Assistant
p. 55-71
Texte intégral
1Je dois reconnaître qu’à la rentrée de l’automne 1956, je n’en menais pas large ! Je n’avais pas une claire conscience de ce qu’allait être mon travail d’assistant, d’autant que, pendant mes années de faculté, je n’avais pas pris garde aux rôles spécifiques des uns et des autres : je m’étais intéressé aux personnes et à leur activité pédagogique, non à leurs statuts et aux différences de leurs rôles.
Suite de mes aventures administratives
2Il faut se souvenir de ce qu’était à cette époque l’organisation des études dans les facultés de lettres et de sciences humaines. Tous les étudiants nouvellement inscrits devaient faire une année de propédeutique et, en cas de succès, ils pouvaient alors se spécialiser en préparant une licence (lettres classiques ou modernes, anglais, allemand, histoire, géographie, philosophie, etc.). L’année de propédeutique s’achevait par un examen dont la première épreuve était une dissertation de culture générale, comptant pour 50 % du résultat, qui comportait trois options : littérature, philosophie et histoire — options que les étudiants dans leur langage avaient baptisées bizarrement « français littéraire », « français philosophique » et « français historique » ! Il y avait deux autres épreuves choisies dans un éventail assez large. Ainsi, un étudiant d’histoire pouvait choisir une épreuve de langue vivante et histoire ou latin et histoire, ou sociologie et histoire, etc.
3Dès notre premier entretien je compris que Godechot comptait me confier la préparation du « français historique » qu’il avait assurée personnellement les années précédentes sans grand enthousiasme. Je lui demandai ce que je devais faire et il me répondit que j’avais toute liberté. Je n’en espérais pas tant ! Je m’informai discrètement de ce qu’il avait fait lui-même et j’appris qu’il avait en quelque sorte commenté un catalogue des grands historiens français ou étrangers des siècles passés, solution qui ne me tentait guère. Enfin, je voulus savoir quel était le public du « français historique » et j’appris qu’une bonne moitié de ce public, ou même un peu davantage, était formée d’étudiant(e)s qui ne se destinaient ni à la licence d’histoire, ni à celle de géographie. Mais comme, le jour de l’examen, on pouvait choisir n’importe lequel des trois sujets, beaucoup d’étudiants voulaient se réserver au dernier moment une possibilité de choix. Ces informations me furent d’un grand secours. En effet, j’en déduisis qu’il fallait trouver un thème général capable d’intéresser les étudiants qui n’envisageaient pas de poursuivre des études d’histoire. Cela me paraissait essentiel : susciter l’intérêt de tous les étudiants qui suivraient ce cours.
4Naturellement, Godechot avait aussi prévu de m’associer à la licence d’histoire elle-même. Je serais chargé de la préparation de l’épreuve orale hors programme et des travaux pratiques de deux questions du programme d’histoire moderne et contemporaine.
5J’avoue que le « français historique » (deux heures de cours par semaine !) me donnait des insomnies. Que choisir ? Quel thème général (et renouvelable, il fallait penser aux années à venir !) capable de susciter l’intérêt de tous ou presque et d’enrichir la culture de ces garçons et de ces filles venus d’horizons très variés et qui découvraient l’université ? J’imaginais je ne sais combien de solutions et, un beau jour, j’eus une illumination si forte que je ne doutai plus un instant. C’était en outre une solution renouvelable à l’infini et qui s’accordait parfaitement avec mon goût prononcé pour la littérature et le cinéma : « L’Histoire dans la littérature et l’art contemporain. » Il me semblait qu’un thème de ce genre conviendrait tout à fait aux étudiants qui s’orientaient vers les études littéraires, tout en élargissant la culture de ceux qui, d’ores et déjà, avaient choisi l’histoire ou la géographie comme cible.
