Introduction
La prosopographie et l’informatique au secours d’une élite oubliée
p. 1-12
Texte intégral
Les Havanais ont été les premiers parmi les riches habitants de l’île de Cuba, qui ont voyagé en Espagne, en France et en Italie. Dans aucun autre endroit, on a compris mieux qu’à La Havane la politique européenne et les ressorts qui se mettent en mouvement pour soutenir ou faire tomber un ministère. Cette connaissance des événements et la prévision de ceux qui vont suivre ont servi efficacement les habitants de l’île de Cuba pour se libérer des entraves qui freinent les progrès de la prospérité coloniale1.
A. de Humboldt, Ensayo político sobre la isla de Cuba
1En dressant ce constat en 1826, Alexandre de Humboldt ne faisait que participer à la diffusion d’une réalité perçue aussi bien par les « riches habitants » de Cuba que par les hommes politiques et les milieux d’affaires espagnols. Quelques années plus tôt en effet, lors d’une session aux Cortès, le député de la province d’Ávila n’avait-il pas commenté d’une manière un peu désabusée la menace de fronde agitée par son homologue cubain, après s’être refusé à voter une augmentation des taxes douanières, en ces termes : « à Cuba, ils font ce qu’ils veulent2 ».
2Cette puissance politique, qui ressemble, à lire ces témoignages, à une certaine forme d’autonomie, n’a évidemment pas échappé aux historiens. Pourtant, ils n’ont jamais entrepris de l’analyser ni même de la décrire. En 1995, Manuel Moreno Fraginals l’affirmait sans détours dans son dernier livre :
Depuis la dernière décennie du xviiie siècle et durant les vingt premières années du xixe, […] l’oligarchie créole, transformée en plantocratie, joua un rôle extraordinaire [dans le processus des guerres, de l’agonie de l’Ancien Régime et l’Indépendance de l’Amérique] jamais mis en relief dans les histoires traditionnelles3.
3 Ce qui est fort regrettable si l’on considère toute l’importance de Cuba, qu’un de ses surnoms, « la perle des Antilles », laisse déjà supposer4.
4L’oligarchie havanaise ne fut pas la seule en Amérique à avoir joué un rôle majeur dans les bouleversements internationaux qui firent suite à la Révolution française ni, plus simplement, à avoir détenu une influence dans l’administration de l’Empire. Au contraire, depuis une vingtaine d’années, la bibliographie consacrée à l’histoire de l’État espagnol a montré combien la perception qui avait longtemps prévalu, celle d’une monarchie anciennement centralisée, était en grande partie erronée. En étudiant en détail le fonctionnement de l’État, les historiens ont mis en relief le rôle éminent de corps constitués, d’institutions dont on avait minoré l’influence quand on ne les avait pas tout simplement négligés. Il en va ainsi des Cortès, du pouvoir des capitales provinciales et même de celui des élites urbaines et rurales5. Malgré quelques variations, toutes ces études présentent au moins deux conclusions similaires : l’importance de la famille et la notion d’échange qui prévalait dans la relation les unissant à la monarchie. Au sein des Cortès, au cœur des villes et à fortiori parmi les élites locales, qu’elles soient plus ou moins « aristocratisées », on remarque toujours la capacité d’influence particulière de quelques familles, ou de quelques clans, jouissant de privilèges seigneuriaux et constitués en oligarchies. Par ce terme, il faut entendre évidemment un pouvoir politique qui s’exerce au niveau local, sur un territoire plus ou moins étendu et toujours centré sur un municipe. Ce pouvoir a souvent pour fondement une prééminence économique, avec en particulier le contrôle des moyens de production les mieux adaptés aux capacités qu’offre la nature : élevage, production de céréales, coupe des bois, construction navale, par exemple. Le pouvoir est prolongé et entretenu par des charges judiciaires, militaires, ou ecclésiastiques dont jouissent certains membres de la famille, ou qui sont détenues au sein d’autres familles avec lesquelles des alliances matrimoniales ont été scellées. Il se constitue ainsi des réseaux de pouvoirs, sources d’entraide et de rivalités entre les oligarchies. Ces oligarchies et ces réseaux ont en effet pour raison première, à l’instar de tout être vivant, la survie et la perpétuation. Pour cela, les oligarchies doivent être capables de s’adapter aux changements de situations économiques, politiques, ainsi qu’aux accidents générationnels. Une famille, ou un réseau de famille, pour maintenir sa prééminence, doit en effet être capable de changer l’assise de sa fortune en cas de problèmes ; elle doit être capable de s’imposer, par un luxe, par une séduction politique face à d’éventuels compétiteurs et elle doit, enfin, pouvoir intégrer ces derniers si elle ne peut les réduire ; plus généralement, elle doit trouver les beaux-fils ou les belles-filles qui assureront à la fois le renouvellement biologique et la perpétuation du statut d’élite à laquelle la famille prétend.
