La Vieille Castille
p. 33-41
Texte intégral
1Je préparai aussitôt un voyage de reconnaissance à Valladolid où nous devrions louer un petit appartement car les recherches de thèse exigeaient tout ensemble l’exploration des archives disponibles dans la ville et de fréquentes excursions aux archives nationales installées dans le château de Simancas, à moins de dix kilomètres de Valladolid.
Une étrange maladie
2Je visitai la ville avec Lucile et je lui proposai de pousser jusqu’à Cordoue et Grenade. Comme il faisait très chaud, au retour de l’Alhambra, assoiffé, je commis l’erreur de boire l’eau qui dévalait d’une colline. Résultat : une typhoïde qui se déclara quelques jours plus tard à Valladolid, alors que nous résidions dans une humble fonda dont le personnel devait mériter notre reconnaissance. J’avais une forte fièvre, grelottais ou transpirais affreusement, devais me changer deux fois par nuit. Mais le premier médecin accouru à mon chevet, « especialista en partos » (accouchements) d’après sa plaque, ce qui, évidemment, ne paraissait pas essentiel en l’occurence, avait sans doute pour ancêtres les médecins de Molière : il me traita successivement pour une gastro-entérite (avec une purge pour tout médicament), pour une angine (« la garganta esta irritada », avait-il vaticiné), pour une cystite, sans le moindre succès (et pour cause) mais sans s’émouvoir… Puis il émit l’idée que ce pouvait être une typhoïde : on le saurait… dans trois mois, lorsque l’on aurait, je suppose, le résultat des analyses ! C’est-à-dire quand je serais mort.
3Ce fut Lucile qui me sauva la vie. Après avoir obtenu de M. Supiot, l’agent consulaire français, le nom d’un médecin de qualité, elle alla s’incruster dans sa salle d’attente jusqu’à ce que, à dix heures du soir, il revienne de Burgos où il donnait une conférence, et elle le traîna à la pension Europa. M. Velasco, c’était son nom, m’examina, écouta le récit de Lucile et déclara : « On ne va pas attendre le résultat des analyses. On le soigne pour une typhoïde. » C’était ce qu’il fallait faire. Je me rétablis à demi et pus rentrer en France où se déclara une rechute de sorte qu’il fallut attendre novembre pour partir en Espagne et commencer à Valladolid le travail de recherche.
« Il faut que ce soit aussi bien écrit que le roman »
4Comme Braudel ne pouvait diriger ma thèse, il m’avait recommandé à Ernest Labrousse. Je pris rendez-vous avec celui-ci, qui me reçut aimablement mais je vis bien que le sujet proposé par Braudel ne l’intéressait guère. D’ailleurs, il laissait entendre lui-même qu’il connaissait mal l’histoire de l’Espagne moderne.
5De fait, je ne revis Labrousse qu’une fois avant la soutenance ! En revanche, Braudel me recevait une fois par an, mais longuement. Il me posait des questions précises, faisait des suggestions toujours précieuses. Il avait par ailleurs des attentions inattendues que j’ai beaucoup appréciées. Une fois, il m’envoya la copie d’un manuscrit qu’il avait découvert au British Museum : il s’agissait d’un réseau qui opérait à Valladolid, autour d’un sosie du roi portugais Don Sebastian, tué au Maroc en 1578 lors de la bataille des Trois Rois, mais qui prétendait être le vrai Sébastien et préparait sa restauration. Je découvris aussi dans la réédition de La Méditerranée publiée en 1966 qu’il avait cité quelques éléments de ma thèse qui n’avait pas encore été soutenue. C’était encourageant.
6Cela dit, Braudel pouvait avoir la dent dure : ainsi, je garde en mémoire la franchise mais surtout la perspicacité dont il fit preuve dans la direction de ma thèse. Un mois après que je lui eus remis une première partie entièrement rédigée, il me donna rendez-vous et me rendit le manuscrit avec ces considérations en apparence décourageantes : « C’est à recommencer. Vous devez écrire ce que vous avez envie d’écrire, en toute liberté. Les coups de chapeau à X ou Y sont inutiles, à proscrire. » Et il termina sur ce conseil : « Il faut que ce soit aussi bien écrit que le roman. »
7Je restai coi. Braudel avait donc lu mon roman ! En effet, poursuivi par le démon de l’écriture, j’avais publié un second roman. Je l’avais écrit en deux mois, sur un coup de cœur, dans une halte de la recherche, pour changer de genre et de personnages, oublier un temps la Castille. Les conversations à propos de l’Indochine avec le margis-chef entraîneur de mon groupe pendant le stage de saut m’avaient beaucoup servi. Et le livre avait eu un certain succès. Kleber Haedens, un critique dont les avis comptaient, avait écrit : « Je crois qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre du roman policier. » Robert Escarpit, dans Le canard enchaîné, avait été élogieux et plusieurs producteurs de cinéma se disputaient chez Julliard pour acquérir les droits d’adaptation du roman. Et Braudel l’avait lu ! Je jugeai du coup son éreintage de mon premier jet de thèse parfaitement justifié : il fallait renoncer à tout académisme, écrire dans le plaisir, fût-ce une thèse. Loin d’être découragé, je retrouvai confiance, une fois digérée la sévérité du propos.
