Jeune chercheur
p. 43-54
Texte intégral
1Comme on l’imagine, les huit mois passés à Valladolid ne se limitèrent pas à nos relations avec Maruja et sa famille, puis à celles avec Juanita et ses enfants. Si je m’étais installé à Valladolid, c’était pour y préparer une thèse sur l’histoire et le rôle de cette ville au xvie siècle, lorsque se prépare et commence le siècle d’Or de l’Espagne. Entreprise qui passait par quelques milliers d’heures de travail de recherche.
Dans quels pas s’inscrire ?
2Je devais affronter un sujet auquel je n’avais pas réfléchi longuement. Je n’avais pas de modèle évident, en tout cas pas en Espagne où la recherche en histoire moderne avait été longtemps paralysée. Il y avait certes quelques exceptions (Vicens Vivés, Jordi Nadal en Catalogne, Ramon Carande en Andalousie, Felipe Ruiz qui se passionnait pour l’histoire financière) mais ces historiens ne s’étaient guère occupés d’histoire urbaine ; les historiens français, il est vrai, proposaient quelques modèles séduisants, tel celui de Jean Delumeau qui venait de terminer un travail remarquable à propos de Rome au xvie siècle ; de plus, une ville française relativement modeste, mais pourvue d’un espace agricole important, Beauvais, avait été le sujet d’une thèse très admirée alors que je commençais mes recherches. J’avais été un peu rebuté par la place considérable occupée par l’histoire des prix dans ce travail… jusqu’au jour où je découvris une déclaration de Pierre Goubert, l’auteur de Beauvais et le Beauvaisis, qui expliquait que « si c’était à refaire », il se contenterait de deux chapitres d’histoire des prix ; mais, ajoutait-il, depuis les travaux d’Earl. J. Hamilton, on accorde à ce facteur une valeur explicative excessive. Cet aveu me rassura : en même temps, il me révélait fort opportunément que les chercheurs en histoire, comme d’autres sans doute, vivaient avec leur temps : ils subissaient des influences, devaient s’accommoder de modes, évidemment passagères, ou courir le risque de les affronter et de n’en retenir que le meilleur.
3Le rôle majeur joué en histoire moderne par Lucien Febvre et Fernand Braudel donnait au groupe d’historiens qui se réclamaient de l’esprit des Annales une influence considérable, sinon dominante. Cela n’était pas pour me déplaire. J’adhérais tout naturellement aux priorités que le groupe des Annales accordait à l’économie, aux faits de société et de civilisation. D’autre part, j’étais naturellement très méfiant à l’égard des attitudes politiques marquées par l’intolérance et l’exclusion des dissidents de toutes sortes. Certes, le marxisme, dont l’influence dans la société française et notamment à l’Université, était alors incontestable, procurait des instruments d’analyse précieux pour la compréhension des systèmes économiques du passé ou même du présent mais les politiques qui en avaient fait un dogme de référence avaient abouti le plus souvent à des drames. De sorte que son influence dans la recherche historique, tout en étant utile, me paraissait dangereuse si elle devenait exclusive.
4Le « quotient familial » joua aussi son rôle. Ma famille paternelle, demeurée tout entière en Espagne, de Majorque à Madrid en passant par Barcelone, n’exerçait aucune influence sur moi à l’exception de mon père évidemment, mais il n’en allait pas de même de ma famille maternelle. Or, au sein de cette famille, coexistaient des opinions politiques et religieuses fort diverses. Ainsi, l’une des sœurs de ma mère était religieuse tandis que l’un de ses frères, professeur de philosophie, milita un temps au sein de la cellule communiste d’Arles. Son autre frère, saint-cyrien passé de l’armée à l’administration, naviguait dans les eaux du centre gauche. Tous ces gens, quelles que fussent leurs opinions, s’aimaient bien et, surtout, faisaient preuve d’un esprit familial inébranlable, d’une solidarité sans défaut et, si cela devenait nécessaire, comme ce fut le cas parfois, d’une grande générosité.