5 Or, la réalisation de ces objectifs, tout comme paradoxalement leur limitation, passe nécessairement par une relation privilégiée avec le roi, au travers, notamment, de la notion d’échange qui vient d’être évoquée. Le roi d’Espagne, encore au moment de l’invasion napoléonienne, est une sorte de roi suzerain. Il confirme l’ascension de familles et reconnaît, par une série de faveurs et de grâces, au premier rang desquelles figurent les titres nobiliaires (essentiellement les grandesses d’Espagne et les titres de Castille), la hiérarchie entre les familles puissantes. En conférant des places dans son administration, dans son armée et mieux encore dans sa Cour, à des enfants de maisons importantes, en orientant des décisions de justice, il peut sauver un lignage menacé par des revers de fortune, ou consolider la puissance de l’une au détriment de l’autre. Mais comme toute augmentation de puissance d’une oligarchie peut se faire au détriment du pouvoir du roi, ce dernier doit aussi sauvegarder l’essentiel du sien. L’exercice est d’autant plus délicat si l’on considère que le roi a besoin des seigneurs pour lever des impôts et recruter des soldats. La force du roi repose sur un trépied constitué tout d’abord par le prestige dont il jouit dans son royaume ; il en est à la fois l’unité et la continuité, contribuant à en faire un personnage sacré. La tradition qui en découle, sauvegardant son autorité politique non bornée par une constitution, son rang de chef de toutes les forces militaires terrestres et navales, ainsi que son rôle de juge suprême incontesté est le deuxième fondement de cette puissance. Ses ressources financières, qu’elles lui appartiennent en propre par des héritages pluriséculaires ou qu’elles proviennent de rentes ou d’impôts au profit du Trésor dont les échéances et les montants ne peuvent être renégociés, confèrent au roi une capacité d’action capable de faire plier toute oligarchie ayant prétention à monopoliser le pouvoir dans une région ou à la Cour. On peut aussi considérer que l’exercice du pouvoir a, au fil des siècles, conféré une quatrième force, moins visible, au roi : celle des fidélités qu’il a générées en favorisant tel clan sur tel autre. Il faudra revenir plus longuement sur ces mécanismes de pouvoir qui sont au cœur du fonctionnement de l’Ancien Régime, mais il est préférable d’insister pour l’instant sur le fait que les élites sociales – qu’elles aient une connotation aristocratique ou non – entretiennent dans la structure inégalitaire d’Ancien Régime un lien privilégié avec la monarchie.
6Les oligarchies, malgré ou à cause de leur volonté de perpétuation, sont aussi, par essence, les plus exposées à toutes formes de changements, soit qu’elles les impulsent, soit qu’elles les subissent. Le plus souvent, elles participent alternativement des deux situations. Cela explique le nombre élevé de livres et d’articles qui ont été consacrés aux élites de l’Amérique espagnole des xviiie et xixe siècles depuis plus d’une trentaine d’années. Ainsi, pour la seule Nouvelle-Espagne, David Brading6, John Kicza7 et Frédérique Langue8 ont décrit le rôle fondamental des mineurs et des commerçants et en particulier ceux d’origine péninsulaire, dans ce que l’on a appelé la « deuxième conquête de l’Amérique » pour désigner les réformes entreprises sur le plan économique par le gouvernement des Lumières. Pour cette même région, Michel Bertrand a démontré que le pouvoir des officiers de finances faisait de ces derniers une autre composante de l’élite9. Susan Socolow10 a montré qu’à Buenos Aires, l’élite était composée d’un patriciat de marchands, tandis que pour Santiago de Guatemala, José Manuel Santos Pérez11 a insisté sur les liens entre les élites et la municipalité. Cette liste, loin d’être exhaustive, montre déjà combien le concept d’élite peut recouvrir une réalité sociale différente selon les régions étudiées, ainsi que selon les angles d’approches12.
