Chapitre III. Perpétuation sociale et politique de la saccharocratie
p. 93-133
Texte intégral
1Donner une définition de l’élite havanaise ne rend pas compte de son environnement politique, culturel et social. Il convient donc d’examiner les personnages et les familles qui composaient ce groupe et d’étudier leurs comportements et leurs stratégies pour maintenir leur cohésion et leur prééminence sociale. Le premier point concerne l’exercice du pouvoir lui-même : comment et selon quels critères les familles se répartissaient-elles le pouvoir politique créole ? La famille étant ici un thème central, une approche des politiques matrimoniales est également nécessaire pour éclairer les données qui permettent de mesurer les conséquences de ces stratégies politiques et matrimoniales. Comment le roi ou son représentant à La Havane pouvaient-ils intervenir pour régler les conflits entre les familles et au sein même de ces familles ? Plusieurs exemples permettent une première approche des relations entretenues entre l’élite créole havanaise et la monarchie espagnole.
I. – Les créoles contrôlent l’entrée dans le cabildo et l’aristocratie
2La participation au cabildo, au Consulat royal et la possession d’un titre de Castille sont, à La Havane, les marques de la puissance. Aussi la création ou la transmission de charges de regidores, quand la voie héréditaire directe ne pouvait se réaliser, l’élection au poste d’alcalde ordinario, de prieur ou de consul, et l’obtention d’un titre de noblesse suscitaient-elles ambitions, jalousies et stratégies pour les obtenir ou en priver les autres. C’est pourquoi quelques exemples concernant ces créations de charge de regidores, comme la concession de titres de noblesse, devraient apporter des éclairages sur les mécanismes de régulation internes du groupe de pouvoir précédemment défini ainsi que sur les valeurs qui pouvaient assurer sa cohésion.
3Le roi créa bien peu de charges nouvelles de regidores de plein exercice. Cependant, le faible nombre d’informations sur ces concessions, ou ces sollicitations est suffisant pour mettre en valeur les comportements du corps de regidores devant une possibilité d’élargissement. On peut opposer en effet deux réactions, l’une positive, l’autre négative.
4En 1783, Josefa Gabriela de Ambulodi y Arriola écrivit au roi pour lui demander de concéder un poste de regidor à son fils, José Antonio de Arredondo y Ambulodi, premier comte de Vallellano1. Outre la relation de mérites qu’elle montra et les services qu’elle proposa, elle présenta aussi une liste de cinq personnes qui appuyaient cette sollicitation. Cette liste comprenait trois regidores qui étaient le deuxième marquis du Real Socorro, Manuel Felipe de Arango y Meireles et Gabriel Peñalver y Cárdenas, un des deux alcaldes ordinarios en exercice, en l’occurrence José Miguel Herrera y Zayas-Bazán et, enfin, le premier comte de Lagunillas qui occupa plusieurs postes au cabildo et dont le titre était un argument supplémentaire pour accréditer l’honorabilité du sollicitant. Aucune disposition légale n’obligeait à la présentation de cette liste. Cependant, cette démarche montre qu’il était nécessaire de bénéficier de l’approbation du cabildo, ou du moins de quelques-uns de ses représentants, pour pouvoir intégrer l’institution.
5Le roi se heurta lui-même à une forte opposition du cabildo lorsque, à propos d’une affaire sortant de l’ordinaire, il ne voulut pas tenir compte de cette règle non écrite. En effet, en 1804, Charles IV accéda à la demande d’une charge de regidor présentée par José Cayetano Pichardo y Zereceda comme dédommagement de celle qu’il avait perdue à Santiago de Los Caballeros, à Santo Domingo, dont il était originaire, sans consulter la municipalité havanaise2. Cet hacendado, maître d’un ingenio, avait dû fuir précipitamment les graves troubles qui affectèrent l’île d’Hispaniola, emmenant avec lui ses onze enfants et prenant aussi à sa charge trois autres neveux. Là-bas il était riche et considéré, mais à La Havane il se disait réduit à l’indigence. Aussi avait-il bien précisé, dans la sollicitation qu’il présenta au souverain, qu’il ne demandait la charge que pour pouvoir se constituer un revenu grâce à sa revente, non pour l’exercer directement. Là était peut-être la raison pour laquelle la monarchie ne jugea pas utile d’informer le cabildo. Le roi accéda à sa requête, créant la dix-septième charge de regidor de la municipalité havanaise, sans se douter qu’il allait prolonger et accentuer les ennuis de Pichardo. Car, sitôt nanti de la précieuse charge, Pichardo courut à la nouvelle Audience de Puerto Príncipe pour la mettre en vente. Mais l’Audience l’entraîna alors dans un labyrinthe administratif, réclamant papiers et certificats toujours manquants, l’obligeant à de fréquentes allées et venues entre La Havane et Puerto Príncipe, qui l’appauvrirent davantage. Cette complexité administrative n’était qu’un prétexte car l’Audience faisait traîner l’affaire à la demande du cabildo et du capitaine général. Le premier parce qu’il ne voulait pas accepter n’importe qui dans ses rangs, le second parce qu’il était par principe opposé à tout élargissement du cabildo. L’ayuntamiento de La Havane avouait ainsi sans détour son opposition à la grâce royale, car Pichardo « n’avait pas les qualités suffisantes pour cet emploi », tout ex-hacendado qu’il était3. Et c’est parce que la grâce royale ne portait pas clairement inscrite la possibilité de revente que le cabildo fit toujours bloc pour qu’elle ne soit jamais concédée à Pichardo, ne voulant pas risquer d’accueillir un pauvre hère parmi ses membres. La guerre d’Indépendance paralysa encore la procédure et en 1816, Pichardo, ruiné, se résolut à demander une place d’officier dans l’administration plutôt que ce poste de regidor qu’il ne parvint jamais à faire valider. Mais comme il était désormais trop vieux pour cela, commencèrent des tractations en vue d’un dédommagement financier.
6Cet exemple paraît assez révélateur de la puissance et de la cohésion du cabildo, capable de rendre inopérante une décision royale au seul motif qu’elle portait atteinte à son image de marque. On peut cependant trouver bien curieux que le cabildo n’ait pas réussi à trouver un accord pour qu’une famille aristocratique en laquelle il aurait eu toute confiance – les comtes de Vallellano par exemple qui n’avaient pas eu gain de cause en 1783 – rachète la charge qui aurait été concédée à Pichardo, tant il est vrai que les patriciens voulaient que se développât cette institution. Il reste que cette place ne fut jamais occupée, ce qui explique que, si la monarchie avait créé dix-sept regidores, dans les faits, seize seulement régissaient la municipalité.
7Il est vrai, d’autre part, qu’il y eut peu de ventes de charges de regidores de La Havane au cours de la période. Bien trop précieuses, elles étaient conservées par les familles qui se les transmettaient comme des titres de Castille, les incluant dans des majorats, pour ne les monnayer qu’en cas de crise successorale grave. Le plus souvent, lorsque la branche d’une famille détentrice d’une charge de regidor s’éteignait, une branche collatérale en héritait, à l’instar, encore une fois, d’un titre de comte ou de marquis. Si le temps avait trop éloigné les branches du tronc commun, la charge pouvait passer dans la famille du beau-fils ou de la belle-fille. C’est ce qu’il advint, par exemple, en 1814 avec la charge de regidor alguacil mayor, longtemps apanage des Calvo de la Puerta. Faute d’héritier mâle, elle devint la propriété des O’Reilly. Manuel O’Reilly y Calvo de la Puerta l’hérita de sa mère en même temps que le titre de quatrième comte de Buena Vista. Cette souplesse, qui permettait donc que la charge puisse se transmettre à des branches collatérales ou, par l’intermédiaire des femmes, à des familles alliées, contribua à réduire au nombre de trois seulement le nombre de transactions.
8La première vente eut lieu en 1773. Se voyant vieillir seul, son fils unique étant mort depuis près de vingt ans, sans frère ni sœur vivants, Gonzalo Recio de Oquendo y Hoces, premier marquis de la Real Proclamación, vendit sa charge de regidor alférez real à Manuel Felipe de Arango y Meireles. Celui-ci, qui n’eut aucune descendance, la légua par testament à son frère Miguel Ciriaco, expressément « pour qu’il la possède en qualité de bien qui doit se perpétuer dans ma famille avec les charges qui lui sont attachées4 ». Son désir fut exaucé puisque le poste de regidor resta dans la famille Arango durant toute la période étudiée ici. Les raisons qui ont poussé Recio de Oquendo y Hoces à ne pas inclure cette charge dans son majorat qui passa aux mains de la famille de sa dernière épouse sont obscures, de même que les détails de la transaction. Si les négociations de la deuxième vente sont mieux connues, cette fois ce sont les raisons qui restent dans l’ombre. En 1791, José Antonio Veitia y Castro, deuxième marquis du Real Socorro, céda sa charge de regidor depositario general à José Armenteros y Zaldívar, alors qu’il appartenait à l’une des familles les plus riches de Cuba et qu’il avait des enfants pour lui succéder5. Peut-être ne pouvait-il attendre l’héritage de son père pour vivre dans l’opulence, ou préférait-il les affaires à la politique, ce qui expliquerait aussi qu’il se défit de la charge à un prix très élevé : 40.000 pesos, plus une hacienda de bétail, plus une grande maison à La Havane6. Le point commun à ces deux premières ventes est que les acheteurs faisaient partie du sérail havanais : dans le premier cas, un Arango qui avait déjà occupé un poste à la municipalité et qui possédait deux ingenios, dans le second un Armenteros dont la famille et la belle-famille avaient intégré les milices. Il n’en alla pas de même pour la troisième vente. Luis Ignacio de Caballero y Rodríguez était, à l’exception d’un frère ecclésiastique, le dernier représentant masculin de sa famille ; aussi légat-il tous ses biens, qui comprenaient une charge de regidor, à ses deux filles. Celles-ci, trois mois seulement après sa mort, en août 1819, vendirent ladite charge à un certain Enrique Disdier, un commerçant qui avait pignon sur rue7. Aucun lien, proche ou lointain, ne le rattachait aux vieilles familles oligarchiques, tout au plus sait-on de lui qu’il les avait fréquentées en occupant un poste de conseiller au Consulat royal en 18168. Ajoutons qu’il devait s’agir d’un homme prêt à tout pour s’élever puisqu’il n’avait pas hésité à vendre, aux troupes espagnoles, des armes anglaises en mauvais état9. Bien que l’on ne connaisse pas le montant auquel les héritières consentirent à céder cette charge, on peut supposer qu’il fut très élevé, puisqu’il était en relation avec le nombre d’habitants de la ville, qui ne cessait de s’accroître. Cette transaction est très symbolique, puisque avec elle, pour la première fois, un commerçant réussit à intégrer le puissant corps de la saccharocratie. Très probablement Disdier fit la meilleure offre aux héritières. Cela laisse déjà supposer que les familles traditionnelles maîtresses des ingenios, étaient menacées vers 1820 d’être supplantées par les plus habiles commerçants. Ce n’est que le premier indice d’une évolution particulièrement importante… Il y en aura d’autres.
9Une autre manière d’appréhender l’esprit clanique de ce groupe est de se pencher sur le recrutement des alcaldes ordinarios. Le mode d’élection reste flou : impossible de savoir si les regidores étaient les seuls votants, quel était le nombre de candidats et comment se déroulaient les scrutins. La seule certitude est que le nombre de candidats potentiels était défini par le cabildo, qui en dressait une liste officielle, car c’était la procédure légale. Mais il n’a pas été possible de mettre la main sur ces listes et, pour plus d’approfondissements, le recours à la prosopographie s’est révélé indispensable.
10Nous avons comptabilisé 133 alcaldes ordinarios différents entre 1763 et 1838 à La Havane, sans tenir compte des périodes où fut en vigueur la Constitution. De ces 133 personnes, 16 seulement n’ont pu être replacées dans leur contexte familial : autrement dit, leur origine sociale comme des alliances matrimoniales qu’elles ont pu contracter restent totalement inconnues. Il est cependant certain qu’aucune n’était apparentée, de près ou de loin, avec les familles patriciennes précédemment définies. C’est cette bonne connaissance de la lignée des familles traditionnelles, dans leur ensemble, qui autorise à affirmer que la généalogie de 117 – soit plus de 87 % – des alcaldes ordinarios de La Havane est notoire. Dans ce groupe de personnes connues, 25 seulement, au moment de leur accession à la plus haute magistrature créole, n’avaient de parent, mort ou vivant, qui les avait précédés comme membre du cabildo. Cette dernière soustraction délimite un groupe de 92 alcaldes ordinarios ayant eu un parent qui, avant eux, avait occupé une charge de regidor, avait été élu alcalde ordinario ou avait occupé un autre poste au sein du cabildo. Il est donc certain que plus de 69 % de tous les alcaldes ordinarios avaient été précédés par un parent au sein du cabildo. Ce chiffre élevé montre déjà combien le premier pouvoir créole était concentré entre quelques familles.
11Mais c’est en affinant le résultat (tableau 5, p. 98) et en précisant le degré de parenté qui liait l’alcalde ordinario et le membre de sa famille ou de sa belle-famille qui l’avait précédé au cabildo que la méthode apporte un éclairage bien plus vif sur ce recrutement. Par souci de clarté, n’a été vérifié, pour chaque alcalde ordinario, que l’éventuelle présence, dans la municipalité, de son père, de son beau-père, de son oncle paternel ou de son frère. En cas de cumul, il n’a été retenu que le lien considéré comme le plus fort : le frère s’efface devant le beau-père qui s’éclipse devant le père.
Tableau 5. – Relations de parentés entre les alcaldes ordinarios de La Havane et des membres de leurs familles qui les ont précédés au cabildo
Fonction/degré | Père | Beau-Père | Oncle paternel | Total |
Alcalde ordinario | 48 | 15 | 8 | 71 |
Regidor | 8 | 5 | 1 | 14 |
Autre poste dans le cabildo | 4 | 3 | 0 | 7 |
Total | 60 | 23 | 9 | 92 |
Source Tableau construit à partir des données rassemblées dans FICHOZ et F.J. Santa Cruz y Mallen, Historia de las familias cubanas.
12Ce classement montre à quel point l’influence du père dans l’élection d’un nouvel alcalde ordinario fut fondamentale. Plus de la moitié des 92 alcaldes ordinarios provenant de familles patriciennes étaient eux-mêmes fils d’alcaldes ordinarios. Si l’on étend l’analyse aux 133 personnes qui forment l’ensemble du groupe, on remarque que plus du tiers, soit 36 %, étaient fils d’un alcalde ordinario, et pour 45 % de ce même groupe, le père avait occupé un poste ou une charge au cabildo. L’influence du père politique se place immédiatement après celle du père biologique : 17 % des alcaldes ordinarios de La Havane avaient comme plus proche parent, à un poste ou à un autre du cabildo, leur beau-père. Si l’on considère les postes occupés par ses prédécesseurs, on remarque sans surprise la nette prépondérance de celui d’alcalde ordinario. Plus de 53 % des alcaldes ordinarios avaient eu un père, un beau-père, un frère ou un oncle qui les avait précédés dans cette fonction. Il existe même des lignées d’alcaldes ordinarios, comme les Cárdenas par exemple. Ces chiffres pourraient être affinés en prenant en considération les cousins ou les oncles maternels, mais cela ne ferait que mettre en valeur le rôle fondamental de la proche famille pour accéder à la première magistrature créole de l’Île.
13La méthode est cependant suffisante pour démontrer que l’élection prend bien souvent la tournure d’une cooptation. Les chiffres précédents montrent qu’il y a une véritable entente entre les chefs de famille pour faire élire leurs enfants au poste d’alcalde ordinario. L’élection de 25 personnes, auxquelles il faut rajouter les 16 inconnus qui ne faisaient pas partie de ce « sérail biologique », montre cependant que si le système était bien contrôlé, il n’était pas pour autant fermé. Ces 41 personnes étaient pour la plupart d’anciens hauts fonctionnaires péninsulaires, ou quelques aristocrates métropolitains qui cherchaient à s’enraciner à Cuba. Les amitiés qu’ils ont entretenues au cours de leurs carrières, les possibilités qu’offraient les tissus de relations provenant de leurs positions sociales en faisaient des alcaldes de choix. On ne peut douter qu’une fois intégrés, ils perpétuaient et défendaient avec toute la force des néophytes les valeurs traditionnelles du clan.
