. Al-ẖušanī reconstitue ici la phase de transaction par laquelle le juge tentait d’éviter l’application de la peine capitale en essayant de ramener l’individu à la raison. Mais surtout, il expose plaisamment deux modes de pensée. Le martyre constitue dans la spiritualité chrétienne le don le plus élevé que l’on peut faire à Dieu. Or, pour qu’il y ait martyre, il fallait des persécuteurs, et la relance de l’idéal martyrial dans la seconde moitié du IXe siècle était avant tout un mode de confrontation symbolique avec l’Islam. Le martyre permettait de reformuler les limites de la communauté chrétienne dans une société dominée par l’Islam. Le martyr transgressait la loi, les statuts légaux et les clivages familiaux pour recomposer une communauté de salut qui intégrait les brebis égarées, lapsi repentis ou enfants de père musulman éduqués dans le christianisme. Il replongeait le christianisme dans ses racines fondatrices.
53Le qāḍī ne l’entend pas de cette oreille qui, par ses questions ironiques, désarme l’imitateur du Christ. La tentative de transgression s’abolit dans la dérision, mettant en scène un duel autour de l’un des symboles constitutifs du christianisme, le don de soi à Dieu par le martyre. Le juge, en ramenant le geste sacré de son adversaire à un acte suicidaire, voire à un registre profane, rappelle l’un des clivages dogmatiques fondamentaux qui opposent les deux religions. L’identité religieuse s’affirme ici à travers la pierre de touche du contact intercommunautaire.
INTÉGRITÉ ET SOUILLURE
54La dimension corporelle est première dans la définition de ces frontières. L’anthropologue américaine Mary Douglas a rappelé le rôle crucial que jouent les idées d’intégrité et de contamination — dont le corps est le vecteur privilégié — dans le tracé intime du territoire des cultures80. Dans son ouvrage sur les rapports de la Couronne d’Aragon avec les minorités juives au Bas Moyen Âge, David Niremberg insiste ainsi sur l’instrumentalisation du thème de la souillure sexuelle81. Quant à Ana Fernández Félix, elle a explicité l’importance que revêtait la question de l’impureté (nağāsa) dans la définition juridique islamique des contacts avec les ḏimmī-s. Le kitāb al-ṭahāra (chapitre sur la « pureté rituelle ») contenait, dans tout bon manuel de fiqh, une somme variée de recommandations concernant le partage de l’eau, des vêtements, des aliments avec les « Gens du Livre », principalement chrétiens chez al-‘Utbī au milieu du IIIe/IXe siècle82. Tout ce qui avait été touché par eux devait être lavé et purifié avant d’être utilisé, consommé, porté par un musulman. Excréments, crachats et autres déjections étaient particulièrement redoutés83.
55La purification par l’eau (ġusl) — c’est-à-dire un lavage plus complet que les simples ablutions légales (wuḍū’) — précédait d’ailleurs obligatoirement, selon Ibn al-‘Aṭṭār, l’acte de conversion à l’islam. Et l’auteur de commenter que la même opération devait s’appliquer à tout néo-musulman désireux de revenir vers sa foi d’origine, donc risquant d’apostasier, comme si le ġusl, investi d’une dimension sacrée, pouvait effacer les idées néfastes du converti vacillant84. La Mudawwana de Saḥnūn contient d’ailleurs les mêmes recommandations, puisque le grand juriste cairouanais, demandant à son maître égyptien Ibn al-Qāsim si le ḏimmī doit se laver avant de se convertir ou bien après, obtient la réponse suivante : « Il se lave dans l’intention de se convertir, donc avant ». Une formule prêtée à Mālik b. Anās précise que « le ġusl est obligatoire pour l’associationniste qui se convertit » (man aslama min al-mušrikīn bi-l-ġusl)85. Comme le relève Pedro Chalmeta, les infidèles sont en effet jugés « répugnants et impurs » (ẖabaṯ nağas) par Ibn al-‘Aṭṭār86. Un ḥadīṯ rapporté par Ibn Ḥazm affirme d’ailleurs que « les associationnistes sont impurs », tandis que « le croyant n’est pas impur87 ». Tout ce qui a été touché par un infidèle — eau, vêtement, récipients, aliments — doit être lavé et purifié avant d’être utilisé, consommé ou porté par un musulman. Avec son rigorisme habituel, Ibn ‘Abdūn assimile même le manteau porté par un chrétien ou un juif à celui d’un lépreux88. On peut percevoir un écho polémique de cette phobie de la « souillure » dans une allusion d’Euloge de Cordoue au comportement des musulmans :
Beaucoup d’entre eux nous méprisent tellement qu’ils nous jugent indignes de toucher leurs vêtements, ou plutôt ils détestent que l’on s’approche d’eux. En effet, ils pensent que tout ce qui a été à notre contact, parmi leurs biens, est souillé89.
56Euloge ne fait probablement que refléter l’importance des topiques antagonistes de la pureté et de la souillure dans la construction juridico-sociale des frontières intercommunautaires du droit malékite alors diffusé en al-Andalus. Il était d’ailleurs contemporain de l’œuvre juridique d’al-‘Utbī, laquelle comprenait plusieurs questions relatives à la contamination par le contact90.
LE CORPS DANS LA POLÉMIQUE CONTRE L’ISLAM
57Les auteurs chrétiens vivant à Cordoue dans les années 850 semblent avoir retenu un autre rite de passage vers l’islam : la circoncision, qui joue le rôle de marqueur corporel de la conversion91. Celle d’Auvarnus, le père d’Hostegesis, est mise en scène par l’abbé Samson de la façon suivante :
Dénudant son pubis blanchissant, il n’hésita pas, le dégoûtant vieillard, à confier ses organes vieillissants aux mains d’un jeune circonciseur. Ainsi, après un rude labeur, il perdit la peau durcie de son prépuce et reçut sur sa chair ancienne la blessure (vulnus) qui donnait la preuve évidente qu’il avait renié le Christ, devenant un autre Hemmor, père de Sicem, ce qui veut dire en latin : « Âne, père d’aigreur »92.
58Au ton grotesque s’ajoute l’allusion aux figures bibliques de Sichem et Hamor93 pour mieux stigmatiser la circoncision comme une pratique impudique, qui ne fait qu’inaugurer l’inévitable glissement vers le comportement amoral, dévoyé et débridé qui constitue la principale caractéristique des Sarrasins dans la rhétorique polémique chrétienne à Cordoue au IXe siècle94. Alvare, inspiré par Hilaire de Poitiers (IVe siècle) considère d’ailleurs la circoncision comme le signe même de l’Antéchrist car elle rétablit la loi de Moïse. Or Muḥammad
l’a apparemment en partie remise à jour, en aiguisant le couteau de la circoncision, en détournant les membres de sa secte impie des viandes de porc et en les interdisant95.
