Un homme trop occupé
p. 85-95
Texte intégral
1Au cours des années 1970, Jacques Droz qui était alors président du jury de l’agrégation d’histoire (masculine car l’« unification » des concours fut postérieure) me proposa de faire partie du jury de ce concours. J’acceptai. Certes, ce rôle supposait un surcroît de travail, à la fin du printemps et au début de l’été surtout, mais il s’agissait d’une expérience intéressante et je pensai aussi qu’elle me permettrait de mieux « encadrer » les candidats toulousains au concours puisque je participais chaque année à leur préparation. J’eus la responsabilité de la correction de l’épreuve écrite d’histoire moderne et contemporaine (avec le secours de collaborateurs) et de l’épreuve orale de commentaire de document pour cette même période. Cela permit aussi à Lucile et aux enfants de venir passer à Paris la dernière quinzaine du concours tout en traversant la France à l’aller et au retour (avec moi) par des itinéraires évidemment différents qui nous permirent de visiter, entre autres lieux, quelques châteaux de la Loire, de découvrir Vézelay, Saint-Nectaire, son église et son fromage et les paysages bourguignons ou auvergnats. Les trois années du concours me donnèrent aussi l’occasion d’apprécier le niveau très disparate des candidats dont certains, je l’avoue, suscitèrent de ma part une réelle admiration. Et l’expérience acquise pendant les trois années de ma participation au jury fut précieuse : j’appris beaucoup de choses en écoutant les candidats et les observations de mes collègues.
Digestion difficile…
2La vie universitaire, cependant, était entrée depuis plusieurs années dans une période difficile. La crise de 1968, à ce qu’il paraissait, avait été facilement « digérée ». Le doyen Godechot avait repris la direction de l’UER d’histoire mais il ne souhaitait plus assumer la présidence de la nouvelle université. Celle-ci devait faire face à l’arrivée massive d’une clientèle nouvelle qui avait gonflé de façon impressionnante les effectifs des UER de psychologie et de sociologie. Les problèmes d’emploi, jusqu’alors quasi inconnus, et dus aux conséquences du « choc pétrolier » de 1974 qui n’avaient pas été anticipées, avaient transformé la mentalité étudiante et généré des attitudes de contestation à propos de tout et de rien. J’eus l’occasion d’en faire l’expérience en 1976.
3Jacques Godechot avait eu pour successeur un collègue professeur de linguistique, installé de manière récente dans notre université, relativement peu connu de la majorité de nos collègues et qui avait avec habileté acquis une certaine audience parmi professeurs et maîtres assistants. De surcroît, la fonction, dont les servitudes étaient évidentes, ne suscitait pas une émulation intense et plusieurs professeurs qui l’eussent exercée avec talent n’en voulaient à aucun prix. Bref, Joseph Verguin fut élu sans contestation. Il aurait sans doute réussi en période normale mais nous étions entrés dans une époque difficile. Et, de surcroît, la présidence de l’université n’était pour lui qu’un tremplin pour accéder à un poste de recteur qu’il obtint en 1974. Son départ précipita la crise qui couvait. Il n’existait aucune majorité pour diriger l’université, aucun candidat à la présidence ne se manifestait, de sorte que le recteur en fut réduit à désigner un « administrateur provisoire », le géographe François Taillefer. Ce fut une chance. Très respecté, dépourvu de toute ambition de carrière, Taillefer remit de l’ordre dans la maison. Son autorité personnelle était réelle mais la crise, un temps différée, éclata dès après la fin de sa mission, pendant l’année 1976.
4À la fin de la mission Taillefer, nos collègues s’agitèrent beaucoup à propos de l’élection d’un président. La majorité du corps enseignant, soutenue par une partie notable des personnels administratifs et techniques, souhaitait élire un professeur marqué à gauche. Une fraction importante se réclamait du Snesup (où communistes et socialistes dominaient) mais elle ne pouvait espérer l’emporter sans le soutien du SGEN, dont la CFDT inspirait les attitudes politiques. Cela dit, aucun candidat ne manifestait de véritable enthousiasme tant les pièges de la fonction étaient évidents et les difficultés à surmonter, considérables. Le Snesup avait fini par convaincre Émilien Carassus, professeur de littérature française, apprécié des étudiants et assez peu engagé politiquement, tandis que le SGEN me poussait à la candidature, sous prétexte que j’avais assuré correctement la direction de la section d’histoire au lendemain de 1968 avant le « retour aux affaires » de Jacques Godechot. Mais il était exclu que je m’oppose à Carassus, devenu depuis de nombreuses années un ami très proche. Comme Carassus, s’il acceptait l’idée d’une mission de court terme, ne voulait pas entendre parler d’un bail de cinq ans et que je partageais le même sentiment les têtes pensantes de la gauche de notre université imaginèrent un deal qui leur parut astucieux : Émilien Carassus serait candidat à la présidence et serait sans doute élu avec le soutien du Snesup et du SGEN. Si, au terme de deux ans et demi, il persistait dans l’idée de la démission, le Snesup s’associerait au SGEN pour assurer mon élection. De la sorte, pendant la durée d’un terme normal (cinq ans), l’université serait gouvernée dans le sens souhaité par cette majorité nouvelle.
