Il n’est pas de fin au voyage
p. 109-133
Texte intégral
1J’ai déjà évoqué l’expédition de 1974 en Argentine sur les traces des colons aveyronnais de Pigüe. Mais, au retour, j’abandonnai le reste de l’équipe à l’escale de Lima pour m’offrir une dizaine de jours en Colombie : je voulais continuer la découverte de ce pays qui m’avait fasciné lors de notre séjour vénézuélien. Je parcourus Bogotá en tous sens, non sans quelques frayeurs, passai une journée autour de Muzo, au royaume des émeraudes, puis risquai un voyage vers « l’Orient lointain », les llanos orientaux, à la frontière de l’Amazonie.
Inspiration andine
2Je pris un taxi collectif à destination de Villavicencio, capitale du Meta, où je découvris une humanité de la « frontière », très mélangée. Je tentai d’aller plus loin, mais la menace de violents orages me ramena prudemment à Villavicencio. Le retour en taxi collectif fut brutalement interrompu par le glissement de terrain spectaculaire, assez effrayant, de Quebradablanca, provoqué par le déluge, qui emporta l’unique pont métallique jeté sur le ravin. Demi-tour pour Villavicencio. Je ne pus regagner Bogotá qu’à la faveur d’un vol exceptionnel, créé pour rétablir la liaison entre le Meta et la capitale. Et je rentrai en France.
3Ce séjour en Colombie fut la source majeure de mon dernier essai romanesque, Toutes les Colombies (un titre mal choisi que je regrette), qui fut refusé par sept éditeurs successifs ! La déception fut à la mesure des illusions que j’avais entretenues à propos de ce roman. Écœuré, je le remisai dans un tiroir et ne m’en occupai plus pendant près de vingt ans. Mais une fois terminée la vogue du nouveau roman, j’envoyai, sur le conseil d’un ami, le manuscrit à Bernard de Fallois. Il le prit aussitôt. Certes, ce fut loin d’être un triomphe mais Toutes les Colombies figura dans la sélection des dix romans de l’année de la Fnac, eut droit à une édition de poche qui fut épuisée et à une traduction en espagnol. L’honneur était sauf !
4L’histoire de l’Inquisition et les débats qu’elle suscitait me valurent aussi un nouveau voyage à New York et une initiation au Brésil, grâce au congrès de Sao Paulo. D’autres débats d’histoire me permirent d’aller avec Lucile passer quelques jours à Stockholm, avec une escale à Copenhague et à Christiania sur les traces de Jean. Il y avait aussi les colloques dûs aux initiatives des collègues « hispanistes » (issus de l’agrégation d’espagnol) très fructueux, en particulier ceux organisés tous les deux ans par Augustin Redondo à la Sorbonne dont j’ai gardé le meilleur souvenir.
5En 1978, nous avions programmé avec nos amis Carassus et nos filles respectives, trois au total, un long voyage au Pérou et en Bolivie tandis que Jean effectuait en Russie un deuxième séjour dont il devait revenir moralement très atteint.
6Pour effectuer une grande partie du parcours péruvien, une boucle à travers les montagnes, de Lima à Lima, avec en prime les hautes terres du Callejón de Huaylas, nous avions loué dans la capitale deux voitures avec leurs chauffeurs car notre méfiance à l’égard des routes des Andes, de leurs surprises et des embûches possibles était grande. Ce fut une bonne idée. Les chauffeurs se révélèrent sûrs, pleins d’à-propos et même dévoués, lorsqu’ils durent passer une nuit très froide dans leurs voitures afin de permettre à Laure, qui avait été victime d’un grave malaise, d’occuper la dernière chambre d’hôtel disponible. Nous avons pu ainsi prendre la mesure des Andes péruviennes, visiter les sites de la culture de Chavin et méditer à propos du danger de vivre à Huaraz, détruite huit ans auparavant par un tremblement de terre, ensevelie sous le fleuve de rocaille descendu du Huascarán voisin.
7De retour à Lima, nous avons pris l’avion pour Arequipa. Cette très belle ville, plantée dans un bassin dominé par les silhouettes altières de trois volcans de haute altitude, bâtie tout entière ou presque en lave blanche, fut une révélation ; l’étonnant couvent de Santa Catalina, une petite ville à lui tout seul, est l’un des fleurons de la cité mais nous avons manqué de la hardiesse ou, disons le mot, du courage nécessaire pour explorer les cañons célèbres du voisinage. Et nous avons quitté Arequipa pour entreprendre en autobus la longue ascension qui devait nous conduire à Puno, puis en Bolivie. Une grève qui paralysa les livraisons d’essence nous contraignit à passer deux jours à Copacabana (sur la rive bolivienne du lac Titicaca), occasion d’épisodes pittoresques où Claire, Laure et Marie-Françoise s’illustrèrent fâcheusement.
8À La Paz, nous avons dû réapprendre à respirer et nous nous sommes perdus dans les marchés avant d’aller visiter le grand centre précolombien de Tiahuanaco et de tenter une plongée (spectaculaire et parfois inquiétante) jusqu’à Coroico, au cœur des basses terres préamazoniennes des yungas, plantées de caféiers, de bananiers et de cannes à sucre. Sur le chemin du retour, au Pérou, nous avons comme prévu effectué le pélerinage indispensable de Cuzco, du Machu et du Huayna Picchu, avec en prime les forteresses d’Ollantaytambo et de Sacsayhuamán ou le marché dominical de Písac. Et, en attraction spéciale, un raid en chemin de fer jusqu’au terme de la ligne, porte des vallées de la Convention, célèbres alors en raison des luttes agraires violentes des années 1960.
9À Cuzco, à l’occasion d’un congrès de ligues paysannes, Laure nous réservait une surprise : elle apparut au balcon, à deux mètres de Hugo Blanco, le leader révolutionnaire péruvien déjà bien connu en Europe. J’admets que l’affaire nous inspira quelque inquiétude mais il n’y eut aucune suite fâcheuse !
10Au cours de ces pérégrinations nous avions fait l’expérience étonnante des marchés indiens d’altitude, marchés silencieux où la négociation, limitée aux échanges, sans signes monétaires, s’effectuait par gestes sans intervention de la parole.
11Il me fallut attendre 1997 pour revenir dans les Andes car les expéditions hispano-américaines des années 1980 furent consacrées au Mexique et au Brésil. Mais, à la fin des années 1990, Hachette Littérature avait conçu un programme attractif : attribuer à la plupart des nations européennes un temps d’excellence, un âge d’or (d’où le titre de la collection, « Les Siècles d’or »), et demander à un spécialiste (ou à une équipe) de consacrer un livre à ce temps privilégié, un livre qui ferait aux images, choisies dans cet esprit, une place d’importance. Le directeur de la collection estima que Bernard Vincent et moi-même pourrions nous occuper du Temps de l’Espagne. Ce fut le titre du livre qui devait être publié simultanément en France, en Espagne et en Allemagne.