7Concernant l’île du Crocodile — autre surnom pour Cuba13 —, María Dolores González-Ripoll Navarro a rappelé que le travail continu de définition et d’identification de l’élite cubaine du xvie au xixe siècle n’avait pas encore été fait, mais que l’on comptait cependant des études de cette nature pour des périodes plus courtes14. Parmi ces dernières, un article de Arturo Sorhegui d’Mares consacré à la formation de l’élite cubaine aux xvie et xviie siècles soulignait le rôle des maîtres de la terre ou « hateros », rôle plus important que celui des commerçants et des fonctionnaires15. Allan Kuethe, s’intéressant aux réformes militaires mises en place à Cuba à la fin du xviie siècle, a montré qu’elles avaient consolidé une société aristocratique créole16. à son tour, Juan Bosco Amores, Carredano décrivant la société havanaise de cette même période, définissait l’élite et la divisait en deux parties : la première constituée par les créoles possesseurs d’un titre de Castille, la seconde étant un groupe de « patriciens » et de commerçants17. Il appert que toutes ces études ponctuelles s’accordent pour définir ce concept d’élite cubaine par la prédominance de critères tels que le créolisme, la propriété de la terre et le statut aristocratique. Manuel Moreno Fraginals, en parlant « d’oligarchie transformée en plantocratie », ne disait pas autre chose. La plantocratie, à laquelle il faisait référence était celle qui dominait les exploitations de canne à sucre appelées ingenios, raison pour laquelle on donna aussi à cette élite le nom de « saccharocratie » pour parler d’aristocratie du sucre.
8Si l’on envisage l’étude des élites havanaises dans la perspective du pouvoir – puisque le propos est ici de comprendre les relations entretenues avec le roi et les ressorts de ces dernières – l’hypothèse de départ est qu’elle était composée des personnes qui, à La Havane, occupaient les postes politiques dévolus aux créoles : ceux de la municipalité et du Consulat royal. Elle représentait sans doute également la strate supérieure de la société inégalitaire d’Ancien Régime, par l’ostentation de privilèges nobiliaires. Le créolisme a donc été un critère fondamental pour la définition de cette élite. Aussi faut-il préciser ce que l’on entend par « créole havanais », dans une capitale portuaire américaine et coloniale, par nature largement ouverte aux ambitions d’immigrants. Ont été considérées comme créoles havanaises toutes les personnes y ayant passé au moins vingt ans de leur vie. C’est arbitraire… Mais ce temps est suffisant pour évincer des hauts fonctionnaires qui y effectuèrent des mandats parfois très longs, ainsi que les enfants de ces derniers qui y naquirent avant de partir vers d’autres régions. Le terme de « Havanais » est sans ambiguïté : la résidence du créole et surtout sa vie sociale doivent se situer dans la capitale cubaine, ou dans ses environs immédiats. Un autre critère fondamental a été celui de l’aristocratie, ceci pour deux raisons. La première tient au fait qu’il est évident, dans la société d’Ancien Régime, que la noblesse entretient des relations privilégiées avec le roi ; la seconde est que cette prédominance à La Havane a déjà été soulignée par les historiens précédemment cités. Ce travail de définition de l’élite aristocratique havanaise a donc consisté, d’une part, à en dresser la composition et, d’autre part, à vérifier la validité du terme de saccharocratie, en analysant les corrélations entre aristocratie, pouvoir, ingenio et créolisme, ceci sur une longue période.
9Soixante-seize années sont considérées ici, selon un découpage chronologique assez inhabituel, mais facilement explicable. En effet, si la date de 1763 est fréquemment utilisée – puisque c’est celle de la restitution de La Havane à l’Espagne par le Royaume-Uni qui s’en était emparé onze mois plus tôt et à partir de laquelle de grandes réformes eurent lieu –, la date de fin retenue ici ne l’a jamais été dans aucune autre étude. Nombre de travaux portant sur les élites coloniales américaines se terminent au moment où commencent les luttes pour l’indépendance, vers 1810, mais Cuba ne se sépare de l’Espagne qu’en 1898. La coupure de 1837 est bien plus classique. Elle correspond à l’expulsion des Cortès des députés cubains, sous le prétexte que les colonies ne peuvent être représentées dans un Parlement ; par ailleurs, selon Josef Opatrný18 la date a été consacrée par l’Histoire économique de Julio Le Riverend19, puisque c’est aussi celle de l’arrivée du train à vapeur qui ferait basculer Cuba dans une autre époque. Aucun de ces deux évènements ne représentait des dates significatives pour l’étude envisagée ici : la mise en place de la première ligne de chemin de fer ne relève qu’indirectement du domaine politique, et l’expulsion des députés fut largement contrebalancée l’année suivante par le rappel à Madrid du représentant du roi dans la colonie. Or, c’est bien ce changement de capitaine général de Cuba, en 1838, illustrant la capacité de pression de la saccharocratie sur le gouvernement madrilène à une date tardive, qui marque donc la date finale de cette étude.
