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Des années particulières

p. 73-84


Texte intégral

1Heureusement, j’avais eu le bonheur de pouvoir achever ma thèse en 1967. Au mois de mai 1968, la vieille Faculté des lettres de Toulouse, devenue bien trop exiguë pour accueillir un nombre d’étudiants en hausse constante, était en état d’agitation permanente.

Abolition des privilèges

2Une délégation d’enseignants divers dont je faisais partie avait obtenu une audience du préfet de région à qui nous avions expliqué que la densité humaine à l’intérieur de la faculté était à peu près celle d’une manifestation de foule très suivie et il avait paru apprécier cette comparaison… inquiétante. Mais aucune mesure n’avait encore été annoncée qui puisse nous laisser espérer une dilatation de nos espaces de travail.

3Dans la vieille faculté, si les corps étaient prisonniers de quelques mètres carrés, la parole, alliée au dessin, était en liberté. Les bons mots et les aphorismes fleurissaient. Quelques plaisantins de la section d’histoire avaient produit et diffusé dans les boîtes aux lettres des enseignants un « Dictionnaire biographique » réduit à des définitions rapides de chaque individu — professeurs, maîtres de conférences, assistants… Ils prétendaient démythifier la fonction enseignante à coups de formules satiriques, jamais laudatives, parfois divertissantes. Notre collègue Rolande Trempé, dont je viens d’apprendre avec peine le décès à la veille de ses cent ans, y était qualifiée de « vieille pétroleuse », ce qui ne lui avait pas déplu, encore que le qualificatif « vieille » fût alors excessif ! Un autre collègue, aujourd’hui disparu, était devenu un « cabotin catalan ». Je ne me souviens plus de mon appellation mais elle n’était pas flatteuse non plus. Curieusement, ce dictionnaire très critique ne laissa aucune trace dans le folklore étudiant.

4La faculté vivait dans l’attente des nouvelles qui provenaient des universités parisiennes en révolution, Nanterre en tête, où certains (professeurs ou étudiants) étaient allés en quête de « précieuses » informations qu’ils rendaient publiques lors de forums improvisés dans un amphi ou une salle miraculeusement libre, tout en transmettant aux Toulousains le salut « fraternel » de « l’avant-garde nanterroise ». J’ai gardé en mémoire une réunion dans le grand amphi convoquée je ne sais par qui mais à laquelle nombre de professeurs de tout rang avaient assisté, dont le doyen Jacques Godechot. Son attitude, d’une étonnante sobriété et d’une efficacité remarquable, m’avait ce jour-là rempli d’admiration. Il faut dire que, pour Godechot, spécialiste de la « grande Révolution », l’épisode 1968 revêtait le plus vif intérêt. Il l’observait avec la passion d’un entomologiste.

5On se souvient que la fièvre de 1968 avait prétendu abolir toutes distinctions, rangs, hiérarchies, etc. Il n’y avait plus à l’université que des enseignants et des étudiants ! Un collègue, touché par la grâce de l’égalitarisme, proposa au vote du public un article qui abolissait toutes les fonctions d’autorité et tous les titres en usage dans la faculté, dont celui de doyen. Jacques Godechot demanda la parole et déclara que, naturellement, il s’inclinerait, le cas échéant, devant une décision démocratiquement votée et cesserait aussitôt d’exercer ses responsabilités de doyen. Il se bornait à observer que, comme la signature du doyen au bas des actes de paiement des salaires de chacun des membres du personnel était nécessaire, un tel vote entraînerait tout naturellement la suspension des salaires pour un temps indéterminé. Ce n’était là, évidemment, qu’un inconvénient mineur…

6Il y eut un silence, étrange silence dans un amphi qui depuis une bonne heure n’était que rumeurs. Puis un collègue se leva, demanda la parole qu’il obtint aussitôt et il proposa un amendement… Quelques rires fusèrent…