5De sorte que j’en étais arrivé à la conclusion, peut-être naïve mais dont je n’ai jamais pu me départir, que les choix politiques, les options philosophiques ou religieuses, appartenaient à la personne et à elle seulement. Situation commode, je l’admets, et qui ne résistait sans doute pas à l’épreuve des crises aiguës où le choix pouvait décider de la vie ou de la mort des autres. Elle correspond à l’expérience de ma vie, de sorte que je ne crois pas obligatoire de faire un sort à ces options dans cet essai. Cependant, je reconnais l’influence d’un procès qui marqua mon attitude à l’égard du marxisme. En 1941, à peine âgé de douze ans, dans l’atmosphère trouble de l’Occupation, je manquais des connaissances et de la formation politique qui m’auraient permis de comprendre, fût-ce pour la condamner, l’attitude du Parti communiste français lors du pacte germano-soviétique dont j’avais vaguement eu connaissance. En 1945 en revanche, au lendemain de la Libération, j’éprouvais une vive admiration à l’égard de l’extraordinaire résistance de l’URSS à l’agression allemande et du rôle que beaucoup de communistes avaient joué dans la Résistance française. Mais, en 1949, j’avais vingt ans et, depuis trois ans, j’étais étudiant en histoire de sorte que je suivis avec passion le procès que Kravtchenko intenta aux Lettres françaises qui avaient traîné dans la boue son livre, J’ai choisi la liberté. Je lisais tous les journaux qui traitaient du procès et la façon dont la presse communiste française, André Wurmser en particulier, calomnia un témoin, Margaret Buber-Neumann, qui affirmait la réalité des « camps » en Union soviétique, tout simplement parce qu’elle avait « vécu » dans l’un de ces camps, me parut insupportable. J’en gardai une méfiance extrême à l’égard des attitudes et des recherches historiques inspirées de façon exclusive par le marxisme.
6Par chance, mon année de naissance et mon appartenance à la nation française me dispensèrent des choix cornéliens que durent faire plusieurs de mes aînés ou de mes oncles ou cousins espagnols. J’ai plusieurs fois béni cette chance. Et je me suis posé souvent cette question demeurée sans réponse : qu’aurais-je fait si j’avais dû, brutalement, sans préparation, sans informations suffisantes, choisir entre des options parfaitement inconciliables ? Un film tel que le Lacombe Lucien de Louis Malle me fit un jour mesurer la part considérable du hasard dans l’orientation d’un destin.
Rat de bibliothèque
7Je n’ai réfléchi que plus tard à ces problèmes existentiels. Enfin installé à Valladolid en novembre 1956, j’étais confronté à des problèmes d’intendance « intellectuelle » : par quelle catégorie de documents commencer ces recherches ? Il me parut logique de consulter systématiquement les registres de délibérations de la municipalité de la ville, les Libros de Actas du xvie siècle. Les archives de la mairie (ayuntamiento) étaient ouvertes tous les jours de 9 heures à 13 heures.
8Après plus d’un demi-siècle, je conserve un souvenir épouvantable de ma première matinée aux archives de l’ayuntamiento. Je n’avais jamais fait de paléographie et en près de quatre heures, je ne parvins à déchiffrer qu’un seul mot ! Je crois que j’en pleurais, à l’écart dans les toilettes. Je me traitai d’inconscient. Comment n’avais-je pas prévu cette incapacité ? J’avais pourtant eu largement le loisir et le temps de me préparer à l’épreuve des graphies du xvie siècle ! Dès le début de l’après-midi, je suis allé acheter un manuel espagnol de paléographie et, quatre jours durant, je n’eus d’autre occupation que l’étude de ce manuel et la lecture des textes qu’il proposait en exemples commentés et… déchiffrés.