10 La période de 1763 à 1838 présente l’avantage de couvrir une époque capitale dans l’histoire de l’île du Crocodile, comme dans celle de l’Espagne, comme plus généralement de l’Amérique. Entre ces deux dates, en effet, sont expérimentées les dernières réformes bourboniennes, la carte politique du Nouveau Monde est bouleversée par l’apparition, à quelques dizaines de kilomètres seulement des côtes cubaines du colosse états-unien et par la douloureuse fragmentation, tout autour, de l’Empire espagnol, en une multitude de républiques. Quant à l’État métropolitain, il connaît la plus grave crise de son histoire, avec l’invasion napoléonienne et la guerre d’Indépendance, dont une incidence majeure est de meurtrir profondément le système d’Ancien Régime et de créer les conditions d’affrontements parfois très sanglants entre conservateurs et libéraux, débouchant sur les guerres carlistes. Les libéraux ont, par ailleurs, été encouragés dans leurs revendications politiques par les premiers succès de la révolution industrielle. Les élites aristocratiques cubaines jouèrent un rôle dans tous ces évènements, ou bien en subirent les conséquences.
11Le propos de ce travail a donc été, après avoir vérifié le concept de saccharocratie pour définir l’élite du pouvoir aristocratique havanaise, d’en mesurer l’influence dans ces événements, d’analyser les motivations profondes de ses engagements, leurs modalités, ainsi que de comprendre ses éventuelles évolutions, mutations, ou fragilités. Pour cela, il a fallu pallier trois inconvénients majeurs : la faiblesse bibliographique déjà soulignée, sur le rôle des élites, la carence archivistique dans certains domaines et la surabondance de sources dans d’autres.
12Le constat dressé il y a près de vingt ans par Juan Bosco Amores Carredano sur la faiblesse presque générale de la bibliographie publiée en Espagne concernant Cuba durant sa période coloniale — seules l’histoire économique et l’histoire militaire faisant exception — s’est bien estompé, grâce notamment à ses propres travaux20, à ceux de Consuelo Naranjo Orovio et de Miguel Ángel Puig-Samper21 consacrés aux recherches scientifiques de la fin de l’époque moderne, et aux synthèses de María Dolores González-Ripoll Navarro et de José Piqueras22. Quant à la production cubaine, ce n’est pas sans raison qu’elle a délaissé l’étude des élites aristocratiques. Carmen Almodóvar Muñoz a rappelé que l’historiographie cubaine n’a cessé, depuis ses origines, d’être au cœur des débats politiques23. De 1898 à 1959, l’histoire a servi à consolider l’identité de la jeune république et était déjà influencée par les idéaux communistes. Une exception apparut en 1938, quand Ramiro Guerra y Sánchez publia un manuel d’histoire objectif, donnant la première importance aux faits et présentant des analyses dénuées d’esprit partisan24. Devant le succès, il réitéra en 1952 en dirigeant une œuvre collective qui amplifia en une dizaine de tomes le premier manuel25. Il réalisa ainsi une œuvre aussi magistrale qu’exceptionnelle.
13La révolution de 1959 n’a fait que porter à leur paroxysme les tendances politiques dont témoignait la bibliographie. L’histoire a toujours été une préoccupation majeure du régime castriste puisqu’elle avait pour but clairement assigné de faire comprendre, aux masses et au monde, son bien-fondé comme sa nécessité26. Cette orientation nettement affirmée, déjà sous-entendue par un titre comme La Historia como arma27 (« L’Histoire en tant qu’arme ») a donc favorisé, presque exclusivement et selon une interprétation marxiste, deux grands thèmes d’études. Le premier, qui avait pour origine un désir d’affirmation après des siècles de colonialisme, concerne l’émergence de la conscience nationale plus particulièrement confrontée au problème de la domination capitaliste de la part de l’Espagne puis des États-Unis. Le second porte sur l’esclavage. Ces choix ne sont pas innocents : la vie et l’action des grands penseurs et héros du xixe siècle sont une caution pour les idéologues et leaders d’aujourd’hui toujours présentés comme les défenseurs de la patrie contre l’agresseur nord-américain, la domination économique d’alors se prolongeant aujourd’hui par l’embargo et justifiant la collectivisation ; tandis que les études sur la condition noire, dédaignées jusqu’en 1959 – si l’on excepte les travaux pionniers et fondamentaux de Fernando Ortiz28 – sont censées répondre aux attentes de la population de couleur. Alain Yacou, affirme avec justesse qu’au travers de la recherche d’un métissage culturel le socialisme s’est présenté comme un « authentique processus de libération des hommes de l’aliénation produite par la veille société29 ». Dans ces conditions on comprend qu’une étude sur les élites aristocratiques, anti-indépendantistes, racistes et esclavagistes, n’ait pas été encouragée par le nouveau pouvoir. La fascination qu’exerça la révolution castriste sur nombre d’intellectuels étrangers n’a pas non plus incité à réparer cet oubli. Quant aux opposants au régime réfugiés aux États-Unis, la faiblesse quantitative de leur production fut également marquée par un esprit partisan30.