6Je ne crois pas mentir en écrivant que ce choix fut un succès. Il autorisait un nombre infini de combinaisons. Je choisissais d’abord un socle, en général une série romanesque : la première année ce fut Balzac, puis Zola, ensuite le roman anglais de Dickens à Galsworthy, l’année suivante, le roman russe en commençant par Gogol et jusqu’à Cholokov, évidemment le roman latino-américain, and so on… Plus tard, je déplorai d’avoir ignoré à cette époque les Episodios Nacionales de Benito Perez Galdos qui auraient fourni un excellent thème pour une année. Je plaçais une courte fantaisie (un poème, une chanson), puis j’en venais aux beaux-arts, la peinture qui permettait de nombreuses variations, le théâtre et surtout le cinéma. Comme je prenais un grand plaisir à la relecture des romans ou à une nouvelle vision des toiles ou des films, je parvenais à communiquer une part de ce plaisir à quelques étudiants au moins. Une année, je pus remplacer les romans par la littérature mémorialiste, une autre fois par la poésie politique qui avait joué un grand rôle dans les révolutions du xixe siècle. Et il n’y avait pas la moindre difficulté pour trouver un sujet d’examen. C’est ainsi que je pus proposer une fois le sujet suivant : « Le western comme expression de l’histoire des États-Unis d’Amérique. » Pour être juste, je dois dire que l’existence à Toulouse de nombreux cinémas et d’une cinémathèque active facilitait les choses. De la sorte, cet enseignement que j’avais tant redouté au départ fut un bonheur.
7En revanche, le traitement de la question d’histoire (destinée à ceux qui l’avaient choisie en troisième épreuve) était épuisant. Car il fallait adresser ce cours à plusieurs centaines d’étudiants entassés dans le grand amphi de la vieille Faculté des lettres, les uns assis sur les marches faute d’autres places, en hurlant pour se faire entendre, surtout lorsque les machines en tous genres qui travaillaient aux agrandissements de l’université étaient en action. Harassé, à la sortie du cours, je filais au cinéma.
8Il y avait aussi la lourde charge des copies à corriger : la première année, avant l’examen, je dus corriger quelque mille cinq cents dissertations ! Heureusement, à partir de la deuxième année, l’arrivée d’un assistant supplémentaire réduisit le pensum. Et je dois reconnaître que j’adorais le métier : la préparation du hors programme d’histoire moderne et contemporaine avec des groupes d’une trentaine d’étudiants était même un divertissement qui tournait parfois à la comédie !
9Cela dit, la réinstallation à Toulouse, si elle comblait d’aise nos parents respectifs, n’avait pas été facile. Le ministère m’avait compliqué la vie en commettant une des erreurs dont il avait le secret ! Il avait usé d’un seul arrêté de nomination pour les trois nouveaux assistants de la Faculté des lettres. Par souci de simplification, je ne sais. L’ennui est qu’il avait commis deux erreurs qui concernaient mes deux collègues. La moins grave était une erreur d’échelon aisément réparable. L’autre paraissait inimaginable : le ministère avait confondu deux professeurs de lycée qui répondaient tous deux au nom de Dupuis et il avait nommé comme assistant d’espagnol dans notre faculté un paisible professeur de collège (de Lorraine il me semble) qui ignorait la langue de Cervantes et, bien entendu, n’avait jamais fait acte de candidature à ce poste. Il n’y avait aucune erreur à mon sujet mais l’arrêté complet était frappé de nullité.
10Il fallut trois mois au ministère pour produire un texte irréprochable et, pendant ces trois mois, aucun de nous ne perçut de salaire. Comme j’étais privé de toute rémunération depuis juillet, il fallut jongler avec les chiffres, emprunter aux parents, aux amis, différer les achats en apparence les plus nécessaires, renoncer aux déplacements… Que sais-je encore ! D’autant qu’il fallait trouver un appartement d’urgence. Et Lucile avait dû renoncer provisoirement à préparer le Capes car une nouvelle maternité s’annonçait. Au bout d’un an, après la naissance de Jean, elle se résigna à occuper un poste de documentaliste au Centre régional de documentation pédagogique qui connaissait alors un développement important et se consacra à l’organisation d’expositions dont plusieurs connurent un vif succès.
11Au mois de février, toutes les péripéties initiales de l’installation à Toulouse étaient oubliées. L’imminence de la naissance était évidemment la préoccupation majeure.
Années dorées
12Pendant une dizaine d’années, notre vie s’organisa autour de trois pôles. Il y avait la vie professionnelle, le travail de recherche — très envahissant, au point que « la thèse » devint dans l’esprit des enfants une sorte de monstre mythologique — et les vacances, que nous sommes parvenus à faire cohabiter avec les séjours de recherche de telle façon que Lucile et les enfants en conservent un bon souvenir.