9Par chance, j’avais commencé sans le savoir par les documents les plus difficiles ! Les scribes de l’ayuntamiento étaient les pires de tous. Lorsque je me rendis à l’Archivo General de Simancas pour consulter les documents de la section Expedientes de Hacienda, sur la suggestion de Felipe Ruiz, excellent spécialiste des finances castillanes, à qui Braudel m’avait recommandé, les pages du recensement de Valladolid et de ses villages en 1561, que je découvris rapidement grâce à Felipe, me parurent presque faciles à lire. Du coup, je repris espoir. Un peu plus tard, à l’Archivo Histórico Provincial, où m’attendaient des dizaines de registres notariaux, je m’aperçus que certains de ces registres avaient été rédigés par des clercs bien formés à l’écriture procesal : il suffisait de commencer par les plus faciles, puis, avec le secours de l’expérience, tout devenait relativement simple. De sorte que, lorsque je revins à l’ayuntamiento, deux mois plus tard, j’étais rodé.
10Qui plus est, je me pris très vite de passion pour les documents notariaux. Il me semblait qu’à l’aide des contrats de mariage, des testaments, des actes de vente ou des locations, on pénétrait dans l’intimité des familles. C’était vrai aussi des ventes de rentes dites « perpétuelles » qui étaient la contrepartie de prêts et plus encore des inventaires de biens qui accompagnaient ou suivaient un décès et qui permettaient d’imaginer l’ameublement, la literie, la décoration des intérieurs, le vestiaire, le luxe ou la pauvreté, l’outillage, les réserves alimentaires ou leur absence, parfois les distractions, la culture (bibliothèques, tableaux, œuvres d’art), en somme les éléments d’un genre de vie. Évidemment, les clientèles des notaires étaient assez différentes et leur aisance ou leur médiocrité, leur statut social, qui allaient souvent de pair avec la prospérité ou la pauvreté du quartier, se révélaient des indicateurs précieux de la géographie urbaine.
11J’appréciais beaucoup aussi des documents qui m’étaient tout à fait inconnus, les « écritures de pardon » : il s’agissait de contrats qui suivaient des rixes accompagnées de blessures graves, mortelles parfois, ou causes de handicaps physiques durables ou définitifs. La plupart du temps, ces contrats, qui évitaient l’intervention de la justice et de lourdes sanctions, le recours aux avocats et de lourdes dépenses, supérieures aux indemnités versées aux victimes, supposaient l’arbitrage de « bonnes personnes » qui faisaient appel aux bons sentiments, à Dieu et à ses saints, aux vertus du pardon et de la réconciliation. De sorte que ces documents éclairaient de façon remarquable les relations sociales, découvraient les réseaux des clientèles et des amitiés, leur rapport avec le métier ou le quartier. Lorsqu’il y avait eu mort d’une victime, on pouvait en déduire l’évaluation du prix de la vie, évidemment variable selon le statut social, les responsabilités familiales et l’âge. D’autres « écritures de pardon » ne concernaient plus les conséquences des rixes et des violences physiques mais les effets de promesses de mariage non tenues alors même que les jeunes femmes trop confiantes à l’égard de leurs séducteurs avaient cédé à leurs avances et perdu leur virginité. Si elles n’étaient pas enceintes, le prix du pardon était donc celui de la virginité, évidemment variable selon la condition sociale.
12Je découvrais ainsi que la documentation notariale livrait des réalités beaucoup plus riches et variées que je ne l’avais cru : elle allait très au-delà d’une description et d’une mesure de la richesse foncière et mobilière, de la propriété, de la hiérarchie des professions et des salaires. De sorte que, vers 14 heures, je prenais avec plaisir le chemin de l’Archivo Histórico qui n’était ouvert que l’après-midi, ce que je regrettais car, à l’évidence, la documentation notariale était ma préférée. Cela explique le plaisir que je pris plus tard aux congrès internationaux organisés par l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle et par l’un de ses maîtres, Antonio Eiras Roel, qui privilégia souvent cette catégorie de sources.
