Les années de formation
p. 1-14
Texte intégral
1Je ne me souviens plus très bien de ces journées de juin. J’avais onze ans. Était-ce le 17 ou le 18, le 20, le 25 ? Ou chacun des jours de cette semaine accablante ? Nous étions tous regroupés en demi-cercle autour du poste de radio dans cette salle ombreuse et fraîche qui servait de salon et de salle à manger à notre maison cévenole. Je sais seulement que, le premier soir, lorsque Pétain s’est tu, Bonne-Maman pleurait. Et nous ne disions rien. C’était l’histoire qui entrait dans nos vies par effraction.
Un autodidacte de onze ans
2Jusqu’à ces journées de juin 1940, je croyais que l’histoire se réfugiait dans les livres, elle accompagnait les grands voyages qui enchantaient mes journées. Ma grand-mère maternelle, Bonne-Maman, avait dans sa bibliothèque une bonne partie de la collection de Jules Verne, « Les Voyages extraordinaires », dans la très belle édition Hetzel et, chaque fois que nous allions chez elle, je m’emparais d’un livre, le feuilletais, m’extasiais jusqu’à ce qu’elle me dise : « S’il t’intéresse tant, emporte-le. Mais tu ne l’abîmes pas, fais attention, j’y tiens beaucoup. » C’est ainsi que je m’étais fabriqué une connaissance de l’histoire parfaitement erratique et pagailleuse, qui concernait aussi bien l’Amérique du Nord que l’Europe centrale mais avait d’évidentes complaisances pour le xixe siècle. Grâce à Nord contre Sud, je connaissais les principaux épisodes de la guerre de Sécession ; grâce à Mathias Sandorf, j’avais une certaine compréhension de la question des nationalités dans l’Empire austro-hongrois. J’avais découvert l’histoire tragique des expéditions polaires dans Le sphinx des glaces et l’histoire plus tragique encore de la traite africaine dans Un capitaine de quinze ans.
3En lisant La maison à vapeur, j’avais connu l’histoire de la révolte des Cipayes. Je pouvais surprendre des adultes cultivés en leur rappelant que l’Alaska avait été une colonie russe achetée par les États-Unis (ce que m’avait appris la lecture de César Cascabel) mais j’étais d’une ignorance crasse à propos des principales phases de la Révolution française. En même temps, les Voyages extraordinaires m’avaient donné un goût très vif de la géographie et lorsque je suis entré en sixième je ne savais pas très bien si je préférais l’histoire à la géographie ou si c’était l’inverse !
4Évidemment, je n’en étais pas resté à Jules Verne. Comme beaucoup de jeunes lecteurs, j’étais fasciné par les romans d’aventures de l’Ouest américain, ceux de Fenimore Cooper (je me souviens encore de son Bas de cuir) et plus encore par les aventures de Catamount, un ancien hors-la-loi devenu un justicier exemplaire. Ce n’était pas de la grande littérature mais elle m’apprenait, comme Jules Verne, la nomenclature géographique car je localisais sur les cartes les fleuves, les montagnes, les villes. J’avais évidemment lu le Tour du monde d’un gamin de Paris, de Louis Boussenard qui, soixante ans après sa parution, avait toujours en 1940 un gros succès parmi les garçons de mon âge : ils rêvaient d’être Friquet, le héros de Boussenard, et j’ai constaté avec surprise que ce livre était encore lu aujourd’hui. Grâce à ces lectures j’avais acquis une connaissance approximative des nations indiennes de l’Amérique du Nord, je savais où coulaient l’Orénoque, le São Francisco et le Zambèze, j’avais découvert l’emplacement d’Irkoutsk et du lac Baïkal. Mais j’ignorais l’existence des monts d’Arée, du Ballon de Guebwiller et du Plomb du Cantal.
5La guerre continuait. En 1940, nous étions restés jusqu’en décembre à Lasalle, le village cévenol où Bonne-Maman avait acheté en 1935 la grande maison où elle avait rêvé d’attirer de temps à autre ses enfants et petits-enfants. En octobre 1940, nous ne rentrâmes pas à Nîmes. L’école primaire de Lasalle nous accueillit, comme elle le fit pour d’autres enfants des villes en difficulté. Je rencontrai là le seul instituteur que j’ai détesté parce qu’il m’avait publiquement humilié en se moquant de mon savoir paradoxal et de mes ignorances fondamentales !
