Précédent Suivant

Membre de l’Internationale des historiens

p. 97-107


Texte intégral

1Bien entendu, libéré des contraintes de la thèse, j’avais parcouru l’Espagne en tous sens, noué des contacts à la fois agréables et utiles avec bon nombre de jeunes (ou moins jeunes) collègues espagnols dont j’ai évoqué déjà quelques-uns. L’enrichissement relativement rapide du pays avait donné aux universités des moyens nouveaux qu’elles utilisaient, parce qu’elles avaient besoin d’air, en multipliant les contacts avec les collègues étrangers : colloques et congrès, généralement très bien organisés, fleurissaient.

De l’Espagne…

2J’avais noué des relations avec nombre d’historiens espagnols dont certains devinrent des amis, Ricardo et Jaime évidemment, que les nombreux colloques ou congrès consacrés à l’Inquisition me permettaient de rencontrer fréquemment, mais aussi les Sévillans, Antonio García Baquero (dont je traduisis en français le livre consacré à La Carrera de Indias), Carlos Álvarez Santaló et Carlos Martínez Shaw, dont les intuitions en matière d’histoire maritime étaient prometteuses, ou l’historien du tabac José Manuel Rodríguez Gordillo, dont la belle-sœur, María Luisa Candau, se révéla une excellente historienne de l’Église et de la vie religieuse dans l’Espagne d’Ancien Régime.

3Bien des années plus tard, José Manuel mobilisa ses amis pour nous trouver une maison à louer un grand mois lors de l’Exposition universelle de Séville de 1992. Grâce à cette location, la famille, enfants et petits-enfants, put défiler à Séville, découvrir la ville, ses richesses monumentales multiséculaires et ses nouveautés (dont les superbes ponts jetés sur le Guadalquivir à l’occasion de l’Expo). L’amitié des historiens de Valladolid, Teófanes Egido et Luis Antonio Ribot García, en attendant Alberto Marcos Martín, me fut précieuse. J’eus l’occasion d’aller plusieurs fois à Saint-Jacques où les colloques, consacrés aux sources notariales, d’Antonio Eiras Roel, très bien organisés et très ouverts, attiraient des historiens venus d’Angleterre, de France, d’Italie, d’Allemagne, des États-Unis, sans oublier la pléiade d’historiens de la région, entre autres José Manuel Perez García, Baudilio Barreiro, Pegerto Saavedra ou Ofelia Rey Castelao, animatrice d’une revue de qualité, l’Obrador de historia moderna, publiée par l’université de Santiago ; à Valence, à Grenade, à Salamanque, à Caceres où prospérait une équipe de jeunes historiens de talent qui découvraient les ressources documentaires considérables de l’Estrémadure. Un colloque à Llerena, sur le thème inépuisable de l’Inquisition, nous donna l’occasion de passer par Lisbonne et de découvrir la superbe cité portugaise d’Evora… J’avais des relations régulières avec Antonio Domínguez Ortiz et son gendre, historien de l’Église, Antonio Luis Cortès Peña. Lorsque la constitution de 1978 créa les « communautés autonomes », les histoires régionales connurent un développement remarquable. De la sorte, j’assistai à un grand congrès de l’histoire d’Andalousie, commencé à Cordoue, qui se prolongea trois jours durant à Séville pour faire étape ensuite à Grenade et s’achever à Malaga. Je parvins même à faire inviter deux étudiantes toulousaines, auteures d’une jolie maîtrise consacrée à une passionnante affaire andalouse ; elles vinrent par leurs propres moyens mais nous les avons ramenées en voiture en France par le chemin des écoliers. Il y eut ensuite de grands rassemblements à Barcelone pour célébrer l’histoire de la Catalogne, en Aragon, en Estrémadure. Sans parler évidemment des colloques thématiques et notamment de ceux, nombreux, consacrés à l’Inquisition. J’avais reçu bien d’autres invitations. L’Internationale des historiens existait, sans nul doute. Et elle stimulait échanges et voyages tout autant sinon plus que la géographie.