8Au cours de mes premières recherches de thèse aux Archives nationales de Simancas, j’avais découvert par hasard une liasse, nouée d’une faveur, qui contenait bon nombre de lettres adressées par les corregidores au roi pour lui rendre compte de l’évolution de l’épidémie de peste de 1599. J’en avais parlé à Braudel qui me dit aussitôt : « Voilà votre sujet de thèse complémentaire. » Ce fut du goût de Labrousse qui m’avoua que ce sujet l’intéressait davantage que celui de la thèse principale.
Bartolomé et les Picaros
9L’installation à Valladolid et les premiers mois de notre séjour dans cette ville furent riches en épisodes imprévus et parfois difficiles à vivre, quoique leur récit ait mis Braudel en joie. Il prétendait que nous étions parvenus en un temps record à la connaissance des réalités vivantes de l’Espagne picaresque car j’avais interprété avec un naturel parfait (et pour cause !) le rôle de la victime innocente grugée par un escroc d’apparence honnête qui semblait mener une vie normale et mentait en toute tranquillité. Désormais, estimait Braudel, les procédés des picaros me paraîtraient transparents. Il est vrai que l’affaire mérite le récit.
10Une fois acquise la quasi-certitude que nous passerions l’hiver 1955-1956 à Valladolid, nous nous étions résolus, Lucile et moi, à louer un appartement équipé d’un chauffage central car l’hiver est rude dans cette ville, située sur la Meseta nord, à 700 mètres d’altitude. Nous avions fini par trouver un appartement doté de l’installation désirée pour un prix assez élevé mais que nous pouvions supporter (1 300 pesetas par mois alors que ma bourse était de 5 500 pesetas mensuelles). Nous pensions avoir conclu un accord avec la propriétaire qui résidait sur place et devait se retirer chez sa mère. Quand nous sommes arrivés à Valladolid début novembre, avec un mois de retard en raison de la rechute de ma typhoïde, la « propriétaire », Maruja, nous a demandé comme une grâce de demeurer dans l’appartement, muy pequeña y muy solita. L’appartement était grand, elle pouvait garder une chambre sans que cela nous gêne et Lucile, qui souhaitait préparer une maîtrise afin de continuer ses études, a pensé que Maruja pourrait de temps à autre garder Claire (qui avait alors dix mois), ce qui lui permettrait d’aller en bibliothèque ou aux archives !
11Las ! Je résume. Maruja n’était jamais disponible ; ensuite l’une de ses filles, Esperanza (15 ans) est venue la voir… et elle est restée ! Quelque temps plus tard, voici qu’arrive le mari !
12Il reste pour la nuit (joyeuses et bruyantes retrouvailles !), mais la nuit se prolonge en semaine. Le mari, certes, n’était guère gênant. Il s’attardait au lit jusqu’à midi, envoyait Esperanza acheter le quotidien sportif, Marca, qu’il lisait tout du long, puis jouait avec Claire. Nous étions d’une grande patience.
13L’hiver s’était déclaré. Je cassai sur le balcon un mauvais charbon venu des Asturies et nous avions mis en service le central. Son rendement était irrégulier et souvent déficient le matin. Rien de surprenant à vrai dire car nous découvrîmes que Maruja utilisait l’appareil comme vide-ordures ! Les pelures de pommes de terre ne constituaient pas un carburant de premier ordre et le charbon des Asturies n’était pas le coupable principal.