14L’étude des transmissions de charges de regidores et des alcaldes ordinarios permet de mesurer le verrouillage politique effectué par l’oligarchie créole. S’attarder sur les manœuvres qui entourèrent les concessions de titres de Castille peut apporter quelques compléments d’informations importants dans le domaine de l’influence sociale.
15C’est le roi en personne qui concédait un titre de noblesse, après une information administrative particulièrement rigoureuse. Bien souvent les enquêteurs demandaient au sollicitant de présenter une liste de six témoins pour accréditer ses dires concernant sa noblesse, ses mérites et ceux de sa famille, ainsi que sa fortune. Comme il lui était laissé le libre choix de ses témoins, il ne rassemblait que des personnes prêtes à l’appuyer. Aussi, les enquêteurs s’intéressaient-ils naturellement plus à la qualité des témoins qu’aux témoignages. C’est pour cela que, pour le sollicitant, l’éventuelle difficulté était de s’entourer de personnes de qualité, capables de lui apporter une garantie. L’idéal étant, comme pour le cabildo, de recevoir l’aval des personnes appartenant à la strate sociale que le sollicitant voulait intégrer. Ainsi, lorsqu’en 1811 Agustín Valdés y Pedroso demanda au roi de le nommer comte de San Esteban Cañongo, il dirigea le 23 novembre de cette même année les enquêteurs vers les résidences de six personnes influentes à La Havane10. Celle qui semblait occuper la position sociale la plus faible, Francisco Tomás de Franchi-Alfaro y Franchi-Alfaro, était tout de même chevalier de la Real Ronda ; on comptait également trois regidores, le marquis de la Real Proclamación et, surtout, le marquis de San Felipe y Santiago, gentilhomme de la chambre, qui jouissait des honneurs de grand d’Espagne. Cet exemple montre aussi l’autorité morale des personnes influentes de La Havane, dont le roi devait tenir compte. S’il l’oubliait, les aristocrates havanais étaient capables de faire bloc pour le lui rappeler dès lors qu’ils pensaient que leurs intérêts étaient menacés, comme l’illustre l’exemple suivant.
16En 1786, Jerónimo del Pozo y Miranda remit auprès des organismes compétents de la monarchie un dossier présentant sa généalogie, ses mérites et ceux de sa famille, ainsi qu’un récapitulatif de ses biens et de sa fortune afin de solliciter le titre de comte ou de marquis du Real Servicio (« Service royal11 »). Il faisait ainsi état de ses nombreuses terres et têtes de bétail, de ses possessions immobilières à La Havane, dont il chiffrait l’ensemble à près de 120.000 pesos, ce qui, à cette date, était une belle somme. La Cámara de Indias, qui instruisait le dossier, émit un avis favorable, après avoir vérifié que le créole Pozo y Miranda provenait bien d’une noblesse ancienne, ses ancêtres étant des hidalgos notoires de Tolède. Surtout, la Cámara de Indias reconnaissait que le motif principal sur lequel s’appuyait le sollicitant (le ravitaillement en viande, à très bas prix, du corps expéditionnaire parti reconquérir la Floride quelques années plus tôt) avait été de grande utilité. C’est précisément en référence à ce service rendu que Pozo y Miranda avait choisi son titre.
17L’instruction était donc bien avancée en faveur de Pozo y Miranda lorsque parvint à la Chambre une représentation du capitaine général de La Havane, Ezpeleta y Galdiano, qui reprenait les plaintes de personnes titrées de la capitale cubaine12. Si Ezpeleta restait discret sur ses sources, ne citant nommément personne, tout porte à croire qu’il n’ôta pas un mot des griefs qu’il entendit contre Pozo y Miranda tant la liste était longue. Pour ses détracteurs, il n’était qu’un plébéien dont on n’avait pas voulu comme alcalde de la Santa Hermandad, dont aucun membre de sa famille n’avait occupé non plus d’emploi honorifique et qui avait même été jeté un moment en prison ; de surcroît les informations concernant sa fortune étaient fausses et on l’accusait même d’être couvert de dettes. Enfin, les témoignages favorables qu’il avait recueillis en sa faveur, dans la petite localité voisine de Guanabacoa, étaient douteux. La violence de cette lettre s’explique et se résume peut-être en un mot : l’étiquette, ici péjorative, de « matador » que lui collait dans le dos la saccharocratie. Il est probable que Pozo y Miranda avait de l’argent, mais il n’avait pas d’ingenio, sa fortune ne reposait pas sur le sucre mais presque exclusivement sur des têtes de bétail ; et, peut-être aussi à cause de cela, il ne comptait aucun parent, aucun beau-père, aucune cousine même lointaine parmi les prestigieuses familles havanaises. Aucun de ses témoins n’en faisait non plus partie. Il fut alors facile à la saccharocratie de se liguer contre lui pour stopper net et définitivement la procédure. En 1789, le fils de Jerónimo, Diego, religieux et trésorier de l’université de La Havane, partit à Madrid pour tenter de la relancer et de contrebalancer ce qu’il nommait « una sangrienta oposición » (une « sanglante opposition »). Il n’eut aucun succès car les saccharocrates avaient présenté au roi un argument décisif :
Le désir d’un homme de la plèbe, même fortuné, de s’introduire parmi les premières classes […] est dangereux pour la République13.
18Les aristocrates créoles faisaient donc respectueusement remarquer au roi qu’en accédant au désir de Pozo y Miranda il perturberait la tranquillité havanaise. C’était une manière aussi diplomatique qu’efficace de rappeler au souverain leur pouvoir à La Havane et le droit de regard qu’ils avaient sur les modifications des hiérarchies au sein des familles havanaises. La demande de Jerónimo del Pozo y Miranda fut classée sans suite et archivée ; jamais aucun Pozo ne parvint à intégrer cette élite. Il faut noter à cet égard que si Francisco García-Barrera y Montero de Espinosa obtint un titre de Castille en 1820, tout en étant un grand propriétaire terrien sans ingenio, sa fortune reposait sur des plantations de café et sa belle-famille était implantée à la municipalité14. Par ailleurs, si après l’incident concernant les Pozo la monarchie refusa de concéder des titres, ce ne fut plus la conséquence de pressions des familles aristocratiques havanaises, parce qu’elles n’eurent plus jamais à se mobiliser. Tout porte à croire, en effet, que l’aventure de Jerónimo del Pozo y Miranda servit d’exemple pour dissuader les créoles qui ne fréquentaient pas, de près ou de loin, la saccharocratie, de prétendre s’y agréger.
19En fournissant les motifs d’exclusion à l’encontre de Pichardo ou del Pozo y Miranda et les avis favorables pour intégrer le comte de Vallellano ou Agustín Valdés y Pedroso, les familles patriciennes défendaient, voire construisaient leur identité et leurs valeurs, tant il est vrai que l’exclusion peut servir à cimenter un groupe. Ces valeurs et cette identité peuvent sembler assez classiques : c’étaient celles de la noblesse, de l’appartenance à un réseau familial. Mais le cabildo havanais se distingue d’autre cabildos d’Amérique par le fait qu’il n’accepte pas d’éléments étrangers, entendons péninsulaires : on n’y retrouve pas des mécanismes d’alternance des Européens et des Américains, comme en d’autres lieux15.
20Une autre spécificité, peut-être, réside dans le fait que si la production de sucre est fondamentale pour intégrer le cabildo, le cabildo n’est pas pour autant une structure qui permette de produire ou vendre plus de sucre. C’est le Consulat qui va se charger de ce rôle. Ainsi, si le patriciat havanais utilise le cabildo comme une machine à exclure, à l’instar de ce qu’il se fait souvent ailleurs, ici, c’est avant tout pour une raison d’identité aristocratique. C’est pourquoi la défense de cette identité entraînait une endogamie politique, comme le montre le pourcentage élevé d’alcaldes ordinarios qui étaient eux-mêmes fils, voire petit-fils, d’alcaldes ordinarios.
21Cette endogamie politique et sociale amène à s’intéresser à l’endogamie biologique. Il serait vain d’entretenir des doutes quant à son existence. Elle est obligatoire, parce qu’il est commun pour les élites de se reproduire entre elles et parce que, si l’admission de nouveaux membres dans les structures politiques était si contrôlée, il va sans dire que l’entrée dans une famille d’un nouveau membre l’était forcément davantage. Reste à vérifier le degré d’endogamie de ces familles et ses conséquences.
II. – Autocontrôle du marché matrimonial par l’aristocratie havanaise
22Il y a quelques années, dans un article qui faisait une large part aux politiques matrimoniales à l’époque moderne, Ch. Büsches rappelait que le sentiment de l’honneur devait être entendu plus dans en un sens collectif qu’individuel. Il soulignait, en effet, que :
Ce concept de l’honneur, typique des sociétés d’Ancien Régime, n’était pas tant basé sur la réputation d’un individu ou sur ses relations personnelles, mais l’honneur correspondait en premier lieu comme membre d’un certain groupe social16.
23C’est la raison pour laquelle les aristocrates devaient demander au roi la permission de se marier selon une procédure qui rappelle celles évoquées pour entrer au cabildo ou recevoir un titre. Par exemple, en 1802, c’est José María Peñalver y Navarrete qui demanda au capitaine général l’autorisation de se marier avec sa cousine germaine, María del Carmen Peñalver y Cárdenas17. La requête qu’il lui présentait ne concernait pas le lien de consanguinité, réservé aux autorités religieuses, mais était liée à la noblesse des fiancés. Les Peñalver appartenaient à l’élite aristocratique havanaise et José María, fils du premier marquis de Arcos, justifia sa demande :
Par notre mariage, loin de diminuer, se conserve la noblesse et hidalguía de notre famille et l’union à laquelle nous prétendons est réciproquement digne18.
24Comme la procédure l’y obligeait, il présentait des témoins confirmant ses propos. Ces témoins furent le marquis du Real Socorro, le comte de Gibacoa et les regidores Miguel Ciriaco de Arango y Meireles et Luis Ignacio Caballero y Rodríguez qui, comme leur titre et leur fonction au cabildo l’indiquent, faisaient partie de l’élite havanaise. Les témoins que présenta Juan Francisco de Zequeira y Acosta, fils aîné du deuxième comte de Lagunillas, pour obtenir l’autorisation d’épouser María de los Ángeles de Cárdenas y Peñalver en 1804, ne provenaient pas d’un monde différent19. Témoignèrent en effet en sa faveur les comtes d’O’Reilly, de Vallellano, de Zaldívar, ainsi que le lieutenant-colonel Antonio de La Luz y Poveda et, encore une fois, Luis Ignacio Caballero y Rodríguez. Tous ces témoins s’accordèrent là encore pour attester que les fiancés étaient de « première classe20 », ce qui revient à dire qu’ils appartenaient à la leur. Dans les deux cas précédents, les enquêtes ont été promptement diligentées car, d’une part, fiancés et parents des fiancés appartenaient au même groupe social et, d’autre part, ils consentaient au mariage. Les choses se compliquaient lorsqu’il manquait cette équivalence ou cette bonne disposition ; c’est alors dans les différends qui s’ensuivaient que le pouvoir du groupe se faisait le plus sentir. En effet, comme pour le cabildo ou la charge de regidor, l’élite aristocratique, jalouse de son honneur et fière de son identité, pouvait se mobiliser pour interdire l’entrée en son sein d’hommes ou de femmes jugés de condition sociale inférieure.
25Cependant, le groupe n’agissait pas de sa propre initiative, mais répondait à l’appel à l’aide du membre de la famille – en général le chef – qui se voyait le plus menacé par la perspective d’une mésalliance. Ce chef était alors souvent le père. Il était en effet le pater familias, sorte de seigneur régissant la casa grande, autrement dit les biens et la famille qui, comme le rappelle I. Atienza Hernández, était le centre de l’univers social et politique de l’Ancien Régime21. Le père de famille, qu’il fût modeste ou puissant, décidait des investissements économiques et politiques matrimoniales de ses enfants, les deux étant d’ailleurs étroitement liés. Toutefois, il est vrai que l’autorité paternelle était en perte de vitesse depuis que, par la Pragmatique du 28 avril 1803, Charles IV autorisait les fils à se marier à partir de vingt-cinq ans révolus et les filles à vingt-deux, sans avoir à demander l’accord de leur parent. Peut-être est-ce pour cela que le père d’une famille demandait parfois le soutien des autres maisons aristocratiques lorsqu’il ne pouvait se défaire seul de la menace d’une mésalliance qui pesait sur la sienne. C’est ce que les exemples qui suivent illustrent.
26Pour Miguel Ciriaco de Arango y Meireles, la meilleure manière de ramener son fils Antonio, qui fréquentait avec trop d’assiduité une belle jeune femme sans quartiers de noblesses, malgré son interdiction formelle, était le recours à la force. Le 9 septembre 1778, alors qu’il était alcalde ordinario de La Havane, il demanda par lettre, au capitaine général, d’emprisonner son fils, durant quelque temps, pour ce seul motif22. Il est dommage que le document ne présente pas la réponse du capitaine général et que l’on n’en sache pas plus. Mais cela suffit pour déduire qu’il apparaissait moins déshonorant pour un père de famille d’avoir un fils en prison, victime d’une lettre de cachet, que de le voir contraint d’épouser une femme d’un milieu social inférieur pour l’avoir mise enceinte. Dix années plus tard, pour empêcher, lui aussi, son fils de faire une mésalliance, le colonel de cavalerie de milices havanaises, Martín de Aróstegui y Basave, préféra la voie judiciaire en s’attaquant à la fiancée de son fils Gonzalo de Aróstegui y Herrera ; il engagea en effet un procès contre María Dolores de Ramírez y Aparicio afin de la dissuader d’épouser son fils23. Il est dommage que le document, fort mal conservé, en reste là. Heureusement, un autre dossier, en meilleur état, qui relate un problème survenu en 1826 – ce qui montre la permanence de cette préoccupation pour une période tardive – est aussi bien plus explicite : il montre que José María de Xenes y Montalvo, pour empêcher son fils de faire une mésalliance, usa des deux procédés : la violence contre lui et la procédure juridique contre sa promise24. Cette affaire, riche en papiers et lettres des parties en cause, est plus à même de fournir des informations précieuses quant au pouvoir paternel, aux désirs de certaines familles d’intégrer les plus hautes sphères sociales de la colonie et à la volonté de ces dernières de leur en barrer la route.
27Cela faisait deux années que Luis Ignacio de Xenes y Caballero, teniente de regidor (« suppléant d’échevin ») de son père, fréquentait Teresa Marliany y Vigner lorsqu’ils décidèrent de se marier. Pour ce faire, ils attendirent que le père de Luis Ignacio, José María de Xenes y Montalvo se soit absenté dans un de ses lointains ingenios. Luis Ignacio, étant noble, demanda l’autorisation de se marier au représentant du roi, ce que le capitaine général, le connaissant bien ne serait-ce que pour le rencontrer toutes les semaines lors des sessions du cabildo, lui fournit rapidement. Nanti de cette autorisation, Luis Ignacio s’en alla trouver l’évêque pour concevoir avec lui le déroulement de la cérémonie. Le prêtre était sur le point de marier Luis et Teresa lorsque le père, revenant de son ingenio, « [trouva toute sa] famille dans la plus grande consternation25 ». Apprenant ce qui se tramait, José María écrivit une longue lettre au capitaine général Francisco Dionisio de Vives y Planes, dans laquelle il lui demandait d’intervenir pour suspendre le mariage. Son argumentation tenait en un seul point : la différence de rang social entre Luis Ignacio et Teresa. Luis Ignacio était donc teniente de regidor et l’on trouvait dans sa famille des titres de Castille, des ecclésiastiques décorés, des militaires couverts d’honneur, de glorieux généraux, des vice-rois et des conseillers d’État. En face, il prétendait que Teresa était fille de père inconnu, que sa mère, une aventurière d’origine française, avait été successivement la maîtresse des défunts comtes de Santa Cruz de Mopox et de Santa María de Loreto, et même de son propre fils avant qu’elle ne le pousse dans les bras de sa fille. De plus, elle bravait les lois et l’autorité puisque, par trois fois déjà, il lui avait été notifié son expulsion de l’Île. Pour José María, il était bien clair que
[cet odieux mariage] jetterait une tache sombre sur toute la famille et tous les membres détesteraient le père qui n’aurait rien fait pour empêcher cela26.