13Au cours de ces premiers mois de travail, je constatai que la ville de Valladolid était elle-même remarquablement dotée en gisements documentaires de l’époque dite « Moderne ». Bien sûr, la proximité de l’Archivo General de Simancas était un privilège. Mais il y avait beaucoup plus. Outre les archives municipales et l’Archivo Histórico Provincial qui conservait, entre autres pépites, l’Archivo du grand marchand de Medina del Campo Simon Ruiz, et, bien entendu, de fort nombreux registres de notaires, il y avait les archives paroissiales qui détenaient encore plusieurs livres de baptêmes et de décès de la seconde moitié du xvie siècle et les fonds très importants de l’une des deux Audiences du royaume de Castille (l’autre étant celle de Grenade). Les archives de la Real Chancilleria possédaient quantité de procès en tous genres d’un intérêt évident. L’ennui est que le fonds était très mal classé. Mais comme une équipe de jeunes archivistes compétents avait entrepris ce classement, je résolus d’attendre. Je n’en étais qu’à ma première année de recherches. Dans cinq ou six ans, je pourrais travailler dans de bien meilleures conditions.
14Naturellement, j’étais allé à Simancas. J’aimais l’atmosphère recueillie de ce vieux et beau château, devenu l’un des hauts lieux de la recherche historique, fréquenté par des gens venus de toutes les Espagnes, de France, de Belgique, des Pays-Bas, d’Italie, des Amériques, avec qui, un jour ou l’autre, on échangeait idées, découvertes, intuitions, déceptions. J’avais découvert avec émerveillement que l’un des garçons de salle, qui venaient nous livrer les documents demandés, était capable de déchiffrer sans effort apparent les écritures les plus rébarbatives. À deux reprises il me dépanna avec simplicité et beaucoup d’humilité.
15Les séries économiques et sociales que je fréquentais (Expedientes de Hacienda, Consejos y Juntas de Hacienda, etc.) avaient l’avantage de me permettre d’établir des comparaisons avec les autres villes de la Vieille Castille et du León (Burgos, Ségovie, Medina del Campo, Salamanque, notamment) car les enquêtes dataient des mêmes périodes et procuraient les mêmes informations : recensements des vecinos, professions et emplois, niveaux du paupérisme, etc. Ces documents me permettaient de situer l’objet de ma recherche, Valladolid, dans un ensemble géographique large. Qui plus est, il y avait abondance de documents de même nature à propos des villages importants de la campagne de Valladolid : Tudela de Duero, Laguna de Duero, Cabezón, Cigales, Villabañez… Les écritures étaient dans l’ensemble assez faciles.
Séjour madrilène
16À la mesure du demi-siècle et des comparaisons que permet la longue durée, je dois convenir que la vie à Valladolid avait été assez dure. Un hiver très rude, une enfant en bas âge, pas de voiture, des ressources limitées, l’absence de relations car le bon Felipe Ruiz habitait à Palencia et, à cette époque, je n’avais pas encore fait la connaissance du grand écrivain castillan Miguel Delibes qui devait devenir un ami. Nos moyens financiers étaient très réduits de sorte qu’il n’était pas question de parcourir la Castille. Nous avions seulement mis à profit un déplacement des hinchas du club de football à León pour aller visiter cette belle ville et sa superbe cathédrale de facture très française.
17La seule diversion importante avait été la visite de mes beaux-parents. Lucile en avait profité pour aller découvrir avec eux Avila tandis que je gardais Claire, et, un autre jour, j’avais emmené mon beau-père à un match de football opposant le Real Valladolid au Real Madrid : il avait été fort impressionné par un certain Di Stéfano, l’une des étoiles majeures du ballon rond à l’échelle mondiale.
18Pour bien comprendre l’itinéraire d’un chercheur en histoire à cette époque et les problèmes qu’il rencontrait, et qui, je le souligne, n’enlevaient rien à la chance dont il jouissait, il faut savoir que le statut de la Casa de Velázquez était alors très différent de ce qu’il est devenu. Il n’y avait pas de directeur résident et la direction était assumée à distance par l’université de Bordeaux tandis que la gestion directe revenait à une fonctionnaire de haut rang de l’ambassade de Belgique à Madrid, Christiane Deneumostier, dont le mérite était grand.