14Le mari était là depuis un petit mois. Il sortait très rarement, à la nuit tombée. Un matin, il était encore de bonne heure, coup de sonnette. Comme personne ne semblait s’émouvoir, je suis allé ouvrir. Deux messieurs me demandèrent s’ils pouvaient voir monsieur Balmez (nom modifié). Je les conduisis à sa chambre et m’éclipsai : « Dans tous les pays, dis-je à Lucile, ces deux zèbres sont des policiers. » Vingt minutes plus tard, Balmez quittait la maison, encadré par les deux argousins. Le soir, Maruja interpréta la grande scène du désespoir. Qu’allait-elle faire avec cinq enfants et un mari en prison ? Mais pourquoi ? L’époux était voyageur de commerce et avait perdu son emploi trois mois auparavant : les affaires ne marchaient pas, il n’y avait pas assez d’argent, etc. Maruja avoua que son mari bénéficiait d’une voiture de fonction et qu’il l’avait conservée (momentanément) parce qu’il pensait avoir ainsi plus de chance de retrouver du travail ! C’était pour cela qu’il était poursuivi. Je n’osai lui dire qu’il avait peu de chance de trouver un travail… s’il le cherchait exclusivement dans les colonnes de Marca ! Une autre des filles de Maruja vint remplacer (arithmétiquement) le mari.
15Le dénouement était proche. Un soir de la fin janvier, au retour de Simancas où je me rendais avec le minibus des Archives, la concierge m’interpella : « Don Bartolomé ! (elle me nommait toujours ainsi) La policia va intervenir. — Qué es eso ? No entiendo de que se trata. » Bref, elle m’expliqua qu’à la demande du propriétaire, la police allait expulser Maruja, et nous avec. « Mais pourquoi ? Elle n’est pas responsable des erreurs de son mari ! » La concierge découvrit alors avec stupeur l’étendue de nos ignorances. Maruja était locataire et non propriétaire et nous n’étions que sous-locataires ! Or, elle encaissait le loyer que nous lui versions mais ne payait pas le sien ! Pour elle, ajouta la concierge, vous étiez le miracle. Mais elle n’a pas su en profiter, « con el tio que tiene, vaya marido ! ».
16Je crus que nous pourrions nous en tirer. J’allai voir le propriétaire pour lui proposer de devenir son locataire et de lui verser directement le loyer agrémenté d’un supplément de 100 pesetas. En vain. Il s’agissait d’un type répugnant, grossier, qui (je l’appris par la suite) s’était enrichi pendant la guerre grâce au marché noir et qui, à l’évidence, avait déjà disposé de l’appartement. Nous avions quinze jours pour déguerpir. Pour comble, mon portefeuille disparut. Maruja évoqua le passage de gitans dans l’immeuble. Mais j’annonçai mon intention de porter plainte auprès de la police et le portefeuille reparut miraculeusement.
Interminable hiver
17Comment trouver un appartement en plein hiver, avec une enfant d’un an ? Heureusement, si l’Espagne prolonge sa grande tradition de la picaresque, elle cultive toujours aussi le sentiment de l’honneur ! La mère de Maruja avait honte du comportement de sa fille à notre égard. Elle disposait de certaines relations dans la ville et, sans que nous n’en sachions rien, se mit en chasse. Huit jours plus tard, elle nous fit savoir que nous avions rendez-vous avec une veuve, accompagnée de deux grands enfants, qui vivait rue du Pérou, dans le centre-ville. Juanita, c’était son nom, avait besoin d’argent. Elle passait ses journées dans un magasin dont elle assurait la gérance mais les études de ses enfants allaient lui coûter cher : elle nous proposait une grande chambre, une petite pièce et le droit d’usage de la salle de bains et de la cuisine. C’était une version du fameux derecho a cocina qu’ont vécu bien des familles espagnoles. Le loyer était raisonnable, moins élevé que celui payé à Maruja. Jusqu’au mois de mai, date de notre départ à Madrid, nous nous en sommes accommodés sans que le moindre incident nous ait jamais opposés à Juanita et à ses deux enfants.
18Le transfert de nos affaires, rapidement réalisé à l’aide d’un charreton que nous avions loué pour l’occasion avec son propriétaire pour nous prêter main-forte, arrivait à point ! L’appartement de Juanita était bien chauffé. Or, il faisait de plus en plus froid. Février 1956 devait être en Europe occidentale le mois le plus glacial du siècle. Je rappelle que le Rhône gela entre Beaucaire et Tarascon ! À Valladolid, à la fin de la première semaine du mois, la colonne de mercure s’établit à moins seize degrés et, durant trois semaines, elle oscilla entre moins quinze et moins dix-sept.