12Le projet nous parut d’un réel intérêt et il ne fut pas difficile de partager entre nous le travail et la recherche d’images séduisantes capables de mettre le texte en valeur, mais qui bénéficieraient aussi de son éclairage. C’est dans cet esprit que je préparai un nouveau voyage en Amérique du Sud. Je voulais en profiter pour faire découvrir Carthagène des Indes à Lucile et il est bien vrai que le voyage nous permit de passer quelques journées délicieuses en ce lieu privilégié. Mais le travail, qui suivit, n’en fut que plus exigeant.
13Nous voulions retrouver, ce qui fut facile, des représentations des anges arquebusiers, très fréquentes dans les œuvres des peintres andins, de Cuzco à Potosí et à La Paz, des artesonados que l’on trouve en abondance dans les palais, les collèges et les églises des principales villes espagnoles des Andes et ces curieuses interprétations indiennes de la Trinité, qui présentent trois personnes à peu près semblables (dont le Christ est le modèle) comme s’il s’agissait d’éviter toute accusation de polythéisme. Nous voulions aussi trouver des images de retables inspirés à l’évidence de modèles espagnols comme ceux que nous avions vus au Mexique au cours des années précédentes : le livre publié en 2001 démontre que l’objectif fut atteint, sans parler des trouvailles imprévues, évidemment plus nombreuses. ÀQuito où un épisode très violent du Niño et de ses tempêtes nous cloua pendant une semaine, rendant impossible la visite prévue de Cuenca, la tournée complète des monastères fut fertile en révélations. En Bolivie, Potosí était au programme car un historien du xvie siècle ne pouvait mourir sans avoir vu le Cerro Rico, et le musée de la Casa de la Moneda justifia la visite : comment imaginer « le temps de l’Espagne » sans le Cerro Rico de Potosí que la Vierge recouvrait de son manteau protecteur ? À Sucre où nous avons passé, dans ce climat de printemps quasi éternel, une autre semaine bienvenue, j’eus une révélation. L’archiviste, qui était un « fan » de Nathan Wachtel et qui me portait au pinacle parce que j’avais fait partie du jury de thèse de ce très remarquable historien, je ne sais par quel miracle dû à la générosité de Pierre Chaunu, nous fit visiter longuement les magnifiques archives notariales de la ville (d’une facilité de lecture à souligner, inévitables exceptions mises à part) et je regrettai très fort ce soir-là de n’avoir pas vingt ans de moins car j’aurais volontiers entrepris une recherche de longue haleine dans ce gisement documentaire fabuleux qui invite à la découverte en profondeur de l’histoire extraordinaire de Potosí. Pour parler franc, je ne comprends pas que n’ait pas été lancée encore la grande entreprise d’histoire que méritent ces sources. Le Potosí appelle une équipe d’aventuriers de la recherche ! Je formule des vœux pour que cet appel soit entendu.
14Changement de décor et de siècle à Santa Cruz de la Sierra, la ville-champignon de Bolivie et l’évidence de son avenir économique. Puis il fallut reprendre via Miami la route de l’Europe raisonnable. De violents orages nous avaient interdit la visite des monastères jésuites du nord de la province.
Brésil et Mexique
15Notre goût plusieurs fois réaffirmé pour les pays andins ne nous avait pas empêchés de profiter de toutes les occasions de découvrir deux des pays les plus vastes (et les plus importants) de l’Amérique latine, le Mexique et le Brésil, et de parvenir à une certaine connaissance de ces pays. Je me rendis plusieurs fois au Mexique, pour participer à un colloque historique d’abord grâce à l’invitation de Serge Gruzinski, ensuite pour visiter plusieurs des régions du pays avec nos amis Carassus, enfin deux fois pour répondre à l’aimable invitation d’un ami qui disposait d’un grand appartement à Mexico dont il faisait généreusement profiter ses amis. De la sorte, nos séjours mexicains furent d’une grande variété : avec les Carassus nous avons découvert les sites archéologiques les plus importants du Mexique précolombien (de Teotihuacan à Oaxaca, Palenque, Tikal ou Chichen Itzá entre autres) mais aussi certaines des très belles villes hispano-mexicaines (Taxco, Puebla, Morelia, Querétaro, Zacatecas ou Guadalajara, notamment, dont les guides touristiques ne savent pas toujours évaluer les mérites exceptionnels) et, en guise de détente, l’aimable Basse-Californie mexicaine. Avec Julian Montemayor, nous avons entrepris un tour du Mexique orienté par les travaux de Serge Gruzinski, dont l’extraordinaire connaissance du pays, et de l’interprétation du christianisme par les Indiens mexicains, était un viatique merveilleux : il nous permit d’admirer tout au long du circuit les églises ou les monastères inconnus de la plupart des touristes dont la décoration marie de manière prodigieuse l’inspiration du christianisme et le legs des mythes précolombiens. Nous avons aussi exploré la ville et les environs de Mexico.
16Nos séjours mexicains avaient ceci de particulier qu’ils n’étaient pas dépendants d’une urgence suscitée par la recherche ou un engagement d’enseignement. À une importante exception près : en 1999, Sophie Bajard, qui dirige depuis des lustres une belle collection de biographies historiques chez Payot, me sollicita et ce fut l’occasion d’entreprendre une recherche consacrée à Hernan Cortès, personnage dont le parcours me paraissait tout à fait extraordinaire. Bien entendu, l’entreprise rendait indispensable plusieurs semaines de travail à l’Archivo General de la Nación à Mexico, et notamment l’exploration de la section Hospital de Jesus. Le livre, publié en 2001, traduit en allemand et en espagnol, doit beaucoup à ces recherches.
17Et il fallut aussi reprendre sans déplaisir le chemin de Séville car l’Archivo de India était, pour un tel sujet, incontournable. Dans les deux cas je bénéficiai de la collaboration précieuse de Lucile que les séjours de Mexico et de Séville enchantaient.
18Mes expériences brésiliennes, en revanche, s’intégrèrent toujours, à l’exception de la dernière, dans la logique de ma carrière d’historien. Une de nos collègues brésiliennes, Maria Yedda Linhares, historienne connue en France, se vit contrainte à émigrer lorsque le régime militaire restreignit de manière importante les libertés, de sorte que de nombreux universitaires choisirent d’aller s’installer pour quelque temps en Europe ou en Amérique du Nord. À l’invitation de Frédéric Mauro, Maria Yedda vint se fixer à Toulouse et sa présence stimula vivement les études brésiliennes, celles de la section de Portugais comme celles du département d’histoire. Lorsqu’elle put rentrer au Brésil après la fin de la dictature, elle m’invita dans son pays sous le pieux prétexte de la participation à un jury de thèse et je découvris Rio. Un peu plus tard, l’organisation d’un grand congrès consacré à L’Inquisition dans tous ses états à Sao Paulo, dont l’inspiratrice fut la spécialiste brésilienne de l’institution, m’offrit un premier contact avec la mégapole brésilienne.