59L’Indiculus de adventu Enoch et Eliæ, texte apocalyptique qui a servi de matrice à l’Indiculus luminosus d’Alvare, utilise d’ailleurs le même argument pour assimiler l’islam à une hérésie judaïsante96.
60Dans les faits, la pratique semblait être devenue courante parmi les chrétiens d’al-Andalus au point de perdre toute connotation confessionnelle. Alvare dénonce ceux qui imitent les coutumes des « Gentils » en leur prêtant le discours suivant :
Nous pratiquons, au mépris de la douleur non négligeable du corps, la circoncision, afin d’éviter les injures des mécréants, méprisant la circoncision du cœur qui nous a été ordonnée en premier lieu97.
61Reprenant la distinction paulinienne entre « circoncision des cœurs » et « circoncision des corps », il condamne l’adoption de normes sociales extérieures comme étant une menace pour l’intégrité des frontières communautaires98. Jean de Gorze suit d’ailleurs le même raisonnement en 955 lorsqu’il sermonne l’évêque qui lui sert d’interlocuteur à Cordoue en lui assenant une citation de l’Épître aux Galates99 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira à rien ». Mais à cette époque, ces admonestations ne pouvaient être que le fait d’un visiteur étranger indigné par les mœurs locales, et n’étaient sans doute plus de mise au sein du clergé cordouan. La définition de la frontière intercommunautaire s’était en effet cristallisée sur d’autres emblèmes, tandis que la circoncision devenait un usage indifférencié, à l’exemple des chrétiens d’Orient. Ceux-ci avaient débattu de ce point dès l’époque ‘abbāsside, comme le montre le dialogue, sans doute fictif, entre ‘Abd al-Masīḥ b. Isḥāq al-Kindī et son adversaire musulman al-Hāšimī. Pour le premier la circoncision est signe de vertu, car Dieu l’a instaurée pour protéger les Israélites de la concupiscence des femmes égyptiennes. Un autre verset de saint Paul pouvait d’ailleurs être allégué en sa faveur :
Dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité100.
62Il s’agissait donc d’une simple tradition locale que les fidèles étaient libres d’adopter pour suivre l’exemple des Arabes, comme les ablutions (al-wuḍū’) et le lavage post-coïtal101.
63La question du corps s’avère cruciale dans le positionnement du christianisme à l’égard de l’Islam. Dans l’œuvre d’Euloge et d’Alvare, bâtie sur des jeux d’oppositions constants, le corps occupe une place fondamentale, comme tabernacle de la foi ou stigmate de l’apostasie. La polémique chrétienne contre l’Islam oppose depuis le VIIe siècle l’idéal de chasteté chrétien à la « luxure » débridée à laquelle les musulmans sont censés se livrer. Cet argument prend forme dans les premières biographies de Mahomet écrites en Orient, montrant le prophète de l’Islam livré sans frein aux plaisirs charnels102. Les deux vies de Muḥammad qui circulaient à Cordoue au IXe siècle103 reprenaient ce topos, développé à propos de sa relation avec ẖadīğa et avec la femme de Zayd. Alvare fait de lui un disciple de Vénus ou d’Aphrodite, et brocarde aussi la vision charnelle du paradis islamique, préparé sur terre par la pratique de la polygamie104.
64Les chrétiens apostats doivent ainsi accomplir un rite de passage qui les livre aux excès alimentaires et sexuels de la chair qui, selon Samson, font le quotidien des hommes du palais, notamment des eunuques105. La Vie de Pélage repose sur le même ressort polémique : le jeune garçon est victime des sollicitations du roi. Un parallèle est tracé entre l’espace intérieur de la prison où il est enfermé et le tabernacle de son corps. En effet, la prison est vue comme un espace de pénitence et de purification car les aliments y sont limités. L’espace extérieur est celui du palais où le « roi » des Gentils, attiré par la beauté « extérieure » de Pélage, organise un banquet. La métaphore filée de l’animalité nous présente les convives grognant (musitantes) comme des chiens, s’agitant en rendant des sons stridents (stridantes). L’autre topique est celui de l’efféminement du roi et de ses pages. Pélage, exposé aux appétits du prince, « déchire ses vêtements » et s’offre, comme Isaac et les autres « athlètes du Christ », au sacrifice qui l’attend sur la « palestre » du martyre106.
65Au-delà des détails qui feraient les délices de la Gender story, on constate qu’un réseau sémantique confronte constamment le corps de l’infidèle, investi d’une puissance sexuelle démoniaque et ramené à l’animalité bestiale, au corps purifié par la pénitence des martyrs qui s’offrent au bourreau. Tandis que Jésus-Christ a « purifié » les corps (candidavit), Muḥammad les a « souillés » (sordidavit) selon Alvare, qui dresse du prophète de l’Islam un portrait déshumanisé et déréalisé en l’érigeant en puissance chtonienne, priapique, païenne107. L’Antéchrist est disséqué méthodiquement par la description : œil mensonger, langue et bouche trompeuses, os et cartilages émetteurs de sons faux, parties génitales renfermant toute sa puissance maléfique108…
66Ce démembrement symbolique n’a pas seulement pour vocation de désacraliser le prophète de l’Islam, il établit une sorte de blason du corps de la « Bête », de l’Antéchrist. L’image du démembrement oppose le corps de Muḥammad, condamné à la putréfaction puis dépecé par les chiens selon Euloge109, à ceux des martyrs. La dissolution de la dépouille ramène le « pseudo-prophète » à la matière dont il est prisonnier et dévoile son imposture. Les martyrs sont décapités et leurs corps exposés à la putréfaction et aux bêtes sauvages avant d’être brûlés ou jetés dans le fleuve. Les musulmans, selon Euloge, dispersent les corps et essaient de faire disparaître toute trace afin d’empêcher les fidèles de les recueillir et de les inhumer dans les basiliques martyriales. Selon Samson, le comte Servandus fait irruption dans les basiliques pour exhumer et profaner les corps enterrés sous les autels, allusion évidente au culte des martyrs. Les cailloux tachés de sang sont lavés pour éviter qu’ils ne soient emportés comme des reliques. C’est que ces corps, même revenus à la poussière, sont sanctifiés et que jamais leur mémoire ne s’effacera, nous dit Euloge110.