4Les années passées au chevet de ce que fut la Valladolid des Temps modernes, puis mes recherches à propos de l’Inquisition, de ses agents, de ses méthodes, de ses victimes, ne m’avaient pas détourné des autres réalités de l’Espagne moderne et, à l’occasion de congrès ou de colloques thématiques très orientés, j’avais eu l’opportunité d’écrire plusieurs articles à propos de la nature de la monarchie à l’époque moderne, de ses agents et de ses pouvoirs, d’une part, des modèles sociaux et de leurs rôles respectifs d’autre part : j’avais ainsi écrit un article destiné à éclairer l’adaptation du pouvoir monarchique au système du valido, un autre relatif à la conscience de la décadence, évidente dans l’Espagne du xviie siècle et qui explique la prolifération des arbitristas. J’avais d’autre part consacré un article aux hidalgos, qui m’apparaissaient comme une catégorie sociale essentielle, un autre au « modèle de la sainteté » et à son influence dans l’Espagne de ce temps, un troisième au fonctionnement comparé des sociétés rurales en Espagne et en France.

5Ces articles et quelques autres me permirent de proposer aux éditions de l’université de Salamanque, lorsque cette université me fit l’honneur de me décerner le prix Nebrija en 2005, un recueil d’articles cohérent sous le titre La monarquia española de los Austrias (Salamanque, 2006). La qualité remarquable de l’édition augmente ma dette à l’égard de cette admirable ville et de sa fameuse université où je suis revenu souvent… par plaisir tout simplement.

6Je l’avoue, j’avais saisi volontiers plusieurs occasions de vivre directement les manifestations de la passion festive des Espagnols : passion collective, en contradiction au moins apparente avec l’individualisme considéré souvent comme un des traits majeurs du caractère ibérique. Et pourtant ! Qu’il s’agisse des grandes fêtes du Nord (Pampelune en juillet, Bilbao en août, Vitoria en septembre, par exemple) ou de celles du Sud (Séville en avril, Malaga en août, Jerez en septembre), quel foisonnement de spectacles de foules, de manifestations folkloriques, d’inventions imprévisibles ! Je dois aussi reconnaître que ces fêtes étaient accompagnées inévitablement d’un cycle de corridas pour lesquelles j’éprouvais une attirance irrésistible, surtout à la grande époque d’Antonio Ordoñez.

7Cette attraction pour les grandes fêtes explique que j’aie accepté volontiers la proposition d’une importante revue qui avait entrepris une série de reportages à propos des fêtes méditerranéennes et qui me proposa les fallas de Valenciennes comme sujet de l’un de ces reportages. Je partis avec une semaine d’avance pour vivre sur place les derniers préparatifs en allant d’un quartier à l’autre car chaque barrio de la grande ville a sa propre falla. Ce fut un régal : je pus constater que ces fêtes, certes bruyantes (il ne faut pas espérer dormir) et très colorées étaient aussi une occasion irremplaçable de défoulement citoyen, de satire politique et de manifestations d’humour corrosif dont les personnalités de l’heure (politiques nationaux ou étrangers, artistes, voire footballeurs) mais aussi les institutions étaient les cibles : j’ai gardé en mémoire la falla du char de l’État embourbé et poussé par un quarteron de ministres en nage, celle de l’accès aux urgences d’un hôpital où le Christ portant sa croix était relégué en fin de file, ou celle qui représentait le ministre des Affaires étrangères d’Espagne sur une piste de danse où sa cavalière (Margaret Tatcher) le serrait à l’étouffer.