7Le mois de mai fut très divertissant. Plusieurs « vieux anarchistes » espagnols définitivement établis à Toulouse venaient quotidiennement à la Faculté et humaient délicieusement l’air de cette révolution épargnée par le feu, l’odeur de la poudre et du sang. L’épisode du drapeau rouge planté au-dessus de la porte d’entrée de la Faculté agita pendant deux semaines au moins une bonne partie du corps enseignant tandis que de nombreuses manifestations pacifiques parcouraient toutes les avenues de la ville avec les forces de police pour spectateurs. Les rumeurs circulaient. On affirmait que Charles de Gaulle avait disparu. Puis il revint et prononça un discours d’une étonnante vigueur que j’écoutai dans une voiture. On en connaît le résultat, une floraison de défilés massifs, l’annonce de la dissolution et de nouvelles élections… une hausse des salaires, quelques mutations dans la gestion de certaines entreprises, et la reprise de l’expansion économique. La Faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse hérita provisoirement, en attendant de nouveaux espaces, d’un collège tout neuf destiné à un établissement du second degré situé dans le quartier du Mirail. Ce collège devint pendant plusieurs mois mon lieu de travail le plus habituel.

« Il me semble que nous étions heureux »

8Évidemment, les années 1960 ne s’étaient pas résumées aux activités d’enseignement et de recherche. Nous avions eu un troisième enfant : après Jean, né en 1957, ce fut Laure en 1960. L’appartement devenait trop exigu et il nous fallut quitter l’heureuse place Victor-Basch qui, aux abords du centre, échappait à la circulation automobile et disposait, en face de notre domicile, d’une école maternelle idéalement située. Nous avons trouvé sur les marges nord de la ville, dans le quartier de Croix-Daurade, une maison assez spacieuse, pourvue d’un jardin où nous devions résider plusieurs années. Une école primaire et le lycée Raymond-Naves, relativement proche, garantissaient l’avenir scolaire de nos enfants. De plus, les vacances d’été sur la côte cantabrique, excellent « tarmac » pour mes recherches de thèse, furent tout à fait du goût des enfants qui, quarante ans plus tard, y retournent parfois en été !

9Lucile avait réussi sans difficulté un concours interne de documentaliste qui lui assurait la stabilité de l’emploi et les expositions pédagogiques qu’elle avait organisées et dont elle choisissait les thèmes (« La Chasse », « Le Corps humain », « Jean de La Fontaine », « Le Canal du Midi »…) lui avaient apporté quelques satisfactions d’autant que la quête des informations et des documents, menée en équipe (une équipe surnommée le « commando Papillon »), lui avait valu des sorties intéressantes, notamment en vallée d’Aure, thème de l’une des expositions.

10Les enfants grandissaient et dans l’ensemble faisaient de bonnes études sans oublier de prendre quelque goût à des activités extra-scolaires. Bien sûr, il y avait les maladies de l’enfance, quelques problèmes de comportement de l’un ou de l’autre, mais les séjours de vacances qui nous permettaient de vivre vraiment ensemble en continu faisaient oublier les rares moments difficiles et il me semble que nous étions heureux. Mes beaux-parents et mes parents faisaient aussi de leur mieux pour nous rendre la vie plus facile et ils étaient toujours prêts à recevoir les enfants pour quelques jours lorsque nous devions effectuer un voyage bref.

11Pour ma part, je profitais chaque année à la fin du mois de mai de la semaine d’intervalle entre la fin des cours et la première session d’examens pour filer jusqu’au Pont-de-Montvert, sur le flanc du mont Lozère, pour traquer les truites du haut Tarn et de ses affluents. Une semaine de folle activité : je me levais de bonne heure, prenais un solide petit déjeûner et j’allai pêcher deux ou trois heures au toc dans l’un des ruisseaux descendus du mont Lozère ou du massif du Bougés, ruisseaux très courants, taillés dans le granit, d’une eau presque diaphane, ruisseaux bien peuplés quoique les truites y fussent de taille modeste. Je revenais vers midi pour une mise à table, puis repartais deux heures plus tard pour aller pêcher l’un des secteurs difficiles que j’avais sélectionnés sur le Tarn. Je pêchais jusqu’à l’approche de la nuit et prenais toujours quelques truites.

12Les premières années, je m’en tins aux appâts naturels — je craignais, en raison de ma maladresse naturelle, que la pratique de la mouche artificielle soit un échec. Enfin, une année, je sautai le pas et, désormais, l’après-midi, je pêchais à la mouche avec des résultats qui s’amélioraient régulièrement. Je revenais à l’approche de la nuit, épuisé mais heureux. Et j’étais plein de reconnaissance envers Lucile qui m’octroyait cette semaine de communion avec la montagne, les torrents, les arbres et l’eau vive.