14 Pour autant, ces engagements politiques ont pu conduire à la publication d’ouvrages de grande qualité. Ainsi, bien avant de prendre, lui aussi, le chemin de l’exil, Manuel Moreno Fraginals écrivit-il une référence devenue indispensable qui a été beaucoup exploitée dans ce travail : El ingenio. Complejo económico social cubano del azúcar. Car, à travers cette œuvre, c’est toute l’importance économique, scientifique et en partie sociale de la plantation à Cuba (pour l’époque étudiée et bien au-delà), qui est évoquée. Si les propriétaires des plantations n’ont pas fait l’étude d’une analyse d’ensemble, Manuel Moreno Fraginals a évoqué, pour quelques-uns, des éléments éclairant leurs vies, leurs participations politiques et leurs possessions. Cette œuvre fondamentale a inspiré d’autres travaux qui l’ont complétée, apportant notamment de nouveaux éléments quant à la composition de la saccharocratie ou son pouvoir d’influence politique, mais en la plaçant toujours en toile de fond. Levi Marrero31 et surtout Pablo Tornero Tinajero32 s’inscrivent dans ce schéma. En effet, ce dernier a particulièrement mis en relief l’opposition entre planteurs et commerçants, opposition déjà soulignée par Manuel Moreno Fraginals. Enfin, deux autres ouvrages traitant de thèmes différents de cette veine économique ont apporté des informations précises et ponctuelles sur cette élite, même si là encore le propos de leurs auteurs n’était pas de les placer au cœur de l’étude. Ce sont ceux d’Allan Kuethe et de Juan Bosco Amores Carredano déjà mentionnés. Cependant, il faut signaler la parution récente de deux autres ouvrages consacrés à la saccharocratie. Tous deux retracent les destinées des grandes familles aristocratiques, donnant chacun un véritable sens historique à ce que l’on perçoit malheureusement trop souvent comme des anecdotes. Le premier ouvrage est celui d’une professeure cubaine vivant à La Havane, María Teresa Cornide (De La Havana, de siglos y de familias), le second est celui d’un professeur d’origine cubaine vivant à Miami, Rubén C. Arango (La sacarocracia). Peut-être peut-on voir, dans ces publications, plus de quarante ans après la révolution castriste, l’amorce d’un tournant dans l’approche des Cubains au sujet de leur histoire coloniale si singulière de la fin du xviiie et du début du xixe siècle ?
15Il a fallu travailler sans le concours de trois sortes de sources qui constituent pourtant un des fondements de toute étude sur les groupes sociaux : les registres paroissiaux, les archives judiciaires et les sources notariées. Cela tient pour les deux premières à une très mauvaise conservation du patrimoine écrit ; quant à la dernière, son absence reste un mystère.
16L’état déplorable des registres paroissiaux n’a pas posé un réel problème car d’excellents travaux de généalogie ont été effectués il y a quelques décennies. En effet, l’importance de l’aristocratie cubaine coloniale, si elle a été dédaignée jusqu’à présent par l’historiographie américaniste, a été mise en valeur dans deux livres qui n’avaient, semble-t-il, d’autre prétention que de satisfaire la curiosité de personnes susceptibles de figurer elles-mêmes dans des Bottin mondains. Le premier, publié à La Havane en 1940, a été écrit sous la direction d’un descendant de cette aristocratie coloniale, Francisco Javier de Santa Cruz y Mallén, comte de San Juan de Jaruco et de Santa Cruz de Mopox, qui a rassemblé en six volumes la généalogie des « familles cubaines33 ». Le choix de l’auteur concernant ces familles n’eut rien de scientifique ; il décida d’y faire figurer toute la noblesse cubaine, titrée ou non, des origines jusqu’à leurs descendants encore vivants ou à leur extinction, ainsi que toutes les autres qu’il jugea importantes. Hormis les familles aristocratiques, autrement dit celles qui portèrent ou portaient encore un titre, le comte sembla être le seul à décider de celles qui étaient susceptibles de figurer dans son ouvrage et ne chercha pas à justifier ses choix. Malgré l’intitulé de l’ouvrage, ces choix ne durent pas être sélectifs puisque ce sont plus de 500 familles qui sont mentionnées. Le livre, dans ces conditions, n’en décrit que leur « histoire biologique », en nommant leurs membres et en donnant, pour la plupart d’entre eux, les dates de naissance, mariage et décès, les filiations, les éventuels grades militaires, honneurs ou emplois occupés ; seuls quelques rares personnages font l’objet de notices biographiques plus approfondies. Le second ouvrage est celui de Rafael Nieto y Cortadellas, publié à Madrid quelques années plus tard, qui répertorie les détenteurs successifs de tous les titres nobiliaires qui, à un moment ou à un autre, avaient été portés, ou étaient encore portés, à Cuba34. Sans ces deux livres il eut été impossible de mener à bien ce travail. Car ils ont non seulement permis de resituer les personnages mentionnés par les archives dans leur contexte familial, mais, mieux encore, ils ont permis de les identifier formellement, palliant ainsi certaines imprécisions de sources qui auraient pu amener à confondre un père ou un fils ou deux cousins dont les prénoms auraient été identiques. Il est à noter l’extrême fiabilité de ces travaux. Des sondages l’ont vérifiée et la codification informatique des données concernant des milliers d’individus, aux généalogies densément entrelacées, n’aurait pas manqué de révéler les erreurs.