19Ce fut la nouvelle mode internationale de l’« histoire des mentalités » qui me valut une expérience beaucoup plus riche du Brésil. Mon livre L’homme espagnol pouvait laisser croire que j’étais un spécialiste de l’étude des mentalités, ce qui était excessif. Mais il est vrai que je m’y intéressais. Au début des années 1980, une université carioca, l’Université Federal Fluminense, installée à Niterói, en face de Rio, me proposa de faire un cours de trois mois sur l’histoire des mentalités, qui devait s’adresser à des étudiants postgraduados. Très atteint par la mort de Jean, je ne me sentais pas le courage de passer seul un trimestre si loin de ma femme et de mes deux filles. Lucile décida de prendre une retraite anticipée, ce que la législation d’alors lui permettait puisque, mère de trois enfants, elle avait plus de quinze ans d’ancienneté dans la fonction publique. Et l’université m’accorda généreusement un congé de trois mois. C’est ainsi que nous avons vécu à Rio d’octobre à fin décembre 1985. Une expérience passionnante, d’autant que je disposais de loisirs considérables. Tous mes cours avaient lieu le lundi : certes, il fallait les préparer et deux jours de travail suffisaient à peine. Mais le temps libre demeurait important. De sorte que, lorsque les Carassus vinrent en visite, nous avons pu multiplier les expéditions à travers l’immense Brésil. Lucile profita de la présence de nos hôtes pour aller avec eux (et Marie-Françoise, l’une de leurs filles) admirer les chutes d’Iguazú que je connaissais déjà. Mais je participai à l’exploration du Minas Gerais, d’Ouro Preto à Congonhas, à la visite de Salvador de Bahia et à un court raid en Amazonie qui nous permit de découvrir Manaus, son étonnant théâtre, fruit de la courte fortune que produisit la flambée de l’exploitation du caoutchouc, et de nous rendre en bateau jusqu’à la « rencontre des eaux », longue dérive parallèle des flots de l’Amazone et du Rio Negro, de couleurs et de densités très différentes. Toutes ces expériences et les enseignements du séjour me donnèrent l’idée de créer, au retour à l’université, une UV consacrée à l’histoire du Brésil pour laquelle je pouvais compter sur le concours de Richard Marin qui connaissait bien mieux que moi le pays dans ses profondeurs. Et cette UV connut un véritable succès.
20Bien entendu, les trois mois passés à Rio et dans le pays nous initièrent aux réalités brésiliennes, au commerce des foules, aux tourments de l’inflation, aux divertissements des plages et au futebol, passion nationale qui nous valut de fréquentes visites au Maracana, temple du ballon rond et lieu d’affrontement vocal, dansé et chanté, entre les hinchas, soit les foules de supporters des grands clubs de Rio, Botafogo, Flamengo, Fluminense, Vasco de Gama… Au terme de ces trois mois, j’étais parvenu à m’exprimer correctement ou presque en portugais de sorte que je pouvais faire mes cours dans cette langue, au prix de quelques corrections aimablement suggérées par les étudiants. Mais le manque de pratique au cours des années suivantes me fit perdre toute maîtrise de la langue : j’en eus la démonstration lorsque, au cours des années 2000, j’acceptai d’accompagner, pour une agence de voyages, un groupe de touristes de Salvador à Rio, avec pour objectif principal le Minas Gerais. Je n’étais plus capable d’enchaîner deux phrases correctes si je ne les avais pas préparées très à l’avance. Heureusement, j’avais conservé une bonne connaissance du Minas, de ses splendeurs baroques, d’Ouro Preto à Mariana, et des merveilleuses créations d’Aleijadinho sur l’esplanade de Congonhas, de sorte que je fus pardonné.
Porté par la recherche
21Au lendemain du séjour de 1985 au Brésil, j’avais perdu le goût d’entreprendre. Mes nouvelles activités professionnelles sont venues naturellement à moi sans que je les aie suscitées. L’enseignement de l’histoire du Brésil fut le résultat de la conjonction entre notre séjour brésilien et la chance de disposer d’un partenaire évident, Richard Marin. La collaboration avec lui au service d’une UV très suivie m’offrait la chance d’une stimulation dont j’avais alors grand besoin car je traînais la mort de Jean comme un remords. Histoire du Brésil, fruit de notre association, fut le résultat d’un hasard, une rencontre avec M. Maraval, directeur adjoint des éditions Fayard, qui me fit part du vif déplaisir des Brésiliens devant l’indifférence des Français qui ne semblaient pas prêter le moindre intérêt à la célébration prochaine du cinquième centenaire de la découverte de Cabral et de la naissance de leur nation. Il ne trouvait personne ! Je lui répondis spontanément que je pouvais avoir la solution à son problème mais il fallait qu’il accepte un livre écrit en collaboration : je me sentais capable d’écrire l’histoire du Brésil colonial mais certainement pas celle du Brésil indépendant, carence sans gravité puisque je pouvais lui indiquer l’auteur idoine, qui venait précisément d’écrire un livre consacré à don Helder Camara. Nous pouvions venir à bout de l’entreprise avant la fin du deuxième millénaire, échéance très contraignante. J’avais l’habitude des livres à quatre mains et j’avoue que j’ai toujours apprécié ce genre d’exercice qui m’a valu d’entretenir des relations amicales et durables avec plusieurs collègues, d’abord avec Jean Jacquart, puis avec Bernard Vincent lors de la réalisation du Temps de l’Espagne, ou avec Bernard Bessière en compagnie de qui j’ai écrit, à l’occasion des fastes de 1992, Le défi espagnol, un bouquin bien parti mais naufragé par la faillite de son éditeur, puis pour les éditions de La Découverte un Guide de l’Espagne que Bernard Bessière me proposa généreusement d’écrire avec lui ! Sans parler des quatre livres que j’ai pensés et rédigés avec Lucile et qui furent à la fois une thérapie et un dialogue.
22Nous avons tenu parole et respecté le calendrier. D’ailleurs, l’Histoire du Brésil nous parut relativement facile à écrire. L’abondance des lectures faites à l’occasion de l’enseignement de l’UV consacrée au Brésil et pendant le séjour à Rio m’avait fourni un arsenal de références à propos de tous les sujets ou presque tandis que Richard Marin avait vécu des années durant dans la familiarité des personnages et des événements du Brésil contemporain, notamment du parcours exceptionnel de Getúlio Vargas.