28Pis encore, pour lui ce mariage était néfaste à l’État tout entier puisqu’il manifestait que la noblesse était « le soutient et la colonne du trône27 ». On retrouve là l’argument de l’imbrication des intérêts aristocratiques et monarchiques pour maintenir la stabilité de la société. C’est pourquoi José María de Xenes y Montalvo concluait en rappelant au capitaine général que son premier rôle était la conservation de l’ordre. Sans doute, nullement intimidé par ce rappel, mais en accord avec les arguments du père, Vives, sans réfléchir plus avant, ordonna à l’évêque la suspension des préparatifs de la cérémonie, ce qui fut fait immédiatement, le temps de réfléchir sereinement à la situation.
29Mais Luis Ignacio, assez épris de Teresa pour avoir voulu l’épouser en cachette de son père, n’entendait pas non plus perdre de temps ni laisser l’initiative au capitaine général. Il ne rentra pas à la maison et trouva refuge chez Teresa, ou plutôt chez Enriqueta, la mère de cette dernière, laquelle se montrait évidemment très enthousiaste quant à cette union. José María, furieux, obtint du capitaine général que, dans l’intérêt de son fils, une patrouille de soldats cernât la maison, empêchant la sortie de la mère et de sa fille, jusqu’à ce que Luis Ignacio décidât d’en partir. Rapidement les soldats s’emparèrent de Luis Ignacio et l’enfermèrent dans une maison particulière, lui évitant quand même l’opprobre de la prison. S’engagea alors, durant tout le mois de mars 1826, une lutte juridique informelle, dont le capitaine général était l’arbitre, s’articulant autour de deux points : d’une part, la noblesse de Teresa, et, d’autre part, l’émancipation de Luis Ignacio qui, ayant plus de vingt-cinq ans, était protégé par la Pragmatique du 28 avril 1803.
30La première lettre de protestation que Luis Ignacio adressa au capitaine général depuis la maison où il était retenu, pour être tournée en termes respectueux n’en était pas moins vigoureuse. Il commençait par lui rappeler qu’il avait consenti à ce mariage par sa signature. Il poursuivait en disant que cette signature était déjà une preuve de la noblesse de Teresa, précisait que sa fiancée était une personne honnête et vertueuse et que sa famille avait vécu à Saint-Domingue et avait été recommandée aux autorités de La Havane par le roi de France. De plus, il mettait en avant sa majorité qui annulait l’argument de patria potestad sur lequel s’appuyait son père. Enfin, Luis Ignacio avançait que sa fréquentation – en tout honneur – de Teresa, qui datait de deux années déjà, était connue de tout le monde, et que si le mariage ne pouvait se faire, ce serait une honte pour les deux parties. En effet, ce serait aussi la preuve qu’il aurait perdu son honneur en se compromettant avec une femme indigne. Certainement très embarrassé par cette affaire, où il comprenait très bien les arguments du père, mais où le fils semblait protégé par la loi, le capitaine général décida dans un premier temps de libérer Luis Ignacio sans pour autant lui renouveler sa licence de mariage. Pour trancher, il préféra s’entourer de garanties et décida de consulter juristes et témoins pour statuer sur le cas de son émancipation et s’assurer de la noblesse de Teresa.
31Le juriste Rafael Rodríguez parvint à trouver l’argument susceptible de neutraliser celui de la majorité, grâce à la cédule royale du 15 juillet 1805 qui réprouvait les mariages de nobles, mêmes majeurs, avec les « Noirs, mulâtres et autres des dernières castes », à condition toutefois de prouver la roture de Teresa28. Dans un souci d’impartialité, le capitaine général Vives demanda à entendre trois personnes : un aristocrate français émigré lui aussi de Saint-Domingue, Pierre Claude de Correur de Sercourt, marquis du Quesne, un membre de l’oligarchie locale, le colonel Rafael Quesada y Arango et Ramón Castañeda, curé de la paroisse de l’Espíritu Santo où résidait Teresa. Le marquis du Quesne se montra solidaire de sa compatriote disant qu’Enriqueta Marliany y Vigner avait toujours eu une bonne conduite, que sa famille était considérée comme très noble et que Teresa avait bénéficié d’un degré d’éducation peu commun. Le curé, en revanche, confirma la thèse de la liaison illégitime de la mère de Teresa avec les comtes de Santa Cruz de Mopox et de Santa María de Loreto. L’avis du colonel ne fut en apparence pas décisif, puisqu’il affirmait ne connaître ni la mère ni la fille, même s’il entendit prononcer des propos qui confirmaient ce qu’avançait le curé. Cette dernière réponse cependant, lourde de sous-entendus, décida Vives à interroger deux témoins supplémentaires, issus également de l’aristocratie locale : les comtes d’O’Reilly et de Fernandina. Les témoignages des deux comtes recoupèrent ceux du colonel Quesada y Arango : Fernandina dit qu’il ne savait rien de la famille, O’Reilly ajoutant seulement qu’Enriqueta avait mauvaise réputation.
32Pendant les auditions de ces témoins, la lutte entre les parties se déchaînait. C’était bien sûr le père, José María de Xenes y Montalvo, qui se réservait la rhétorique la plus violente car il continuait ainsi ses mises en garde au capitaine général :
Si l’on donne la licence sous prétexte d’égalité de classes et de majorité, on intronisera la méchanceté, et aucune famille ne sera certaine de ne pas se voir souillée par les mariages contractés et ensuite raillée par des plumes mouillées de sang29.
33À cela, Luis Ignacio répondait encore avec énergie que Teresa était née à La Havane, qu’elle était bonne catholique, issue d’une famille qui avait fui la Révolution française et qu’elle avait juré fidélité au roi d’Espagne. De leur côté Enriqueta, Teresa et son frère continuaient également à plaider leur cause sans relâche : la première ayant l’audace d’envoyer une copie du certificat de baptême de Luis Ignacio au capitaine général pour lui rappeler qu’il était majeur et argumentant que, disposant d’un capital de 100.000 pesos, elle pouvait prétendre à une place honorable dans la société havanaise. La seconde, lui signifiant, en particulier, que la noblesse de son frère Joaquín, cadet de milices, avait été récemment reconnue par la Cour de Madrid. Ce dernier intervint à son tour indiquant que la famille Marliany y Vignier avait perdu tous ses papiers comme le reste de ses biens, dans les destructions qui avaient accompagné les révoltes de 1791 à Saint-Domingue. C’était peut-être exact, mais la perte des preuves écrites dans les incendies était une des excuses récurrentes de la bourgeoisie française lorsqu’elle prétendait à la noblesse. La mobilisation de cette famille ne se résumait pas au seul désir d’assurer le bonheur de Teresa, mais cette bataille semblait être la dernière étape d’un processus visant à faire reconnaître toute la famille comme une des premières de La Havane. Enriqueta avait jeté les premiers ponts en fréquentant – de très près – certains aristocrates, elle avait donné une très bonne éducation à sa fille, incité son fils à intégrer la milice et, enfin, favorisé la rencontre de Teresa avec le jeune Luis Ignacio Xenes y Caballero. Pour les Marliany y Vigner l’enjeu de cette bataille était de taille : il y allait de son intégration dans l’oligarchie havanaise ou de sa relégation, à jamais, à un rang subalterne, voire de la perte de son honneur. Il est probable que la lutte fut suivie avec passion par la bonne société de la capitale cubaine.
34On imagine, dans ces conditions, outre le chagrin de Teresa, combien la défaite fut cuisante pour les Marliany y Vigner. Car, pour le juriste Rafael Rodríguez, il n’y avait pas de doute : le mariage se ferait entre deux familles bien trop inégales. Son avis fut confirmé par celui d’un autre expert, Indalecio Santo Suárez, que le capitaine général tint à consulter avant de prendre sa décision. Il résultait de leurs investigations que les Marliany y Vigner ne pouvaient légalement justifier de leur noblesse, l’incorporation dans les cadets du frère de Teresa devant être vue seulement comme un signe de privilège personnel, non familial. De plus, on ne pouvait trouver le certificat de mariage des parents de la promise, ce qui était très curieux, et enfin et surtout, il résultait de la majorité des témoignages que l’on ne connaissait pas bien les Marliany y Vigner. Si on ne les connaissait pas bien, c’est qu’ils ne faisaient pas partie de l’élite. Rodríguez et Santo Suárez le dirent sans ambages :
Cette absence de relation et de communication avec les principales familles de cette capitale, […] apparaît déjà comme une présomption contraire au concept distingué de noblesse notoire, dont elle dit jouir, si elle ne conduit pas à tirer des conclusions très différentes30.
35C’est ce qui avait incité le capitaine général Vives y Planes à suivre l’avis des juristes, fondé sur la perception de sa propre identité que se faisait l’aristocratie locale. ÀLa Havane, toute la haute société se connaissait et tout se savait, à preuve la diffusion des rumeurs et des réputations. Cette liaison ne pouvait être ignorée du père, mais il ne devait y attacher aucune importance ou penser que son fils lui obéirait, jusqu’à ce qu’il se rende compte que les sentiments de son fils étaient profonds au point de vouloir se marier sans son consentement. Dès qu’il fut convaincu du contraire, que l’honneur de sa famille était menacé par une mésalliance, il put bénéficier du soutien des autres patriciens : le colonel Quesada, les comtes de Fernandina et d’O’Reilly, sans jeter l’opprobre sur Teresa Marliany y Vigner, certainement pour ne pas offenser Luis Ignacio, laissèrent clairement entendre que la prétendante n’appartenait pas à leur monde. Et ce « je ne vous connais pas » des aristocrates havanais, avait le même poids que celui prononcé par Louis XIV à Versailles pour ne pas accéder à la sollicitation d’un individu ne fréquentant pas la Cour. C’est donc bien une partie du groupe des aristocrates havanais qui a décidé de l’interdiction du mariage de l’un d’entre eux, peut-être en pensant plus ou moins hypocritement que c’était pour son bien, plus certainement pour sauvegarder le prestige de tous.
36Même émancipé, ou orphelin de père et de mère, l’individu né dans une grande famille ne pouvait que difficilement se marier en dehors de son clan. S’il en était besoin, des membres collatéraux de sa maison étaient là pour le lui rappeler. Peut-être ou surtout quand la notion de préservation de son rang dissimulait un enjeu encore plus sensible, comme le montre la bataille qui opposa la comtesse de Lagunillas, María Cayetana Duarte y Castro Palomino, à Aniceta Valdespino y Cardoso, à propos des projets de mariage du frère de la première avec la seconde31.
37En 1787, cela faisait dix-huit ans que Bonifacio Duarte y Castro-Palomino, frère cadet de la comtesse de Lagunillas, vivait maritalement avec Aniceta lorsqu’il décida de l’épouser. Il avait alors trente-trois ans et Aniceta quarante-sept ans, mais ce n’est pas sur la différence d’âge qu’insistait María Cayetana, comtesse de Lagunillas, pour dénoncer cette union, car, elle-même, vingt ans auparavant, avait épousé à l’âge de dix-neuf ans un veuf de trente-sept ans. Encore une fois, c’était la question du rang social, de la noblesse qui était officiellement en cause. C’est María Cayetana qui attaqua la première, en présentant Aniceta comme une fille de basse extraction, aux mœurs plus que légères, tout comme ses sœurs qui avaient vécu pendant longtemps en concubinage : cette attitude dévergondée lui semblait logique puisque leur père était un « maquereau32 ». Aniceta, se déclarant diffamée, porta l’affaire en justice devant le tribunal de Santo Domingo, et son avocat, Pedro Antonio de Ayala y Olmos, choisit un bien curieux moyen de défense. Il répliqua, en effet, en reportant devant le tribunal tous les ragots qui couraient dans La Havane contre la comtesse et sa propre famille, n’usant pas vraiment de la litote et employant, au contraire, les expressions telles qu’on les entendait dans la bouche des personnes les moins policées des mauvais quartiers de la capitale cubaine. Il accusa en effet le père de María Cayetana et de Bonifacio d’avoir, en son temps, transformé son ingenio et sa demeure havanaise en « solennelissime bordel33 », décrivant également leur oncle Antonio Duarte comme un océan sans fond de vices. Aucun Duarte ne semblait trouver grâce à ses yeux : María Cayetana aurait été l’amante, entre autres, du capitaine général Felipe Fonsdeviela y Ondeano, marquis de la Torre, sa sœur María Magdalena aurait été déflorée dans la maison du comte de Lagunillas par un chirurgien militaire, tandis qu’une autre sœur, amenait son amant chez leur mère. Les insultes s’étendaient aux oncles et aux tantes de María Cayetana, et même aux enfants qu’elle avait eu avec le comte de Lagunillas. On reste confondu devant de tels propos portés par un avocat devant un tribunal, surtout lorsque l’on songe qu’Aniceta cherchait à intégrer la famille ainsi diffamée. Elle-même se montrait du reste beaucoup plus mesurée, essayant seulement de briser l’argumentation de María Cayetena en montrant que les deux familles Duarte et Valdespino étaient de niveaux similaires, et qu’en fait la seule différence résidait dans la nouvelle position sociale de María Cayetana, à la suite de son mariage
parce que Madame la comtesse était la comtesse et moi Da Aniceta Valdespino, elle riche et puissante et moi pauvre et misérable34.
38Elle ne niait pas les aventures de ses sœurs, mais les justifiait, ainsi que la sienne avec Bonifacio, par la faiblesse des femmes à se laisser séduire par des galants qui leur promettaient le mariage.
39Le capitaine général, à qui il revenait de trancher, réunit ici aussi les témoins qui lui semblaient le plus à même de l’éclairer. Les 18 et 19 septembre 1787, huit personnes furent entendues : le comte de Santa María de Loreto, les marquis du Prado Ameno, de Villalta, de Jústiz de Santa Ana, du Real Agrado, le regidor Gabriel de Peñalver y Calvo de la Puerta, l’alcalde ordinario Pedro Julián de Recio de Morales y González Carvajal, ainsi que l’oidor Manuel de Coïmbra y Guzmán. Tous parlèrent d’une seule voix : l’avocat ne faisait que rapporter des rumeurs qui circulaient dans toute La Havane, mais entièrement fausses.
40Il n’en fallait pas plus pour que le capitaine général Ezpeleta y Galdiano, le 22 septembre, envoie un piquet de six soldats pour arrêter l’avocat sur son lieu de travail, sous le motif de diffamation et l’enfermer dans un cachot du Morro. Peu lui importait d’attenter à son privilège de docteur qui aurait dû lui garantir au mieux l’assignation à résidence, au pire l’incarcération dans la salle de réclusion de l’université de La Havane. Pour la mère de l’avocat, il n’y avait pas de doute, l’explication de cet arbitraire tenait aux bonnes relations qu’entretenait le comte de Lagunillas avec le capitaine général. Cependant, lorsque l’on apprit que Pedro Antonio de Ayala y Olmos était parvenu à s’évader et à monter sur un bateau pour plaider sa cause à Madrid, le comte de Lagunillas, pour la première fois, se lança lui aussi dans l’arène, en essayant de devancer l’avocat. Dans une lettre adressée au roi, il accusa à son tour Aniceta d’être une mulâtresse plébéienne et prostituée, qui s’en prenait avec son avocat à « une classe si supérieure à la sienne35 ».