5Il se trouve que cette élection de 1976 ne concernait en France que notre université, puisqu’elle intervenait dans des conditions particulières. Du coup, elle avait acquis dans le petit monde universitaire une signification nationale et les médias s’y intéressaient vivement. Le Monde envoya à Toulouse son spécialiste le plus averti, Yves Agnès, qui nous invita, Carassus et moi-même, à une entrevue dans un café de la ville. Ce fut l’occasion d’un épisode pittoresque. Yves Agnès qui, bien entendu, ignorait notre amitié, cherchait à nous opposer : « Voyons ! Le Snesup et le SGEN ont une vision différente de la politique et même de l’université. Comment pouvez vous envisager de collaborer sans même définir les objectifs auxquels ni les uns ni les autres vous ne pourriez renoncer ? » Nous le faisions lanterner, faisant valoir la nécessité d’assurer le quotidien, de remplir les missions élémentaires de l’université à propos desquelles nous pouvions nous accorder. Mais il insistait, il fallait absolument qu’il découvre nos arrière-pensées, une stratégie à long terme. Jusqu’au moment où, ensemble, nous lui avons déclaré : « Mais enfin, monsieur Agnès, depuis si longtemps nous allons ensemble pêcher la truite vingt ou trente jours par an et vous imaginez que nous pouvons chercher à nous tromper, à feindre la collaboration pour piéger l’autre ! Vous n’y pensez pas. » Il crut d’abord que nous plaisantions mais je pense qu’il finit par nous croire. Et nous en avons bien ri, Milou et moi. Ces intellectuels parisiens perdaient le sens du réel, de la vie toute simple qui peut défier et ruiner les calculs politiciens.
6Cela dit, l’année 1976 fut pénible. À peine élu, Carassus dut affronter la plus grave crise qu’ait connue l’université depuis 1968, une grève étudiante qui, de février à mai, dura quatre mois, une grève dure, marquée par des interventions musclées dans les salles des professeurs qui prétendaient exercer leur métier. Certes, de nombreuses villes universitaires étaient concernées par le mouvement — ainsi Amiens, Rennes, Bordeaux, Montpellier, Nanterre —, mais il est sûr que Toulouse Le Mirail était l’un des hauts lieux de la contestation au point de susciter l’ire de la ministre des Universités, Alice Saunier-Seïté, qui fustigeait volontiers les zozos du Mirail.
7D’ailleurs, Toulouse le Mirail fut choisie par les leaders du mouvement pour organiser une grande manifestation protestataire. Notre service technique mit en place une installation « invisible » qui nous permit d’assister en toute tranquillité aux débats du grand Amphi. Haut en couleur et parfaitement irréel ! Nous avions mis Carassus à l’abri car la prise d’otages (sans violences tout de même) faisait partie de l’arsenal de la contestation étudiante.
8Carassus, appuyé par bon nombre d’étudiants qui redoutaient la perte de l’année, parvint finalement à obtenir début mai la fin de la grève, ce qui rendit possible l’organisation des examens. Mais il lui fallut ensuite négocier âprement la validation des résultats auprès du recteur. Tandis que professeurs de tous rangs et étudiants avaient pris leurs vacances, il passait ses journées au rectorat, non sans succès puisque seules trois UV furent annulées, avec quelque raison, il faut en convenir.
9En vacances près de Santander, à Somo, j’étais resté en relations constantes avec les Carassus qui devaient nous rejoindre dès la fin du marathon rectoral. Journées de plage, expéditions halieutiques et randonnées touristiques dans la verte Montaña étaient au programme : elles furent du meilleur effet sur le moral de notre cher président. Au retour des vacances, l’atmosphère de l’université du Mirail, en apparence apaisée, demeurait lourde.