23Évidemment, à l’occasion de ce retour à la mémoire du passé, je néglige de nombreux aspects de ce qui fut tout naturellement mon quotidien de professeur d’université : la direction des maîtrises, généralement distrayante et parfois passionnante, au prix de quelques désagréments, qui permettait de surcroît de mieux comprendre les mutations de la nation étudiante ; celle des thèses, qui exigeait une attention soutenue, et la participation à de nombreux jurys, occasion appréciable de rencontre avec des collègues intéressants, de suivre le mouvement de la recherche, d’en découvrir les nouveautés et de ne pas ignorer les débats dont elle se nourrit. C’est ainsi, par exemple, que, grâce à Lucien Bély, je découvris les nouveautés de l’histoire des relations internationales, de la diplomatie, de l’espionnage.
24Cela dit, j’avoue avoir éprouvé du plaisir à diriger la thèse de Jean-Pierre Dedieu consacrée à l’Inquisition de Tolède qui confirma la connaissance profonde que l’auteur avait acquise de cette institution ; et, à propos de Tolède, la thèse de Julian Montemayor, que je dirigeai aussi (Tolède entre fortune et déclin), me permit de parvenir à une réelle compréhension d’une autre grande ville du royaume de Castille à l’époque moderne, ville complexe parce que tout à la fois métropole religieuse et ville créative. Du fait de ses origines tolédanes, le chercheur avait mis de la passion dans son travail. Il n’avait pas ménagé ses efforts et je m’instruisis beaucoup. La thèse de Francis Brumont consacrée aux paysans de Vieille Castille me permit de retrouver les travaux et les jours d’hommes et de femmes que j’avais beaucoup fréquentés au temps de « mon » Valladolid et d’approfondir des situations que j’avais seulement, dans le meilleur des cas, entrevues. Quant à la thèse de Jean-Pierre Amalric, dont je n’avais pas, à l’origine, inspiré les travaux, elle m’a laissé un souvenir plaisant. Jean-Pierre, qui avait réuni une documentation énorme à propos des campagnes castillanes au xviiie siècle, s’était découragé, il était submergé par l’abondance des sources, considérait comme insolubles plusieurs problèmes — bref, il avait renoncé. Il fallut une véritable conspiration de l’amitié, soutenue par Florence Amalric, pour que Jean-Pierre se décide à reprendre la rédaction de sa thèse et j’endossai le rôle de directeur de thèse, ce qui, quelques mois plus tard, m’obligea à constituer un jury. Jean-Pierre me fit alors une véritable scène : le jury était épouvantable, je voulais son humiliation publique ! J’avais eu la cruauté d’inviter Michel Morineau à faire partie de ce jury ! Il est vrai que Morineau avait la dent dure et qu’il était redouté. Mais j’étais sûr de mon fait ! Et je n’avais pas commis d’erreur : pendant les jours qui précédèrent la soutenance, deux membres du jury me téléphonèrent pour me dire qu’ils auraient sans doute quelques critiques de détail à formuler mais que, puisque Morineau était là, ils n’allaient pas accabler Amalric pour des vétilles : l’impétrant devrait déja endurer Morineau, rude épreuve ! Or, celui-ci, très content d’être là car, compte tenu de sa réputation, on ne l’invitait pas souvent, fut charmant et se répandit en éloges, à la stupéfaction de mes collègues. Ce fut une soutenance d’anthologie et je me suis bien amusé !
25Naturellement, j’avais eu cent occasions d’entretenir un dialogue avec les collègues espagnols qui m’invitaient souvent à des colloques, des conférences ou même des cours, de sorte que j’eus le plaisir de mieux connaître les universités du pays. Outre Valladolid où je revins souvent, par exemple à l’occasion d’un grand colloque destiné à préparer une histoire de la ville dans la longue durée, ce furent Santander, Saint-Jacques-de-Compostelle, temple de la recherche fondée sur les documents notariaux, Saragosse, Barcelone, Salamanque, Caceres, Séville, Huelva, Cordoue, Grenade (où j’assistai à deux colloques internationaux de haute tenue). À Huelva, je vécus grâce à Bernard Vincent une semaine très enrichissante en participant à un cours suivi par des étudiants latino-américains postgraduados, tous titulaires de la licence, et parfois exceptionnels, tel ce Bolivien que le latin enchantait (et il le connaissait déjà fort bien). Ce fut aussi l’occasion d’une escapade vers l’Algarve portugais en compagnie de Carlos Martínez Shaw. Nos collègues espagnols avaient totalement repensé leur discipline et s’ils avaient fait leur profit des travaux français, anglais ou italiens, ils avaient su aussi tirer un grand parti de l’abondance et de la qualité, souvent exceptionnelles, de leurs sources, bien mises en valeur par un corps d’archivistes de valeur.
26Je conservais des relations suivies avec les deux amis qui m’avaient aidé avec générosité pendant la préparation de ma thèse et à l’occasion de mes recherches sur l’Inquisition : Jaime Contreras, après une thèse très remarquable consacrée à l’Inquisition de Galice, avait publié un livre original, tout à fait excellent et aussitôt traduit en français qui, comme l’avait déjà souligné notre ami Gustav Henningsen, l’auteur de L’avocat des sorcières, traduit en plusieurs langues, était une preuve supplémentaire de la variété des pistes offertes par l’étude du Saint-Office et de ses prodigieuses sources : ainsi, dans son Sotos contre Riquelmes, Jaime Contreras montrait que la lutte acharnée entre ces deux factions à Murcie et Lorca s’était nourrie de l’institution inquisitoriale et avait été portée par elle. Ricardo García Cárcel m’impressionnait par la diversité de ses recherches : après une belle Histoire de Catalogne aux xvie et xviie siècles, puis une étude consacrée à La légende noire, il commémorait à sa façon le deuxième centenaire de la guerre d’Indépendance de 1808 : El sueño de la nación indomable, publié par Temas de Hoy, salué par la critique espagnole quasi unanime, aurait dû être traduit en français d’autant que l’épisode espagnol de 1808 joua un grand rôle dans l’histoire de la France napoléonienne. Mais je ne parvins pas à persuader un éditeur. Ricardo devait ensuite obtenir le Prix national d’histoire en 2012 avec son Herencia del Pasado : las memorias historicas, publié à Barcelone en 2011. Une reconnaissance ibérique que j’ai saluée avec un vif plaisir tout en regrettant qu’aucun éditeur français n’ait jugé bon de le traduire. Trop de timidité de la part des éditeurs français à l’égard de la production historique espagnole. Javier Cercas n’est pas le seul, même si Anatomie d’un instant, extraordinaire analyse du coup d’État manqué du 23 février 1981, méritait à l’évidence une diffusion internationale.