… À l’Amérique latine

8Après le voyage aux États-Unis de 1968, j’avais saisi toutes les occasions possibles pour courir sinon le monde, au moins son hémisphère occidental. Un Vénézuelien, Ernesto Perez, qui avait passé un an à Toulouse et suivi mes cours au Mirail, lui-même professeur d’histoire à l’université des Andes à Merida, dans l’ouest de son pays, me proposa de venir faire deux mois de cours consacrés à l’histoire économique dans son université, en espagnol évidemment, lors de l’été 1970. L’université des Andes prendrait à son compte mon entretien et me verserait un salaire (modeste) mais le voyage resterait à ma charge. Je n’avais pas alors les moyens de m’offrir un voyage beaucoup plus cher que de nos jours mais Romain Gaignard, qui avait longuement vécu en Amérique latine et notamment en Argentine, où il avait été conseiller culturel, et qui conservait au Quai d’Orsay des relations précieuses, se fit fort d’obtenir la prise en charge par le Quai à condition que j’utilise l’occasion pour effectuer plusieurs missions : il s’agissait d’assister à un congrès international d’histoire à Buenos Aires, de passer au Chili pour des conférences de troisième cycle à l’université de Santiago et, après le séjour vénézuélien, d’aller faire quelques conférences en Colombie et en Équateur. L’occasion était trop belle : en un seul voyage, découvrir, outre Buenos Aires, les Andes du sud au nord ! D’autant que c’était aussi la possibilité pour Lucile de faire connaissance avec l’Amérique latine, si ses parents et les miens acceptaient, comme ils le firent, de garder les enfants pendant les trois semaines que Lucile passerait au Venezuela. Il fut même possible d’organiser les séjours de sorte que nous avons pu arriver le même soir à Caracas, moi en provenance de Santiago, Lucile de France ! Ernesto nous prit en charge à Caracas et nous conduisit en voiture jusqu’à Merida : une randonnée de quelques centaines de kilomètres que nous gardons en mémoire, tant il paraissait persuadé que nous ne risquions pas de rencontrer un véhicule venant en sens inverse. Il y eut pourtant un autobus !

9Le séjour nous combla. La plupart des étudiants avaient de grosses lacunes mais ils manifestaient une grande bonne volonté et n’hésitaient pas à demander des explications dès que je me référais à des concepts ou à des mécanismes économiques qu’ils ignoraient. Ainsi, ils ne connaissaient rien de la théorie quantitative de la monnaie ni du système des lettres de change. La démographie historique leur était parfaitement inconnue. Pourtant, j’éprouvais un réel plaisir à enseigner et je regrettai vivement que de nombreuses grèves provoquées par une réforme universitaire qui diminuait l’autonomie des universités aient réduit sensiblement la durée réelle de ce cursillo. Et il y avait tout le reste : nous visitions la ville, le pays, les environs, jusqu’à la péninsule de Coro vers l’est, jusqu’à l’Apure, un grand affluent de l’Orénoque, vers le sud. Nous l’avions rejoint en piquant vers le sud-est, puis remonté vers l’amont pendant toute une journée, à la discrétion d’un marinier qui connaissait bien le fleuve. Il y avait la découverte d’une nature inconnue, des oiseaux merveilleux par milliers, de tous ramages et plumages (Colombie et Venezuela sont peut-être le royaume élu des oiseaux), mais aussi d’inquiétants habitants de l’Apure qui n’avaient de troncs d’arbre que l’apparence. Lorsque le calendrier nous offrit quatre jours de vacances, Ernesto et sa femme nous prêtèrent une voiture et ce fut une belle randonnée dans l’ouest du pays : après avoir descendu la vallée du Chama (la rivière de Merida) et traversé les petites montagnes tropicales plantées de bananiers, de caféiers et de yucas, parmi une surabondance de fleurs, nous avons atteint les bords de la grande lagune de Maracaibo, aperçu les réservoirs géants de la Shell et de la Standard Oil, affectés de noms trompeurs (La Creole par exemple), et sommes entrés dans la capitale du pétrole après avoir franchi le magnifique pont Urdaneta (8 700 mètres de long). Le plan de la ville construite autour d’un noyau ancien classique avec des cuadras délimitées par des rues étroites nous parut compliqué. Nous nous sommes réfugiés dans un bel hôtel (del Lago) car il s’agissait de mettre la voiture des Perez à l’abri. La carrure des membres du personnel de surveillance de l’hôtel nous rassura d’emblée ! La visite de la ville et des rives de la lagune valait par le pittoresque d’une population, dont les boutiques affichaient des noms pleins d’espérances : La succursale du ciel ; Nouvelle Frontière… L’humanité de la lagune, très métissée, colorée et joyeuse, était alors plutôt accueillante. Le terrorisme qui devait empoisonner le Venezuela contemporain n’était pas encore né.