LA QUESTION DU PARTAGE DES ALIMENTS
67Pureté et souillure sont également mises en jeu lors des échanges intercommunautaires, dont la modalité la plus élémentaire est le partage des aliments. L’alimentation peut en effet interférer sur la sphère du sacré en remettant en cause l’état de pureté rituelle (ṭahāra)111. Le fiqh était bien sûr obsédé par la présence de porc et de vin, éléments marqueurs par excellence de l’altérité rituelle du christianisme. Les fromages des Rūm-s ne contiennent-ils pas de la présure de porc, ou bien d’animaux abattus112 ? Ibn Ḥabīb conseille pourtant de consommer les fromages des chrétiens autochtones, et précise que certains Compagnons du Prophète ne vérifiaient même pas la provenance de ce qu’ils mangeaient113. Oui, mais qu’en est-il du gibier abattu par des non-musulmans114 ? Et les aliments préparés par les tributaires pour leurs fêtes religieuses ne risquent-ils pas de favoriser une forme de contamination rituelle ? Les opinions étaient partagées115. Quant aux bouchers chrétiens qui exerçaient dans les marchés, ils déchaînaient les avis des spécialistes116.
68Du côté chrétien, le débat était également vif. Jean de Gorze, hôte à Cordoue en 955, n’hésite pas à réprimander l’évêque qui lui sert d’interlocuteur en lui assenant qu’il vaut mieux crier famine plutôt que de partager les aliments des « païens ». Mais il s’attaque surtout à l’adoption par les chrétiens locaux d’interdits alimentaires copiés sur l’islam, sans doute la prohibition de la viande non vidée de son sang, peut-être même l’interdit du porc. En effet, l’évêque se défend en répliquant que ces pratiques assurent une coexistence paisible avec les infidèles, mais qu’en plus elles ne font que suivre « ce qui a été transmis et observé par nos pères depuis une longue tradition117 ».
69Depuis le VIIIe siècle, le clergé s’interrogeait sur les interdits alimentaires. En 839, le Concile réuni à Cordoue condamna le courant extrémiste des Acéphales ou Cassianites (disciples d’un certain Cassien) qui, réfugié dans le fief d’Epagro près de Cabra, prêchait le refus de la nourriture des Gentils, jugée « impure » (inmunda)118. Les évêques invoquèrent alors saint Paul qui, dans sa première Épître aux Corinthiens, avait tenté de codifier les rapports avec les non-chrétiens. Or, selon l’apôtre, tous les aliments étaient permis, sauf ceux qui avaient été offerts aux « idoles » : « la terre est au Seigneur, et tout ce qui la remplit119 ». La discussion rebondit toutefois autour de l’interdit mosaïque de consommer les viandes non vidées de leur sang. Vers 737, l’archidiacre de Tolède Évance écrivit une épître contre « ceux qui tenaient le sang pour impur », un groupe de chrétiens de Saragosse qu’il accusait de suivre les coutumes des juifs (iudaico more)120. En vérité, cette accusation pouvait très bien renvoyer à l’adoption de normes islamiques : Alvare n’affirmait-il pas, comme nous l’avons dit, que l’Antéchrist Muḥammad tentait de restaurer la « loi de Moïse » ?
LA CONTAMINATION DES RITES
70L’alimentation met en jeu la crainte d’une innovation et d’une contamination des pratiques rituelles, particulièrement visible dans l’œuvre d’al-‘Utbī. Les questions y sont suffisamment générales pour s’appliquer théoriquement à n’importe quel espace du dār al-Islām, mais elles nous fournissent des indices sur les barrières établies par les juristes dans les échanges avec les non-musulmans. Dans une civilisation du Verbe, la formule religieuse appliquée au salut quotidien, le salām ‘alaykum que s’adressent les fidèles, retient l’attention sourcilleuse de quelques fuqahā’ : peut-on l’adresser à des non-musulmans et étendre ainsi la bénédiction divine sur eux ? Doit-on répondre à leur salut (al-radd ‘alayhim) ? Le grand-père d’Averroès, Muḥammad b. Aḥmad, qui commente les avis recueillis par al-‘Utbī, tempère en disant qu’on peut leur rendre le salut, mais pas comme on le ferait à un musulman121 !
71La célébration des fêtes du calendrier chrétien constitue un autre objet de réprobation des juristes, en Orient comme en Occident122. Vers le milieu du XIIIe siècle, dans un traité destiné à instaurer la fête du Prophète dans l’Occident musulman, l’émir de Ceuta Abū l-Qāsim al-‘Azafī, rappelle qu’en al-Andalus les gens continuaient à célébrer la naissance de Jésus (mīlād ‘Isa), le septième jour de sa naissance (nayrūz ou, en al-Andalus, yannayr) et la Saint Jean-Baptiste (mahrağān ou al-‘anṣara). Il est vrai qu’à cette date, le « voisinage avec les chrétiens » n’avait plus lieu directement sur le territoire islamique, mais la célébration des temps forts du calendrier liturgique chrétien remontait à une longue tradition. Al-‘Azafī se réfère d’ailleurs à des autorités du passé, comme ‘Abd al-Malik b. Ḥabīb (m. 238/853), Ibn Waḍḍāḥ (m. 289/900), Aḥmad b. Ziyād (m. 326/938) et Ibn Baškuwāl (m. 494/1101).
72Il s’agissait de moments festifs réunissant l’ensemble de la population, et les musulmans ne leur attribuaient pas forcément une connotation religieuse exclusive. On remarque d’ailleurs que les Pâques n’étaient nullement célébrées par les musulmans, car elles exprimaient le cœur de la spiritualité chrétienne. Pour la naissance de Jésus, tenu pour un prophète dans l’Islam, on échangeait des cadeaux123. Les juristes réprouvaient seulement cette coutume quand les dons étaient adressés au maître d’école et à l’imām. Ibn Waḍḍāḥ soulève quand même l’indignation de Saḥnūn lorsqu’il lui confie qu’en al-Andalus les petits musulmans vont chercher des cadeaux dans les églises le jour du mīlād et de la ‘anṣara124 ! Un ḥadīṭ du Prophète est invoqué pour conjurer tout risque d’innovation (bid‘a) et d’imitation de coutumes non islamiques : « Qui se ressemble, s’assemble » (man taššabahu bi-qawmin fa-huwa minhum)125.
LES FRONTIÈRES SPATIALES ET LEUR TRANSGRESSION
73L’espace urbain où se déployait le temps liturgique des deux communautés n’était pas cloisonné par groupes religieux, comme nous l’avons constaté à propos de Cordoue. Les « quartiers mozarabes » (mozarabías)126 n’existent donc pas en tant qu’unités urbaines spécifiques. Certains quartiers ou faubourgs étaient caractérisés par une plus forte implantation chrétienne, parce qu’ils concentraient des lieux de culte hérités de la période préislamique, mais la population musulmane s’y installait également, comme le montrent les fouilles de Cercadilla. L’espace urbain mêlait donc populations chrétiennes et musulmanes sans autre distinction que la présence de sanctuaires et de cimetières séparés.