27Je dois dire que la fécondité de Jaime et de Ricardo et la qualité de leurs livres ne me surprenaient nullement. Pas plus que celle des productions de Carlos Martínez Shaw : ce Sévillan, l’historien de tendance marxiste le plus remarquable et original qu’ait produit l’Espagne, produisait des œuvres d’une réelle nouveauté, telles Oriente en palacio, El Galeón de Manilla ou Le Pacifique des Ibériques (titre français) ! Carlos a montré aussi que, contrairement à une idée répandue, les Catalans, après 1715, ont participé activement au commerce avec les Indes. Et, à l’occasion du passionnant discours de réception à la Real Academia de la Historia, qu’il prononça le 11 novembre 2007, il établit que l’activité régulière du « Galion de Manille » se prolongea au moins jusqu’en 1818, même si les trafics étaient sensiblement différents de ceux du xviie siècle. Les navires espagnols tenaient toujours une place éminente dans le trafic de Manille puisque, sur les 44 navires entrés dans ce port en 1795-1796, il y avait 22 jonques chinoises, 12 navires espagnols, 11 autres européens (dont 4 anglais) et 1 bostonien.
28D’autre part, j’étais confondu par le surgissement dans toutes les Espagnes de jeunes historiens que n’effrayaient ni les recherches pionnières et les problématiques audacieuses, ni la masse des sources. Cela paraissait tenir de la génération spontanée. Certes, on s’attendait à la floraison catalane qui se produisit en effet mais l’ampleur de recherches difficiles étonnait : par exemple, celles de Josep M. Torras i Ribé sur Les municipalités catalanes d’Ancien Régime de 1453 à 1808. On ne s’attendait peut-être pas à l’extraordinaire richesse de la production galicienne en fait d’histoire agraire qui fait aujourd’hui de cette région si originale de l’Espagne l’une de celles dont on connaît le mieux l’histoire et les mutations. On n’imaginait pas l’émergence, au sein de l’université de Càceres, d’une équipe de jeunes historiens, tels Isabel Testón Nuñez, Amelia Valcárcel, José Jiménez Lozano, José Luis Martín ou Isabel Pérez Muñoz, qui utilisaient très habilement les sentences du tribunal ecclésiastique de Coria pour l’étude des relations entre les sexes, les aventures du mariage et de la vie sexuelle. Dopés par la création des communautés autonomes, fruit de la constitution de 1978, l’Aragon, l’Andalousie le pays Valencien ou la Galice, entre autres, produisaient des livres de qualité qui avaient la chance d’être publiés par les Juntes des différentes communautés et leurs Conseils de culture : ainsi la Junta de Castille-et-León publiait, sous l’impulsion d’Ángel García Sanz, dans de très belles éditions, les travaux de Bartolomé Yun Casalilla et d’Hilario Casado qui mettaient à la disposition du public l’histoire agraire de la Vieille Castille, de ses paysans, de ses marchands. La Junte publiait aussi de grandes œuvres dues à des historiens étrangers, telle la « somme » d’Hermann Kellenbenz consacrée aux Fugger. Les banques et certaines entreprises industrielles et commerciales entraient dans le jeu. L’essor économique des années 1980, 1990, 2000, favorisa incontestablement ce mécénat intelligent.
29Les jeunes historiens français n’étaient pas en reste. À vrai dire, depuis plusieurs décennies, l’Espagne n’avait pas cessé d’être le terrain de recherches et de création de bon nombre d’historiens et d’historiennes venus de France, dans les domaines les plus divers. Ainsi, en 1992, Rose Duroux avait publié un livre passionnant, Les Auvergnats de Castille. Renaissance et mort d’une migration au xixe siècle, dont je fis grand usage dans mon Histoire de Madrid. De son côté, Isabelle Poutrin avait donné en 1995 un livre profondément original, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, qu’elle devait pour l’essentiel à un rare talent, quels qu’aient pu être les avantages des séjours à la Casa de Velázquez ou à l’École de Rome.
30Il est vrai que le climat de la recherche historique en France n’avait jamais été hostile à ce tropisme espagnol car la communauté des historiens français était très consciente de la qualité et de l’abondance des sources espagnoles. À l’occasion des nombreux colloques auxquels j’étais invité, je pouvais constater aussi que l’accueil de nos collègues espagnols demeurait fraternel. Je n’en étais pas moins ravi de découvrir la qualité de nouveaux travaux. Je pense par exemple au travail d’Anne Dubet sur les Finances de l’Espagne moderne. Certes, les chercheurs bénéficiaient du concours précieux de la Casa de Velázquez, tel Gregorio Salinero dont le Une ville entre deux mondes : Trujillo d’Espagne faisait valoir de façon originale la mobilité des Espagnols du xve au xviiie siècle. Alain Hugon, pour sa part, tirait le meilleur parti de l’esprit nouveau que Lucien Bely a donné à l’étude des relations internationales et rajeunissait les personnages du temps de Philippe IV et le roi lui-même (Philippe IV. Le siècle de Vélasquez, 2014). La Casa jouait aussi le rôle d’un tremplin pour l’étude des Amériques ibériques. Et Jean-Philippe Luis, un de mes anciens étudiants, faisait progresser la connaissance d’un xixe siècle espagnol beaucoup trop négligé.
31Tout naturellement, je m’étais particulièrement intéressé aux historiens castillans que j’avais rencontrés au cours de mes séjours à Valladolid et à Madrid. J’ai déjà évoqué les travaux d’Ángel García Sanz et de Bartolomé Yun Casalilla à propos de la Tierra de Campos et de Ségovie. Mais ce fut l’essai audacieux d’Alberto Marcos Martin qui me fit la plus forte impression. Alberto m’envoyait les tirés à part de ses articles de sorte que j’étais au courant de ses travaux. Cependant, le gros livre qu’il consacra à l’histoire économique et sociale de l’Espagne tout entière, España en los siglos xvi, xvii y xviii. Economia y Sociedad publié par Critica en 1999, me plongea dans l’admiration. Quoique Alberto Marcos Martin n’ait pas explicitement fait référence à la conception du « temps historique » de Braudel (certes cité plusieurs fois dans le texte), ce n’est pas un hasard si la table des matières distingue à l’évidence entre un « temps long » (les trois siècles de l’histoire dite moderne, matière de la première partie) et une succession de « temps courts » qui affectent de façon différente les espaces distincts de la Péninsule, en fonction de mutations successives qui concernent la population, les variations du crédit, de la rente, du trafic avec l’Amérique et des pressions extérieures. De surcroît, le premier chapitre est consacré à la géographie des Espagnes. Alberto a beaucoup lu, il a médité les lectures d’Hamilton faites par Pierre Vilar et Jordi Nadal, les conséquences qu’ils en tirent. Il a lu Marx et l’utilise à bon escient dans ses études des forces productives et des répartitions de la rente, par exemple. Mais il n’hésite pas à s’en prendre au « mythe de la bourgeoisie » considérée comme un absolu. La somme de travail, de lectures, de débats, de réflexions que suppose ce livre est impressionnante et l’ouvrage devrait être lu par tous les historiens qui se consacrent à l’histoire moderne de l’Europe.