13J’ai déjà évoqué mes débuts à l’université. Il faut rappeler qu’en 1958, la France vivait l’heureux temps des « Trente Glorieuses ». La population augmentait régulièrement, les demandes et les créations d’emplois abondaient, les études supérieures (y compris en lettres et en sciences humaines) étaient l’un des itinéraires reconnus vers l’indépendance économique et la promotion sociale. Le nombre des étudiants était en hausse continue de sorte que les locaux de la vieille faculté de la rue Albert-Lautmann étaient devenus trop exigus, des pavillons préfabriqués étaient installés dans les cours ou les terrains annexes. Chaque année, de nouveaux enseignants frais émoulus des agrégations ou d’autres concours de recrutement venaient renforcer l’équipe universitaire. En dépit des bousculades et des difficultés à trouver des places dans les salles de cours, le climat intellectuel était tonique. La plupart des étudiants (et des jeunes professeurs) ne paraissaient pas obsédés par leur avenir.
14L’ambiance agréable qui régnait en section d’histoire m’avait décidé à organiser un voyage de quelques jours qui puisse mettre les étudiants au contact direct de l’héritage et des traces de réalités historiques dont on les entretenait à longueur de semaine. Je proposai un voyage de quelques jours à Venise, assuré de bénéficier de la collaboration d’un collègue et d’un directeur de musée. Le succès fut tel, la course aux inscriptions si disputée, que j’allai un jour voir Jacques Godechot pour lui dire que le nombre de cinquante participants, fixé au départ, était largement dépassé ; de plus, quantité d’étudiants venaient chaque jour me prier de les inscrire à tout hasard sur une liste d’attente.
15Le doyen ne parut pas s’inquiéter le moins du monde de cet engouement pour le voyage de Venise. Il me déclara tout de go : « Vous n’avez qu’à prévoir deux autobus. » J’avoue qu’il me laissa sans réaction. Je bafouillai une réponse d’approbation et me retirai.
16Je ne voyais guère comment reculer mais il faut se rendre compte qu’en 1965, l’organisation d’un voyage collectif pour quatre-vingt-dix personnes n’était pas aussi facile qu’en 2018 : longueur du voyage, car s’il y avait des autoroutes dans le Nord de l’Italie il n’y en avait pas dans le Midi de la France et il fallait donc prévoir, en plus d’une halte de midi, une nuit d’étape entre Toulouse et Venise ; négociations préalables aux réservations par courrier et téléphone puisque internet n’existait pas. La question des prix était finalement le moindre de mes soucis, d’autant que je n’hésitais pas à loger trois étudiant(e) s par chambre d’hôtel. Il y avait encore les passeports, les autorisations des parents, la question des réserves monétaires car les cartes de crédit et les distributeurs de billets n’existaient pas. J’ai gardé un dossier volumineux qui atteste des difficultés qu’il fallut surmonter pour parvenir à organiser l’expédition. J’avoue que j’étais inquiet. Le recours à deux autobus pour emmener quatre-vingt-dix étudiants (ce fut le chiffre définitif des inscriptions) me préoccupait. Je craignais que, lors des inévitables haltes hygiéniques, on laisse l’un ou l’autre en rade en croyant qu’il était dans l’autobus B s’il n’était pas dans le A, que l’un des véhicules connaisse une avarie… Il y avait aussi deux fois plus de probabilités d’accidents, etc. Et comment organiser les visites à Venise avec quatre-vingt-dix pèlerins ? On ne pouvait prétendre investir la galerie de l’Académie, la Scuola San Rocco ou la Scuola San Giorgio dei Schiavoni ou l’une ou l’autre des villas de Terre ferme que je prétendais voir au passage avec un groupe aussi considérable. Il fallait diviser, sectionner, se préparer à répéter les mêmes discours. Comment aussi faire l’économie d’une halte studieuse à Vérone à l’aller, à Vicence au retour, sans faire injure à ces deux villes si riches d’histoire ?
17Je ne dirai rien du voyage qui me valut quelques alarmes, un contingent normal de sueurs froides (ainsi lorsque nos bus se trouvèrent face aux tunnels d’une route de montagne sur le parcours Nice-Turin. Il fallut descendre les bagages placés sur la galerie pour que les bus puissent emprunter les tunnels !). Le retard s’accumulait alors que la Cité universitaire de Turin nous attendait pour le dîner. Le personnel italien demeura sur place pour nous accueillir et nous servir avec beaucoup de gentillesse une heure et demie après l’heure prévue ! Mais il n’y eut ni accident, ni malade : une réussite complète…
18Au point que je renouvelai l’expérience deux ans plus tard mais avec un seul bus, pour Madrid, Tolède, Ségovie à l’aller, avec les châteaux des environs qui firent l’unanimité, Coca et Turegano en particulier. Et, bien sûr, Valladolid au retour, où en 1967, j’avais mes entrées et où nous fûmes admirablement reçus, avec le vin de la terre en prime. Mais plusieurs de nos belles voyageuses présumèrent de leur capacité d’absorption et durent être assistées par de très prévenants Castillans. Cela dit, malgré un incident fâcheux sur la route du retour (un pare-brise cassé), le résultat fut satisfaisant.