10Le lendemain, nous avons pris la direction de Valera située au pied du Paramo, à 550 mètres d’altitude, où nous avons fait étape. Puis ce fut l’ascension des chaînons orientaux des Andes, jusqu’à la hauteur de La Mesa, magnifique replat bien cultivé. Nous avons continué à monter à travers le brouillard : la montagne était très cultivée et les paysans étaient partout au travail, produisant salades, carottes, choux, pommes de terre, artichauts (à 4 000 mètres d’altitude !), en dépit du pendage étonnant des parcelles. Et des fleurs aussi, des œillets surtout. Nous franchissions de beaux torrents et les menus des restaurants affichaient des truites. Ernesto devait nous expliquer plus tard que la route avait créé la prospérité dans les villages de cette zone car le marché à fort pouvoir d’achat de Maracaibo était très demandeur.

11Au-dessus de 3 500 mètres, la végétation montagnarde était dominée par les frailejones aux magnifiques fleurs jaunes. Il y avait aussi de beaux lupins aux fleurs bleues et mauves. Nous sommes montés sous une pluie fine mais il ne faisait pas froid, même au sommet du paramo de l’Aguila (4 188 mètres) où nous avons fait halte pour boire un café. Nous n’éprouvions pas de difficultés de respiration. L’accoutumance ?

12Quelques jours plus tard, nous avons mis à profit un jour de vacances pour monter jusqu’au pic Bolivar, le point culminant du pays, qui dépasse les 5 000 mètres, grâce au téléphérique construit par une entreprise française : son terminus, au pic Espejo (4 765 mètres), ne laisse aux alpinistes que 300 ou 400 mètres à franchir. Et lorsque fut venu pour Lucile le temps du départ, nous avons pu, avant de rejoindre l’aéroport de Caracas, passer trois jours sur l’île de Margarita, à quelques heures de la côte. À cette époque, il s’agissait d’un authentique paradis terrestre que les trafics en tout genre de la « zone franche », créée plus tard, n’avaient pas corrompue.

13J’eus ensuite le loisir de faire en compagnie d’un coopérant matheux français fort agréable (du nom de Guillon) rencontré par hasard une expédition acrobatique mais fructueuse de pêche à la truite dans un torrent auquel on accédait grâce au téléphérique et à une marche d’une heure à travers la Selva nublada, l’admirable forêt d’altitude des Andes du Nord, puis d’effectuer une courte randonnée en Colombie : première découverte de Carthagène des Indes qui me laissa un souvenir si fort que j’y revins bien des années plus tard avec Lucile ; et l’occasion de découvrir les trafics de Cucuta, la ville-frontière de la Colombie, trafics fructueux grâce au taux de change alors très favorable au bolivar vénézuélien. Sans oublier, à la frontière colombienne, le restaurant d’Esteban, un chef cuisinier de Quillan, au parler audois mâtiné de castillan, qui s’était attiré une réputation méritée de relais gastronomique.

14Mais, avant le séjour vénézuélien, ce voyage inespéré de 1970 m’avait permis de me perdre dans les rues de Buenos Aires, tout en découvrant les travaux de quelques dizaines de collègues hispano-américains à l’occasion du congrès, d’effectuer un aller-retour à Montevideo, où la traque des tupamaros battait son plein après l’enlèvement d’un agent états-unien accusé par l’opinion de donner des « cours de torture » aux policiers urugayens (je fus soumis à trois contrôles d’identité en vingt-quatre heures !).