32L’Histoire du Brésil (2000) n’avait été qu’une parenthèse d’ailleurs agréable dans un ensemble de publications dont le personnage majeur demeurait l’Espagne « dans tous ses états ». Je n’avais en fait jamais cessé de publier et mon goût pour les collaborations, le travail en équipe, avait favorisé cette relative fécondité. Au début des années 1980, les éditions Armand Colin m’avaient confié la direction d’une Histoire des Espagnols, appréhendée dans la longue durée puisqu’il s’agissait de conduire cette histoire depuis le haut Moyen Âge jusqu’à l’avènement de la démocratie à la fin du xxe siècle. Je constituai sans difficultés une équipe où mes collègues de l’université de Toulouse tenaient, logiquement, une grande place : Pierre Bonnassie était le meilleur spécialiste français de l’histoire des Wisigoths et un connaisseur émérite de l’histoire de la Catalogne dont il étudierait l’« émergence », Jean-Pierre Amalric et Lucienne Domergue étaient reconnus comme d’excellents « dix-huitiémistes », j’avais quelque crédit comme « moderniste ». Pour l’histoire contemporaine, le choix devenait plus difficile, surtout pour le xixe siècle. Je fis appel à un littéraire qui avait l’avantage d’avoir lu toute l’œuvre de Pérez Galdós, et aussi beaucoup de travaux espagnols sur l’histoire du xixe siècle, Jacques Beyrie, qui voulut bien accepter et prolonger son étude jusqu’en 1936. Naturellement, il fallait associer à notre opus quelques collègues d’autres universités : Pierre Guichard s’imposait comme expert de l’histoire de l’Islam espagnol et Marie-Claude Gerbet accepta de prendre en charge l’histoire des États chrétiens au Moyen Âge jusqu’à la monarchie des « Rois Catholiques ». Restait l’histoire très contemporaine, de 1936 à l’avènement et aux débuts de la démocratie. Je décidai de tenter l’aventure : c’était la deuxième fois que je me risquais en terres de « contemporanéistes ». La première fois, c’était à propos de l’Histoire économique et sociale du monde, à la demande expresse de Pierre Léon et pour pallier une maladie de Pierre Chaunu. Pour l’Histoire des Espagnols, j’avais espéré que Jean-Pierre Amalric, qui connaissait fort bien la question, accepte au moins de partager le défi du « contemporain » mais il avait de bons arguments pour y renoncer et pour se limiter au xviiie siècle, un morceau de choix il est vrai. Quoi qu’il en soit, l’entreprise fut menée à terme et le livre parut en 1985 en deux volumes. Il connut un réel succès en France, de sorte que Robert Laffont décida en 1992 de le publier dans sa collection « Bouquins », ce qui était une forme de consécration. Le livre fut traduit en Espagne. Ce fut l’occasion d’une révision avec l’incorporation de l’étude des diasporas. Nous réussîmes à obtenir une préface d’Antonio Domínguez Ortiz et l’ouvrage connut ainsi une longue carrière. Ensuite, le cinquième centenaire de la « découverte de l’Amérique » ou, selon le nouveau langage, de la « rencontre des deux mondes » suscita une vive agitation parmi les éditeurs : comme d’autres, je fus sollicité et je décidai Lucile à écrire avec moi pour les éditions Perrin un 1492 : un monde nouveau ? Il nous parut original d’utiliser le fait que « la découverte » fut connue dans le reste du monde en 1493 seulement (ou plus tard !) pour distinguer « le temps vécu » et « le temps recréé ». Le livre, qui nous donna l’occasion d’explorer nos réminiscences et de faire plusieurs découvertes (en Italie, à Prague…), fut traduit en espagnol et en italien et Perrin en fit bientôt un livre de poche. En 1998, je participai à une Histoire de la Méditerranée dirigée par Jean Carpentier et François Lebrun, un historien dont je conserve un souvenir ému car il s’agissait d’un homme délicieux, d’une grande générosité, adoré par ses étudiants rennais. La même année fut publiée, pour la collection créée par Robert Laffont et popularisée par « Bouquins », une anthologie des récits de voyage des écrivains francophones en Espagne jusqu’à la fin du xixe siècle, Le voyage en Espagne, occasion d’une nouvelle collaboration étroite avec Lucile et prétexte excellent pour découvrir des textes inconnus, souvent remarquables, grâce à l’exploration des fonds de la Bibliothèque nationale ou de fonds à demi ignorés, tel le « fonds taurin » de la Bibliothèque municipale de Nîmes qui mérite d’être inventorié très complètement. Et je célébrai l’an 2000 en rédigeant directement en castillan pour les éditions madrilènes Temas de Hoy une biographie de Don Juan d’Autriche, très bien reçue, au point de susciter en 2004 une nouvelle édition dans la collection « Historia Selección », et cela à ma grande surprise car je croyais ce séduisant personnage parfaitement connu du public cultivé. Il est vrai que sa vie reste un beau sujet — ou comment faire de mauvais livres avec des gens comme don Juan d’Autriche ou Cortés !
Temps libre
33Cette frénésie d’écriture qui devait se poursuivre jusqu’en 2010 environ s’expliquait par le temps libre dont je jouissais désormais. En effet, j’avais décidé de prendre ma retraite à l’issue de l’année universitaire 1989-1990. Je n’avais que soixante et un ans mais il y avait tout de même quarante-quatre ans que j’émargeais au budget de l’Éducation nationale, quarante-trois si on décompte une année de service militaire !
34Mais j’avais envie de grands voyages que j’avais encore la force d’entreprendre et de réaliser, et Lucile était elle aussi en condition de courir le monde. D’autre part, nous voulions profiter davantage de nos petits-enfants et j’aurais en outre le temps d’écrire ! Je dois reconnaître cependant que, cinq ou six ans plus tard, je regrettai cette décision trop précipitée. L’enseignement me manquait.