19Je ne perçus aucun des signes du malaise étudiant, aucun des traits qui allaient nourrir l’esprit de Mai 1968. Par la suite, je restai confondu de ce manque de discernement !
20Je dois dire que je ne m’inquiétais guère à cette époque de l’évolution de ma carrière. À court terme, j’obtiendrais, m’avait informé Godechot, un poste de maître-assistant. Je n’en demandais pas plus.
21Mais il nous fallait nous organiser de façon que les vacances universitaires me permettent d’exploiter la collecte documentaire de l’année de la Casa et de la continuer. Certes, l’été 1957 ne permit aucune fantaisie : Jean avait trois mois, nos possibilités financières étaient nulles car il avait fallu équiper l’appartement loué en janvier. Toute fantaisie exclue, nous avons passé une grande partie de l’été à Lasalle, en Cévennes : balades, baignades, pêche, fruits sauvages, mise en ordre de quelques séries documentaires, préparation de cours dans la perspective de l’année à venir. Des vacances de récupération pour un miraculé du typhus !
22Après un test raté en 1958 à cause d’une association malheureuse avec un couple dont les intérêts et le genre de vie étaient trop divergents, nous avons mis au point, à partir de 1959, un système satisfaisant dont ont profité parents, frères et sœurs, cousins et cousines, etc. Valladolid n’est qu’à deux cent cinquante kilomètres de Santander et une bonne route relie les deux villes. De Santander à Laredo, une guirlande de plages agréables et souvent très belles (telles Langre, Riz ou Noja) ourle la côte atlantique. À la fin des années 1950 et au cours des années 1960 on pouvait louer pour deux mois, voire trois, à un prix intéressant, un chalet ou un appartement sommairement meublé mais muni des équipements essentiels. Dans celui que nous avions trouvé, il y avait assez de chambres pour accueillir une bonne dizaine de personnes. Mais, très vite, on prit l’habitude de louer deux chalets voisins : les plages, la quête des fruits de mer et les excursions au long de la côte ou dans l’intérieur (pics d’Europe, Vieille Castille) exerçaient un attrait incontestable tandis que plusieurs de mes cousins avaient découvert avec enthousiasme les rivières à truites, dont je leur vantais le peuplement en farios ; peu fréquentées à cette époque par les aficionados locaux, elles méritaient toute leur attention d’autant que les plats de truites mettaient de la variété dans les menus. Les amateurs de théâtre, musique et danses, pouvaient varier les plaisirs grâce au festival de Santander qui se tenait en août sur la Plaza Porticada.
23Je partais en voiture le lundi matin pour Valladolid et revenais le vendredi soir. Sur la route du retour il m’arrivait de rencontrer un chasseur qui portait fièrement en bandoulière une guirlande de cailles, produit de son adresse, et je m’arrêtais pour lui en acheter une douzaine. De quoi apporter une touche savoureuse à notre ordinaire.
24Au milieu de l’été, je m’accordais quinze jours de vacances qui me permettaient d’aller moi aussi traquer les belles mouchetées sur les bords de l’Ason ou du Miera. Pendant plusieurs années, nous avons loué ainsi deux chalets situés dans un parc agréable, au village de Somo, situé en face de Santander, de l’autre côté de la baie. De la sorte, Lucile échappait à la solitude que la tyrannie de la thèse lui aurait imposée. Et nous avons gardé un souvenir si positif de ces séjours atlantiques qu’une fois la thèse soutenue, nous sommes revenus plusieurs fois à Somo ou à Riz, seuls avec les enfants ou accompagnés par des amis ou des parents. Encore faut-il ajouter que les recherches entreprises à propos de la grande peste des années 1597-1600 me ramenèrent dans ces parages car Santander et les villages voisins, dotés de bons registres de décès, étaient incontournables : l’épidémie en provenance du nord de l’Europe avait en quelque sorte débarqué à Santander en compagnie de légions de rats et avait manifesté d’emblée une virulence affolante.