19Les journaux nous apprenaient que la Péninsule entière était sous l’emprise de cette chape de glace : les oliviers de Catalogne et même ceux de Jaen étaient gelés, comme les orangers, mandariniers ou citronniers de Valence. La peseta était en chute libre d’autant que le ministre Arberua avait dû procéder à des importations massives de denrées alimentaires. L’administration avait mis l’embargo sur l’huile d’olive de façon à ce qu’elle soit entièrement disponible pour l’exportation et, de fait, l’huile vendue dans le commerce au cours des mois suivants était une mixture indéfinissable dont l’odeur lourde et désagréable s’était emparée de la ville. Nous apprenions que Franco n’avait pas accepté les propositions des hommes du Movimiento, qui déplaisaient fort aux cardinaux, par des rumeurs, dont on pouvait découvrir dans la presse, El Norte de Castilla surtout, quelques traces, en cherchant bien. Le coiffeur d’un ministre avait même conclu : « Si on avait accepté ce système nous aurions eu le même gouvernement que les Russes mais avec les curés en plus ! » Selon les gens bien informés, le Caudillo songeait à un renouvellement du personnel politique.
20Il est vrai que les gens vivaient des temps difficiles. Au début de l’an 1956, quelque dix-sept ans après la fin de la guerre civile, la population espagnole, à l’exception des catégories privilégiées, devait faire face à la pénurie. On manquait de produits devenus quelques années plus tard de « première nécessité ». J’ai déjà évoqué le cas de l’huile d’olive qui était une denrée essentielle en Espagne. Ce pays, devenu aujourd’hui fournisseur de jambons mondialement appréciés, était démuni de toute charcuterie de qualité, les produits laitiers manquaient, même le beurre des Asturies, le yaourt était inconnu, on ne trouvait pas le moindre produit de lessive. Il fallait recourir à une terre proche de la « terre de Salinelle » française ou à des éponges grossières qualifiées d’estropajes.
21Il m’arrivait pour diverses raisons d’aller faire les courses et de fréquenter ainsi quelques commerces. La plupart du temps j’étais le seul homme de sorte qu’il se trouvait presque toujours une femme bien intentionnée pour dire : « Dejar pasar al caballero porque tiene a su mujer enferma. » Lâchement je me laissais faire. J’appréciais ces sorties parce qu’elles étaient l’occasion de connaître l’actualité et de découvrir les sentiments ou les opinions des gens, quelle que fût leur réserve ou leur prudence.
22Valladolid, dans les années 1930, avait été le siège d’organisations de type fasciste telles que les Juntas ofensivas nacional-sindicalistas (JONS) d’Onesimo Redondo et Ledesma Ramos, qui, en 1934, avaient fusionné avec la Phalange de José Antonio Primo de Rivera. La droite extrême y était puissante. Mais la ville avait également possédé un groupe important du PSOE en raison de son importance comme centre ferroviaire car beaucoup de « cheminots » castillans adhéraient au Parti socialiste. Au début de la guerre, les conflits avaient été vifs, de sorte que je fus surpris de constater que l’empreinte laissée par l’idéologie et la propagande des vainqueurs de la guerre avait été considérable. Plusieurs fois, et à propos de questions sans portée politique, une femme, voire un homme (mais plus rarement), qui souhaitait situer son propos dans le temps, commençait ainsi sa phrase : « En el tiempo de nuestra cruzada. » (Je me souviens que plusieurs leaders « nationalistes » avaient, avec l’appui de l’Église, défini le Mouvement du 18 Juillet comme « une croisade contre le marxisme athée ».) Cela dit, il était rare que le propos évoqué ici ait une coloration politique. L’important était d’apporter une solution aux problèmes du quotidien.
23Car, dans une ville qui allait connaître quelques années plus tard un essor industriel remarquable lancé par les usines de la FASA (alias Renault), on pouvait sans effort découvrir la misère en liberté. Au nord de la ville, en bordure de l’une des routes nationales, s’étendait un bidonville immonde appelé, Dieu sait pourquoi, le barrio de España, le quartier d’Espagne ! Il descendait en pente douce vers un marécage et rassemblait trois ou quatre centaines de masures innommables faites de bidons, de matériaux de récupération de toutes sortes (poutres, planches, bâches, tôles, parois de verre) assemblés à coups de cordes et de ficelles, avec le secours de quelques clous. Ces constructions parvenaient à se garder de la pluie mais le sol, en terre battue, restait inégal et humide. Le mobilier était réduit à quelques tables, coffres et bancs et, pour toute literie, à de vieilles paillasses. Chaque masure servait d’abri très imparfait à une famille, complète ou non. J’ai parcouru tout ce barrio en quête d’une personne qui puisse venir nous aider quelques heures par jour et j’ai fini par trouver une brave femme chargée d’enfants qui trouvait ainsi le moyen de gagner quelques duros.
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Pérégrinations ibériques
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