19Comme on le sait, la Casa de Velázquez avait été détruite pendant la guerre civile car le bâtiment s’était trouvé au cœur des combats. En attendant l’achèvement de la reconstruction prévue in situ, la France avait loué un immeuble rue Serrano, dans un quartier agréable, et deux appartements afin de loger les pensionnaires qui résidaient à Madrid. Tous les pensionnaires de la Casa de la section scientifique percevaient une bourse très convenable, compte tenu du niveau des prix en Espagne à cette époque (5 500 pesetas mensuelles) mais qui était limitée à dix mois. Elle était renouvelable deux fois. Cette bourse permettait une vie aisée à Madrid. Le logement dépendait du statut familial : les célibataires habitaient dans l’immeuble de la rue Serrano, les couples sans enfants, dans un pavillon des quartiers nord (El Viso) et les couples avec enfant (au nombre de trois en cette année 1956), dans la rue Castello, proche de Serrano, où étaient servis les repas pour un prix attractif. De sorte que la vie à Madrid était facile pour les résidents de la capitale.
20C’est une des raisons — mais non la seule évidemment — pour lesquelles nous avions décidé d’aller passer les trois derniers mois (mai, juin, juillet) à Madrid. J’avais exploré les divers gisements documentaires de Valladolid, je savais les ressources dont ils disposaient et je pourrais donc les retrouver sans effort lors de mes séjours ultérieurs dans la ville. Et il y avait à Madrid des archives que je devais explorer, à l’Archivo Histórico Nacional en particulier où se trouvaient les archives de l’Église et celles de l’Inquisition (donc celles du tribunal de Valladolid). Sans parler de la Biblioteca Nacional et de sa section de manuscrits. De surcroît, trois mois à Madrid, agrémentés de deux ou trois visites aux environs, assureraient une vie beaucoup plus agréable à Lucile qui n’avait pas été à la fête à Valladolid.
21Nous conservons encore un excellent souvenir de ces trois mois madrilènes. Nous avons découvert la capitale et ses environs, Chinchón, que les pensionnaires de la Casa tenaient en affection, Aranjuez et ses jardins, l’Escorial évidemment, les musées avec des visites ciblées au Prado, d’abord les Primitifs, puis les Flamands, les Italiens, les Vénitiens, les Hollandais, tous les autres, jusqu’à Velázquez et Goya pour finir. Et le musée de l’Académie San Fernando, et la découverte de la chapelle de la Florida, et tout le reste jusqu’à la satiété. Nous avons passé une journée à Tolède et trois jours à Ségovie, avec La Granja en prime.
22Évidemment, nous découvrions aussi les pensionnaires en résidence habituelle à Madrid, dont les artistes, mais il était difficile de connaître leurs œuvres car ils n’avaient pas d’ateliers particuliers, à la différence de ceux de la nouvelle Casa qui ont cette chance. Nous avons cependant noué des relations amicales avec une peintre et graveuse de la région parisienne, Simone Montarde, aujourd’hui disparue, dont nous avons conservé quelques œuvres, avec le couple Van Moe et avec un graveur que nous aimions beaucoup, Jacques Reverchon (nous avons toujours trois gravures signées de sa main dans notre « séjour » actuel) avec qui nous sommes demeurés en rapport jusqu’à sa mort survenue en mai 1968 à Tourcoing à cause d’une rupture d’anévrisme, alors qu’il avait à peine quarante ans.
23Une partie notable des pensionnaires de 1956 avaient connu l’ancien directeur, Maurice Legendre. Les opinions étaient tranchées. Legendre avait eu des partisans très fervents. Et tout autant d’adversaires convaincus. Incapables de prendre parti puisque nous ne l’avions pas connu, nous nous abstenions prudemment. Mais les controverses étaient fréquentes.