Heureuses Sixties
25En même temps, année après année, nous avions le loisir de constater les avancées de l’Espagne qui vivait avec les heureuses Sixties un véritable décollage économique. Le marché de Santander où nous allions un matin sur deux en traversant la baie sur la lancha était le témoin éloquent de ces transformations. D’une année à l’autre, des produits naguère inconnus devenaient courants et le niveau de vie de la population s’améliorait de façon évidente. Comme je passais beaucoup de temps à Valladolid, je pouvais aussi constater qu’en dépit de différences notables, à l’avantage de la région de Santander, favorisée sur le plan alimentaire (viande bovine, laitages, poissons et fruits de mer), la transformation était générale.
26Au cours de ces années 1960, nous avions eu aussi l’impression que le régime s’assouplissait et l’instauration d’une liberté relative de la presse dont, à Valladolid, El Norte de Castilla savait profiter grâce à Miguel Delibes, paraissait aller dans ce sens. Franco jouissait alors, je l’écris parce que c’était vrai, d’une certaine popularité parmi les jeunes gens nés après 1936, qui n’avaient pas connu la guerre et avaient l’impression justifiée d’une amélioration du niveau de vie (les années 1940 avaient été calamiteuses à tous points de vue) et d’une pesanteur moindre de l’appareil policier, très redoutable dans ces années 1940.
27L’influence d’un autre gallego, Fraga Iribarne, revenu d’un long séjour en Grande-Bretagne où il avait été ambassadeur, jouait sans doute un rôle. Les condamnés de 1970 avaient été amnistiés. Et l’influence de l’Église qui, sous la direction de Vicente Enrique y Tarancon, élu archevêque de Tolède, avait voté en 1971 à la majorité simple une déclaration qui sollicitait « le pardon de la communauté nationale pour n’avoir pas su jouer le rôle d’un ministère de réconciliation au sein d’une société divisée par une guerre entre frères » n’était pas négligeable. Mais les interventions du Bunker, qui redoutait la perte de son pouvoir et de ses privilèges après la disparition du Caudillo, et l’effet du terrorisme basque qui organisa et réalisa l’attentat fatal à l’amiral Carrero Blanco, suscitèrent une crispation très nette de l’appareil de pouvoir franquiste, sensible pendant les dernières années de vie de Franco, avec pour épilogue les condamnations de 1974 et les exécutions de 1975, deux mois avant la mort de Franco, par un gouvernement Arias Navarro, authentique émanation du Bunker qui laissait mal augurer de l’avenir. Crainte que justifia en apparence le maintien, il est vrai provisoire, d’Arias Navarro au pouvoir après la disparition du Caudillo.
Recherches, trouvailles et découvertes
28Grâce à l’organisation des temps de vacances j’avais pu, au fil des années, épuiser la documentation municipale, extraire la riche moelle des livres de notaires de l’Archivo Historico Provincial et continuer la traque aux archives de Simancas où je dépouillai aussi le dossier relatif à la grande peste des années 1597-1600 (il s’agissait des lettres adressées par les corregidors des villes de Castille au roi pour l’informer de l’évolution de l’épidémie dans leur juridiction). Le travail classique du chercheur en histoire, qui n’exige pas de commentaire supplémentaire.
29Pendant les étés des années 1960 nous avons, Lucile et moi, couru la Castille et les provinces cantabriques, à la traque des victimes de la grande peste atlantique des années 1597-1600 qui se termina par l’explosion londonienne de 1603. De nombreux villages des provinces de Santander, Burgos, Palencia, Ségovie, Valladolid, Avila, et j’en passe, avaient connu de véritables hécatombes entre le printemps 1597 et le mois de décembre 1599, dont les registres de décès des paroisses, lorsqu’ils avaient été conservés, portaient témoignage. L’été 1599 évoquait une sorte de fin du monde. Des bourgs et des villages comme Labajos, Sepulveda, Aranda de Duero, Arevalo, Gutierre Muñoz, Santo Tomé del Puerto, Sasamon, Villanubla, Brunete et sa région, avaient cru alors qu’il n’y aurait plus assez de vivants pour enterrer les morts. Les curés qui nous recevaient découvraient avec nous l’ampleur de la catastrophe, quelques-uns se passionnaient pour ce désastre et nous aidaient. Mais il y avait beaucoup d’absents dans les presbytères, la baignade exerçant sur nombre de jeunes curés plus d’attraction que le pélerinage à Lourdes.