17Les sources judiciaires, pour être exact, sont parvenues sous forme incomplète. Celles conservées à l’Archivo Nacional de Cuba (ANC) ont été particulièrement abîmées par le temps35, et les tentatives de restauration ont plus aggravé les problèmes de lecture qu’ils ne les ont résolus36. Il m’est arrivé plus d’une fois à l’ANC d’être le dernier à me pencher sur un document dont l’encre acide avait attaqué le papier déjà fragilisé par la chaleur et la moiteur tropicales : une rafale de vent s’engouffrant par les fenêtres démantelées de la salle de consultation détruisant à jamais la relique. Il subsiste cependant bon nombre de documents lisibles et beaucoup d’autres, heureusement, ont été parfaitement conservés à l’Archivo General de Indias (AGI) de Séville37. En revanche, malgré des références précises et un fond en apparence volumineux, il n’a été possible d’exploiter qu’un nombre extrêmement faible de testaments. Le plus souvent les documents ne mentionnaient que des dispositions concernant le déroulement de la cérémonie funèbre. Le corpus des biens légués et le nom des héritiers demeurent inconnus.
18Au contraire, pour les autres domaines, c’est à une surabondance de sources qu’il a fallu faire face. L’ANC, malgré les problèmes de conservation de documents, a livré beaucoup d’informations. Ainsi, la section Real Consulado y Junta de Fomento, qui est foisonnante et relativement bien conservée, montre l’essentiel des livres des sessions concernant cette grande institution de la saccharocratie que fut le Consulat royal. La section Asuntos Políticos, qui présente les implications cubaines dans les guerres menées par l’Espagne, est également assez riche. Les archives municipales havanaises conservées à l’Archivo de la Oficina del Historiador de la Ciudad de la Habana (AOHCH), sis dans le palais des capitaines généraux, sont en excellent état de conservation. Toutes ces sources ont permis, entre autres choses, de dresser la liste de la plupart des personnes qui, durant la période, occupèrent un poste à la municipalité. Concernant les relations avec la monarchie, les délibérations de cette municipalité furent moins éclairantes que celles du Consulat royal. Il reste que c’est à l’AGI que la collecte à été la plus abondante. Les fonds Títulos de Indias, Audiencia de Santo Domingo, Ultramar, Papeles de Cuba, ont apporté des informations très nombreuses concernant aussi bien la vie interne de l’élite, que les liens entretenus avec la monarchie espagnole. La manière dont celle-ci appréhendait l’élite cubaine est parfois même apparue en filigrane. L’Archivo General de Indias dispose aussi de cet outil merveilleux qu’est la consultation par numérisation permettant d’avoir accès à des documents américains conservés dans d’autres dépôts, en particulier l’Archivo General de Simancas (AGS). Des recherches plus ponctuelles ont été effectuées dans d’autres centres, en particulier à l’Archivo Histórico Nacional (AHN) de Madrid, où la section Consejos a pu apporter des compléments d’informations concernant l’administration et la justice. Les sections Órdenes Militares et Estado, quant à elles, ont renseigné sur les relais des aristocrates havanais à la Cour, permettant ainsi d’appréhender les réseaux en place. Quelques sondages à l’Archivo General de Palacio (AGP) de Madrid ont aussi contribué à cela. Enfin, à La Havane, quelques prospections dans l’Archivo de la Universidad de La Habana (ACUH), et les archives de l’Instituto de Literatura y Linguística (ILL, ex- Sociedad Económica de Amigos del País), à la Biblioteca Nacional José Martí (BNJM), ont contribué à diversifier encore la documentation rassemblée.