35Il est vrai que ce « temps libre » avait tout de même connu une amputation notable. En effet, en 1981, le recteur Chalin, nommé à Nancy, dut abandonner la présidence de l’Association de sauvegarde des enfants invalides (ASEI), une association fondée dans notre région au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette association était devenue très importante et comptait déjà au début des années 1980 une cinquantaine d’établissements installés dans plusieurs départements du Sud-Ouest (Haute-Garonne, Tarn, Tarn-et-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Hérault). Le rôle éminent joué par le recteur Paul Dottin lors de la création de l’association expliquait l’implication des universitaires dans sa vie et son développement, de sorte que le recteur Chalin, arguant de mon nouveau « temps libre » (puisque j’avais quitté la présidence de l’université), me demanda d’accepter sa succession à la tête de l’ASEI, m’assurant que je serais élu sans aucune difficulté si j’étais candidat. Lucile m’affirma que je ne pouvais pas refuser ce « service social » et, seul candidat, je fus en effet élu ! Certes, il s’agissait d’une association dont le rôle était essentiel mais mes débuts furent difficiles car je n’avais pas la moindre accointance avec le directeur en place (qui, à l’occasion d’un conflit social, me laissa toute une nuit seul face aux délégués du personnel !), de sorte que j’aurais renoncé s’il était demeuré en fonction. Fort heureusement, il décida de prendre sa retraite. Je devais entretenir ensuite les meilleures relations avec le nouveau directeur, Gérard Modolo, choisi parmi plusieurs candidats de qualité, son adjoint José Comminge et le Comité directeur, de sorte que je restai durant vingt-trois ans, jusqu’en 2004, président de cette association. Malgré un personnel administratif de grande qualité, ce poste consomma une partie importante de mon temps libre mais il est vrai que l’ASEI, très prisée par les responsables « politiques » et sociaux des départements, des cantons et communes du Sud-Ouest, pour la qualité de sa gestion et de son rôle médico-social, méritait un investissement réel d’autant qu’elle prenait en compte des pathologies très différentes (à l’exception de l’autisme cependant). Pendant ma longue présidence, l’ASEI ouvrit une quinzaine de maisons nouvelles, presque toujours à la demande de municipalités ou de conseils généraux.
36J’ai tout de même pu mettre à profit une bonne partie de ce temps « libéré ». Je fis un nouveau voyage aux États-Unis, de la Nouvelle-Orléans au Minnesota, pour répondre à l’invitation des hispanistes américains (avec charleston en prime, une ville dont le charme très « européen » me conquit), et c’est à cette époque que nous avons consacré au Mexique les deux longs voyages déjà évoqués. Dès 1990 nous avions parcouru l’Italie en tous sens, nous sommes retournés à Vienne que nous avions visitée jadis avec les enfants, avons découvert Budapest, puis la Slovénie et la Croatie, avec un séjour délicieux à Dubrovnik pour célébrer un anniversaire important. Puis, après avoir en 1997 réalisé le parcours andin déjà évoqué, nous avons utilisé en 2001 les ressources nouvelles d’internet pour organiser une exploration de la Patagonie dont notre petit-fils Sylvain, invité d’honneur, garde, comme moi, un souvenir impérissable car la découverte du Perito Moreno et des icebergs multicolores du lac Argentino furent un très grand moment, d’autant que les truites furent, à leur corps défendant, c’est le cas de l’écrire, présentes au rendez-vous, un rendez-vous qui dura une semaine ( !) et qui nous permit de découvrir un bijou de rivière à truites, le Pichi Leufu…
37Mais il est vrai aussi que j’utilisai cette orgie de temps libre pour répondre aux suggestions du temps ou aux invitations des éditeurs qui allaient souvent de pair. Ainsi, l’année 1992 ne fut pas seulement celle du cinquième centenaire de la découverte des Amériques. L’Espagne fut choisie pour accueillir en cette année les jeux Olympiques (qui eurent lieu à Barcelone) et une Exposition universelle dont Séville parut le lieu idéal. Comme l’adhésion de l’Espagne, devenue une démocratie, à l’Union européenne, avait généré des crédits européens qui dopèrent l’économie espagnole déjà en plein essor, j’eus l’idée d’écrire à cette occasion le livre intitulé Le défi espagnol dont le projet fut accepté par les Éditions de la Manufacture, une maison qui paraissait avoir le vent en poupe. Mais je me sentais un peu « léger » pour faire la place qu’elles méritaient aux créations culturelles de l’Espagne de ce temps. Je songeai alors à demander le concours de Bernard Bessière qui avait naguère suivi, lorsqu’il était étudiant d’espagnol, l’enseignement du Ciela. Il avait ensuite fait de brillantes études, obtenu l’agrégation d’espagnol et s’était consacré aux productions culturelles récentes de l’Espagne. Il accepta l’offre et notre livre, bien équilibré grâce à lui, fut assez vite épuisé. Hélas ! L’éditeur de La Manufacture, qui avait publié plusieurs guides de qualité, était un aventurier que quelques opérations hasardeuses conduisirent à la faillite, de sorte qu’il fut impossible d’obtenir une réédition, sans parler de nos droits d’auteur ! J’ai gardé cependant un excellent souvenir de cette collaboration avec Bernard Bessière qui, devenu professeur à l’université d’Aix-en-Provence, me rendit la pareille en me proposant bien des années plus tard de travailler avec lui à un guide de l’Espagne (pour les éditions de La Découverte), dont la troisième édition, rendue nécessaire par les tribulations de l’économie et de la politique espagnole, est parue en mai 2017.
38J’avais beaucoup hésité à accepter l’offre du nouveau directeur des éditions Perrin, Benoît Yvert, lorsqu’il me demanda une biographie de Franco à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort. Certes, j’avais dû plusieurs fois franchir le seuil incertain qui sépare la « moderne » de la « contemporaine », notamment lors de la préparation des concours, mais aussi pour écrire les derniers chapitres de l’Histoire des Espagnols. Mais Franco, le personnage, rendait très difficile l’objectivité au moins relative qu’implique notre métier. Je n’aimais guère Franco mais il ne me paraissait pas responsable de tous les dérapages qui avaient conduit à la guerre civile et je lui reprochais surtout de n’avoir pas su « gagner la paix » alors même que dans son camp, certains, peu nombreux il est vrai, l’incitaient à le faire. Les outrances de la répression me paraissaient parfaitement injustifiables. D’autre part, il était difficile de ne pas admettre que le dictateur avait su, avec beaucoup de chance dont celle de découvrir des collaborateurs avisés, transformer la politique économique et préparer un avenir meilleur. J’étais convaincu que mes choix me vaudraient de dures critiques, dont celle de me risquer abusivement « en terrain découvert » et je ne me trompai pas. Cependant, j’acceptai plus tard et cette fois sans réticence l’offre du même éditeur à propos de La guerre d’Espagne, à condition de consacrer plusieurs chapitres aux lendemains de la guerre car je voulais tout à la fois mettre en scène la répression et les destins des exilés. Et, dans ce cas, les critiques, généralement modérées, furent accompagnées de jugements plus favorables. Le livre fut plusieurs fois réédité en France et traduit en italien, en roumain et en espagnol (mais le titre espagnol, El Infierno fuimos nosotros, que je proposai et que l’éditeur accepta sans hésiter déclencha outre-Pyrénées une vive polémique !).