Notre part du malheur

13Pourtant, ces années 1960 nous avaient démontré qu’il était impossible d’échapper à la vraie souffrance, née de la mort d’un proche.

14J’avais deux frères dont le plus jeune, Jacques, avait fait de brillantes études secondaires. Il avait notamment des notes excellentes en latin et en grec au point que ses professeurs l’avaient poussé à préparer Normale sup. En khâgne, au lycée Fermat, il se jeta dans le travail avec excès. J’allai le voir dans sa petite chambre vers la fin des années 1950, lorsque je venais à Toulouse, et le trouvais toujours au travail, à n’importe quelle heure du début de la nuit. Jusqu’à ce qu’il craque, brutalement. Il ne retrouva jamais équilibre et pleine santé malgré les séjours au chalet des étudiants de Combloux, en Haute-Savoie. Naturellement, il dut renoncer à la préparation de l’ENS. Tout en exerçant avec courage pendant deux ans les fonctions de maître d’internat, à Digne et Apt, il parvint néanmoins sans grandes difficultés à terminer une licence de lettres classiques et il était convoqué pour se présenter à l’oral du Capes correspondant lorsque, en 1961, il fit une chute mortelle dans les Pyrénées au cours d’une excursion étudiante organisée par le professeur Fromilhague. J’assistais au Conseil de faculté lorsque le concierge vint me prévenir que mon frère avait disparu pendant l’excursion des étudiants de lettres : les recherches étaient en cours. Je partis aussitôt pour l’Ariège pour rejoindre les sauveteurs. Nous avons trouvé le corps de Jacques à l’aplomb d’une haute falaise dont la crête se dissimulait dans la broussaille. Un violent orage s’était produit, la troupe s’était scindée en plusieurs groupes et Jacques, qui marchait en tête avec un compagnon, avait pris de la hauteur pour éviter les eaux de ruissellement. Comment était-il arrivé au bord de la falaise ? On ne le sut jamais. Il avait vingt-sept ans. Ce fut un coup terrible pour mes parents, pour nous ses frères et sœur. Je dus écrire au président du jury du concours pour lui dire que mon frère ne se présenterait pas à l’oral.

15Moins de deux ans plus tard, en septembre 1962, alors que j’effectuais un bref séjour de recherche en Castille (les contrôles de dernière heure avant de me lancer dans la rédaction de la thèse), je reçus un coup de téléphone affolé de Lucile : son père n’était pas revenu d’une partie de chasse. Or, il était seul, privé de chien depuis la mort de son fidèle setter qu’il n’avait pas encore eu le cœur de remplacer. J’ai effectué le raid Valladolid-Toulouse en voiture en quelques heures, avec des haltes très brèves. Toute la famille était sur les lieux, aux confins de la Haute-Garonne et de l’Ariège. Le véhicule de mon beau-père était garé en bordure de route, à l’ombre. Quelques heures plus tard, on a retrouvé le corps sans vie de Jean Claverie dans un champ de maïs. Il n’avait même pas cinquante-cinq ans. C’était un homme simple, bon, d’une grande modestie, à qui ses deux filles, dont Lucile, vouaient un immense amour. Je l’appréciais beaucoup moi-même et, à plusieurs reprises, j’étais allé pêcher la truite avec lui, dans les Pyrénées ou en Cévennes. Mince et sec, il me paraissait à l’abri d’un accident de ce genre, une rupture d’anévrisme sans doute.

16Cette deuxième disparition brutale nous a marqués profondément : nous en avons gardé le sentiment de la fragilité de la vie humaine, de l’imprévisibilité de la mort, malgré l’effort permanent et admirable des médecins et chirurgiens pour prolonger notre vie. Cette vérité, au cours des années suivantes, devait nous apparaître d’une évidence implacable.