74Les lieux de culte constituaient des entités bien séparées. Cependant, bien que le seuil de la mosquée ait été rigoureusement interdit aux non-musulmans, plusieurs masā’il imaginaient le cas où un musulman ferait sa prière dans une église127. ‘Umar b. al-ẖaṭṭāb réprouve ce geste, et Mālik b. Anās précise que l’église, souillée par les pieds des fidèles, est un lieu impur (nağis). Des images (ṣuwwar) peuplent ces espaces qu’Abū l-Walīd b. Rušd qualifie de « demeures de l’associationnisme et de l’infidélité » (buyūt muttaẖiḏa li-l-širk bi-llāh wa l-kufr bihi). Saḥnūn affirme pourtant qu’il est licite pour le musulman d’y prier quand ces établissements sont « bien tenus » (al-kanā’is al-‘āmira), ou qu’il s’agit de « vestiges de leur civilisation, effacés et usés par le temps » (al-dārisa al-‘āfiya min āṯār ahlihā). Pour Ibn Ḥazm, c’est le contact avec le sang (damm) ou le vin (ẖamr) qui met en danger le musulman qui y entre. Entre fascination et répulsion, la vision du lieu de culte chrétien dans les sources juridiques se résume à quelques images schématiques qui différencient les rituels128.
75La transgression des limites sacrées du lieu de culte constitue l’un des thèmes de la polémique chrétienne contre l’Islam. Euloge, faisant référence à la législation musulmane sur les lieux de culte chrétiens, met en scène un Islam démolisseur d’églises. Dans un paragraphe consacré à la « destruction des basiliques », il décrit l’émir Muẖammad I ordonnant à Cordoue :
La destruction des églises récemment construites et la suppression de tous les nouveaux lieux de culte qui, aménagés dans les anciennes basiliques sous la rude domination des Arabes, les faisaient resplendir. Les satrapes des ténèbres saisirent cette occasion pour renverser les clochers des temples (culmina templorum) qui avaient été érigés au temps où régnait la paix, grâce à la détermination et aux efforts de nos pères et qui dépassaient quelquefois trois cents ans depuis l’époque de leur fondation129.
76Ce type de mesure semble pourtant avoir été utilisé par le pouvoir islamique de manière exceptionnelle. La documentation ne nous renseigne que sur ces exemples cordouans et sur d’autres cas localisés dans les terres d’Ibn Ḥafṣūn et à Elvira en 1099. Il s’agissait d’un acte lourd de sens puisqu’il signifiait que le pouvoir décidait de lever temporairement le pacte de protection de la ḏimma. Car en effet, raser les églises faisait partie des rites du ğihād mené dans le dār al-ḥarb. Ainsi, dans le traité d’al-‘Utbī, Ibn al-Qāsim demandait à Mālik :
Que faire des livres sacrés (al-maṣāḥif) que l’on trouve dans les églises des Rūm-s, en terre ennemie (arḍ al-‘aduw) ? Que faire des croix en or (alṣulub al-ḏahab) et des pièces (warq) que l’on y trouve130 ?
77La réponse est la suivante :
Les croix doivent être brisées avant d’être distribuées (tuqsam), mais on ne doit pas les distribuer directement. Quant aux livres sacrés, il faut les faire disparaître (tumḥā).
78Dans son commentaire, Ibn Rušd al-Ğadd rajoute avoir lu que les livres sacrés doivent être brûlés (tuḥraq), comme l’aurait fait ‘Uṯmān :
Par contre, si ces manuscrits peuvent procurer quelque profit après que leur contenu ait été effacé, alors il faut d’abord les effacer afin de laisser ce qui est profitable pour les musulmans (in kāna yantafi‘ bihā ba‘da maḥwuhā, fa maḥūhā awlī li-baqā’ al-manfa‘a li-l-muslimīn). Si, une fois effacé son contenu, on ne peut pas tirer parti du manuscrit, alors il faut le brûler, car c’est ce qui coûte le moins d’effort (li-annahu aqall ‘anhā). Mais il ne faut pas les laisser sur place sans les brûler ou les effacer. Il ne faut pas permettre qu’ils soient lus, car ils sont trompeurs (muġayyara) et leur sens a été altéré (muḥarrafa), comme nous l’apprend Dieu dans son livre béni, où l’on lit : « Ils altèrent le sens de la Parole divine131 » et Dieu a dit aussi — glorifié soit-il — : « et ils disent ensuite, pour en retirer un prix modique, que cela vient de Dieu132 ! »
79La profanation de l’espace religieux permet ici de s’approprier les insignes du christianisme : croix et manuscrits, désacralisés, annihilés. À ces emblèmes du christianisme s’ajoutent les cloches (naqūs, pluriel nawāqis) qu’Ibn ‘Abdūn s’indigne d’entendre sonner en pays d’Islam alors qu’elles ne caractérisent normalement que le dār al-ḥarb133. Al-Manṣūr rapporta d’ailleurs triomphalement à Cordoue celles de Saint-Jacques-de-Compostelle après son expédition de 997134. Les objets liturgiques sont ainsi relégués au rang de butin destiné au vainqueur. Mais la crainte que les textes chrétiens ne contaminent le message de l’Islam rend nécessaire l’effacement total du texte. La transgression du périmètre sacré étouffe donc la parole déformée des Évangiles.
80Chez Euloge, l’acte d’éclat qui préside au martyre des deux moines Rogelius et Serviodeo offre un autre modèle de transgression :
Ils se dirigent alors vers ce temple (fanum) des sacrilèges, qui accueille la populace (vulgus) qui vient souvent y pratiquer d’abominables rites. Ils franchissent l’enceinte (transcendunt limina) et se mêlent à leurs troupes. Ils se mettent à prêcher l’Évangile, à tourner en dérision la secte de l’impiété, à mettre en accusation l’assemblée (arguunt coetum)135.
81Le franchissement des limina du temple païen débouche sur la prise de parole et l’effusion du Verbe, selon le modèle du christianisme missionnaire des Apôtres. À la transgression islamique s’oppose son équivalent, transcrit dans le système symbolique du christianisme.
LA FRONTIÈRE DES MORTS
82La proximité des espaces funéraires musulmans et chrétiens au sortir des remparts de la madīna de Cordoue avait attiré l’attention des juristes. Une fatwa d’Ibn Sahl, provenant des Aḥkām d’Ibn Ziyād et intitulée « Du passage des chariots (al-‘ağal) et des chrétiens (al-naṣāra) dans les cimetières (al-maqābir) », concerne la nécropole de Mut‘a, au nord de la ville136 :
Nous avons pris connaissance (fahimnā) — Que Dieu t’assiste (wafaqaka Allāh) — des faits rapportés par le responsable de la ḥisba, qui demandait un avis juridique sur la question du passage des chariots dans les cimetières, en l’occurrence le cimetière de Mut‘a137, et de la traversée de nos cimetières par les cortèges funèbres (ğanā’iz) des chrétiens (al-‘ağam).