41L’affaire se poursuivit durant quelques mois encore, sans apporter de grandes nouveautés, le débat semblait se perdre dans les méandres de l’arrestation de l’avocat qui passait plus de temps à dénoncer l’arbitraire des autorités, les vices de procédure, la coalition des témoins contre lui qu’à prouver ses accusations. Toutefois, une sentence de l’Audience de Santo Domingo révéla un autre enjeu de la bataille, tout en expliquant sa férocité. Cette sentence, bien simple, reconnaissait qu’Aniceta était blanche, avec un arbre généalogique sans taches et concluait même à l’égalité en termes de dignité des familles Duarte et Valdespino . Et, effectivement, tout porte à croire qu’elles l’étaient. Les Duarte avaient un léger avantage, ayant fourni au cabildo un regidor au début du siècle et plusieurs alcaldes de la Santa Hermandad36, dont le frère de Bonifacio, en 1768. Ce dernier, en 1787, était peut-être déjà un hacendado comme l’indique un document postérieur37, mais il n’occupait aucune place prééminente dans la ville. Remarquons que son silence, durant toute la bataille, était bien suspect. C’est María Cayetana qui avait fait faire aux Duarte un puissant bond en avant dans la hiérarchie sociale, en épousant vingt ans plus tôt celui qui allait devenir le premier comte de Lagunillas. Le projet matrimonial de Bonifacio avec une Valdespino pouvait désormais être vu, surtout aux yeux de María Cayetana qui avait réussi à hisser la famille, comme une régression. Pour empêcher cela, elle usa d’une habile stratégie. C’est elle qui la première ouvrit le feu contre les Valdespino, en sachant parfaitement que la réputation de sa famille pouvait prêter facilement le flan à la critique. Et effectivement, les Duarte essuyèrent un tir d’injures, d’autant plus nourri que les munitions couraient partout dans La Havane. Le long silence de son mari et sa brutale réaction par la suite, qui mêlaient la calomnie à l’appel à l’aide d’un seigneur devant son roi suzerain, incitent à croire que les rumeurs avaient quelques fondements. María Cayetana s’abrita donc derrière le nouveau blason couronné de son mari et en appela à la solidarité nobiliaire pour l’aider à renforcer ce rempart. C’est ce qui se passa : l’élite havanaise dut prendre clairement position pour elle, par « solidarité de classe », sous peine d’être également éclaboussée par le scandale, puisque l’honneur d’Ancien Régime espagnol était avant tout un honneur de groupe social. On ne peut douter d’une tactique bien réfléchie : María Cayetana, lorsqu’elle entama la polémique, connaissait son point faible, mais elle était sûre de ses appuis ; ne disait-elle pas dans une lettre pleine de morgue : « moi je suis comtesse, aimée de la noblesse38 » ? En somme, María Cayetana profita de cette affaire pour finir d’ancrer définitivement les Duarte dans le cercle restreint de l’oligarchie havanaise qui dut publiquement détruire leur ancienne image négative. L’avocat Pedro Antonio de Ayala y Olmos était tombé dans le piège, tête baissée, lavant l’honneur des Duarte en essayant de le salir.
42Cette querelle, comme les précédentes, est révélatrice de deux choses. Tout d’abord la place centrale de l’honneur, de la hiérarchie et de la réputation qui mobilise les familles havanaises. On demande au tribunal de bien marquer les différences, on utilise la rumeur pour jeter l’opprobre tandis que les mœurs, les intrigues amoureuses, servent à l’occasion à dresser ou à consolider des barrières entre les familles. En second lieu, ces querelles montrent la pression, l’influence dont était capable l’élite pour sauvegarder et défendre ses intérêts de groupe. Car, au-delà de l’influence du père ou de celle du beau-père – fondamentale pour entrer dans le cabildo – c’est la pression des principaux chefs de famille qui ressort des témoignages sollicités pour confirmer ou infirmer la hiérarchie avancée par les plaignants lors des enquêtes. Au travers de cadres légaux, l’élite pouvait interdire le mariage d’un de ses membres s’il risquait de porter atteinte à sa réputation. Ainsi, Antonio de Arango y Parreño, fils de Miguel Ciriaco de Arango y Meireles, qui tâta peut-être de la prison pour fréquenter une beauté contre l’avis paternel, ne se maria pas. Gonzalo de Aróstegui y Herrera ne put épouser sa fiancée en 1788 et convola, en 1809, avec une aristocrate péninsulaire. Luis Ignacio Xenes y Caballero qui ne put épouser Teresa Marliany y Vigner resta lui aussi célibataire ; enfin, Bonifacio Duarte y Castro-Palomino dut épouser, le 31 mai 1808, une de ses cousines, et Aniceta ne se maria jamais. On le voit, les issues de ces querelles tournèrent toutes au désavantage des fiancés.
43Avant de poursuivre sur les conséquences de ces pressions, précisons que si elles brisèrent toutes les résistances, elles furent aussi parfois contournées. Car si les pères de famille arrangeaient les unions, les enfants pouvaient trouver ailleurs des compensations à ces mariages imposés. On s’en aperçoit au travers des demandes de légitimation que déposèrent quelques personnes, souvent quand vint pour elles l’heure de convoler. C’est le cas de Juana de Zaldívar y Gutiérrez, fille adultérine d’un certain José Manuel de Zaldívar, sujeto distinguido (« personne de qualité »), qui pourrait fort bien être le premier comte de Zaldívar de la Real Fidelidad, et de Joaquina Gutiérrez y Bocanegra39. Juana expliqua que José et Joaquina n’avaient pu se marier car ils étaient déjà mariés chacun de leur côté, mais que sa filiation était connue de tout le monde, car José n’avait jamais caché son amour paternel. Francisco de Garro y Zayas-Bazán, bien que prêtre, fut le père d’une petite María Josefa qui épousa un capitaine de dragons en 178240. Étrange coïncidence, un cousin de ce prêtre, son homonyme exact qui plus est, eut également une fille adultérine ; légitimée en 181341, elle épousa un O’Farrill qui persista dans le non-conformisme en embrassant la cause constitutionnelle42. Le deuxième marquis Jústiz de Santa Ana eut, lui aussi, un fils naturel qui lui intenta un procès lorsque, à l’âge de dix-sept ans, le jugeant apte à se débrouiller seul, il lui coupa les vivres43. Enfin, on ne peut passer sous silence le testament du premier comte de Santovenia, ouvert en 183244, dans lequel il déclara laisser une partie de sa fortune à deux enfants dont il reconnaissait la paternité, et il laissait à leur mère le choix de se manifester si elle le souhaitait. Il mentionnait, par ailleurs, une autre héritière qui, bien entendu, était la mère en question. Celle-ci entreprit une série de démarches pour que les enfants soient légitimés, ce qui permet d’apprendre, par la copie d’un certificat de baptême, que l’un d’entre eux avait été décrit par le prêtre qui avait officié comme « paraissant blanc45 ». On peut en déduire que, très probablement, la maîtresse du comte était une mulâtresse, motif supplémentaire pour que, de son vivant, il ne reconnaisse pas ses enfants. Pourtant, lorsqu’ils naquirent, le comte de Santovenia était un avocat illustre et fortuné, bardé de décorations, émancipé depuis longtemps et non marié. Mais il ne put s’opposer à la pression du groupe, aux valeurs aristocratiques du milieu auquel il appartenait, aux conceptions élitistes et raciales qui y prévalaient. Les naissances illégitimes au sein de l’élite havanaise, qui n’étaient pas rares, loin d’être une marque de libéralité, doivent au contraire être vues comme un des corollaires de son conservatisme, une sorte de soupape de sécurité, en somme.
44La puissance de ce conservatisme, cette formidable influence du père et du groupe de l’élite, amènent à s’interroger sur les politiques matrimoniales de la saccharocratie. Puisque l’on était si soucieux de son rang, avec qui finalement pouvait-on se marier ? Uniquement avec des aristocrates havanais ? Qu’en était-il alors des unions avec des aristocrates d’autres provinces ou avec des hauts fonctionnaires en poste dans la capitale cubaine ? N’y eut-il jamais aucun mariage entre les grands commerçants et les hacendados ? Par ailleurs, ces comportements matrimoniaux contraints, ne se prolongent-il pas dans le domaine financier par une attitude imposée d’ostentation indispensable, elle aussi, à la définition d’une aristocratie ? Ces deux contraintes, matrimoniales et économiques, méritent d’être analysées.
III. – Les contraintes du statut de saccharocrate
45Les mariages d’aristocrates créoles havanais avec des aristocrates d’autres régions sont très peu nombreux. En fait, il n’y eut vraisemblablement, pour toute la période et pour toutes les familles étudiées, que quelques rares exemples. Citons à titre de curiosité, puisqu’il se déroula au Mexique, celui de Nicolasa Calvo de la Puerta y Cárdenas qui épousa, vers 1760, le marquis de Rivas-Cacho, natif de Mexico46. Cette exception s’explique facilement : lorsque Nicolasa se maria, son père Sebastián Calvo de la Puerta y Arango était l’oidor de Guadalajara. Aussi, le marquis de Rivas-Cacho tissait-il moins une alliance avec la saccharocratie havanaise qu’avec un représentant de la puissance royale, dans le but classique de conforter sa puissance locale. Un exemple similaire est fourni par Francisco de Arango y Parreño qui épousa, en 1816, à Madrid, la fille du quatrième comte de Donadío de Casasola, originaire du Chili. Mais cette personne était moins un oligarque local qu’un haut fonctionnaire royal, ce qui ne pouvait que séduire l’intrigant porte-parole de la saccharocratie.
46C’est très certainement cet objectif de conforter ou de développer la puissance au niveau local qui, en orientant les politiques matrimoniales, explique la quasi-absence de liens de sang entre les aristocrates des différentes régions de l’Empire. En mariant leurs enfants ensemble, un marquis péruvien et un comte havanais n’auraient gagné aucun pouvoir local. D’autre part, la plantation sucrière opulente n’avait pas besoin de se conforter par une alliance avec les mines d’argent et réciproquement. De plus, bien que résidant aux portes de l’Empire, les membres des grandes familles havanaises ne voyageaient pas beaucoup en Amérique, et si un certain nombre se rendaient dans la Péninsule, ce n’était jamais dans le but exprès de chercher une épouse, même si quelques mariages se produisirent. Ainsi les contacts entre la saccharocratie et les autres familles aristocratiques se limitaient-ils à celles qui venaient s’installer à La Havane47 : c’est pourquoi aussi le marquis de Villalta, les héritiers du comte d’O’Reilly, du marquis de la Cañada de Tirry, ainsi que le baron de Kessel et la comtesse de Pozo-Dulces trouvèrent facilement à se marier. Il est en revanche impossible de comprendre pourquoi les marquis de Monte-Corto, installés dans la capitale cubaine depuis la première moitié du xviiie siècle n’intégrèrent jamais la saccharocratie48. Peut-être, comme le montrera l’exemple des marquis de Casa Enrile, avaient-ils eux aussi trop investi dans le commerce et pas assez dans la plantation ?
47Une preuve supplémentaire de l’importance du pouvoir local, du fait de résider à La Havane, est la quasi-absence de liens matrimoniaux tissés entre les oligarques havanais, même non titrés, et les oligarques des autres villes cubaines. Entre 1763 et 1838, sept titres de Castille furent concédés à des habitants de Santiago, Puerto Príncipe, Trinidad et Bayamo, mais cela n’entraîna aucun mariage avec une famille de la saccharocratie havanaise49. C’est là un fait très important car il montre la désunion des oligarchies cubaines à l’époque moderne.
48Qu’un chef de famille de l’élite aristocratique havanaise veuille consolider son pouvoir local en mariant sa fille avec un haut fonctionnaire de la monarchie était une ambition bien naturelle. L’élu pouvait apporter, outre son influence dans l’administration de l’Île, le prestige d’être Espagnol et une hidalguía rarement contestable, dont les Havanais étaient friands50. D’autre part, on imagine facilement que les officiers qui débarquaient dans la capitale cubaine avaient de quoi être séduits par le faste que déployaient les parents lors des cérémonies officielles et encore plus lors des réceptions privées. La richesse étalée, le souci d’apparat, la nécessité de contracter des alliances indispensables, pour aider sinon aux carrières du moins aux agréments de la vie coloniale, avaient de quoi convaincre les célibataires les plus endurcis du bonheur de la vie matrimoniale dans la bonne société créole51. Mais ces alliances d’intérêts n’étaient bien évidemment pas du goût de la monarchie, puisqu’elle était la première à en pâtir : toute concentration de pouvoir dans l’Île se faisait contre le sien, à Madrid. Il fallait que les interdictions d’exercice des créoles dans la haute administration locale ne puissent être détournées par des mariages arrangés. Il fut facile à la monarchie d’œuvrer en ce sens puisque les hauts fonctionnaires, à l’instar des aristocrates – souvent les deux se confondaient – devaient demander la permission au roi pour pouvoir se marier. Ce dernier ne donnait sa bénédiction qu’au compte-gouttes pour éviter que ses fonctionnaires n’aient un jour à hésiter entre leur devoir et les intérêts de leur belle-famille. À cette difficulté s’en ajoutait une autre, plus difficile à surmonter peut-être : la puissance financière de la saccharocratie. On a déjà vu combien et comment elle pouvait influencer les autorités métropolitaines en poste, sans avoir nécessairement besoin de marier ses filles à des fonctionnaires moins fortunés. Ainsi, aucun capitaine général en exercice ne se maria avec une Havanaise, et le seul intendant qui convola dans la capitale cubaine, Nicolás José de Rapún y Banzo, ne put se marier qu’avec une créole qui n’était pas issue de la première société. Il y eut bien un gouverneur, Juan Bautista Vaillant y Bertier, qui épousa la fille d’un alcalde ordinario de La Havane, Clara de Morales y Sotolongo, mais il était gouverneur de Santiago, ce qui le séparait de l’influence de l’élite havanaise par plusieurs centaines de kilomètres d’épaisses forêts52. Il n’y eut finalement que trois mariages qui, dérogeant à la règle, permirent une alliance informelle entre le pouvoir local et le pouvoir métropolitain. Deux inspecteurs généraux des troupes stationnées à Cuba firent souche dans la famille Chacón. Ainsi, en 1782, Mariana de Chacón y Duarte épousa le lieutenant général Pascual de Ximénes y Cisneros qui avait été, de surcroît, capitaine général par intérim en 1771, et, en 1824, Luisa Chacón y Calvo de la Puerta épousa José María Cadaval y Correa. On conçoit aisément l’influence que retirait le chef de la famille Chacón d’avoir comme gendre un personnage qui surveillait l’avancement de tous les militaires, créoles ou non, dans l’île du Crocodile. Le plus beau mariage fut cependant célébré entre María Gabriela O’Farrill y Arredondo et José Ylincheta y Fauri53. C’est que les épousailles envisagées unissaient une des principales héritières de La Havane à l’asesor general du gouverneur de La Havane, autrement dit, l’un de ses principaux collaborateurs. La collusion d’intérêts et de pouvoirs semblait si dangereuse, qu’une première fois, en 1802, le roi ne consentit pas à cette union. Quelques mois plus tard, cependant, Ylincheta présenta de nouveau respectueusement sa requête. Charles IV l’autorisa alors à se marier, à condition qu’il acceptât d’être muté hors de Cuba, comme la règle le lui imposait. Ylincheta sembla préférer sa carrière à l’union prestigieuse, puisqu’il n’accepta pas la proposition, mais ce n’était qu’une stratégie. Car, continuant à gravir les échelons de la haute administration, il fit en sorte de se montrer indispensable au capitaine général. En 1807, il parvint ainsi à devenir son premier collaborateur, occupant officiellement le poste de lieutenant du capitaine général, segundo cabo, comme l’on disait couramment. C’est alors qu’il réitéra sa demande, en l’accompagnant d’une lettre d’appui du capitaine général Someruelos. Ce dernier justifiait sa recommandation en évoquant les mérites patriotiques des familles O’Farrill et Ylincheta et en rappelant qu’un autre Havanais était auditeur de guerre, ce qui était un privilège bien supérieur à celui que demandait son second. Était-ce en raison de la force de conviction de Someruelos ou de l’entêtement d’Ylincheta que Charles IV finit par donner son consentement ?