19 La moisson d’informations a été si importante qu’un traitement informatique particulièrement rigoureux a dû être employé afin d’en faire le tri et de les ordonner. La tâche a été grandement facilitée par le fait qu’il n’a pas été nécessaire de créer des programmes, mais ce fut l’occasion, au contraire, d’avoir l’honneur d’exploiter et d’enrichir deux bases de données particulièrement performantes. La première, nommée GENERAL HEREDIS, a permis de reconstruire par informatique les lignées de familles havanaises présentées par les manuels de généalogies et qui ont été sélectionnées pour cette étude. La deuxième, nommée FICHOZ, a permis de classer et de codifier entièrement la très grande quantité de données tirées des ouvrages précédemment mentionnés (et d’autres ouvrages également), ainsi et surtout que de la documentation archivistique consultée. C’est pourquoi, si nombre de références archivistiques semblent manquantes dans les pages qui suivent, on les retrouvera en consultant sur Internet la base FICHOZ38. à l’heure de l’analyse, ces bases de données ont été d’une aide inestimable, non seulement par l’accès immédiat à l’information qu’elles permettaient mais parce qu’elles ont été l’instrument indispensable pour conduire cette étude selon une démarche prosopographique et micro historique39. En effet, telle que l’a définie, il y a longtemps déjà, André Chastagnol :
La prosopographie vise à constituer des notices individuelles regroupant les renseignements biographiques de toutes sortes qui nous sont fournis sur des personnages ayant un lien commun entre eux40.
20C’est bien l’approche micro historique, parce qu’elle met en valeur les actions à partir d’exemples précis et concrets, les choix de ce groupe, qui est la plus capable de placer son rôle déterminant dans les évènements. Ces deux démarches menées conjointement ont semblé les plus à même de permettre la réalisation, au sujet de la saccharocratie havanaise, d’« une étude d’anthropologie sociale et historique sur un groupe d’individus de la société coloniale espagnole », pour reprendre les termes qu’a employés Michel Bertrand dans ses travaux sur les officiers de finance41. En essayant de replacer les acteurs havanais au cœur des systèmes politiques et sociaux étudiés, de les sortir des seconds rôles, cet ouvrage a moins la prétention de réparer un oubli historiographique, que d’essayer d’apporter une contribution à la compréhension du fonctionnement de l’Empire colonial espagnol et de la société d’Ancien Régime.
21 Poury parvenir, la réflexion s’est articulée en trois points. Il s’est agi en premier lieu de définir cette élite aristocratique, de vérifier la validité des termes déjà employés de plantocratie ou saccharocratie. Après un rappel historique de la formation des élites cubaines et des avantages de l’île du Crocodile pour produire la canne à sucre, c’est la composition même de cette aristocratie qui a été décrite. Sa capacité de perpétuation, sociale, politique et démographique, au long des soixante-seize années étudiées a aussi fait l’objet d’une analyse. Les deuxièmes et troisièmes points retracent le rôle, les attitudes, les stratégies de ces élites, de la restitution de La Havane à l’Espagne jusqu’au début de la guerre d’Indépendance, puis de cette date jusqu’au renvoi du capitaine général Tacón. La charnière de 1808 est apparue comme évidente car, si dans un premier temps, la saccharocratie semble être un élément en construction destiné à fortifier l’autorité espagnole en Amérique, plusieurs facteurs montrent qu’ensuite elle se place en position de défense face aux troubles de toutes sortes qui agitent l’Empire et la métropole.
Notes de bas de page
1 « Los habaneros han sido los primeros, entre los ricos habitantes de la isla de Cuba, que han viajado por España, Francia e Italia. En ninguna parte se ha sabido mejor que en la Habana la política de Europa y los resortes que se ponen en movimiento para sostener o derribar un ministerio. Este conocimiento de los sucesos y la previsión de los del porvenir han servido eficazmente a los habitantes de la isla de Cuba para libertarse de las trabas que detienen las mejoras de la prosperidad colonial. » (A. de Humboldt, Ensayo político sobre la isla de Cuba, p. 213). La première édition du livre du scientifique allemand fut publiée à Paris en 1826.
2 « … En Cuba, hacen lo que quieren » (M. Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba, p. 164).
3 « … Desde la última década del siglo xviii y durante los primeros veinte años del xix […], la oligarquía criolla, transformada en plantocracia, jugó un papel nunca puesto de relieve [en el proceso de las guerras, de la agonía del Antiguo Régimen, la independencia de América] nunca puesto de relieve en las historias tradicionales » (ibid., pp. 157-158).
4 En référence à son extension, puisque c’est la plus grande de toutes les Antilles, à la générosité de sa nature et à la mise en valeur qu’y ont opérée les hommes.