Notre avis sur cette affaire est le suivant : il faut ordonner aux charretiers de ne pas passer avec leurs chariots dans les cimetières. Ils doivent contourner le cimetière [de Mut‘a] par l’ouest, par le vaste espace vide (al-fanā’al-muttasi‘) où il n’y a aucune tombe.
Qu’il soit interdit aux chrétiens (al-‘ağam) de traverser nos cimetières, car ils foulent de leurs pieds les tombes des musulmans et marchent dessus. Il est interdit aux musulmans de marcher dessus, alors à plus forte raison pour des infidèles impurs (anğās kuffār)138 ! En plus, ils ont beaucoup de place à l’est du cimetière [pour passer] — avec les espaces (dārān)139 situés entre les allées extérieures (al-aziqqa) et le fossé (al-ẖandaq) —, mais aussi au sud du cimetière.
Avis rendu par Muḥammad b. Lubāba140 et Ayyūb b. Sulaymān141. Que cette interdiction soit appliquée à tous les cimetières. Avis rendu par Ibn Walàd142.
83Dans les chapitres réservés aux rites funéraires (kitāb al-ğanā’iz) des traités de fiqh, les juristes se demandent s’il est légitime qu’un musulman assiste aux funérailles d’un ami ou d’un parent chrétiens. D’après Ibn Ḥabīb, le musulman peut suivre le cortège, mais il doit s’abstenir de participer aux rites funéraires qui sont étrangers à sa religion143. Ibn Ḥazm, en confrontant différents ḥadīṯ-s, en vient à la conclusion qu’un musulman voyant passer le cortège d’un kāfir doit le suivre pendant quelque temps, puis s’arrêter et rebrousser chemin144. La question des visites (ziyāra) aux tombes des non-musulmans retient aussi son attention : peut-on aller se recueillir sur la tombe d’un proche (ḥamīm) « associationniste » (mušrik) ? Le ḥadīè, rapporté d’après Muslim, apporte une réponse déconcertante :
Je vous ai interdit de rendre visite aux tombes, mais faites-le quand même145 !
84La visite à la tombe d’un défunt qui vous est cher, fût-il chrétien, est une légitime consolation. Le prophète lui-même, après avoir prié Dieu qu’il pardonnât à sa mère païenne, se le vit refuser. Il demanda alors s’il pouvait rendre visite à sa tombe : Dieu y consentit. Il s’y rendit alors et y pleura à chaudes larmes.
85Par contre, l’espace funéraire devait théoriquement être strictement délimité et séparé. Al-‘Utbī rapporte la réponse de Mālik à un disciple demandant comment il fallait agir lorsqu’un chrétien avait été enterré en même temps que des musulmans :
Il faut le déterrer et le remettre avec les ḏimmī-s. Comment pourrait-il rester avec les musulmans (fa-kayfa li-l-muslimīn)146 ?
86La casuistique juridique s’interrogeait cependant sur des cas extrêmes, comme celui-ci, rapporté par Ibn Ḥazm147 : où devait-on enterrer l’épouse kāfira d’un musulman, si celle-ci mourait enceinte ? À moins de quatre mois de grossesse, elle pouvait rejoindre le cimetière des gens de sa religion. Mais à plus de quatre mois, on considérait que l’esprit avait été insufflé à l’enfant, et que celui-ci devait être tenu pour musulman. Or, comme on ne pouvait pas non plus donner à cette femme une sépulture parmi les tombes musulmanes, les juristes conseillaient de l’ensevelir, couchée sur le côté selon le rite islamique, « à l’extrémité du cimetière des musulmans » (fī ṭarf ou fī nihāyat maqbarat al-muslimīn) ou bien même entre le cimetière des chrétiens et celui des musulmans. Cependant, une autre tradition préconisait de lui aménager un espace parmi les musulmans.
87La multiplication des études archéologiques sur les nécropoles en al-Andalus démontre toutefois que, jusqu’au IIIe/IXe siècle inclus, la séparation rigoureuse des espaces funéraires ne fut pas toujours pratiquée. Eduardo Manzano a récemment répertorié les exemples connus de superpositions d’aires funéraires chrétiennes — souvent d’origine visigothique — et musulmanes148 : dans des cités antiques en déclin (Madīnat Iyyuh149, Segobriga150) ou en zone rurale (notamment dans la province de Madrid151), mais également à la périphérie de centres urbains dynamiques comme Jaén152 et Saragosse153. Dans ces cimetières, les tombes musulmanes — bien que différenciées par leur orientation et par le mode d’excavation visant à aménager des fosses plus profondes et plus étroites pour une inhumation du cadavre sur le côté — étaient simplement intercalées entre des sépultures chrétiennes, ou même creusées au-dessus de celles-ci. Ce phénomène de continuité spatiale peut donc refléter des pratiques propres à une période où la législation ne s’était pas encore imposée en profondeur, ou témoigner des accommodements de la population avec la norme juridique, à une époque de pleine transition démographique et sociale.
88Au cours du IXe siècle, les derniers héritages structurels de l’époque visigothique se disloquèrent, transformés par les normes de l’Islam, qui régissaient désormais la société tout entière. Les textes répercutent ces mutations à travers l’évocation des convulsions sociales de la fitna, véritable ère du soupçon où le passage de plus en plus massif des populations à l’islam fait basculer les équilibres anciens, sans pour autant déboucher encore sur la pleine intégration des contingents de convertis dans une nouvelle configuration sociale et culturelle.
89Pour intégrer les nouveaux convertis, l’Islam a dû élargir, en Orient comme en Occident, sa définition de l’Umma. L’élaboration des bases doctrinales du fiqh, qui en al-Andalus se réalise au IXe siècle, tente de répondre aux défis posés par la coexistence et l’interpénétration des populations. C’est à ce même défi que renvoie le discours eschatologique chrétien des années 850-860. Il redessine les contours d’une communauté idéale, où l’adhésion au christianisme transcende les appartenances familiales ou sociales d’une société majoritairement musulmane. La coagulation de ce discours, loin d’être le fruit de l’isolement de la minorité chrétienne, provient au contraire d’une étroite interaction sociale, productrice de signes et d’emblèmes marquant la frontière intercommunautaire.