49Une solution plus simple, pour nouer des liens entre la haute administration et la saccharocratie, consistait à le faire de manière indirecte, par l’intermédiaire d’enfants ou de proches parents. Pour les mêmes raisons, ces mariages furent peu nombreux : il n’y en a que deux. Le premier fut, en 1788, celui de la nièce du teniente-rey (commandant en second à La Havane), Domingo Cabello y Rodríguez, avec le premier comte de Vallellano. Le second mariage arrangé dans ces sphères fut réalisé par le capitaine général Luis de Las Casas y Arragori qui maria, en 1792, son neveu Pedro Pablo O’Reilly y Las Casas à la fille du comte de Buena Vista. Ce neveu n’était autre que le fils d’Alejandro O’Reilly y Mac Dowell, celui-là même dont on verra qu’il fut envoyé à La Havane pour y réorganiser l’armée en 1763. Pedro Pablo partit expressément de Madrid à l’âge de 24 ans pour épouser une fille alors âgée de 14 ans… Les fiancés ne s’étaient jamais vus54. Bien entendu, Luis de Las Casas y Arragori fut le parrain de cette union55 ; il maria aussi un autre neveu à la fille d’un autre capitaine général de Cuba, José Manuel Ezpeleta y Galdiano.
50Trois autres mariages prestigieux échappent au cadre de la dialectique des pouvoirs locaux et centraux à La Havane, mais leur portée oblige à les mentionner. Ils se situent au niveau de la haute administration espagnole dans les autres territoires de l’Empire. Tous furent célébrés dans la capitale cubaine. La date du premier est inconnue, mais elle se situe entre 1763 et 1773. Il unit la fille du sixième marquis de Villalta à Francisco Rubio y Peñaranda, capitaine général et gouverneur de Santo Domingo et par là président de l’Audience dont relevait l’île de Cuba. Peñaranda devint, quelque temps plus tard, gouverneur de Madrid56, emmenant bien sûr sa femme dans ce voyage de retour. En 1781, c’est María Josefa de Arango y Núñez del Castillo qui se maria à Juan Nepomuceno Quesada y Barnuevo qui venait de se voir confier une commission à Puerto Príncipe57. L’année suivante, il devenait gouverneur du Nicaragua, en 1789 il obtenait le poste de gouverneur et capitaine général de la Floride, et, en 1795, il revenait dans l’île du Crocodile avec la charge de gouverneur et capitaine général de Santiago. Le troisième mariage unit, en 1784, une fille de la saccharocratie, María Manuela de Cárdenas y Santa Cruz, avec le brigadier Pedro de Mendinueta y Múzquiz, d’origine navarraise, fraîchement débarqué. Le grade était celui d’un officier supérieur, sans plus de prétentions. Mais Mendinueta fut bien vite nommé gouverneur de Veracruz, en Nouvelle-Espagne et, mieux encore, vice-roi de Nouvelle-Grenade, en 1797. Il conserva toujours des intérêts à Cuba et revint même en voyage, en 1804 et contrôla la gestion de ses biens (ou ceux de sa femme) confiés à son beau-frère, le deuxième marquis de Cárdenas de Montehermoso. Tous les ans, le premier juin, il en percevait plus de 5.000 pesos de rente58. Les retombées en termes de prestige dont jouissait le marquis de Cárdenas de Montehermoso, frère politique d’un vice-roi, sont, en revanche, inchiffrables. Ces trois unions montrent que l’élite aristocratique havanaise pouvait disposer d’un rayonnement au plus haut niveau dans l’administration coloniale. Réciproquement, on ne peut que constater combien ces unions furent aussi profitables à la carrière des maris.
51Dans ce domaine des politiques matrimoniales, la grande originalité havanaise reste l’absence, à deux exceptions près, de tout mariage entre le domaine de la plantation et celui du commerce, pour au moins la période comprise entre 1763 et 1838. Rien de plus facile, pour se convaincre de cette nette division, que de se pencher une nouvelle fois sur les registres du Consulat royal qui rassemblaient en un même tableau les noms des plus grands planteurs et commerçants séparés en deux colonnes bien distinctes. Jamais on ne vit d’union entre les familles divisées par cette classification, à part le mariage de Claudio Martínez de Pinillos y Cevallos (fils d’un grand commerçant) avec une Ugarte, en 1827, et celui, quelque temps auparavant, du négociant anglais James Drake y Spence avec la nièce du troisième marquis de San Felipe y Santiago. Il y avait à La Havane, une frontière quasi infranchissable entre les deux mondes économiques. Cette frontière avait pour origine des valeurs identitaires nettement différenciées et mutuellement méprisées. Aussi simpliste, ici aussi, que puisse paraître le schéma, il faut admettre, avec M. Moreno Fraginals, sa validité : pour le commerçant, le planteur créole était un « fainéant », tandis que ce dernier voyait dans son détracteur « un boutiquier en pantoufles59 ». Cela tiendrait au fait que l’hacendado, bien que surveillant et essayant de moderniser sans cesse son ingenio, accordait aussi une grande importance aux divertissements et aux dépenses somptuaires. Au contraire, le commerçant d’origine péninsulaire, supposé n’entendre rien à l’opéra ni aux autres arts, était censé travailler avec acharnement, économisant peso après peso pour réaliser les rêves de fortune qui l’avaient conduit à traverser l’Atlantique. Il faut croire que les préjugés étaient profondément enracinés, au point d’empêcher une union de tout membre de la famille des marquis de Casa Enrile avec la saccharocratie. Gerónimo Enrile y Guersi était un commerçant gaditain qui avait fait fortune en peu de temps à La Havane en devenant directeur général de l’asiento des Noirs. En 1778, le roi l’avait élevé au titre de marquis de Casa Enrile60. Pourtant, aucun de ses enfants ne se maria dans une famille créole havanaise. Cependant, sa fille épousa, en 1783, un brillant officier en la personne de José Manuel de Ezpeleta y Galdiano, qui devint deux années plus tard capitaine général de Cuba.
52La complémentarité des activités des hacendados et des commerçants aurait pu favoriser des fusions. En effet, en se spécialisant et en orientant l’Île vers l’économie sucrière, les premiers durent de plus en plus faire appel aux seconds pour assurer la bonne marche des ingenios : un volume d’esclaves toujours plus grand à remplacer, la nourriture de ces derniers qu’il fallait désormais importer, puisque la canne avait remplacé le bétail, et les cultures vivrières, à quoi s’ajoutaient des investissements toujours plus lourds en logistique pour transporter les caisses de sucre jusqu’au port et les garder de peur que les esclaves n’y mettent le feu. La culture de la canne à sucre détruisant les forêts il fallait importer du bois et même des clous pour fabriquer ces caisses, sans compter les investissements nécessaires en machines et en ustensiles de cuisson, toujours plus importants à mesure qu’augmentaient la taille des ingenios et la production. Le commerçant surtout disposait toujours des liquidités nécessaires pour financer les nouvelles ambitions des planteurs. Ainsi, à mesure que la propriété esclavagiste de l’hacendado se développait en puissance productive, elle se fragilisait au profit du commerçant, le refaccionista, comme l’on disait, qui fournissait tout le nécessaire pour que fonctionnât l’ingenio. D’où, en cas de mauvaises récoltes, la nécessité pour l’hacendado de recourir au taux usuraire du commerçant qui, selon M. Moreno Fraginals61, pouvait atteindre 40 % peu après 1800.
53C’est précisément l’ampleur de cette menace qui est l’une des trois explications à cette absence d’alliances matrimoniales : la compétition économique entre les deux mondes était à couteaux tirés. Une autre explication étant la préservation de l’idéal nobiliaire : troquer de la viande salée contre des mélasses ou assurer le gardiennage de caisses de sucre était moins valorisant que régner sur des centaines d’esclaves. La très grande plantation était – plus que le palais à La Havane, et certainement autant que le titre – un des meilleurs symboles d’appartenance à l’élite. Une dernière explication, enfin, tenait au fait que, l’économie cubaine se spécialisant de plus en plus dans la production de sucre, il n’y avait pas d’autres moyens pour la saccharocratie de consolider les fortunes héritées que de se marier au sein d’un même groupe de personnes. Car, pratiquer le commerce à grande échelle supposait des compétences, des liquidités et un réseau de relations dans le négoce transatlantique que les planteurs ne possédaient pas.
54V. Martínez-Alier a présenté cette politique matrimoniale, dont elle a souligné le caractère endogame, comme une facette importante de la préservation de sa prééminence socio-économique62. C’est effectivement une stratégie défensive qui prolonge le puissant barrage déjà évoqué, mis en place pour bloquer l’entrée d’éléments considérés comme étrangers. En effet, les alliances entre grandes familles aristocratiques et au sein même de ces mêmes familles évitaient que les ingenios passent aux mains d’autres clans, ou que le patrimoine ne soit fragilisé, et par là plus vulnérable face à l’appétit des commerçants. Du reste, ce comportement de repli a déjà été analysé en d’autres lieux où la documentation sur les biens a pu être consultée. On peut ainsi établir une analogie entre ces familles de l’élite havanaise et la famille valencienne des Bourguenyo, étudiée par V. Mateo Ripoll63. Comme les Peñalver, Cárdenas ou autres Herrera, les Bourguenyo, qui vivaient au xviiie siècle, étaient de souche noble et représentés au cabildo ; la terre constituait l’essentiel de leur patrimoine, même s’ils investissaient également dans les fours, les moulins et les pressoirs. Et, comme les aristocrates havanais, les Bourguenyo eurent tendance à pratiquer une politique matrimoniale d’endogamie lorsque leurs intérêts furent menacés.
55Une autre contrainte, certainement bien plus agréable, mais tout aussi rigoureuse, concernait la gestion de la fortune en relation avec le statut d’aristocrate. Pour définir le caractère aristocratique des Burguenyo, V. Mateo Ripoll s’est intéressée à leur mode de vie grâce aux inventaires après décès qui, hélas, n’ont pu être retrouvés pour l’exemple havanais64. Elle y a notamment relevé le goût du faste (manifesté dans la vaisselle et les vêtements) et des divertissements (dans les jeux et les dettes de jeux). Le même constat a été dressé par F. Langue pour les élites de Zacatecas65. Ce sont des caractéristiques que l’on retrouve aussi dans la société aristocratique havanaise. Le luxe, l’étalage de la puissance financière de la société coloniale du début du xixe siècle furent si éblouissants que deux cents ans plus tard il en reste des vestiges d’un bel éclat. Le promeneur les aperçoit au travers des ruelles de La Habana Vieja, dans l’immensité des palais parfois ouverts au public, dont certains sont même reconvertis en musées comme le bien nommé Museo de Arte Colonial sur la Place de la Cathédrale, qui appartint au comte de Casa Bayona66. Le touriste peut admirer au Museo de la Ciudad, sis dans le palais du capitaine général, des meubles somptueux, des pièces d’orfèvrerie fabuleuses et de la magnifique vaisselle frappée aux armes des grandes familles. Il peut constater alors de belles similitudes entre ce mobilier et celui que présente, par exemple, Michel Figeac pour l’aristocratie bordelaise de la même époque, ce qui peut-être vu, dans le cas de ces créoles, comme un autre signe de la recherche – peut-être naturelle – d’une identification à la noblesse européenne67. Ont été conservées également d’élégantes voitures et les riches livrées des cochers, brodées elles aussi de blasons qui rendent plus perceptible encore l’impression que ressentit le Péninsulaire Antonio de Las Barras y Prado en visitant La Havane68 vers 1860. Il y fut surpris par le train de vie de certains Havanais, visible dans la richesse de la toilette des dames de la haute société, qui ne faisaient jamais un pas dans la rue (sauf lors des processions), mais se déplaçaient toujours dans de somptueuses calèches et étaient continuellement servies par une nombreuse domesticité. Cette vision extérieure du luxe, que Las Barras y Prado jugeait si insolent au point d’affecter la moralité des habitants, peut être complétée par celle de Madame Calderón de la Barca qui avait eu l’occasion, quelques années auparavant, d’avoir un aperçu de ce luxe à l’intérieur même des grandes maisons. Et, pour ne pas s’être contentée de l’apercevoir, mais pour en avoir aussi profité, elle en garda une tout autre impression69. Ses mémoires, qui décrivent son éblouissement devant les fêtes de l’aristocratie havanaise auxquelles elle a participé en 1839, font référence aux protagonistes déjà rencontrés ; il est donc possible de les citer sans crainte d’anachronisme. De passage à La Havane avec son mari, ministre plénipotentiaire espagnol en route pour le Mexique, ils furent l’objet de toutes les attentions de l’aristocratie havanaise, qui se pressa à leur porte et donna bals et réceptions en leur honneur. La comtesse de Villanueva la couvrit de fleurs provenant de sa somptueuse propriété qu’elle l’invita à visiter ; le comte de Santovenia, présenté comme un « millonario », offrit à son mari une réplique exacte, en modèle réduit, en bois, du Palais royal de Madrid. Le général Juan Montalvo y O’Farrill donna en son honneur un dîner où furent conviées 97 personnes. Madame Calderón de la Barca fut éblouie par les joyaux portés tout autant par les hommes que par les femmes, comme le jeu d’émeraudes de la troisième marquise de Arcos, chaque pierre ayant la taille d’un petit œuf. Elle qualifia même cette marquise, qui lui fit présent d’une harpe Érard, de « Cresús del sexo femenino ». Elle garda le souvenir des tables décorées de vases immenses et de candélabres d’argent et de plateaux présentant des centaines de fruits. La veille de son départ, la comtesse de Fernandina donna, elle aussi, un bal magnifique où se pressa toute la haute aristocratie, qui se tutoyait, et où assista également le capitaine général. Les salons étaient tellement amples que, même si chaque contredanse rassemblait presque une centaine de couples, jamais elle ne souffrit de la chaleur.
56Il ne faudrait pas déduire des témoignages précédents que le faste de l’aristocratie havanaise ne se déploya réellement que vers la moitié du xixe siècle. Un seul exemple, emprunté à R. Guerra y Sánchez, suffit à démontrer le contraire. En 1798, le duc d’Orléans, le futur Louis Philippe Ier, roi des Français alors en exil, accompagné de ses frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, était en visite à La Havane. Le capitaine général, jugeant sa résidence indigne d’accueillir des princes du sang, demanda à la comtesse de Gibacoa de les accueillir chez elle. Ce qu’elle fit, prenant en charge leur séjour qui dura quatre mois, sans aucune gêne apparente, leur remettant même, au moment du départ, 1.000 doublons à chacun70.
57Cette prodigalité, aussi bien de la comtesse de Gibacoa que de la marquise d’Arcos ou du comte de Santovenia, et qui ne semble manifestée par aucun grand commerçant, dont par ailleurs jamais Madame Calderón de la Barca ne fit mention, illustre bien le caractère aristocratique des élites traditionnelles. Cette prodigalité en était aussi, avec les dépenses en biens de consommation, « un des plus puissants acides » pour reprendre l’expression de V. Mateo Ripoll71. Les dépenses somptuaires, malgré les niveaux de fortune, ont nécessairement érodé le pouvoir de l’élite traditionnelle. Or, cet investissement dans le luxe était consubstantiel aux valeurs de la saccharocratie puisqu’il s’agissait d’une élite aristocratique et non bourgeoise. On a vu que le noble avait à cœur de se démarquer du commerçant ; nul doute que l’ostentation et le faste, furent de bons moyens pour y parvenir. L’exemple donné par la comtesse de Merlin peut convaincre. En effet, rédigeant ses mémoires à Paris, María Mercedes Beltrán de Santa Cruz y Montalvo se souvenait avec émotion du temps où, assise sur les genoux de son père, le troisième comte de San Juan de Jaruco et premier de Santa Cruz de Mopox, celui-ci lui commentait l’arbre généalogique passablement compliqué de la famille, qui décorait sa pièce de travail et où, sur son bureau, au milieu d’un grand désordre de papiers, se trouvait beaucoup de pièces de monnaie qu’il distribuait comme des friandises72. Elle se souvient aussi qu’il
donnait beaucoup aux pauvres et festoyait les riches [avec tant de] générosité que tous en étaient contents73.