15J’avais découvert aussi, au long d’une semaine folle, un Chili transcendé par une campagne présidentielle déchaînée, où les gens de toutes sortes de professions, associations, groupements, faisaient connaître par voie de presse à leurs concitoyens leurs choix politiques lors de l’élection à venir : Alessandri, Allende ou Tomic ? Quelques proclamations étaient en faveur de Tomic : « El poder campesino esta con Tomic. » Mais il y avait surtout des prises de position très nettes en faveur d’Allende (parfois sans le nommer) ou violemment hostiles à Jorge Alessandri : « Contra la miseria y el mito de su viejo maricon », « El mañana nos pertenece », « Venceremos para recuperar el cobre y el salitre que es chileno », « Yanki agresor », « Universidad para todos con Allende », « Los rotos somos mas »…

16Les jeunes étudiants faisaient campagne comme tout un chacun, de sorte qu’ils avaient déserté mes cours et mon seul public avait été celui des « postgraduados », ce qui m’avait donné une idée de l’état et des orientations de la recherche historique au Chili. J’avais profité de mon temps libre pour visiter la ville fort pittoresque de Valparaiso et ses quartiers polychromes, puis pour tester les eaux très froides du Pacifique à Viña del Mar. Et après le départ de Lucile, les conférences en Équateur et en Colombie m’avaient inspiré le vif désir de revenir dans ces pays. À Quito, j’avais pu rencontrer le directeur de la Bibliothèque nationale, Jorge Icaza, un romancier latino-américain fort estimé des spécialistes grâce à un beau roman indigéniste, Huasipungo (« La fosse aux Indiens »), peu connu du grand public mais que j’avais lu. Je pus lui remettre un long article que lui consacrait une revue chilienne, et que j’avais découpé lors de mon séjour à Santiago. Il était ravi et me raconta en détail les épisodes les plus marquants de sa carrière, me confia ses projets.

17Il se trouva que Jack Lang, qui préparait alors un grand festival de théâtre à Nancy, était venu assister à la pièce tirée de son roman et il en était très fier. À Bogotá, que j’avais parcourue en tous sens, sans négliger les émerveillements du musée de l’Or où se dévoilaient les cultures raffinées des páramos colombiens, j’avais pris plusieurs contacts dans le milieu universitaire.

18Décidément, ce voyage inespéré de 1970, presque né du hasard, auquel Lucile avait pu s’associer pendant quelques semaines, avait donné le coup d’envoi de ces explorations hispano-américaines qui devaient être, pendant une trentaine d’années, au cœur de notre vie.

À la découverte de la vieille Europe

19Dès lors, les occasions de voyages en tout genre se multiplièrent. Les Oxoniens toujours en alerte avaient prêté quelque attention à ma thèse et le collège d’All Souls à Oxford m’invita en 1973 à passer trois mois dans la célèbre cité universitaire. Dans l’esprit du meilleur libéralisme à l’anglaise, ils me précisèrent en réponse à une question que je n’avais aucune obligation : ils souhaitaient seulement que j’use au mieux de ce séjour pour continuer mes recherches. Évidemment, si je voulais à l’occasion assister aux cours ou conférences de mes collègues, ils n’y verraient nul inconvénient. Je profitai du voisinage de l’admirable Bodleian Library pour dévorer la littérature anglaise de voyage dont je fis grand usage dans L’homme espagnol publié deux ans plus tard. J’avais aussi accepté cette offre dans l’espoir d’apprendre enfin l’anglais. Je fis de grands efforts, louai une télé que j’installai dans la belle villa qui me fut prêtée, m’astreignis à suivre les programmes des chaînes anglaises, à prendre régulièrement le lunch d’All Souls avec mes collègues… Rien n’y fit ; je lisais l’anglais couramment et pouvais l’écrire, mais quant à le parler… Jean, parti avec moi après accord avec son lycée, et qui suivit régulièrement l’enseignement secondaire anglais, avait en trois mois acquis une pratique enviable de la langue. Cette compagnie quotidienne de mon fils devait devenir mon plus précieux souvenir d’Angleterre.