90Parmi ces signes, la langue a joué un rôle de tout premier plan dans le débat. À l’idéal islamique de l’arabité, Euloge et ses comparses ont constamment opposé le modèle latin. Pourtant, dès les années 850, une partie des lettrés chrétiens cordouans optait déjà pour le moule linguistique commun, qui allait s’imposer dans la seconde moitié du siècle à l’ensemble de la société islamique, minorités comprises.
Notes de bas de page
1 Un avis juridique d’Ibn al-Qāsim rend cette idée de conversion-soumission par la formule aslama ṭā‘ian, « il se convertit en état de soumission », par référence à la ṭā‘a, soumission et obéissance due par le sujet à son souverain (T. El Azemmouri, « Les Nawāzil d’Ibn Sahl », pp. 91-92).
2 Ibid., p. 74.
3 Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. XII, pp. 197-198.
4 P. Chalmeta, « Le passage à l’Islam ».
5 Ibn al-‘Aṭṭār, Kitāb al-waṯā’iq wa l-siğillāt, pp. 629, 632 et 636.
6 Euloge, Memoriale Sanctorum, dans CSM, t. II, p. 367.
7 Ibn al-‘Aṭṭār, Kitāb al-waṯā’iq wa l-siğillāt, pp. 632 et 636.
8 « … Yu‘raḍ ‘alayhi l-islām » : Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. XVII, pp. 378-379.
9 « Man miṯl Qūmis as-siğād al-‘ibād ḥamāmat haḏā l-masğid yuqāl fīhi māta ‘ala l-naṣrāniyya » (Al- Ḫušanī, Kitāb al-quḍāt, éd. pp. 130-133, trad. pp. 159-164).
10 A. M. Turki, « Situation du “tributaire” qui insulte l’islam ».
11 La confrontation entre le qāḍī Aslam b. ‘Abd al-‘Azīz et l’un de ces candidats à l’apostasie reprend sur le mode de la dérision les recommandations des autorités du fiqh (Al-Ḫušanī, Kitāb al-quḍāt, éd. pp. 186-187, trad. pp. 231-233).
12 Sur la question de l’appartenance religieuse et de l’apostasie des individus mineurs : A. Fernández Félix, « Children on the frontiers of Islam ».
13 Avec Ibn Lubāba, l’un des principaux jurisconsultes de l’émir ‘Abd Allāh.
14 Dans ce cas précis, le terme de ġulām se rattache à l’âge de l’individu, un adolescent, et non forcément à une fonction domestique servile à la cour.
15 Ibn al-‘Aṭṭār, Kitāb al-waṯā’iq wa l-siğillāt, p. 634.
16 Yaḥya b. Sa‘īd al-Antakī, Kitāb al-ta’rīẖ, pp. 438-439.
17 Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. XV, pp. 96-99.
18 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. p. 96.
19 Id., Muqtabis II, éd. M. ‘A. Makkī, pp. 362-363 ; M. Fierro, « Cuatro preguntas », p. 246.
20 A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 15 ; Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. XIV, pp. 291-294.
21 Le verbe de la 5e forme tašabbaṯa renvoie à l’image de l’araignée qui s’agrippe à sa toile.
22 Ibn Ḥayyān, Muqtabis V, éd. pp. 215-217, trad. pp. 165-166.
23 Qualificatif souvent réservé aux princes chrétiens (E. Lapiedra Gutiérrez, Cómo los musulmanes, pp. 176-188).
24 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. p. 128.
25 Ibn Ḥayyān, Muqtabis V, éd. pp. 138-140, trad. pp. 113-114.
26 D. Oliver Pérez, « Una nueva interpretación ».
27 R. Dozy, Histoire des musulmans d’Espagne, t. II, pp. 257, 270 ; F. J. Simonet, Historia de los mozárabes en España, t. III, pp. 596-598 ; É. Lévi-Provençal, HEM, t. II, pp. 20-21.
28 Vita Argentee et comitum, dans P. Riesco Chueca (éd.), Pasionario hispánico, pp. 268-278.
29 J. M. Fiey, « Conversions à l’islam », pp. 586-587.
30 G. Calasso, « Récits de conversion, zèle dévotionnel et instruction religieuse », p. 20.
31 Euloge, Memoriale Sanctorum, dans CSM, t. II, pp. 440-441.
32 Id., Liber Apologeticus, dans CSM, t. II, pp. 488 et 490. Witesindus aurait aussi été victime de cette « persécution » (ibid., p. 455).
33 Euloge, Memoriale Sanctorum, dans CSM, t. II, p. 445.
34 Jean 20, 17.
35 Alvare, Epistola VII, dans CSM, t. I, p. 202.
36 J. Coope, The martyrs of Córdoba, pp. 75-79.
37 Euloge, Memoriale Sanctorum, dans CSM, t. II, p. 416.
38 Selon l’expression de J. Coope, The martyrs of Córdoba, p. 80.
39 Euloge, Memoriale Sanctorum, dans CSM, t. II, p. 416.
40 P. Henriet, « Sainteté martyriale ».
41 M. Fierro, « Mawālī and Muwalladūn », p. 227.
42 P. Chalmeta et W. P. Heinrichs, « Muwallad ».
43 Ibn Haldūn, al-Muqaddima, éd. pp. 543-545, trad. pp. 950-955.
44 Ṭabarī, Tafsīr al-Qur’ān, <http://www.islamport.com/>, § 552 [Consulté le 15 juin 2009].
45 Ibn al-Nağğar, Ḏayl Ta’rīẖ Baġdād, <http://www.islamport.com/>, § 251 [Consulté le 15 juin 2009].
46 Coran, sourate 16, verset 103, cité par E. Lapiedra Gutiérrez, Cómo los musulmanes llamaban, p. 260.
47 Ch. Pellat, Le milieu basrien, p. 127.
48 Al-Ğurğāni, Dalā’il al-i‘ğāz, <http://www.islamport.com/>, § 192 [Consulté le 15 juin 2009].
49 Ibn al-Ğaza, Al-tashīl li-‘ulūm al-tanzīl, <http://www.islamport.com/>, § 22 [Consulté le 15 juin 2009].
50 Ch. Pellat, Le milieu basrien, p. 241.
51 Šihab al-Dīn al-Ibšīhī, Al-mustaṭraf fī kulli fann mustaẓraf, www.islamport.com, § 171 [Consulté le 15 juin 2009].
52 Ibn Ḥayyān, Muqtabis II, éd. et trad. J. Vallvé et F. Ruiz Girela, La primera década, pp. 59 et 133. On trouve la date plus tardive de 821 dans D. Oliver Pérez, « Una nueva interpretación », p. 149, note 18 et M. Fierro, « Mawālī and Muwalladūn », p. 220.
53 D. Oliver Pérez, « Una nueva interpretación », pp. 148-149, note 17.
54 Ibn Ḥazm, Ğamharat ansāb al-‘arab, p. 502.
55 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. p. 4.