58Pourtant à sa mort en 1807, ses biens furent mis sous séquestre afin de payer ses créanciers74. La mésaventure de son père ne servit en rien de leçon à María Mercedes, qui mena une vie brillante autant qu’onéreuse à Paris ; son salon, rue de Bondy, était fréquenté entre autres par Musset, Sand et Rossini. Il faut dire aussi qu’elle était amie d’Honoré de Balzac, ce qui n’était pas pour l’inciter à l’économie75. Ses mémoires devaient servir en premier lieu à essayer de la remettre en fonds, puisque son frère Francisco Javier, devenu le chef de famille, n’était pas en mesure de lui apporter une aide quelconque. Cependant, cette publication comme celles qui suivirent, fut insuffisante : la comtesse mourut en 1859, elle aussi, dans la gêne.
59Le suivi de l’évolution financière de l’oligarchie en général, comme de quelques familles en particulier, est une tâche bien ardue. La documentation consultée ne permet pas de démonstration mathématique, mais autorise à décrire certaines tendances. Les rares testaments qu’il a été possible d’examiner n’ont guère été loquaces sur l’actif ou le passif des familles. Un seul, malheureusement, peut-être parce qu’il était égaré dans les archives municipales havanaises, s’est révélé riche d’enseignements. Il s’agit de celui de Miguel de Cárdenas y Santa Cruz76 qui mourut en mars 1801. Le total de ses avoirs, en ingenios, fermes, maisons, atteignit la somme gigantesque de près de 1,2 millions de pesos. Mais il venait d’investir plusieurs centaines de milliers de pesos pour moderniser ses propriétés, ce qui compliqua terriblement la succession. Lorsque, enfin, elle eut lieu, en 1816, que tous les créanciers furent payés, que les impôts furent déduits, que l’épouse perçut la part qui lui revenait, les six enfants de Miguel ne touchèrent chacun qu’un peu plus de 73.000 pesos. Le deuxième comte de Casa Montalvo mourut ruiné en 1814, après de mauvaises affaires ; le coup de grâce à sa fortune fut donné lorsqu’il essaya d’amener la force motrice de l’eau dans son ingenio afin de limiter sa dépendance envers la masse d’esclaves77. Pourtant son père avait été propriétaire de neuf ingenios78. Aussi faut-il être prudent sur le montant des fortunes révélé à la mort de certains planteurs car, dans ces conditions, même les deux millions de pesos qu’atteindrait le patrimoine foncier de Mateo Pedroso y Florencia en 1800, selon Rolland T. Ely, ne pouvaient préserver longtemps les héritiers des revers de fortune79.
60Comme on le voit, le souci de conserver une identité aristocratique aboutissait assez rapidement, à une ruine ou à une gêne financière, et donc à l’effet inverse de celui que l’on voulait obtenir. S’attarder sur les conséquences de l’endogamie, pratiquée dans le but précédemment décrit, n’est pas inutile. Ne comportait-elle pas en germe l’annihilation de la saccharocratie ?
IV. – Les fragilités du statut de saccharocrate
61Il va sans dire que les conséquences d’une endogamie pratiquée avec une grande rigueur au long des générations étaient, au xviiie siècle, parfaitement connues depuis longtemps. Comme la perpétuation de l’aristocratie est un élément central des relations entre les élites et le roi, il convient d’observer les conséquences de cette politique d’endogamie. À la différence de Roland T. Ely qui consacre quelques pages à la description physique de ces oligarques havanais par plusieurs témoins80, et bien que cela rejoigne l’impression de dégénérescence biologique ressentie par le héros du Guépard de Tomasi di Lampedusa, il ne sera pas fait de commentaires sur les apparences. Parce que les apparences, par nature, sont subjectives. À la différence également de Manuel Moreno Fraginals81, l’espérance moyenne de vie des titrés de Castille au long des générations ne sera pas calculée. Ceci car trop d’impondérables, totalement extérieurs au monde aristocratique ou, au contraire, qui lui sont directement liés – dans tous les cas ne relevant pas de l’hérédité –, interviennent. Il en va ainsi des progrès de la médecine, qui peuvent contrebalancer les accidents de chevaux ou les blessures de guerre mortelles à plus ou moins long terme, fréquents dans le monde aristocratique. Il faudrait compter aussi avec l’absence ou l’impact de certaines épidémies, comme celle particulièrement dévastatrice du choléra, en 1833. Le taux de natalité non plus ne peut être chiffré avec exactitude, car les manuels de généalogie ne tiennent pas compte de tous les enfants morts-nés, et les párvulos qui, d’ordinaire, hantent par légions les registres paroissiaux qui n’ont pu être consultés. En revanche, sur un ensemble de vingt et un titres transmis au moins deux fois entre 1763 et 1838, l’âge de leur titulaire au moment du mariage fut en moyenne en baisse constante : les premiers comtes ou marquis célébrèrent leurs noces à presque vingt-sept ans, les seconds à plus de vingt-trois et demi et les derniers à tout juste dix-neuf ans.
62Il semble que la meilleure manière de se rendre compte de cette fragilité est de la retranscrire au travers d’arbres généalogiques : le premier montre les entrelacs de plusieurs familles de la saccharocratie, le second est centré plus exclusivement sur une seule d’entre elles, celle des Arango. Cela permet une double approche qui autorise les comparaisons et affine les conclusions. Quatre précisions doivent être apportées en guise de préambule aux commentaires concernant ces arbres. La première concerne les sources utilisées. Ces schémas ont été construits exclusivement à partir de manuels de généalogie abondamment cités82. Toutes les précisions utilisées concernant les biographies de ces personnages en sont également tirées. La deuxième fait référence à la notion de « Havanais » qui diffère un peu de celle employée jusqu’alors. En effet, dans le souci de mieux mettre en évidence les stratégies matrimoniales, la validité de ce qualificatif a été appréciée au moment des mariages et non pas au terme des vies, mais en conservant cependant une même période de possible créolisation arbitrairement portée à vingt années. Autrement dit, une femme née hors de la capitale cubaine et qui s’y maria après y avoir passée cette période est considérée ici comme Havanaise. Troisièmement, les deux arbres ne se limitent pas à la seule période d’étude, mais couvrent une plus grande période, qui va de la fin du xvie siècle à 1940 environ. Car c’est en privilégiant le temps long que l’on pourra le mieux mettre en évidence la période 1763-1838. La dernière précision, d’aspect pratique également, tient à l’exploitation de ces documents : ils sont étudiés séparément, et chaque analyse est précédée d’une sorte de protocole d’expérience qui explique la manière dont les arbres ont été construits. Ce n’est qu’après les observations tirées du schéma présentant un extrait de la généalogie de la famille Arango qu’est dégagée une conclusion comparative (voir schéma 1 en annexe).
63Cet arbre figure l’endogamie de la saccharocratie havanaise. Essayer de construire un arbre généalogique mettant en évidence les entrelacs de ces familles c’est se confronter à deux difficultés. La première consiste en la lisibilité du document que l’on veut produire, la seconde aux choix nécessaires à opérer pour rendre plus évidents les entrecroisements des branches. Bien que les deux problèmes se recoupent, ce sont deux solutions distinctes qu’il faut apporter.
64En ce qui concerne la lisibilité, nous avons choisi de présenter les personnes non pas par leurs noms, mais par des codes qui renvoient à une légende. Ces codes comportent chacun une lettre et un nombre à un ou deux chiffres. Le nombre impair désigne un homme, le nombre pair une femme. Six lignes, dont les codes respectifs des personnes s’étagent de A à G, sont censées représenter un ensemble de six générations. « Censées » en effet, car la notion de génération se trouve, dans ce cas, très affaiblie par les mariages entre personnes d’âges parfois fort différents. Pour des raisons de clarté, il a été nécessaire de placer sur une même ligne. Par exemple, des enfants issus d’un couple de parents de ligne B, devraient tous porter un code commençant pas la lettre C. Or, on constate que les enfants de B8 et de B5 ont pour codification D5, C6 et E20. Néanmoins, l’ensemble reste cohérent puisque les personnes de la ligne A ont toutes vécu à la fin du xviie siècle ou au début du xviiie, tandis que celles de la ligne G sont nées à la fin du xixe ou au début du xxe siècle.
65Il a été nécessaire aussi de procéder à certaines simplifications en ce qui concerne les choix opérés. Il a fallu commencer par déterminer quels ménages composeraient la première ligne puisque, même si la saccharocratie était encore embryonnaire, toutes les familles qui la composaient ne pouvaient y figurer. Le choix aurait pu se porter sur les quelques personnes ayant un siège au cabildo et dont la possession ancienne d’un ingenio aurait été prouvée. Mais comme l’objectif n’est pas de présenter un arbre généalogique complet de l’aristocratie havanaise mais les convergences de ses branches, il a paru plus démonstratif de mettre l’accent, dès le départ, sur le caractère aristocratique des ménages. Pour cela, ont été choisis onze couples ayant tous en commun soit de posséder un titre, soit d’être les parents d’un titré, ou bien encore d’avoir un enfant marié à un titré, les trois possibilités pouvant se combiner. Ce nombre de onze ménages s’explique par une raison pratique : supérieur, le schéma eût été illisible, inférieur, les conclusions eussent perdu en netteté. Ensuite, c’est au hasard que ces couples ont été choisis parmi tous ceux susceptibles de figurer sur la ligne A ainsi définie.
66Les personnes mentionnées dans les lignes B à F incluses sont quelques-uns des enfants engendrés par les couples des lignes précédentes et non tous les enfants. Ont été retenus ceux qui présentent ou combinent les caractéristiques suivantes : ils épousent le descendant ou la descendante d’un des onze couples, ou bien une autre personne titrée, ou bien encore ils transmettent un titre. Les parents de ces personnes agrégées figurent chaque fois que cela a été possible dans le schéma. Ces choix permettent de mesurer le degré de perméabilité de la saccharocratie havanaise vers d’autres familles.
67La ligne G comporte la particularité de répertorier exactement tous les enfants issus des personnes mentionnées à la ligne F précédente, mais ne présente aucune union matrimoniale ; toutes ces unions se produisirent au xxe siècle. En fin de compte, il reste, bien entendu, que les vingt et une personnes de cette ligne ne sont pas la seule descendance des onze couples de la ligne A.
68L’examen de ce schéma permet de dégager trois observations qui s’enchaînent selon une logique particulièrement cohérente. Elles traitent en effet de l’endogamie, des menaces d’extinction et des stratégies de perpétuation.
69La première observation est évidemment l’intensité des interconnexions. On est en présence d’un écheveau particulièrement dense, où mariages entre cousins au premier et deuxième degré sont légions, tout comme les unions réalisées avec des saccharocrates ne descendant pas directement des onze couples de départ.
70Au contraire, bien rares sont les mariages contractés avec des personnes n’appartenant pas au monde de la plantation havanaise. On n’en compte finalement que six, généralement situés en début ou en fin de schéma, ce qui est très révélateur. Le premier marquis de Arcos (B7) épouse en 1759 la fille d’un capitaine général en poste au Mexique (A9). Le premier marquis du Real Socorro (B1) marie aussi sa fille (C2) en 1770 à José Antonio de Armona y Murga, administrateur des rentes royales à Cuba (C1). Le couple s’installe à Madrid ; cela n’empêcha pas que la seule de leurs trois enfants qui se maria (D2), le fît avec un de ses cousins (D1), plutôt que de chercher à trouver un conjoint dans la Péninsule. Dans ces deux exemples, on voit qu’au début des grandes réformes bourboniennes, certains aristocrates havanais sont soucieux de conforter leur prestige et leur puissance au niveau local par des alliances avec de hauts fonctionnaires de la monarchie. Le troisième mariage ne diffère pas de cette préoccupation. Il unit la troisième comtesse de Buena Vista (D16) avec le deuxième comte d’O’Reilly (D15), lui aussi fils d’un grand serviteur de l’État (C13), qui avait fait beaucoup pour Cuba. Mais le fait que le mariage n’ait eu lieu qu’en 1792, et qu’il fut le dernier avant la fin du xixe siècle, montre que la saccharocratie n’avait plus besoin d’être confortée politiquement. Le deuxième comte d’O’Reilly amenait un nom et un titre prestigieux, la troisième comtesse beaucoup d’argent. Il en va différemment avec les mariages que contractèrent le cinquième marquis de Arcos (F5), Juan Francisco Chacón y Núñez del Castillo (F19) et le cinquième marquis de San Felipe y Santiago (F23), qui se marièrent respectivement avec María Dolores Paredes y Argüelles, la première marquise d’Isasi (F16) et María Trinidad Orovio y Paternina (F20), toutes trois étrangères au monde havanais. Toutes ces unions eurent lieu entre 1857 et 1937 et font partie d’une stratégie différente. Mais l’on peut considérer comme une donnée acquise, vérifiée par ce schéma, l’intense endogamie de l’aristocratie sucrière havanaise.
71Par ailleurs, le schéma permet de mettre en valeur une discipline, plus rigoureuse encore à l’intérieur de ce groupe, concernant les femmes qui héritent d’un titre de Castille : toutes se marient avec un titré ou avec le fils héritier d’un titré. C’est le cas de la troisième comtesse de Buena Vista (D16) qui épouse le fils du premier comte d’O’Reilly (D15), et l’on retrouve le même schéma avec le fils de ce couple (E15) qui se marie avec l’héritière du marquisat de San Felipe y Santiago et du comté del Castillo (E16). Le phénomène n’est pas limité au monde strictement havanais. La péninsulaire marquise d’Isasi (F16) se marie avec l’héritier du comté de Campo Alegre (F19). Notons à ce propos que, si la mère de ce dernier (E18), détentrice du titre, ne se maria pas avec un titré ou quelqu’un en passe de le devenir, c’est qu’elle en hérita après son mariage et à la suite d’une transmission un peu chaotique. Seule la deuxième comtesse Valerio de Urria (E8) semble échapper à ce schéma.
72La deuxième observation est alors sa fragilité au fil des générations. Le tracé de ces transmissions présente plusieurs caractéristiques particulièrement éclairantes sur la tendance à l’extinction. Tout d’abord, une sorte « d’effet entonnoir », avec une convergence vers une même tête, conséquence directe des mariages entre titrés précédemment observés. La tendance est précoce comme le montre l’exemple de Manuel O’Reilly y Calvo de la Puerta (E15) et María Francisca Núñez del Castillo y Montalvo (E16) qui cumulent chacun deux titres : comte d’O’Reilly (III) et de Buena Vista (F) pour le premier, marquise de San Felipe y Santiago (J) et comtesse del Castillo (K) pour la seconde. José Ignacio de Peñalver y Calvo de la Puerta (F9) portait concomitamment les titre de marquis de Casa Calvo (E) et de Arcos (D). Cette tendance s’accentue naturellement au fil du temps. Ce même titre de marquis de Arcos échoit à Nicolás Peñalver y Zamora (F5), déjà comte de Peñalver (C). Sa nièce (G2) héritera des deux titres, tout comme deux autres de ses contemporaines : María Francisca O’Reilly y Pedroso (G8) fut à la fois marquise Jústiz de Santa Ana (H) et comtesse de Buena Vista (F) ; María Joaquina Chacón y Silva (G12) porta les couronnes de marquise d’Isasi (K) et de comtesse de Campo Alegre (L).