30Cette recherche était aussi l’occasion de découvrir des paysages inconnus, d’admirables maisons de jadis, des manoirs au portail historié, de vénérables églises dont beaucoup abritaient ces trésors qui, vingt ou trente années plus tard, furent la matière première des célèbres expositions Las Edades del Hombre, organisées par la Junta de Castille et León dans les diverses provinces qui constituent la communauté autonome de ce nom. En même temps, nous prenions conscience du traumatisme qu’avaient subi les masses paysannes de Castille en cette fin du xvie siècle et du rôle qu’avait pu avoir cette épidémie dans le déclin du pays. Grâce à ces randonnées et à l’aide précieuse de Lucile, ma thèse complémentaire fut achevée à temps de sorte que je pus obtenir dans des délais rapides le visto bueno de Braudel et des autres membres du jury et soutenir les thèses en 1967 à la Sorbonne comme c’était encore alors l’usage le plus courant. J’avais droit à une équipe exceptionnelle. Autour d’Ernest Labrousse et de Fernand Braudel, Pierre Vilar et Noël Salomon, dont, bien entendu, les travaux relatifs à la Catalogne et à la Castille avaient occupé nombre de mes soirées, étaient là avec Roland Mousnier et Alphonse Dupront que Braudel avait persuadé d’accepter le patronage de ma thèse complémentaire. Je n’étais pas mécontent du résultat. Mes recherches avaient pour l’essentiel validé, sans la privilégier à l’avance, l’hypothèse de Braudel. Quoique Valladolid fût située au cœur d’une région dont la production agricole était assez considérable et que, très proche des villes de foires de Castille, elle fût bien placée sur les routes de commerce, elle ne jouait pas le rôle d’une métropole économique, ni même d’un grand centre commercial. En revanche, siège de la principale des deux Audiences du royaume de Castille, d’une université importante, séjour occasionnel de la Cour et des conseils du Royaume, ville de chicane et de procès, séjour de nombreuses familles de haute noblesse et d’un grand nombre d’hidalgos, et d’étrangers huppés dont plusieurs Génois, elle avait développé un genre de vie seigneurial qui expliquait la présence d’artistes de grande réputation. Les spectacles et les fêtes occupaient une partie notable du calendrier. En somme, un style de capitale.
Communauté de chercheurs
31Bien évidemment, le travail de recherche, pour astreignant qu’il fût, et les nécessités de l’enseignement ne m’avaient pas totalement empêché de rester au courant du mouvement de la recherche. J’avais été attentif aux travaux des « modernistes » de référence, tel Roland Mousnier qui rassemblait autour de lui plusieurs jeunes historiens de grande qualité et qui était le théoricien, parfois convaincant, de la « société des ordres », concept qu’il considérait plus adapté aux siècles de l’ère moderne que celui de « société de classes ». Mais j’avais surtout tenté de demeurer informé des travaux qui s’achevaient et que menaient des historiens de ma génération. La découverte de la vie rurale dans les campagnes vallisoletanes m’avait conduit à suivre de plus près les travaux sur les campagnes françaises de l’époque moderne et je m’étais intéressé particulièrement à ceux d’Emmanuel Leroy Ladurie sur le Languedoc et de Jean Jacquart sur l’Île-de-France, avec lesquels j’avais quelques relations épistolaires.
32Je me passionnai aussi, et de manière durable, pour les grands débats à caractère quasi épistémologique qui agitaient les historiens français ou étrangers, tel celui autour de l’« histoire sérielle » qui séduisait beaucoup de jeunes historiens de mon âge, par exemple André Zysberg, qui ressuscitait grâce à elle 60 000 galériens, ou François Furet qui observait en 1963 que l’histoire sociale des « humbles et des muets » était réintégrée dans l’aventure humaine par les vertus de la quantification. En revanche, l’histoire sérielle provoquait les réserves appuyées du grand historien italien Carlo Ginzburg, champion des « études de cas », tel celui d’un meunier du Frioul, Menocchio, héros d’un livre excitant, Le fromage et les vers. On peut s’étonner aujourd’hui que les débats autour de l’« histoire sérielle » et des « études de cas » aient été alors aussi vifs puisque les deux méthodes, parfaitement légitimes l’une et l’autre, ne sont nullement inconciliables, comme nous avons tenté, Lucile et moi, de le démontrer dans notre histoire des renégats, Les chrétiens d’Allah.
33Autre exemple : les débats ouverts à propos de l’utilisation des registres paroissiaux dans les travaux de démographie historique, qui avaient concerné directement ma recherche, donnaient lieu aussi à des contestations hypercritiques parfois un peu ridicules, sous prétexte par exemple que les dates des naissances n’étaient pas celles des conceptions. La fréquentation des colloques (certes moins nombreux qu’aujourd’hui) était l’occasion d’aborder ces problèmes essentiels pour l’évolution de notre discipline.