Une maîtresse infidèle

17Je n’avais pas renoncé à mes ambitions littéraires. Mais, si mon premier roman avait obtenu un certain succès, qui décida de la publication des deux suivants, il avait suscité aussi dans une maison d’édition en état de choc une certaine méfiance à mon égard. Car le titre initial de ce roman, titre bizarre à vrai dire, dont l’origine m’échappe maintenant, était Le baptême du mort. Or, lorsque, en juillet 1962, j’arrivai au siège des éditions Julliard pour signer les exemplaires du service de presse, la maison me parut frappée de stupeur. Les gens, dans les couloirs, s’évitaient et m’évitaient plus encore. J’eus le plus grand mal à trouver une personne qui voulut bien me recevoir alors même que je répondais à une convocation ! Et j’appris soudain que René Julliard, l’éditeur miraculeux qui avait inventé Françoise Sagan, était mort la veille au petit matin. Avec mon titre, qui ressemblait à une provocation et paraissait injustifiable au personnel de Julliard, je devenais du coup une sorte de dangereux porte-malheur.

18Cela dit, il est vrai que mon deuxième roman, Le coup de midi, était sans doute médiocre. Je crois en revanche que le troisième, Une fille en janvier, était plutôt bon. Mais, pour une fois, je n’eus pas de chance : le livre devait sortir… en mai 1968 ! Les caisses qui acheminaient les livres vers les entrepôts et les librairies restèrent en souffrance sur des quais de gare pendant plusieurs semaines. Et lorsque, enfin, ils arrivèrent en librairie, le public ne s’intéressait plus qu’aux témoignages du phénomène soixante-huitard !

19Déconfit, je jugeai que la littérature était une maîtresse infidèle et qu’il était préférable de me donner tout entier à l’histoire. Je n’avais tout de même pas à me plaindre : un producteur qui avait acquis les droits s’affairait pour porter à l’écran Le baptême du mort devenu Le dernier saut et il devait finalement y parvenir avec pour interprètes rien de moins que Maurice Ronet et Michel Bouquet.

La grande traversée

20De plus, l’année 1968 me valut une autre expérience passionnante. Grâce à Fernand Braudel, je fis partie de la délégation d’historiens français invités au Congrès international d’histoire économique qui se tenait cette année-là, au mois de septembre, à Bloomington, petite ville universitaire de l’Indiana, dans le Middle West. Certes, ma thèse n’avait pas négligé l’histoire économique et j’avais notamment enrichi l’étude des rentes dites « perpétuelles », instrument de crédit qui joua un grand rôle dans l’Espagne moderne. Mais je ne pouvais en aucun cas être considéré comme un historien économiste de premier ordre. Certes, j’avais adhéré à l’association qui avait le mérite de divulguer les travaux les plus neufs. Mais j’avais une conscience nette de mes limites.

21Je reconnais que cette première traversée de l’Atlantique et ce premier séjour aux États-Unis furent pour moi un grand moment. J’éprouve quelque honte à avouer, un demi-siècle plus tard il est vrai, que je n’ai gardé aucun souvenir précis des délibérations du Congrès et des savantes démonstrations de collègues de grande réputation. En revanche, comme le Congrès était l’hôte de l’université, je m’intéressais de près au fonctionnement des associations étudiantes et à leurs rapports avec les professeurs, notamment au système de notation des enseignants qu’elles pratiquaient ! Par ailleurs, j’observai avec inquiétude la proportion élevée d’étudiants et d’étudiantes obèses, l’un des résultats évidents d’une alimentation quotidienne qui me parut aberrante.