39Cependant, je conservais une passion pour l’histoire moderne. J’avais le sentiment que les historiens n’avaient pas accordé une attention suffisante aux parcours féminins sur les routes de la grande politique et c’est la raison pour laquelle, sans aucune sollicitation éditoriale, je proposai à Bernard de Fallois une étude consacrée aux reines et aux princesses au cours de la longue période qui va de la Renaissance aux Lumières. Le lit, le pouvoir et la mort me coûta beaucoup d’efforts et de travail et n’obtint qu’un succès limité mais me valut, avec quelques insultes parce que j’avais « oublié » Marie-Antoinette (qui n’entrait pas dans la période étudiée !), des lettres intéressantes, sans parler des traductions en castillan et en portugais. Je ne laissai pas non plus passer les occasions d’exprimer mon goût très vif pour la peinture avec une plaquette dédiée à l’analyse des Lances de Velázquez (pour une petite collection d’Armand Colin), puis tout un livre consacré à la vie du même peintre que Bernard de Fallois publia et que j’eus la joie inespérée de voir aussi traduit en espagnol par Catedra, grâce sans doute à l’intervention de Ricardo. La fondation Juan March m’invita à Madrid à l’occasion de la publication de la version espagnole pour deux conférences en langue espagnole très suivies par le public madrilène mais je reste convaincu que mes exposés furent un peu décevants. L’exposition Velázquez au Grand Palais parisien, de mars à juillet 2015, valut au livre en France un petit retour de flamme.
40Le temps de l’Espagne, écrit avec Bernard Vincent, puis Le voyage en Espagne, anthologie des voyageurs francophones en Espagne, fruit d’une nouvelle collaboration avec Lucile, enfin l’Histoire de Madrid, qui marquent sans doute la fin de mes travaux historiques, furent aussi écrits à cette période. Je dois pourtant reconnaître que j’ai pris un réel plaisir à préparer et à rédiger le livre consacré à l’histoire de la capitale.
41Beaucoup plus tôt, en 1993, j’avais signé une Histoire de la tauromachie. Une société du spectacle, car le Nîmois que je suis resté ne pouvait demeurer indifférent à ce phénomène si organiquement lié à l’hispanité qu’il joue aujourd’hui un rôle non négligeable dans des pays comme le Mexique, le Venezuela, la Colombie ou le Pérou et même l’Équateur malgré une législation récente. Et, au début des années 2000, en utilisant les carnets de pêche que j’avais tenus à jour depuis 1976, je me permis une longue promenade dans les allées du souvenir en rédigeant Les rivières de ma vie. Mémoires d’un pêcheur de truites, que Bernard de Fallois me fit l’extrême plaisir de publier. Bon nombre de journalistes, du Dauphiné à la Bretagne, un peu étonnés, eurent la gentillesse de rendre compte de cet extra dont la rédaction fut pour moi un plaisir et l’occasion d’une redécouverte du passé en même temps que la célébration de l’amitié.
42Au cours des années 2000, deux de nos collègues espagnols les plus chers, Ricardo García Cárcel, professeur à l’université Autonome de Barcelone, et Eliseo Serrano Martin, de l’université de Saragosse, eurent l’idée originale et excitante d’organiser à Saragosse une rencontre avec les historiens français d’origine espagnole intégrale (tels Joseph Perez, Augustin Redondo, Araceli Guillaume-Alonso, Julian Montemayor, Eliseo Trenc…) ou franco-espagnole comme Jean-Louis Guereña, et moi-même (père hispanique, mère française) ou encore François Lopez (père français et mère espagnole). Ils obtinrent le concours de collègues espagnols qui avaient eu des relations fréquentes et étroites avec ces historiens ou historiennes (Jaime Contreras, Luis Ribot García, María Victoria López Coórdon, Aurora Egido…).
43L’idée de départ de la réunion était la suivante : nous, les historiens espagnols, nous connaissons les œuvres de ces universitaires français d’origine espagnole au moins partielle mais nous ignorons leur parentèle, leur enfance et leurs parcours de vie ; en les invitant nous pourrons, tout en évoquant leurs œuvres, apprendre ce que furent leurs familles, leur enfance, les secrets de leur orientation intellectuelle, etc. Ce fut une rencontre tout à fait passionnante et je dois ajouter que ce fut aussi l’occasion d’un hommage très appuyé à l’école primaire française, au rôle des instituteurs laïcs qui, bien souvent, avaient su déceler l’intelligence, le goût du travail, les qualités de leurs jeunes élèves espagnols et aussi persuader leurs parents de tout faire pour qu’ils continuent leurs études. Les témoignages en ce sens d’Augustin Redondo et de Julian Montemayor furent édifiants et même Eliseo Trenc qui, dans le bourg ariégeois de Mazères, refuge d’un groupe compact d’anarchistes, traita un jour son instituteur de « con » (une première dans l’école !), doit reconnaître que les deux premiers élèves de la classe (dont lui-même) étaient fils de réfugiés, ainsi Mauri, fils d’un maçon catalan ! Quant à Araceli Guillaume-Alonso, dont le parcours a été très différent, elle observe que « tous les protagonistes de cette rencontre de Saragosse ont eu à cœur de louer » le système républicain français et son système scolaire. L’originale réunion de Saragosse a donné lieu à un livre remarquable (Exilio, memoria personal y memoria historica. El hispanismo francés de raiz española en el siglo xx, publié à Saragosse en 2009), qui est certainement l’une des publications les plus étonnantes qu’ait suscitées l’ego-histoire recommandée par Pierre Nora.
Irrémédiable absence
44Pendant toutes ces années, malgré ces activités, l’amour que nous portions à nos filles, puis à nos petits-enfants, et qu’ils nous rendaient, l’affection de nos parents, des frères, sœurs, cousins, et celle de vrais amis, nous n’étions pas parvenus au profond de nous-mêmes à dominer le désarroi qu’avait produit la mort de Jean. Et je n’avais pu, pour ma part, effacer le sentiment de culpabilité qui me taraudait, parfois me réveillait au cœur de la nuit. J’avais conservé un équilibre physique satisfaisant, entretenu par les sorties de pêche à la truite avec mes amis Milou et Michel, avec mes cousins, Jean-Lou, Henri ou Denis, plus tard avec mon petit-fils Sylvain, d’autant que ces sorties supposaient parfois des défis physiques, telles celles du Haut-Aragon, qui nous imposaient de longues ascensions afin de retrouver d’extraordinaires parcours que nous avions « inventés », Milou et moi, où nous ne rencontrions jamais d’autres pêcheurs, et qui nous valurent quelques journées inoubliables. D’autre part la collaboration, lors de l’écriture des livres, d’amis authentiques, et surtout celle de Lucile, était infiniment précieuse.
45Mais je ne pouvais éliminer ce remords, la quasi-certitude d’un défaut de lucidité au moment décisif, parce que je m’étais laissé séduire par le plaisir de l’écriture et des rencontres avec les autres historiens, voire de voyages au long cours qui m’avaient éloigné des enfants pendant de trop longues périodes. Et il n’y avait pas de recours. Certes, aux tympans des basiliques romanes ou gothiques la foi chrétienne promet aux justes la vie éternelle, grave dans la pierre le bonheur des ressuscités, mais c’est une espérance, non une certitude.
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