34Pendant cette période, trop occupé de mes problèmes de recherche qui consommaient la totalité du temps dont je disposais en Espagne pendant les vacances d’été ou à l’occasion de raids très brefs que j’y faisais, je n’avais eu que de très rares contacts avec les modernistes espagnols, à l’exception de Felipe Ruiz que je voyais souvent mais qui vivait et travaillait en marge de l’université.
35Ce ne fut que plus tard que je nouai des relations suivies avec plusieurs historiens de la nouvelle génération, tel Ángel García Sanz qui avait entrepris une recherche de longue haleine sur Ségovie et dont j’ai appris avec peine le décès survenu en 2014, ou, à partir de Toulouse, un binome de jeunes historiens aragonais, Gregorio Colas Latorre et José Antonio Salas Auséns, que j’aimais bien et dont la rupture ultérieure me navra. À Valladolid, j’avais rencontré un peu par hasard Luis Miguel González Enciso, un spécialiste des Bourbons, qui se montra plein de prévenances à mon égard. Bien sûr, je lisais les ouvrages des historiens espagnols dont l’œuvre était novatrice. Philippe Wolff m’avait beaucoup parlé du Catalan Jaume Vicens i Vives, qui avait introduit avec force les questions économiques et sociales dans le discours historique mais qui disparut bien trop tôt, à l’âge de cinquante ans ; j’avais découvert aussi Ramón Carande, un Sévillan : son Carlos Quinto y sus banqueros démontrait une grande maîtrise des problèmes financiers. Mais celui dont la lecture m’était la plus utile était Antonio Domínguez Ortiz, un Andalou demeuré professeur de lycée mais qui renouvelait de façon remarquable l’histoire de l’Espagne des Habsbourgs tout en se tenant parfaitement informé des courants novateurs de l’histoire moderne en France et en Angleterre notamment.
36À y bien réfléchir, il me semble tout naturel de n’avoir noué que plus tard, au cours des années 1970, des relations suivies, parfois très amicales, avec plusieurs historiens espagnols car, à l’exception de Domínguez Ortiz qui avait vingt ans de plus que moi, il s’agissait d’hommes et de femmes sensiblement plus jeunes, nés après la guerre civile, qui se formèrent dans un climat intellectuel différent, ce qui explique qu’ils aient été attirés par un historien étranger dont la recherche, orientée vers l’Espagne des Temps modernes, leur proposait des problématiques nouvelles en accordant une grande place aux faits économiques et aux questions sociales. Car, à l’exception d’Antonio Domínguez Ortiz et d’Antonio Eiras Roel, qui n’avait que deux ans de moins que moi, tous les autres, d’Ángel García Sanz à Ricardo García Cárcel, Jaime Contreras, Luis Antonio Ribot García, José Antonio Salas Auséns et quelques autres, avaient douze, quinze ou vingt ans de moins, sans parler du cher Alberto Marcos Martín, de vingt-cinq ans mon cadet. Ce qui explique que j’aie établi ces relations à l’occasion de recherches ultérieures et non lorsque je menais mes enquêtes à propos de Valladolid. Ainsi, mes relations très amicales avec Ricardo et Jaime, qui me furent d’un grand secours dans mon travail de thèse et avec qui j’ai conservé des relations étroites, se sont nouées au début des années 1970 lorsque je préparais un livre sur l’Inquisition espagnole à propos de laquelle leurs recherches, très novatrices, étaient essentielles. Je suivis aussi avec un grand intérêt la naissance et l’essor d’une grande revue, La Aventura de la Historia, très bien lancée et gérée par David Solar et Asunción Domenech, et j’ai eu la chance de pouvoir collaborer à cette revue en quelques occasions.
Un cadeau à retardement
37Ce n’est que plus tard que je compris l’ampleur du cadeau que m’avait « brindé » Fernand Braudel en me proposant « Valladolid au siècle d’Or » comme sujet de thèse. Il m’avait tout simplement offert l’occasion d’être l’un des artisans de la rénovation de l’histoire moderne en Espagne. C’est en lisant les commentaires de Ricardo García Cárcel, Jaime Contreras ou Luis Ribot García à propos de mes livres, et notamment du Valladolid, que je l’ai compris. Luis Ribot, par exemple, commença ses études d’histoire à l’université de Valladolid en 1968, un an après la publication de ma thèse par les éditions Mouton. Il explique comment le médiéviste Julio Valdeón, les modernistes Luis Miguel Enciso Recio, Teófanes Egido ou José Luis Cano de Gardoqui, le géographe Jesús García Fernández, incitaient leurs étudiants à lire le Valladolid pour découvrir de nouvelles « inquiétudes » et de nouvelles méthodes de recherche et d’interrogation des documents. Car, précise Luis Ribot, « nous vivions en ces années une profonde rénovation historiographique qui coïncidait avec la fin du franquisme et dont la caractéristique essentielle devait être l’importation des concepts et des méthodes développés en France par l’histoire économique et sociale autour de la revue Annales ».