56 Ġarb al-Andalus, domaine des Banū Qasī, Huesca, mais surtout la Bétique autour de Séville, Elvira, Jaén, Priego et bien sûr Bobastro (D. Oliver Pérez, « Una nueva interpretación », pp. 148-149, note 17).
57 M. Acién Almansa, Entre el feudalismo y el Islam ; M. Fierro, « Cuatro preguntas », pp. 222-228.
58 M. Fierro, « Mawālī and Muwalladūn », pp. 239-240.
59 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. pp. 15-16.
60 P. Chalmeta et W. P. Heinrichs, « Muwallad », p. 810.
61 M. Fierro, « Mawālī and Muwalladūn », pp. 228 et 230-231.
62 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. p. 51.
63 Dans le contexte de la seconde moitié du IVe/Xe siècle, le terme de da‘wa résonne comme un écho de l’activité fatimide.
64 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. p. 15.
65 Id., Muqtabis II, éd. M. ‘A. Makkī, p. 344.
66 Id., Muqtabis III, éd. p. 15.
67 Ibid., p. 128.
68 Ibid., pp. 15-16.
69 Ibid., pp. 62-66.
70 Ainsi, Bakr b. Yaḥya dissimulant ses origines sous le voile de son nom (ibid., pp. 15-16).
71 ‘Abd al-Masīḥ al-Kindī qualifiait déjà les convertis tièdes de munāfiqūn en les rapprochant des tribus arabes de la Ridda (G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife al-Ma’mūn, pp. 168 et 199).
72 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, p. 97.
73 E. Lapiedra Gutiérrez, Cómo los musulmanes llamaban, pp. 268-282.
74 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. pp. 54-56.
75 M. Fierro, « Cuatro preguntas », p. 238.
76 Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. pp. 51 et 54-56.
77 Al-Ḥušanī, Kitāb al-quḍāt, éd. p. 18, trad. p. 23 ; Ibn al-Qūṭiyya, Ta’rīẖ iftitāḥ al-Andalus, éd. I. Al-Abyāri, p. 103.
78 Al-Ḫušanī, Kitāb al-quḍāt, éd. pp. 186-187, trad. pp. 231-233.
79 A. M. Turki, « Situation du “tributaire” qui insulte l’Islam » ; A. Fernández Félix, Cuestiones legales, pp. 459-480.
80 M. Douglas, Purity and Danger.
81 D. Nirenberg, Comunities of Violence.
82 A. Fernández Félix, Cuestiones legales, pp. 436-446.
83 Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, pp. 129-132.
84 Ibn al-‘Aṭṭār, Kitāb al-waṯā’iq wa l-siğillāt, pp. 627, 633.
85 Saḥnūn, Al-Mudawwana al-kubrà, t. I, pp. 35-36.
86 Ibn al-‘Aṭṭār, Kitāb al-waṯā’iq wa l-siğillāt, p. 627.
87 Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, pp. 129-132.
88 Ibn ‘Abdūn, Risāla fī l-qaḍā’wa l-ḥisba, éd. p. 50 ; trad. p. 112.
89 Euloge, Memoriale sanctorum, dans CSM, t. II, p. 385.
90 A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus ».
91 D. Millet-Gérard, Chrétiens mozarabes, p. 47.
92 Samson, Apologeticus, dans CSM, t. II, p. 550.
93 La Bible (Gen. 34) raconte la circoncision de Sichem, le fils de Hamor, et non l’inverse. Sichem fut condamné à se faire circoncire, avec tous ses frères, pour pouvoir réparer le viol de Dina, la fille de Jacob, en l’épousant. Alors qu’il se reposait des douleurs de la circoncision avec ses frères, les fils de Jacob vinrent les trouver pour les exterminer. Quant au jeu de mot, il s’explique par le fait que Hamor veut dire « âne » en hébreu, et que Sichem, transcrit sous la forme Sicem, se rapproche peut-être vaguement du latin siccus.
94 J. Tolan, Les Sarrasins, p. 144. Ironie de deux perceptions opposées, Ibn ‘Abdūn réclame à l’inverse que la circoncision soit imposée de force aux moines et clercs chrétiens de Séville pour calmer leur intempérance sexuelle, déchaînée selon lui par les vœux de célibat et de chasteté qu’on leur impose (Ibn ‘Abdūn, Risāla fī l-qaḍā’ wa l-ḥisba, éd. É. Lévi-Provençal, Documents arabes inédits, pp. 48-49 ; trad. É. Lévi-Provençal, Séville musulmane pp. 108-109).
95 Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, p. 313.
96 Indiculus de adventu Enoch et Eliæ, dans CSM, t. I, pp. 127-128, 130 et 132.
97 Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, pp. 313-314.
98 Paul, Épître aux Romains, 2, 25-29 ; Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, pp. 314-315.
99 Gal. 5, 2 : Jean de Saint-Arnoul, Vita Iohannis abbatis Gorziensis, pp. 148-149.
100 Paul, Épître aux Romains, 2, 25-29.
101 G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife al-Ma’mūn, pp. 208-210.
102 A. T. Khoury, Polémique byzantine contre l’Islam, pp. 90-96 ; A. Ducellier, Chrétiens d’Orient, pp. 147-149.
103 F. R. Francke, « Die freiwilligen Martyrer », pp. 41-47 ; D. Millet-Gérard, Chrétiens mozarabes, pp. 125-138 ; K. B. Wolf, « The Earliest Latin Lives of Muhammad », pp. 94-96 ; M. C. Díaz y Díaz, « Los textos antimahometanos más antiguos », pp. 160-162 ; J. E. López, « La cultura del mundo árabe en textos latinos ».
104 Euloge, Liber Apologeticus, dans CSM, t. II, p. 483 ; Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, pp. 296-298.
105 Samson, Apologeticus, dans CSM, t. II, pp. 549-551.
106 Vita Pelagi, dans A. Riesco Chueca (éd.), Pasionario hispánico, pp. 309-321.
107 Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, pp. 298-302, 311-312.
108 Il s’agit d’un condensé de plusieurs passages bibliques, notamment du songe prophétique des « quatre bêtes » dans Daniel 7, et de la description de Béhémoth et Léviathan par Job 40, 15-32 et 41, 1-26. Voir F. Delgado León, Álvaro de Córdoba y la polémica contra el Islam.
109 Euloge, Liber Apologeticus, dans CSM, t. II, p. 483 ; D. Millet-Gérard, Chrétiens mozarabes, pp. 126-127 ; J. Tolan, « Un cadavre mutilé ».