22J’ai gardé aussi un souvenir excellent d’une excursion de deux jours à travers l’Indiana et le Kentucky, par exemple des immenses carrières d’Oolitic dont avaient été extraites quantité de pierres de taille utilisées dans les métropoles américaines, au point que j’utilisai ce décor dans un roman écrit trente ou trente-cinq ans plus tard. De plus, les congressistes français jouissaient d’une offre intéressante : à l’issue de la réunion scientifique, nous pouvions bénéficier de quatre jours de liberté avec trois options : New York, d’où devait partir le vol de retour en France, Niagara Falls et ses environs ou Chicago. Je pensai que j’aurais l’occasion de revenir à New York (comme ce fut le cas) et qu’il serait plus pertinent de visiter Chicago, d’autant que j’avais très envie de découvrir à Chicago la nouvelle génération de gratte-ciel (dont les « épis de maïs » de Marina City), l’Art Institute et ses collections d’impressionnistes français et d’estampes japonaises. Et je n’ai jamais regretté ce choix : d’emblée je fus impressionné par le plan très rationnel et l’organisation de O’Hare Airport ; l’Art Institute combla mon attente, la série des Nénuphars de Claude Monet, les meules de foin, La chambre de Van Gogh à Arles et tant d’autres toiles. Malgré mes limites, j’appréciai aussi le très remarquable musée de Science et d’Industrie où l’on peut tester en toute discrétion ses connaissances scientifiques et surtout ses insuffisances. Je parcourus la ville en tous sens grâce au métro, flanai le long du Michigan, découvris la Willis Tower qui était en construction et devait demeurer pendant dix ou vingt ans le plus haut gratte-ciel du monde. Sans doute parce que j’étais seul et maître de mon temps, cette découverte de Chicago est l’une des visites de villes dont j’ai conservé le souvenir le plus net. De plus, à l’occasion de quelques phrases échangées avec les chauffeurs de taxi, je pris conscience de l’ignorance totale à l’égard de l’Europe (France comprise) de l’immense majorité des habitants de cette métropole du Middle West ; dans une grande agence de voyages de la ville où je me rendis pour un problème de billet, il n’y avait pas une seule personne capable de s’exprimer en français (la seule qui le fût… était absente) et il n’y en avait que deux qui connaissaient bien l’espagnol ! Mais Chicago, tout de même, c’était bien !

Réforme de l’université et expériences pédagogiques

23La réforme d’Edgar Faure en novembre 1968 changea beaucoup de choses dans les universités : les facultés furent supprimées et notre nouvelle université prit le nom du quartier excentré où elle fut implantée, le quartier du Mirail. Le système des études fut bouleversé avec la disparition de l’année de propédeutique, remplacée par un Deug de deux années. Les attendus de la réforme témoignaient aussi d’une incitation à l’interdisciplinarité. Je versai malgré tout une larme à la mémoire de ce « français historique » qui m’avait donné tant de satisfactions.

24Il est vrai que j’avais désormais d’autres responsabilités dans la préparation de la licence et dans la gestion de la nouvelle UER (unité d’enseignement et de recherche) née de la réforme Faure, sans parler de la préparation des concours. Considéré comme spécialiste d’histoire économique, réputation que je ne méritais nullement, je dus me charger de l’enseignement des problèmes économiques qui concernaient les questions au programme de l’agrégation et du Capes, quels qu’ils fussent. Et si j’étais relativement à l’aise lorsqu’il s’agissait de l’époque moderne (au moins les xvie et xviie siècles), il en allait différemment avec l’époque contemporaine et je passai des moments difficiles lorsque je dus traiter de la grande crise de 1929 et des années 1930. Mais, nommé « maître de conférences », je ne pouvais me dérober.

25D’autre part, le nouveau système était favorable aux expériences pédagogiques. En licence, l’adoption des « unités de valeur » permettait une certaine souplesse. C’est ainsi qu’avec Alain Ducellier, médiéviste spécialiste de Byzance et du monde musulman du Proche-Orient, et Jean-Pierre Amalric, dont l’objet d’étude était l’Espagne du xviiie siècle, nous avions créé une UV double (quatre points au lieu de deux), consacrée à l’histoire de la Méditerranée médiévale et moderne, qui supposait une matinée hebdomadaire de cours (4 heures) et rapportait quatre points (la licence en exigeait seize). Après quelques séances de caractère général, le sujet changeait chaque année : la Sicile du Moyen Âge et des Temps modernes, l’Andalousie aux mêmes époques, Constantinople-Byzance-Istambul au Moyen Âge et à l’époque moderne… Ce dernier sujet me décida à aller passer avec Lucile une grande semaine à Istambul. Il ne pouvait être question de discourir pendant trois mois d’une telle ville sans en avoir une connaissance directe élémentaire !