10En 1978, Carassus, fidèle à ses annonces, démissionna et je fus élu sans difficultés pour lui succéder. Je n’avais guère d’appétence pour la fonction mais je cherchai cependant à l’exercer correctement, non sans difficultés, ainsi lorsque je tentai, lors d’une conférence de presse, de dissuader les étudiants, sauf vocation affirmée, de s’inscrire en psychologie ou en sociologie, disciplines prises d’assaut par une foule de nouveaux bacheliers et dont les débouchés étaient d’autant plus limités que les secteurs de la « paramédecine » et du « parascolaire » avaient enrôlé de très nombreux jeunes gens.
Aventures éditoriales
11Dès avant la soutenance de ma thèse et pendant les années qui suivirent, j’avais été invité à des congrès ou des colloques internationaux en France et en Espagne, naturellement, mais aussi en Italie, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre, voire en Suède. J’ai beaucoup apprécié ces rencontres avec des collègues de nationalités diverses, qui étaient souvent fructueuses parce qu’elles ouvraient de nouvelles perspectives à ma recherche mais aussi au quotidien de l’enseignement. En même temps, je profitais de la découverte de paysages et de villes inconnues qui stimulaient mon goût de toujours pour les voyages. Certains de ces colloques me firent découvrir l’humour polonais aux dépens de l’URSS, humour cruel mais revanche compréhensible.
12En ces temps d’expansion de l’université, et alors que s’annonçait la fin des Trente Glorieuses dont la prise de conscience ne fut pas immédiate, je constatai qu’une soutenance de thèse honorable donnait des idées aux éditeurs et aux directeurs de collection. Au lendemain de la soutenance, les éditions Julliard qui avaient publié mes deux premiers romans m’enrôlèrent dans la collection « Les lieux et les dieux » qui, sous la direction d’un personnage antipathique mais surprenant, souhaitait publier un Saint Jacques de Compostelle. J’acceptai car c’était et ce fut l’occasion d’un voyage en Galice avec Lucile et les enfants, au cours duquel nous dépensâmes joyeusement l’avance de l’éditeur (et un peu plus !), occasion inespérée de passer trois jours dans le superbe parador qui, à Santiago, avait pris la succession de l’hôpital des Rois Catholiques. Le livre parut en 1970. Quoiqu’il comporte quelques nouveautés à propos du « saint politique », il ne saurait être considéré comme un ouvrage fondamental à propos de Compostelle et de son chemin.
13Mieux encore, quelques mois après la cérémonie de la Sorbonne je reçus une proposition intéressante de Pierre Goubert qui prenait la direction de la série « Histoire moderne » dans la collection « U » des éditions Armand Colin, collection destinée aux étudiants des premières années. Il prévoyait un volume consacré au xvie siècle et souhaitait que j’accepte de l’écrire en tandem avec Jean Jacquart. Je donnai mon accord d’autant plus volontiers que j’avais rencontré deux ou trois fois Jacquart, que j’éprouvais à son égard une vive sympathie… et qu’il n’y aurait avec lui aucun problème de répartition des chapitres à concevoir et à écrire. Jean Jacquart accepta sans hésiter lui aussi et Pierre Goubert nous invita à déjeuner pour sceller l’accord. Une invitation à déjeuner chez un historien du « Grand Siècle » tel que Pierre Goubert ne se refusait pas : c’était la promesse d’une fête gastronomique.
14Tel fut l’acte de naissance du BBJJ (Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le xvie siècle) publié en 1972 et dont la quatrième édition, sortie en 2002, n’a pas totalement disparu des universités françaises : il est encore en usage dans certaines universités espagnoles et, depuis peu, en Roumanie et en Bulgarie. Ce fut aussi l’occasion de la naissance d’une amitié assortie de nombreuses rencontres à Paris, à Toulouse ou ailleurs et qui se prolongea jusqu’à la mort de Jean Jacquart dont j’éprouvai beaucoup de peine.
15Je m’étais également laissé persuader par Philippe Wolff d’accepter la direction, chez Privat, l’éditeur toulousain, d’une collection d’« Histoire des villes » qu’il avait précédemment animée et, dans la foulée, de participer à une réédition de son Histoire de Toulouse pour laquelle j’écrivis trois chapitres et qui parut en 1974. En même temps ou presque, j’avais accepté de participer à une Histoire économique et sociale du monde, grande entreprise conçue par Pierre Léon et portée par les éditions Armand Colin, qui produisait déjà le BBJJ. Ma contribution devait être limitée au xvie siècle et à l’Europe, pour le tome I, mais une maladie grave de Pierre Chaunu m’obligea, bien malgré moi, à traiter de l’Afrique, de l’Asie et des Amériques et à tripler l’importance de ma contribution dans ce tome I qui sortit en 1977.