110 Euloge, Liber Apologeticus, dans CSM, t. II, p. 492 ; Id. Memoriale sanctorum, dans CSM, t. II, pp. 389-390 ; Samson, Apologeticus, dans CSM, t. II, p. 551 ; P. Henriet, « Sainteté martyriale », pp. 123-124.
111 A. García Sanjúan, « El consumo de alimentos ».
112 Matière normalement tirée du ventricule de l’agneau et servant à faire cailler le lait (Al-‘Utbi dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. III, pp. 273-274).
113 R. Arié, « Traduction annotée et commentée des traités de ḥisba », p. 349.
114 Entre autres, Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, pp. 461-462.
115 Al-‘Utbi dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. III, pp. 272-274, 276 et 278 ; A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 421.
116 R. Arié, « Traduction annotée et commentée des traités de ḥisba », pp. 206-207. David Nirenberg note que le marché aux viandes, en Aragon au XVe siècle, est le lieu où se jouent toutes les peurs liées à la contamination par les juifs, D. Nirenberg, Comunities of Violence.
117 Jean de Saint-Arnoul, Vita Iohannis abbatis Gorziensis, pp. 148-151.
118 Concilium cordubense, dans CSM, t. I, p. 136.
119 Paul, Première épître aux Corinthiens, 10, 27-28. Dans l’Épître à Tite I, 15 se trouve l’autre phrase clef : « Tout est pur pour les purs » (omnia munda mundis).
120 Évance, Epistula contra eos qui inmundum putant esse sanguinem, dans CSM, t. I, p. 2.
121 Al-‘Utbī, dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. XVIII, pp. 396-398 ; A. Fernández Félix et M. Fierro, « Christianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 418.
122 G. Troupeau, « Les fêtes des chrétiens vues par un juriste musulman ».
123 Al-Wanšarīsī, Kitāb al-Mi‘yār, t. XI, pp. 150-152 ; H. R. Idris, « Les tributaires en Occident musulman médiéval », pp. 173-174 ; V. Lagardère, Histoire et société, p. 476 (fatwa de Yaḥya b. Yaḥya, m. 234/849).
124 F. de la Granja, « Fiestas cristianas en al-Andalus », pp. 24-25 et pp. 40-41.
125 Ibid., p. 23 et p. 38.
126 L. Torrés Balbás, « Mozarabías y juderías ».
127 Kanīsa peut désigner tout lieu de culte non musulman, temple, église, synagogue : G. Troupeau, « Kanàsa ». Le contexte nous indique néanmoins qu’il s’agit bien d’églises.
128 Saḥnūn, Al-Mudawwana al-kubrà, t. I, pp. 91-92 ; Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. I, pp. 225-226 et 464 ; A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 420 ; Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, n ° 482, pp. 185-186.
129 Euloge, Memoriale sanctorum, dans CSM, t. II, p. 441 ; Alvare, Indiculus luminosus, dans CSM, t. I, p. 279 : « Les églises de Dieu sont détruites et les temples antiques, dans leur solidité pérenne, sont rasés presque jusqu’au sol ».
130 Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. IV, p. 175.
131 Coran, sourate al-nisā’, v. 46.
132 Ibid., sourate al-baqara, v. 79.
133 Ibn ‘Abdun, Risāla fī l-qaḍā’wa l-ḥisba, éd. p. 55, trad. p. 123.
134 Voir, notamment, J. Tolan, « Affreux vacarme ».
135 Euloge, Memoriale sanctorum, dans CSM, t. II, p. 432.
136 T. El Azemmouri, « Les Nawāzil d’Ibn Sahl. Section relative à l’iḥtisāb », p. 39 ; M.‘A. Ḫallāf Waṯā’iq fī aḥkām qaḍā’ahl al-ḏimma fī l-Andalus, pp. 81-82. Voir aussi É. Lévi-Provençal, HEM, t. III, p. 124, et M. Fierro, « El espacio de los muertos », p. 158.
137 Dont le nom provient d’une concubine d’al-Ḥakam I, qui fit œuvre pieuse en attribuant une parcelle à cet usage au début du IXe siècle, en plus de la construction d’une mosquée (É. Lévi-Provençal, HEM, t. III, p. 121).
138 Kuffār est un terme utilisé contre les chrétiens généralement dans la polémique religieuse, car il implique de les considérer comme des infidèles promis à la damnation éternelle (W. Björkman, « Kāfir »).
139 Le terme dār peut avoir le sens de « place », aire « comprise entre deux murs ou murailles ».
140 Homme de fiqh cordouan mort en 314/926. Il fut, avec ‘Ubayd Allāh, l’un des principaux conseillers de l’émir ‘Abd Allāh (888-913) et était toujours très écouté au début du règne d’al-Nāṣir.
141 Il s’agit de Ayyūb b. Hāšim b. Ṣalīḥ b. Hāšim (m. 302/914), faqīh et jurisconsulte cordouan originaire de Jaén.
142 Muḥammad b. Walīd b. Muḥammad b. ‘Abd Allāh (m. 309/921), faqīh cordouan, l’un des mušawwarūn proches d’Ibn Ziyād.
143 Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. II, pp. 218-219 ; A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 418.
144 Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, n ° 591, pp. 153-154.
145 Ibid., n° 600, pp. 160-161.
146 Al-‘Utbī dans Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-Bayān, t. II, pp. 270-271 ; A. Fernández Félix et M. Fierro, « Cristianos y conversos al Islam en al-Andalus », p. 418.
147 Ibn Ḥazm, Kitāb al-muḥalla, n ° 582, pp. 142-143.
148 E. Manzano, Conquistadores, emires y califas, pp. 268-273.
149 S. Gutiérrez Lloret, La Cora de Tudmīr, p. 248 ; Id., « La islamización de Tudmīr », pp. 297-298 ; L. Abad Casal et alii, El Tolmo de Minateda, pp. 120-124.
150 La nécropole de Saelices comporte une série de sépultures musulmanes parmi les tombes chrétiennes : E. Manzano, Conquistadores, emires y califas, p. 549, note 62. Cette anomalie n’avait pas été relevée par M. Almagro Basch, La necrópolis hispano-visigoda de Segobriga.
151 Outre le cas de Cacera de las Ranas (E. Manzano, Conquistadores, emires y califas, p. 270, et p. 549, note 63), il se pourrait que plusieurs nécropoles des alentours de Madrid (La Huelga, El Soto, la Pista de Motos, La Indiana) présentent le même phénomène, selon A. Vigil Escalera, « Sobre sepulturas y sembrados ».
152 J. L. Serrano Peña et J. C. Castillo Armenteros, « Las necrópolis medievales de Marroquíes Bajos ».
153 P. Galve Izquierdo et J. A. Benavente Serrano, « La necrópolis islámica de la Puerta de Toledo de Zaragoza ».
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