26L’originalité de cette UV venait de ce que deux professeurs au moins assuraient ensemble l’enseignement. Ce qui veut dire qu’il nous arrivait de nous couper la parole l’un l’autre, pour nuancer nos affirmations, voire les contester, ou même d’émettre des avis contraires, pour la plus grande joie des étudiants. Mais nous estimions qu’ils comprendraient ainsi qu’il n’existait pas une histoire toute faite, qu’elle était en état permanent de construction. Comme les étudiants pensaient courir un risque réel (quatre points étaient en jeu), le nombre des inscrits ne dépassait pas la trentaine, ce qui rendait possible une gestion harmonieuse du système.

27Un peu plus tard, avec les géographes et les hispanisants « américanistes », nous avons réussi une innovation plus difficile. « Réussi » est peut-être exagéré car le système ne dura qu’une douzaine d’années. Comme le précédent, il exigeait un investissement important des professeurs participants (gratuité consentie de certaines heures d’enseignement), un effort d’organisation et une collaboration de l’administration, bien que ce fût un bel exemple d’interdisciplinarité (peut-être le plus difficile !). Il s’agissait de choisir un sujet qui rendît indispensable la participation commune d’un géographe, d’un historien et d’un américaniste littéraire à une UV dont le sujet pouvait être, par exemple, l’Argentine ; la tâche du géographe était évidente, l’historien donnait un enseignement sur l’histoire de l’Argentine depuis l’indépendance et le littéraire retenait un auteur (José Luis Borgés, Julio Cortazar…) ou un titre. L’UV était valable aussi bien pour la licence de géographie que pour celle d’histoire ou celle d’espagnol. Je dois dire que ce système, quoique éphémère, mais qui intéressa chaque année un contingent raisonnable d’étudiants, laissa des traces puisque les concepteurs du Ciela (Centre interdisciplinaire d’études latino-américaines) parvinrent à organiser en 1974 un voyage de « recherche » destiné à raconter l’aventure de la petite ville de Pigüe, créée par des immigrants aveyronnais au sud de la Pampa argentine. Trois professeurs (dont le signataire de ce texte, Romain Gaignard et Jean Andreu) et quatre étudiants licenciés et engagés dans une maîtrise, passés par le Ciela, participèrent à l’entreprise. C’était le géographe Gaignard qui avait eu l’idée de ce « coup » à l’exécution duquel il participa très activement. Une organisation aujourd’hui disparue, l’Uniclam, nous prépara un plan de voyage bien conçu avec Alitalia qui, à partir de Milan, nous amena à Buenos Aires, avec une escale d’un jour à Lima qui permit une découverte rapide de la ville et une autre à Santiago. Gaignard parvint à couvrir une partie des frais du voyage en organisant une série de conférences que nous fîmes au Paraguay, occasion de découvertes supplémentaires pour tous et d’un raid inoubliable jusqu’aux merveilleuses chutes d’Iguazú, devant lesquelles une de nos étudiantes, extasiée, répétait : « C’est moi, L.C., qui contemple ces chutes du bout du monde. Je n’arrive pas à y croire. » Il reste de cette expédition, outre de beaux souvenirs, un livre, Les Aveyronnais dans la Pampa (Privat, 1977, réédition PUM, 1993), qui a lui-même une histoire puisqu’il fut demandé par l’un de nos présidents de la République lors de sa visite en Argentine et traduit en espagnol. Avant de disparaître, le Ciela réalisa un autre voyage, au Mexique celui-ci, organisé par Claude Bataillon.

28Après quelques années d’interruption, le temps de digérer 1968, nous avions relancé les voyages d’étudiants. C’était devenu plus facile, d’abord parce que plusieurs collègues participaient à l’organisation, à la gestion et au voyage (Alain Ducellier et Jean-Pierre Amalric notamment), mais aussi parce que l’Europe se modernisait et que les télécommunications avaient beaucoup progressé. De sorte qu’en huit ans nous avons organisé quatre voyages. Toulouse était trop éloignée de l’Europe du Nord ou même de l’Europe centrale mais l’Italie et l’Espagne étaient à distance raisonnable. Nous avons de nouveau retenu Venise et la Terre ferme (c’était un choix qui assurait le succès), puis Bologne, Ferrare et Ravenne, tandis qu’en Espagne, ce furent Cordoue et Grenade une fois, Tolède et l’Estrémadure (avec Cáceres et Trujillo) l’autre fois.

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