16Et comme fleuron de ce bouquet de propositions vint celle de Jean Delumeau qui créait chez Hachette une collection intitulée « Le temps et les hommes » : il m’offrait de l’inaugurer. Honneur redoutable mais qui me comblait. Car il s’agissait cette fois de publier un texte original, étranger aux programmes scolaires ou universitaires. C’est pour cette collection que j’écrivis L’homme espagnol. J’étais conscient du caractère un peu artificiel de cette définition : l’Andalou, le Galicien, le Catalan, le Basque ou le Castillan pouvaient-ils se reconnaître dans l’appartenance à ce collectif, l’Espagnol ? Je savais bien que certains la refuseraient mais je faisais le pari que les non-Espagnols accepteraient l’idée selon laquelle ces habitants si divers de la Péninsule avaient beaucoup de traits communs, de sorte que le terme « Espagnol » avait une signification authentique. Et ce pari-là, je le gagnai : comme je l’ai déjà suggéré, le livre fut traduit deux fois en castillan, de façon quelque peu différente par des éditeurs différents, il eut même droit à une édition de luxe, fut réédité en France plusieurs fois, et ce fut le seul de mes livres à être traduit en anglais (aux États-Unis) et en japonais ! Mieux encore, je découvris que je pouvais « écrire » sans passer par le roman.
17Ce fut aussi ce dernier livre qui donna l’idée à la librairie Hachette de me demander un livre sur l’Inquisition espagnole parce que j’avais fait allusion au filon documentaire que constituait une série des archives de l’Inquisition, les Relations de causes dont Gustav Henningsen, Jaime Contreras et Ricardo García Cárcel avaient commencé avec brio l’exploitation. J’avais pour ma part proposé à plusieurs étudiants de consacrer leur travail de maîtrise (à l’époque « diplôme d’études supérieures ») à un procès d’Inquisition ou à une série de procès relatifs au même délit. Quelques-unes de ces maîtrises déjà achevées ou presque étaient de grande qualité. De sorte que je proposai à Hachette d’associer quelques étudiants à l’écriture du livre : je m’engageai à relire avec le plus grand soin les chapitres dont ils seraient chargés et à assumer la responsabilité de l’ensemble. Le risque que j’encourais n’était pas grand si l’on songe que l’un des étudiants concernés, à qui je confiai quatre chapitres ( !), n’était autre que Jean-Pierre Dedieu, devenu depuis un des experts internationaux de la recherche inquisitoriale. Les autres avaient amélioré la connaissance de la couverture géographique de l’Inquisition, révélé l’existence de foyers de judaïsants ou de morisques ou analysé la méfiance des inquisiteurs à l’égard des discours féminins. Le livre fut publié en 1979.
18Et, grâce à ces étudiants (trois jeunes femmes et deux garçons), je pus mener à bien une expérience pédagogique dont je garde un bon souvenir. Peut-être est-ce là d’ailleurs l’un des meilleurs souvenirs que les coauteurs de ce livre aient conservé de leur parcours estudiantin. Ce n’est pas qu’ils aient obtenu la fortune grâce aux droits d’auteur… mais ils eurent le plaisir d’être traduits en espagnol, en italien et en roumain, ce qu’ils n’avaient certainement pas prévu.
19J’aurais éprouvé une certaine fierté de cette belle réussite si elle n’avait coïncidé avec le plus grand malheur de ma vie.
Jean
20Le 11 novembre 1979, notre fils Jean disparut. Nous l’avons cherché vingt-quatre heures, ravagés par l’angoisse, jusqu’à ce qu’il soit retrouvé, mort, près de la voie ferrée Toulouse-Albi.
21Jusqu’à la fin de ses études secondaires, Jean avait fait notre joie. Il était gai, heureux de vivre à ce qu’il semblait. Il faisait du ski, taquinait le ballon rond. Il avait lu beaucoup, il écrivait des poèmes et, au lycée, avait animé avec quelques camarades un journal de potaches très divertissant. Il s’entendait très bien avec ses deux sœurs qu’il aimait beaucoup, et c’était réciproque. Peu inspiré par les mathématiques, il avait cependant fait de très bonnes études classiques, dont un 18/20 à l’épreuve de philo du bac avait été le fleuron. À dix-huit ans, il faisait partie des rares jeunes Français capables de s’exprimer passablement aussi bien en russe qu’en anglais, d’avoir à son actif deux séjours en Russie, un autre aux États-Unis et trois mois d’Angleterre.