5 Parmi une bibliographie copieuse, on peut citer pour les Cortès J. L. Castellano, Las Cortes de Castilla y su diputación ; pour les villes M. Hernández, A la sombra de la Corona ; et concernant les élites locales J. M. Imízcoz Beunza (dir.), Élites, podery red social.
6 D. Brading, Mineros y comerciantes en el México Borbónico.
7 J. Kicza, Empresarios coloniales.
8 F. Langue, Mines, terres et sociétés à Zacatecas (Mexique).
9 M. Bertrand, Grandeur et misère de l’office.
10 S. Socolow, Los mercaderes del Buenos Ayres Virreynal.
11 J. M. Santos Pérez, Élites, poder local y régimen colonial.
12 Cette problématique est développée dans un article introductif de Ch. Büsches et F. Langue, « ¿Las élites de la América española, del éxito historiográfico al callejón interpretativo? ».
13 En raison du fait, qu’avec un peu d’imagination, sa forme générale évoquerait celle de ce saurien, qui du reste y pullule en certaines régions.
14 M. D. González-Ripoll Navarro, « Vínculos y redes de poder entre Madrid y La Habana ».
15 A. Sorhegui d’Mares, « El surgimiento de una aristocracia colonial en el occidente de Cuba ».
16 A. J. Kuethe, Cuba, Crown, Military and Society.
17 J. B. Amores Carredano, Cuba en la época de Ezpeleta.
18 J. Opatrný, Antecedentes históricos de la nación cubana, p. 89.
19 J. Le Riverend, Historia económica de Cuba.
20 J. B. Amores Carredano, « Historiografía española sobre Cuba colonial » et Id., Cuba en la época de Ezpeleta.
21 Entre autres articles : « La ciencia y la técnica ilustrada en el Papel Periódico de la Habana ».
22 Parmis les plus récentes : M. D. González-Ripoll Navarro, Cuba, la isla de los ensayos ; J. A. Piqueras, Sociedad civil en Cuba.
23 C. Almodóvar Muñoz, « Historiografía realizada en Cuba ».
24 R. Guerra y Sánchez, Manual de historia de Cuba.
25 R. Guerra y Sánchez, J. Pérez Cabrera,J. Remos, E. Santovenia, Historia de la Nación cubana.
26 Fidel Castro, qui assura lui-même sa défense dans le procès pour son coup d’État manqué de 1953, avait prononcé sentencieusement au cours de sa plaidoirie cette phrase : « l’Histoire m’absoudra », avant d’en faire le titre d’un livre : La Historia me absolverá.
27 M. Moreno Fraginals, La Historia como arma fut dédié à la mémoire de Che Guevara. Dans la même veine, voir le livre de O. Pino Santos, El asalto a Cuba porla oligarquía financiera yanki. L’État est allé jusqu’à financer un ouvrage d’histoire générale de Cuba de ce même auteur comprenant un chapitre sur le « communisme primitif des aborigènes de Cuba » : Id., Historia de Cuba, aspectos fundamentales.
28 F. Ortiz, Los Negros brujos, et Los negros esclavos, publiés le premier en 1906 et le second en 1916.
29 A. Yacou, « Histoire, historiographie et identité culturelle à Cuba », p. 449.
30 Tel est le cas de l’ouvrage de C. et M. Sterling, Historia de la isla de Cuba.
31 L. Marrero, Cuba : economía y sociedad.
32 P. Tornero Tinajero, Crecimiento económico y transformaciones sociales.
33 F. J. Santa Cruz y Mallén, Historia de las familias cubanas.
34 R. Nieto y Cortadellas, Dignidades nobiliarias en Cuba.
35 ANC, Audiencia de Santo Domingo.
36 Par exemple des adhésifs transparents ont été collés sur les documents pour remédier à leur fragmentation, mais les films ont tellement jauni qu’ils ont complètement caché les écritures qu’ils devaient protéger et ils semblent être désormais impossibles à ôter.
37 ANC, Audiencia de Santo Domingo.
38 Les notes d’archives présentées à la suite résultent de dépouillements personnels ; à quelques exceptions près, la documentation tirée de FICHOZ n’a pas été référencée pour ne pas alourdir la présentation. On pourra cependant vérifier l’origine des informations concernant les personnages cités en consultant, à la fin de cet ouvrage, l’index des noms de personnes, pp. 457-462.
39 Cette corrélation n’est pas nouvelle, elle était déjà présentée dans Informatique et prosopographie.
40 A. Chastagnol, « La prosopographie, méthode de recherche sur le Bas-Empire romain ».
41 M. Bertrand, Grandeur et misère de l’office, p. 5.
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