24D’autre part, il y avait parmi les artistes quelques personnalités pittoresques. Je pense notamment à Paquita (appelons-la ainsi) qui, après un séjour à la Casa, était demeurée à Madrid où elle était la maîtresse d’un marquis, ou d’un comte je ne sais plus, qui lui procurait des commandes avantageuses, la décoration d’églises ou de chapelles notamment. La spécialité de Paquita était de scandaliser, au moins de choquer les nouveaux arrivants afin de provoquer des réactions spectaculaires. C’est ainsi qu’au cours d’un dîner (car il fallait si possible abondance de témoins), elle déclarait que les pénis des hommes témoignaient de leurs personnalités bien plus que leurs visages, puis elle jaugeait tranquillement les silences et les expressions ! Cela dit, elle était bonne fille et, une fois ce test réalisé, se révélait d’une compagnie très acceptable. Quant aux résidents du Viso, ils étaient connus pour des rixes bruyantes qui avaient provoqué deux interventions policières. Ceux de Castello, dont nous étions, pâtissaient des relations difficiles entre les deux artistes, deux peintres qui se détestaient : l’un, disait l’autre, ne valait rien comme peintre mais il fallait reconnaître qu’il excellait dans la décoration des céramiques ; tandis que l’autre, assurait l’un, dont les toiles ne valaient pas un clou, était un créateur surprenant de foulards. Nous étions contraints de jouer les arbitres pour distribuer les casseroles, organiser l’occupation de la salle de bains tout en guettant avec espoir la moindre absence de l’un des membres du couple d’ennemis !
25À l’évidence, la Casa manquait d’une direction régulièrement investie par le gouvernement, permanente et ferme. Le provisoire avait trop duré ! L’académie de Bordeaux et Christiane Deneumostier, malgré leur bonne volonté, ne pouvaient pas établir l’harmonie universelle.
26Le cycle des festivités de San Isidro comportait à cette époque une dizaine de corridas et nous en avons vu trois ou quatre : leur horaire excluait les repas du soir à la Casa, excellente occasion de découvrir les tapas en leur diversité qui, aux alentours de la Plaza Mayor, calle de La Cruz par exemple, était immense. Nous avons très vite élu nos préférées, les gambas al ajillo (crevettes grillées en sauce à l’ail) notamment. Les tortillas (omelettes) en tous genres et les patatas bravas (pommes de terre en sauce piquante) constituaient une base à bon marché. En ces occasions, Claire était accueillie avec beaucoup d’affection par la tante Nati et l’oncle Lorenzo, belle-sœur et frère de mon père qui vivaient à Madrid. En bref, il est évident que le séjour de Madrid, après la rigueur hivernale et les épisodes picaresques de Valladolid, fut presque un temps de vacances. Quoique le produit de mon travail de recherche en archives ou en bibliothèques ait été appréciable, il ne m’a laissé qu’un souvenir diffus, soluble dans le « temps long » des recherches madrilènes.
Une proposition que je ne peux pas refuser
27Ce fut pendant ces mois de Madrid que je reçus une offre très intéressante qui devait avoir une grande importance pour la suite de ma vie. Jacques Godechot, qui était toujours le doyen de la Faculté des lettres de Toulouse, m’écrivit pour me proposer un poste d’assistant d’histoire moderne et contemporaine disponible à la rentrée suivante, en octobre-novembre 1956. J’admirai la générosité de Jacques Godechot : je n’étais plus son élève, il savait que j’avais pris un sujet de thèse inspiré par Braudel mais il pensait que je pouvais tenir correctement le poste qu’il m’offrait et cela lui suffisait. Je rappelle qu’à cette époque, les professeurs titulaires des universités faisaient à peu près ce qu’ils voulaient en matière de recrutement des assistants.
28J’en délibérai avec Lucile : nous fûmes immédiatement d’accord. L’offre était inespérée et ne pouvait se refuser. Certes, la bourse de la Casa aurait été renouvelée, mais pour dix mois seulement tandis que le poste d’assistant était assuré pour une durée de cinq ans, sauf catastrophe, avec un salaire supérieur à la bourse. L’installation à Toulouse permettrait à Lucile de reprendre ses études et d’envisager un avenir professionnel, et puis nous aurions la joie de retrouver nos parents qui seraient eux-mêmes heureux de ce retour. De plus, l’année en Espagne m’avait permis de faire le bilan des gisements documentaires à Valladolid, Simancas et Madrid, de sorte que les vacances universitaires me permettraient de poursuivre mes recherches sans difficulté majeure.
29J’écrivis à Jacques Godechot que je le remerciais de cette offre inattendue et que je l’acceptais volontiers, tout en lui demandant de m’éclairer sur le rôle qu’il attendait de moi.
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Pérégrinations ibériques
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