22Cependant, l’année de philo avait créé une brèche dans son esprit et plusieurs de ses camarades avaient été marqués pareillement par une enseignante certes flamboyante mais qui exerça sur ses élèves une forme de chantage intellectuel dont plusieurs garçons ne se relevèrent pas. Elle prétendait être atteinte d’un cancer incurable qu’elle défiait quotidiennement et publiquement de la détruire. Plusieurs années après la mort de Jean, elle vivait toujours ! Cela dit, elle n’était pas la seule responsable de l’évolution de Jean. Nous sommes à peu près persuadés, Lucile et moi, qu’à l’instar de « poètes maudits », il s’était drogué au LSD (et peut-être aussi à la datura) pour atteindre une sorte de délire créatif. Ses rencontres lors de ses deux voyages en URSS (il avait entrepris une licence de russe), aux États-Unis (il avait séjourné près de New York chez ma sœur et mon beau-frère, et à Washington), en Angleterre, et plus encore peut-être au Danemark (il avait passé plusieurs jours en août 1976 au sein de la célèbre communauté de Christiania à Copenhague) avaient pu favoriser cette tentation, sans parler du dernier séjour sur la côte cantabrique, peut-être déterminant. Mais on ne trouve que des allusions dans ses écrits, dont ses lettres. Nous avions tenté de le faire soigner en nous adressant à des psychiatres et il paraissait en voie de guérison (peut-être était-ce une illusion de notre part, partagée par certains médecins) lorsque se produisit le drame. Il achevait alors cette licence de russe et avait noué une relation confiante avec Hélène Zamoyska, sa professeure de russe.
23Quoi qu’il en soit, je me sentais affreusement coupable. Je m’étais trop occupé de mes recherches, de mes livres, de l’université, j’avais manqué de clairvoyance, de lucidité. Lucile avait mieux perçu le mal-être de Jean que moi ou que ses sœurs, Claire et Laure. Mais Laure était encore bien jeune et Claire avait signifié son esprit d’indépendance en quittant le préau familial pour entreprendre des études d’aménagement à l’université de Tours… alors même que nous habitions une grande ville universitaire. Il est vrai que Laure agit plus tard comme son aînée en quittant Toulouse pour Paris où elle entreprit des études d’histoire mais on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir choisi une ville où l’influence de son historien de père serait négligeable.
24Peut-être aussi avais-je cru trop facilement que les aspirations spirituelles de Jean étaient seulement très exigeantes. D’un commun accord, nous avions donné à nos enfants une éducation chrétienne mais quand ils atteignirent l’âge de quatorze ans nous leur donnâmes toute liberté. Les filles abandonnèrent rapidement toute pratique religieuse mais Jean demeura chrétien et même pratiquant. Sa mort nous prouvait qu’il n’avait pas trouvé la paix et je ne suis jamais parvenu à éliminer ce sentiment très fort de culpabilité.
25C’est vrai : je n’avais pas accordé une attention suffisante aux états d’âme de Jean, au regard critique qu’il portait sur notre vie bien qu’elle fût laborieuse. Par exemple, il avait détesté que je devienne président de l’université quoique ce rôle n’ait pas modifié notre comportement social. Je crois qu’il voyait dans mon attitude une sorte de fuite en avant. Il est vrai que je ne savais pas toujours répondre aux questions graves qu’il me posait parfois. Peu doué pour l’introspection, je demeurais trop, pour lui, à la surface des choses. Je ne l’ai compris que plus tard.
26Il est vrai que l’action réduisait la réflexion à la portion congrue. Les cours, la lecture des diplômes et des thèses, les petitesses de la vie universitaire, les histoires médiocres de notre quotidien devaient lui paraître sans grand intérêt. Bien sûr, il s’était intéressé aux deux premiers romans que j’avais écrits. Mais, à son goût, ils manquaient de dureté, d’ombres et de remises en cause du style de vie de nos sociétés. J’ai depuis la conviction consternante d’être passé à côté de mon fils.
27Quand je fais l’effort de me remémorer ces années 1970, j’éprouve la quasi-certitude d’avoir, par manque de lucidité, choisi les apparences aux dépens de l’essentiel.
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