20Chaque week-end nous partions en balade avec la vieille guimbarde que j’avais emmenée en Angleterre : nous allions visiter les villes alentour tout en assistant le samedi à un match de foot de la League anglaise. Nous sommes allés de Leeds à Birmingham, de Southampton à Norwich, et aussi à Wolverhampton dont l’antique stade de bois était une extraordinaire caisse de résonance à la gloire des Wanderers (Vagabonds) locaux, ou à Everton, le faubourg de Liverpool. Nous avons découvert la très belle ville de Bath, jadis séjour estival de la Cour, les châteaux et les jardins de la vieille aristocratie. Comme nous avions fait un tour d’Angleterre en 1966, nous avions une connaissance géographique du pays satisfaisante. C’était au fond la capitale que nous connaissions le moins mais nous avions réservé les visites de Londres pour la venue de Lucile et de Laure et les avons faites avec elles très consciencieusement, de la Tour à la National Gallery. Il manquait Claire, dix-huit ans et déjà étudiante à Tours mais, au retour, nous sommes allés la voir, Jean et moi, et avons retrouvé tous trois ensemble les fastes culinaires de notre douce France dont Lucile, durant son séjour, proposa quelques échantillons à nos hôtes anglais avec le secours notable de l’extraordinaire cave du All Souls College !

21Ce séjour anglais, assorti d’escapades familiales et qui me procura un stock d’anecdotes étonnantes à propos des usages d’un collège fameux, fut une belle parenthèse et me rappela — mais était-ce nécessaire ? — que la découverte du monde supposait d’abord celle de notre continent. Nous l’avions déjà entreprise et la poursuivîmes dès l’année suivante, au début de l’été, avec un voyage familial dans le sud de l’Allemagne qui nous valut de bons moments à Francfort, Nuremberg, Munich et dans toute la Bavière, des châteaux de Louis II au village emblématique de Oberammergau. Plus tard, j’eus l’occasion de découvrir les étonnantes petites villes de l’Allemagne centrale : Wolfenbüttel, Goslar et, surtout, proche de Hanovre, l’admirable cité de Celle.

22Une tournée de conférences consacrées aux thèmes hispaniques nous avait permis de visiter les villes de Belgique et des Pays-Bas, de Bruges et Gand à Amsterdam ou Utrecht, et leurs trésors artistiques, e t nous avions multiplié les voyages en Italie (notamment en 1990) de façon à connaître toutes les régions de la Péninsule, du Piémont et de la Vénétie aux Pouilles et à la Campanie, sans oublier la Sicile (où Lucile organisa un voyage très réussi) et la Sardaigne, à l’occasion d’une série de cours que j’avais assurés sur le thème de « L’Inquisition espagnole comme institution politique », à l’invitation de l’université de Sassari. Grâce aux voyages organisés pour les étudiants, Venise avait bénéficié d’une sorte de primauté mais notre amour de Rome avait multiplié les séjours de courte durée dans la capitale italienne. Il est vrai que, jusqu’à la vieillesse, nous avons limité nos découvertes de l’Europe centrale à Vienne et Prague et que ma bonne connaissance de la Norvège centrale et méridionale est surtout dûe à la passion du pêcheur de truites, comme d’ailleurs celle de la Slovénie. Une exploration incomplète de la Croatie, avec Dubrovnik et Split en figures de proue, nous fit voir et comprendre l’ampleur des ravages et des destructions du conflit entre Serbes et Croates. Bien des années auparavant on avait tout de même visité Athènes, Corinthe, le Péloponèse, les sites de Delphes et l’île de Santorin, mais de manière un peu superficielle.

23Colloques ou congrès me procurèrent plusieurs occasions de mieux connaître l’Europe : congrès à propos de l’Inquisition dans plusieurs villes d’Espagne, à Lisbonne où fut organisé un rassemblement international de grande ampleur, au Danemark même à l’invitation de Gustav Henningsen, devenu l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’institution et de ses avatars.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.