38C’était bien cela. Ni l’histoire urbaine, ni l’histoire rurale n’existaient vraiment alors en Espagne où, comme seule nouveauté, balbutiait la démographie historique. Mais les sources, elles, existaient, surabondantes, bien classées dans les archives nationales, provinciales, urbaines, municipales, paroissiales. Il avait suffi que des maîtres de grand talent, qui connaissaient ces ressources, m’offrent cette chance. Car j’avais eu, moi, la bonne fortune d’être formé à ces méthodes et d’être initié à ces questionnements. Qui plus est, je pouvais me référer à des modèles récents d’histoire urbaine : Jean Delumeau, Pierre Goubert, notamment… Les nouveaux historiens espagnols n’avaient pas cette chance. Pourtant, certains s’étaient engagés courageusement dans ces voies nouvelles : j’eus l’occasion de rencontrer deux d’entre eux qui, malheureusement, décédèrent très prématurément. Angel Rodriguez Sanchez, auteur d’un prometteur Cáceres : población y comportamiento demográfico en el siglo xvi, qu’il publia en 1977 et Sebastián García Martínez, qui, trois ans avant, en 1974, avait signé un Valencia bajo Carlos II. Je retrouvai dans ces ouvrages les préoccupations qui avaient été les miennes.
39Au cours des années qui suivirent la publication de ma thèse, je découvris la vérité du jugement formulé plus tard par Luis Ribot à propos de la « profonde rénovation historique qui coïncidait avec la fin du franquisme ». Certes, Antonio Domínguez Ortiz avait pris les devants et il continuait avec Las Clases privilegiadas, publié en 1973. Mais il n’était plus isolé : les Alteraciones sociales y conflictos políticos (Aragón en el siglo xvi) de Gregorio Colas Latorre et José Antonio Salas Auséns (1982), qui faisaient une large place aux mouvements antiseigneuriaux, aux révoltes municipales et au banditisme, témoignaient de la pénétration des préoccupations économiques et sociales dans la nouvelle historiographie, laquelle n’ignorait pas les « misérables », comme en avait témoigné le livre de María Rosa Pérez Estevéz, El problema de los vagos en la España del siglo xviii (1974).
40Je repérai plusieurs signes d’un essor de l’histoire urbaine : des recherches étaient engagées qui concernaient Murcie, Malaga, Cadix, le Puerto de Santa María, et j’imaginai que mon Valladolid jouait un rôle dans cet engouement ; la démographie historique avait trouvé ses spécialistes, ainsi Vicente Pérez Moreda qui publiait Las crisis de mortalidad en la España interior (siglos xvi-xix) [1980]. Et j’avais la faiblesse de croire que La peste aragonesa publiée en 1982 par Jesús Maiso Gonzalez, était un écho de mes Recherches sur les grandes épidémies dans le Nord de l’Espagne. Un travail très remarquable d’une grande ampleur, Sobre la transición al capitalismo en Castilla. Economía y sociedad en Tierra de Campos, dû à Bartolomé Yun Casalilla (1987), démontrait que l’histoire en Espagne avait accompli cette régénération évoquée par Luis Ribot.
41Évidemment, j’en profitai : le bon accueil réservé par les jeunes historiens espagnols au Valladolid, présenté comme un « modèle d’analyse économique et sociale appliqué au monde urbain et une référence incontournable pour l’étude d’une ville d’Ancien Régime », assura un préjugé favorable à mes livres suivants, notamment à L’homme espagnol qui eut droit à plusieurs éditions chez des éditeurs différents — un livre qui, selon Ricardo García Cárcel, légitimait « le passage sans rupture en Espagne du structuralisme socio-économique à l’histoire des mentalités ou à l’anthropologie historique ».
42J’étais bien conscient qu’il s’agissait là d’une situation exceptionnelle dont je profitais car il est évident qu’une recherche comparable n’aurait pas eu les mêmes résonances en Angleterre, en Italie ou en Allemagne. Mon attirance irrésistible pour l’Espagne et la clairvoyance de mes maîtres avaient fait ma chance.
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