73Précisément, le nombre de femmes qui héritent de titres, tout comme la succession au sein d’une même fratrie, sont la deuxième caractéristique témoignant des difficultés d’une famille à se perpétuer. Les problèmes se font souvent jour assez tôt, dès la troisième génération. Le troisième possesseur du titre de comte de Buena Vista est donc une femme (D16), tout comme les troisième titulaires du marquisat de Casa Calvo (E10) et du comté del Castillo (E16). Les troisième, quatrième et cinquième comtes de Casa Montalvo (N) sont frères. Il fallut que le dernier de ceux-ci se remariât après un veuvage pour qu’il ait un fils capable de leur succéder (F23). Le marquisat de Arcos fut transmis d’abord entre cousins (F9 et F5), puis de frère à frère (F5 à F7) et enfin de père à fille (G2). Le schéma montre aussi que les titres dont sont mentionnés ici les premiers possesseurs ne sont pas les seuls à subir cette évolution dangereuse. En témoigne l’agrégation dans cet entrelacs, de la deuxième marquise Valerio de Urria (E8) et de la troisième marquise Jústiz de Santa Ana (C12). On est bien loin, en somme, de la transmission idéale de père à fils qui témoigne de la bonne santé d’une famille.
74Cependant, quand bien même cette passation se produit, cela n’empêche pas l’interruption parfois brutale de la lignée, qui constitue la dernière caractéristique de ces transmissions de titres. Le schéma en présente douze que l’on peut suivre sur plus de deux générations (exceptés les héritages H et L), or la moitié des titres exactement sont déclarés vacants avant le début du xxe siècle. Pour quatre d’entre eux, c’est à la suite d’un manque de descendants. Ce manque de générations pour succéder est particulièrement mis en évidence par le schéma. Si, au début du xviiie siècle, seul un couple n’avait pas procréé, dès le début du xixe cela devient un fait de plus en plus répandu. Il reste évident que ce problème résulte d’une dégénérescence : comment expliquer sinon que trois comtes ou marquis (E19, F9, F7) ne trouvent pas à se marier ? Sans doute leur état de santé était-il trop inquiétant pour envisager un mariage. Si l’on compare enfin la fertilité des couples de saccharocrates et péninsulaires à celle des couples issus uniquement de la saccharocratie, une autre preuve vient confirmer cette impression. En effet, sur la « ligne F » figurent dix couples dont sept sont le produit de la vieille oligarchie havanaise, et trois le fruit d’une ouverture avec une femme n’appartenant pas à ce monde. Sur les sept premiers couples, deux sont stériles et deux autres n’engendrent qu’une fille ; les trois autres n’ont pas plus de trois enfants chacun. Dans le même temps, deux des trois couples « mixtes » ont chacun cinq enfants, et un seul couple reste sans enfant. Ce qui conduit à une réflexion globale sur les stratégies de survie de la saccharocratie et sur la politique royale face aux menaces d’extinction.
75Porter un titre était prestigieux, mais coûtait cher, non seulement en raison d’un train de vie (el lustre) que le possesseur était censé maintenir, mais aussi en raison du montant des impôts annuels ou de succession (lanzas et medias anatas) qui grevaient les distinctions nobiliaires. Aussi, lorsque les titres ont commencé à s’accumuler sur les mêmes têtes, au risque de crouler sous les dettes, des héritiers ont dû faire le choix d’en conserver certains et d’en abandonner d’autres. Pedro Pablo O’Reilly y Núñez del Castillo (F17), qui devait en principe succéder aux titres de marquis Cárdenas de Montehermoso, comte d’O’Reilly, marquis de San Felipe y Santiago et comte del Castillo, se résolut à n’accepter que le troisième, qui était le plus ancien, renonçant même à prétendre à la grandesse liée au quatrième. Nicolás Peñalver y Zamora (F5) procéda au même choix à l’heure d’hériter de son cousin les marquisats de Arcos et de Casa Calvo, et de son père le comté de Peñalver. Il sacrifia le deuxième qui fut déclaré vacant. Ces choix confirment une tendance déjà soulignée : celle de l’appauvrissement progressif de certaines de ces familles qui ne surent pas toutes s’adapter pour survivre à ces menaces. Cependant, l’appauvrissement ne fut pas général, et l’on observe même des individus qui relèvent des titres vacants. C’est ce que fit Juan Francisco O’Reilly y Núñez del Castillo (F15) qui devint, en 1866, le quatrième marquis Jústiz de Santa Ana, alors que ce titre avait été abandonné en 1819 à la mort de María de la Luz Aparicio del Manzano y Jústiz (C12). Cette attitude n’alla pas sans provoquer des querelles d’héritage. Ainsi, lorsque le sixième comte de Casa Montalvo (F23) releva en 1907 les titres de marquis de San Felipe y Santiago et de comte del Castillo, il dut affronter devant un tribunal sa cousine, la comtesse de Buena Vista, qui s’estimait dépouillée d’un héritage. La justice donna raison à la plaignante. José María Montalvo y Orovio (G15) devint le septième comte de Macuriges après un procès contre un de ses cousins. Mais qu’on ne généralise pas pour autant : la plupart des titres abandonnés ne furent pas immédiatement relevés et quand ils le furent, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils donnèrent lieu à des procès.
76Une tactique de préservation du prestige – et même de perpétuation biologique – plus payante fut celle, déjà mentionnée, consistant en des mariages avec des personnes extérieures au monde de la saccharocratie, dont on a déjà dit combien ils furent tardifs. Quant aux trois derniers mariages tardifs contractés entre des Havanais et des femmes n’appartenant pas au monde de la plantation cubaine, il s’agissait des unions du cinquième marquis de Arcos avec María Dolores Paredes y Argüelles, de Juan Francisco Chacón y Núñez del Castillo avec Joaquina Silva y Fernández de Córdoba et du sixième comte de Casa Montalvo avec María Trinidad Orovio y Paternina. Pour rompre avec la norme de l’endogamie, tous ces mariages restèrent cependant confinés dans le milieu aristocratique espagnol. La première épousée avait été faite Dame noble de l’Ordre de María Luisa, la deuxième venait de recevoir le titre de marquise d’Isasi et la troisième descendait par sa mère des marquis de Terán. Peut-être la première avait-elle également des gènes appauvris, ce qui expliquerait qu’elle ne put avoir de descendance. On ne peut douter, pour autant, que la recherche d’épouse en dehors du monde aristocratique havanais fut peut-être une mode, mais plus sûrement une nécessité pour enrayer la dégénérescence et permettre la perpétuation du groupe.
77De ces trois unions, les deux dernières aboutirent à l’installation dans la Péninsule de descendants d’oligarques havanais. Les aristocrates ne dominaient plus La Havane républicaine, ils se replièrent dans l’Espagne monarchique. Peut-être les guerres d’Indépendance avaient-elles affaibli leur patrimoine. On est en revanche certain qu’elles avaient accentué leur engagement politique dans le camp conservateur ; le comte de Casa Montalvo (F23) et son fils, le comte de Macuriges (G15), le montrent d’une manière saisissante puisqu’ils furent tués par les Républicains lors de la guerre civile, le premier en 1936 le second en 1938. C’est certainement cette fidélité et ce besoin de soutien qui incita la monarchie à la fin du xixe siècle à consolider cette élite, comme elle l’avait toujours fait : en 1882 elle donna à Ignacio Montalvo y Montalvo – descendant par son père des premiers comtes de Casa Montalvo (C17) et des marquis de Casa Calvo (C7), et par sa mère du cinquième marquis de Casa Montalvo (E23) et premier comte de Casa Pedroso (D21) – le titre de marquis de Casa Montalvo. Cette dernière distinction montre que le système politique de fidélisation des élites mis en place par Charles III n’était peut-être pas tout à fait obsolète à la veille de l’indépendance cubaine.
78Le deuxième arbre présente un extrait de la généalogie des Arango (voir schéma 2 en annexe). Cette reconstitution s’intéresse moins aux relations entre les familles titrées qu’à plusieurs branches d’une seule famille, et permet de vérifier si les notions d’endogamie, d’extinction et les stratégies de perpétuations sont également valables. L’étude recouvre une période longue, depuis l’enracinement du premier ancêtre dans La Havane de la deuxième moitié du xviie siècle, jusqu’aux descendants encore vivants vers 1940. Plusieurs raisons ont fait porter le choix sur la famille Arango. Tout d’abord parce qu’un seul de ses membres apparaît dans le schéma 1 (A12 : María Ambrosia Arango y Losa). Outre que ce choix bénéficie alors de l’attrait de la nouveauté, il présente aussi, par incidence, l’avantage d’apprécier le degré d’interrelation entre les familles en vérifiant la densité des alliances tissées par les Arango. Ensuite, c’est autour de la généalogie du plus célèbre représentant de la saccharocratie, Francisco de Arango y Parreño, que s’est opéré le choix, permettant ainsi de resituer ce personnage dans son contexte familial. Enfin, comme d’autres membres éminents de la famille Arango ont joué des rôles de premier plan dans l’histoire des relations entre La Havane et Madrid, il a paru utile de donner au lecteur le moyen d’apprécier leurs différents degrés de parenté. C’est pour cela que le schéma ne présente pas seulement l’ascendance et la descendance de Francisco de Arango y Parreño, mais également quelques branches collatérales masculines comme celles des Arango y Núñez del Castillo, ou féminines telles celles des Quesada y Arango et des Calvo de la Puerta y Arango, puisque c’est parmi elles que figurent les descendants les plus célèbres de Pedro Arango y Monroy. Ces choix ont permis de présenter l’exhaustivité des parentés aristocratiques de premier degré de tous les membres de la famille Arango.
79Chaque branche de l’arbre comporte le nombre exact de ses membres et répertorie leurs mariages. Toute la descendance masculine des Arango n’a pas été reportée, mais, lorsque ce ne fut pas le cas, la mention « autre branche » a été portée sur le schéma afin de bien préciser que cette union n’a pas été stérile. Cette précision n’a concerné que la descendance masculine, puisque, en ce qui concerne la descendance féminine, elle devrait s’intégrer à l’arbre généalogique du mari, donc, en dehors de la famille Arango. Cependant, toutes les unions qui n’ont pas eu de descendance ont été soulignées.
80Enfin, les dates de naissance et de décès des personnes ont également été indiquées lorsqu’elles sont connues. Quand une seule date apparaît, si elle n’est précédée d’aucune lettre, il s’agit de l’année de naissance et, si elle est précédée de la lettre « D », il s’agit de celle du décès.
81La première impression qu’inspire cet arbre généalogique est, sans contexte, le nombre élevé des membres de la famille Arango. La descendance de Pedro Arango y Monroy, ce militaire qui s’installa à La Havane en 1680 après avoir servi dans les tercios de Flandres, est particulièrement nombreuse, surtout si l’on tient compte du fait que cet arbre n’en présente qu’un extrait. Ce qui, de prime abord, semble relativiser l’idée d’extinction déjà soulignée. L’intégration de Pedro Arango y Monroy dans la haute société havanaise a été rapide, puisque deux de ses petits-fils épousèrent chacun une petite-fille du marquis de San Felipe y Santiago. Cette prompte ascension s’explique autant par les origines nobles, le grade de capitaine et l’emploi de contador mayor del tribunal de cuentas que vint occuper Pedro Arango, que par le fait que cette haute société n’était alors que dans la première phase de sa construction. Ainsi, le deuxième marquis de San Felipe y Santiago n’était que le premier de cette lignée à naître à Cuba. On voit que la famille Arango a été une des premières à participer à la construction de la saccharocratie, si l’on considère que le premier comte de Buena Vista était lui aussi un petit-fils de Pedro Arango y Monroy. Cela dit, il convient de s’attarder sur les observations dégagées du modèle précédent concernant les stratégies matrimoniales, les risques d’extinctions et les moyens employés pour essayer d’y remédier, afin d’affiner les conclusions que l’on a pu en tirer.
82On constate que le nombre de mariages est constamment élevé, qu’il ne ralentit pas au fil du temps. Cela confirme l’impression que les familles aristocratiques havanaises n’ont pas, ou ont faiblement encouragé leurs enfants au célibat. Au demeurant, cela les distingue de nombre de familles du monde des élites pour qui, à l’instar des Ovando de Cáceres, le célibat était une manière certes draconienne mais efficace de préserver la fortune familiale de la dispersion83. On ne connaît pas toujours les raisons qui incitèrent certains à ne pas convoler, mais il est à souligner, parmi ces derniers et dernières, qu’une grande proportion entra dans les ordres. Remarquons aussi que l’absence de dates de naissance et de décès pour quelques-uns laisse à penser qu’ils moururent peut-être avant l’âge nubile.
83Ce grand nombre d’unions permet de définir avec précision les stratégies matrimoniales. Jusqu’à la fin du xixe siècle, ces mariages se firent tous, à une exception près, avec des familles originaires du monde havanais. Ce qui montre que, même si le nombre de patronymes semble plus élevé que dans le schéma précédent, les unions continuaient à se pratiquer dans un monde fermé. Par ailleurs, les alliances avec certaines familles sont particulièrement recherchées, notamment, et ce n’est pas surprenant, avec celles qui possèdent un titre, contribuant à ancrer, au fil des générations, toujours davantage les Arango dans ce monde de la saccharocratie. Il est frappant de constater que les liens les plus recherchés par les Arango se firent avec des familles aristocratiques. Outre les deux mariages Arango / Núñez del Castillo, qui rapprocha les premiers des marquis de San Felipe y Santiago, Ciriaco Arango y Parreño épousa successivement deux petites-filles d’un comte de Casa Bayona : la deuxième fois, à l’âge de cinquante ans, presque aveugle et quelques semaines seulement après la mort de sa première femme. Ainsi, outre ces liens et celui déjà mentionné avec les comtes de Buena Vista, les Arango sont apparentés aux comtes de Gibacoa, aux marquis Jústiz de Santa Ana et du Quesne, et au comte de Casa Bayona, tandis que le premier marquis de Moncayo descendait d’une Arango. Ces relations permettent de mettre davantage en évidence l’importance sociale de la famille qu’un simple décompte des titres aurait pu sous-estimer.
84La seule alliance qui n’est pas conclue avec une famille de l’oligarchie havanaise est celle contractée avec les Quesada : des Andalous qui détenaient le titre de comte de Donadío de Casasola et dont une branche vécut un temps au Chili. La volonté d’unir les deux familles fut particulièrement forte puisqu’elle engendra trois mariages dont deux, une nouvelle fois, concerna deux sœurs. Le premier se fit en 1781 à La Havane entre María Josefa Arango y Núñez del Castillo et Juan Nepomuceno Quesada y Barnuevo qui venait d’arriver à Cuba pour participer à la prise en main administrative de l’intérieur de l’Île. C’est avec deux de ses petites-nièces (les filles de son neveu Francisco, comte Donadío de Casasola) que se firent les deux autres mariages. En 1810, Andrés de Arango y Núñez del Castillo épousait Dolores Quesada y Vial six ans plus tard à Jaén, Francisco de Arango y Parreño se mariait avec Rita, la sœur de la précédente, à Madrid. Cette exception dans la politique de mariage traditionnelle des saccharocrates a donc pour enseignement majeur de montrer la solidité des unions qui pouvaient être tissées de part et d’autre de l’Atlantique, faisant ainsi mieux prendre conscience de l’unité d’une partie des élites de l’Espagne et de Cuba.
85Cet arbre a été dessiné pour mettre en relief la généalogie de Francisco de Arango y Parreño qui est donc le seul membre de la famille à obtenir un titre de Castille, celui de marquis de la Gratitud. Si l’on se penche maintenant sur les alliances matrimoniales de sa descendance, on constate combien elles s’inscrivent jusqu’au xxe siècle dans les schémas précédemment décrits, ceux de l’endogamie et de l’alliance privilégiée avec les titrés. Le fils aîné du premier marquis de la Gratitud se marie avec la fille du comte de Gibacoa. Leur fils, qui hérite du titre de son grand-père, épouse une de ses cousines germaines, Rita Arango y Mantilla. En 1905, le troisième marquis de la Gratitud convole avec une Valle Iznaga dont la famille, bien que n’appartenant pas au noyau initial de la saccharocratie, avait elle aussi fait fortune dans le sucre quelques décennies plus tôt. Cependant, et pour timide qu’elle soit, une ouverture se produit en dehors du monde de la saccharocratie pour les dernières générations. Miguel Ciriaco Arango y Arango fut, certes, le seul à épouser, en 1922, à Cleveland, une non Havanaise originaire de cette ville, mais sa sœur, Rita María Arango y Arango, même si elle épousa un compatriote, le choisit en dehors du monde de la plantation, et cela permit à la famille de conserver une certaine influence dans les organes du pouvoir cubain84. En effet, elle épousa l’avocat Juan O’Naghten y Bachiller qui fut élu représentant à la chambre des députés de la République de Cuba, puis diplomate à l’ambassade de Cuba à Londres et auprès de l’ONU. On ne sait pas avec qui se maria – ni si elle se maria – la quatrième titulaire du marquisat de la Gratitud, qui était encore en vie en 1942. Mais le fait qu’il s’agisse d’une femme amène à reconsidérer la menace d’extinction biologique des aristocrates cubains qu’une première vision d’ensemble semblait minimiser. Un autre indicateur abonde en ce sens : le troisième marquis de la Gratitud avait cinq frères et une sœur ; or, à eux sept, ils n’eurent que six enfants.
86Si l’on ne peut douter, au regard de la nombreuse postérité de Pedro Arango y Monroy, que ce nom ne se perdit pas – ce que du reste semble confirmer l’existence, vers 1942, de deux descendants portant ce patronyme – il ne faudrait cependant pas en conclure que certaines branches de cet arbre généalogique ne furent pas menacées par ce péril.
87Quelques-unes ne produisirent plus de fruits, telle la lignée fondée par le frère de Francisco de Arango y Parreño, Ciriaco, et l’exemple qu’il fournit est instructif également quant à la fécondité des familles aristocratiques. Car si Ciriaco eut deux enfants avec une Havanaise qui n’appartenait pas au premier monde de la saccharocratie, les deux sœurs qu’il épousa par la suite et qui, elles, en faisaient partie, ne lui donnèrent aucun enfant. Quant au troisième marquis de la Gratidud, il ne put avoir de fils pour lui succéder. Était-ce parce que ses parents étaient cousins germains que trois de ses frères ne purent à leur tour se marier ? D’une manière générale, si le nombre de couples sans descendance apparaît comme important et présent à toutes les époques, on peut se rendre compte combien ce problème fut plus aigu pour les branches davantage « aristocratisées ». Si le deuxième marquis de San Felipe y Santiago eut huit enfants et le quatrième comte de Gibacoa quatre, le premier comte de Buena Vista et le deuxième marquis Jústiz de Santa Ana, n’en eurent que deux, tandis que le sixième comte de Gibacoa transmit son titre à sa fille unique (malgré deux mariages) et que Juana de Dios de Arango y Quesada ne donna aucun héritier au cinquième marquis du Quesne.
88Que l’on envisage, au travers d’arbres généalogiques, le comportement matrimonial de la saccharocratie havanaise et ses conséquences depuis une perspective de groupe ou un point de vue restreint à une famille, les remarques que l’on peut tirer sont similaires. La discipline familiale acceptée de gré ou de force est une contrainte à laquelle bien peu de personnes échappent. Elle est particulièrement sévère en ce qui concerne les personnes détentrices ou héritières d’un titre de Castille. Si aux xviie et xviiie siècles quelques alliances entre une saccharocratie en formation et des hauts fonctionnaires ou aristocrates hispaniques avaient été passées, à de rares exceptions près (Francisco de Arango y Parreño et la troisième comtesse de Buena Vista par exemple), c’est une sévère endogamie qui succéda à ce type d’ouverture dès lors que la production de sucre battait chaque année des records. La discipline familiale et de groupe obligeait les aristocrates à se marier entre eux, à faire retomber souvent sur une même tête plusieurs titres de Castille. Ce souci de ne pas déchoir, ni socialement, ni économiquement pour conserver les ingenios, menace gravement la survie des lignées quand elle ne provoque pas leur extinction.
89Cette stratégie, qu’il faut bien qualifier de suicidaire, amplement développée entre 1763 et 1838 ne se termine qu’à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, lorsque les paysages politiques, économiques et sociaux cubains ont considérablement changé. Reste à savoir si cette ouverture des descendants des saccharocrates a résulté d’une prise de conscience de leur fragilité ou d’une volonté d’accepter les changements pour garder un certain contrôle sur la direction de l’Île. C’est très certainement un mélange des deux, mais qui reste à démontrer.
90Les difficultés pécuniaires de la comtesse Merlin, comme celles d’autres aristocrates havanais, leur dispendieux train de vie, leur forte endogamie, ne sont pas des traits propres à l’élite de la capitale cubaine. Ils concourent au contraire aux définitions classiques d’une élite aristocratique, avec la participation aux organes locaux de pouvoir, avec les commandements militaires, avec les titres de Castille ou les ordres de chevalerie. Ce qui la distingue des autres, c’est son lien avec l’ingenio, qui lui a donné son surnom de saccharocratie. L’ingenio était au cœur de la vie de la saccharocratie. Elle n’en fit jamais démonstration plus éclatante que lorsque ses enfants, au lieu de célébrer leurs noces en grande pompe à la cathédrale, le firent dans la chapelle de leurs champs ou de leurs ingenios. Ainsi fit, en 1813, le fils du second comte de Casa Barreto qui, à quatorze ans, épousa la fille du deuxième marquis du Real Socorro, de quatre ans son aînée, dans l’oratoire d’une ferme de la famille de la mariée. Vers 1830, Francisco Javier Beltrán de Santa Cruz y Montalvo, comte de Santa Cruz de Mopox et de San Juan de Jaruco, épousa María Inocente de Figueras y Mora dans l’oratoire de son ingenio « La Reserva85 ». Luis Pedroso y Echeverría fit de même avec sa cousine germaine, en 1834, dans leur propriété appelée « El Retiro de Vento86 ». Dans l’économie cubaine, la plantation de canne, si favorisée par la nature, encourageait donc la tendance à l’endogamie fréquente chez la plupart des élites, accentuant aussi son caractère dépensier, qui l’opposait tant à celui du marchand. Tout cela était constitutif d’une identité, d’un monde de valeur que les saccharocrates étaient prêts à défendre avec acharnement.
91Cette saccharocratie, enfin, existait avant les réformes bourboniennes faisant suite à la restitution de La Havane par les Anglais à partir de 1763. On voit aussi, au fil des exemples précédents, que le roi intervenait jusqu’au cœur de la vie de certains de ses sujets, en accordant ou en refusant des licences de mariages, par des promotions ou des sanctions sociales en attribuant des titres de Castille. Quelles étaient les motivations profondes de ces interventions ? Plus généralement, quelles ont été les attitudes des rois d’Espagne face à cette grosse poignée de familles qui semblaient maîtresses du verrou de l’Empire et qui disposaient, à certains moments, de fortunes gigantesques ? La réflexion doit être menée aussi du point de vue des hacendados : si puissants à La Havane, qu’espéraient-ils exactement de la monarchie et comment pouvaient-ils réaliser leurs ambitions ?
Notes de bas de page
1 AGI, Títulos, leg. 12 a, exp. Vallellano.
2 AGI, Ultramar, leg. 26, exp. 9.
3 « … Carecía el interesado del decoro necesario para este destino » (ibid.).
4 « … Para que lo posea en calidad de Vínculo que há de perpetuarse en mi familia con las cargas que le son anexas […] » (extrait du testament cité dans F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. II, p. 15).
5 A. J. Kuethe, Cuba, Crown, Military and Society, p. 119.
6 AGI, Santo Domingo, leg. 1976.
7 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. V, p. 54.
8 ANC, Real Consulado y Junta de Fomento, lib. 170.
9 AGI, Ultramar, leg. 179.
10 AGI, Títulos, leg. 8, exp. San Esteban de Cañongo.
11 AGI, Títulos, leg. 7 b, exp. Real Servicio, et AGI, Santo Domingo, leg. 1142.
12 AGI, Santo Domingo, leg. 1972.
13 « … Y en fin que como por todas razones es reprehensible que un hombre de la Plebe, aunque fuese adinerado se quiera colocar en medio de las primeras clases, a que son ofensivas sus ideas, y pueden serlo mas de la Republica ; invirtiendo de esta suerte el orden de las Leyes, le pidieron elevase a Su Majestad estas razones, a fin de que se dignase desatender la solicitud de Pozo condenándole al silencio sobre este objeto » (AGI, Santo Domingo, leg. 1142).
14 AGI, Títulos, leg. 1, exp. Baynoa.
15 Tel est le cas de la ville de Guatemala, où un problème entre péninsulaires et créoles dans l’élection des alcaldes ordinarios, survenu dans les années 1790, a été analysé par M. Bertrand pour rappeler la subtilité de la mécanique de perpétuation des élites grâce à cette institution : « Le cabildo colonial : un espace d’exclusion ou d’intégration sociale ? ».
16 Ch. Büsches, « “Las leyes del honor” », p. 58.
17 AGI, Ultramar, leg. 11.
18 « … Nuestro matrimonio lejos de disminuirse se conserva la nobleza e hidalguía de nuestra familia, y de un enlaze reciprocamente digno el que pretendemos » (ibid.)
19 AGI, Ultramar, leg. 14, exp. 17.
20 « … De primera clase » (ibid.)
21 I. Atienza Hernández, « Pater familias, señor y patrón ».
22 AGI, Papeles de Cuba, leg. 1242, exp. 24.
23 ANC, Santo Domingo, caja 93, sign. 5.
24 AGI, Ultramar, leg. 38, exp. 30.
25 « … Encontré a toda la familia en la mayorconsternación » (ibid.).
26 « ¿Y como sería posible permitir tan odioso matrimonio ? Echaria un negro borrón sobre toda mi familia, y cuanto a ella pertenecen detestarían a un padre tan apático como indigno del nombre que lleva » (ibid.).
27 « … Todos los políticos han convenido en serla nobleza el apoyo, y columna del trono » (ibid.).
28 « … Con negros, mulatos, y otros de las demás castas » (ibid.).
29 « … Concedérsele todo enlace a la sola voz de igualdad de clases, y de mayoridad, y entonces se habrá entronizado la maldad, y ninguna familia estara segura de no verse manchada por los enlaces contraídos, y después escarnecidas por plumas mojadas en sangre » (ibid.).
30 « Esta falta de trato y comunicación con las familias notables de esta capital, […] parece ya una presunción en contra del aquel concepto distinguido y de notoria nobleza, de que dice que goza, si es que no conduce a sacardeducciones en sentido muy diferente […] » (ibid.).
31 AGI, Santo Domingo, leg. 1616 (Merci à Mercedes García Rodríguez pour avoir indiquer cette référence).
32 « Alcahuete » (ibid.).
33 « Solegnisimo burdel » (ibid.).
34 « … Por que la señora condesa hera la señora condesa y yo Da Aniceta Valdespino, aquella rica y poderosa, y yo pobre y miserable » (ibid.).
35 « … Clase tan superiora la suya » (ibid.).
36 AOHCH, Actas Capitulares, lib. 35.
37 AGI, Ultramar, leg. 89, exp. 164.
38 « … Yo soy condesa amada por parte de la nobleza » (AGI, Santo Domingo, leg. 1616).
39 AGI, Santo Domingo, leg. 1142.
40 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. V, p. 119.
41 Ibid., t. V, p. 120.
42 Il s’agit de Rafael O’Farrill yArredondo. Il signa en 1823 une lettre d’appui aux Cortès, opposées à la Sainte-Alliance (AGI, Ultramar, leg. 87).
43 J. B. Amores Carredano, Cuba en la época de Ezpeleta, p. 63.
44 ANC, Escribanía de Varios, leg. 53, n° 871.
45 « Al parecer blanco » (ibid.)
46 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. IV, p. 118.
47 Il fut facile de les répertorier puisque R. Nieto y Cortadellas, Dignidades nobiliarias cubanas, avait dressé la généalogie de tous les titrés, créoles, péninsulaires ou étrangers, ayant vécu à Cuba.
48 Leur généalogie est une nouvelle fois donnée par R. Nieto y Cortadellas, Dignidades nobiliarias en Cuba, pp. 332-337.
49 La liste complète est présentée p. 292 (tableau 12).
50 M. Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba, p. 140.
51 M. Bertrand, Grandeuret misère de l’office, pp. 190-200, a montré aussi que ce désir de faire un beau mariage était une stratégie souvent fondamentale pour le fonctionnaire royal de Nouvelle-Espagne. Cependant, l’alliance ne se faisait pas non plus majoritairement avec une fille des élites principales.
52 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. I, p. 219.
53 AGI, Ultramar, leg. 125.
54 M. Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba, p. 143.
55 AGI, Títulos, leg. 7 a, exp. O’Reilly.
56 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, p. 197.
57 On n’en sait pas plus sur la nature de cette commission.
58 ANC, Escribanía de Pontón, lib. 152, t. II, f° 442 v.
59 « Vago » et « Bodeguero en alpargatas » (M. Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba, p. 187).
60 Cette élévation n’a pas été considérée dans le dénombrement général servant à définir l’élite créole, car Enrile était depuis trop peu de temps à La Havane lorsqu’il reçut le titre. La famille, du reste, ne fit rien pour s’implanter dans la capitale cubaine : son fils Pascual fut ainsi un grand militaire espagnol (AGI, Títulos, leg. 2, exp. Casa Enrile).
61 M. Moreno Fraginals, El ingenio, , p. 57.
62 V. Martínez-Alier, Marriage, Class and Colour, p. 87.
63 V. Mateo Ripoll, Oligarquía y poder.
64 Ibid.
65 F. Langue, Mines, terres et société à Zacatecas (Mexique), pp. 345-365.
66 Le comte de Vallellano, Nobiliario cubano, t. II, a donné un aperçu de cette richesse par des photos et des descriptions. La splendeur d’autres intérieurs est révélée par le livre de M. L. Lobo-Montalvo, History and Architecture of a Romantic City, pp. 72-117.
67 M. Figeac, La douceur des Lumières, en particulier, pp. 115-146.
68 A. de las Barras y Prado, La Habana a mediados del siglo xix, en particulier, pp. 77-105.
69 Madame Calderón de la Barca, La vida en México, pp. 9-13.
70 R. Guerra y Sánchez, Manual de historia de Cuba, p. 199.
71 V. Mateo Ripoll, Oligarquía y poder.
72 Comtesse de Merlin, Mis doce primeros años.
73 « … Daba mucho a los pobres, festejaba a los ricos, y todo esto con tanta sancillez y genorisad que todos quedaban contentos » (ibid., p. 68).
74 Ibid., p. 10.
75 A. Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac, p. 121. Une rumeur prétend même qu’elle lui aurait servi de modèle pour l’héroïne de « La Duchesse de Langeais ».
76 AOHCH, leg. 11, exp. 2, n° 30.
77 ANC, Archivo de Varios, leg. 253, n° 3832.
78 M. Moreno Fraginals, El ingenio, p. 51.
79 R. T. Ely, Cuando reinaba su majestad el azúcar, p. 108.
80 Ibid., pp. 742-744.
81 M. Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba, p. 142.
82 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas et R. Nieto y Cortadellas, Dignidades nobiliarias en Cuba.
83 J.-P. Dedieu, « Famille, majorat, réseaux de pouvoir.
84 Je remercie Alicia et Rubén C. Arango pour cette précision concernant l’histoire récente de leur famille.
85 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas, t. I, p. 351.
86 Ibid. t. II, p. 328.
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