Vocation
6Pendant la guerre la maison de Lasalle, appelée Saint-Henri en hommage à mon grand-père, fut un refuge : l’été réunissait les cousins et cousines, les tantes et les oncles, trop âgés pour faire la guerre. Le soir, le poste de radio jouait le rôle de rassembleur : tous les adultes et les aînés des enfants écoutaient les nouvelles de Vichy qui, à l’épreuve du temps, devenaient suspectes. Bonne-Maman voulait faire confiance au Maréchal mais ses fils n’y croyaient plus guère. L’oncle Aimé, professeur de philosophie, qui avait animé un temps la cellule communiste d’Arles, d’abord accablé par l’avance allemande en Russie, reprenait espoir. Mon père, demeuré passionnément espagnol, n’osait guère intervenir dans ces affaires françaises mais risquait parfois un avis. L’oncle René, un sceptique, dénué de toute pensée politique, se complaisait aux jeux de mots. L’oncle Louis, saint-cyrien et naguère capitaine, qui avait quitté l’armée pour l’administration publique, ne faisait que de brefs séjours mais je l’écoutais avec passion car il m’impressionnait par son calme, son sens des nuances, sa patience à l’égard des débordements de chacun, sa vision planétaire des événements. En l’écoutant, on comprenait que les choses n’étaient jamais simples. Grâce à lui, on savait que le sort de la guerre était devenu très incertain parce que l’Allemagne n’avait pas gagné la bataille d’Angleterre et que tout dépendrait de l’attitude des États-Unis.
7Il ne vint pas lors de l’été 1942. Il était alors secrétaire général de la préfecture d’Alger, et nous avons appris un peu plus tard qu’il avait rejoint les Forces françaises libres, retrouvé ses galons de capitaine et qu’il participait, dans un régiment de tirailleurs, à la campagne de Tunisie commencée en novembre 1942.
8À l’automne 1942, mes parents se sont installés à Béziers où mon père venait d’obtenir un emploi et j’entrai en classe de quatrième au lycée Henri-IV. Cette année fut pour moi un bonheur : outre que, pour la première fois, je comprenais l’enseignement des mathématiques grâce à un professeur exceptionnel (comme me le confirma trente ans plus tard un collègue qui avait connu la même chance), nous avions un professeur d’histoire et de géographie qui suscitait l’enthousiasme. Il était vivant, drôle, j’avais l’impression qu’il mettait de l’ordre dans mes idées et dans mes connaissances de façon toute naturelle sans que j’aie à produire d’effort particulier. C’était un bel homme, bien proportionné, athlétique (nous avons su assez vite qu’il jouait au rugby, ce qui, à Béziers, avait à cette époque une certaine importance) et comme nous n’étions que des garçons (la mixité n’existait pas en ces temps préhistoriques), il risquait parfois une anecdote plaisante, voire grivoise mais dépourvue de toute grossièreté. Notre admiration augmenta encore quand un de nos camarades révéla qu’une superbe jeune femme brune venait l’attendre assez souvent à la sortie du lycée. J’ai appris plus tard que Louis Signoles avait mené à la fin de la guerre une action sociale remarquable dans le département de l’Aude où plusieurs établissements à caractère médico-social portent aujourd’hui son nom. Je reconnais que j’ai éprouvé une joie sincère en découvrant que notre classe ne s’était pas trompée : il s’agissait d’un homme de valeur.
9J’absorbai goulûment les deux programmes, celui d’histoire comme celui de géographie, et puisque j’obtenais de très bonnes notes je déclarai un beau jour à la maison que je voulais devenir professeur d’histoire et de géographie. Au point que ma mère n’hésita pas à aller voir Signoles pour lui demander si, à mon âge, une telle détermination avait un sens. Toujours est-il que je ne changeai plus d’avis malgré mon goût pour la littérature. Les successeurs de Signoles dont j’avais hérité d’une classe à l’autre ne le valaient pas mais ne manquaient pas de qualités, surtout celui de terminale du collège de Riom où j’achevai ma scolarité secondaire. À l’été 1946, à l’issue du baccalauréat, alors en deux parties, j’étais résolu à préparer une licence de géographie parce que je pensais (à tort) qu’elle serait plus favorable à des voyages lointains.
Bien sérieux à dix-sept ans !
10L’ennui est qu’il me fallait gagner ma vie tout en commençant des études supérieures à l’université de Montpellier. Mon père, privé d’emploi, était retourné pour quelque temps à Majorque (son île chérie) et ma mère, qui avait heureusement bénéficié de l’aide généreuse de ses frères, avait encore trois enfants à élever. Il n’était pas question que je reste à sa charge. Je sollicitai un poste de maître d’internat et j’en obtins un au collège de Pézenas.
11À cette époque, un maître d’internat devait quarante heures par semaine et chaque nuit ne comptait que pour deux heures de travail. Les six nuits passées au dortoir ne valaient donc que douze heures. Il fallait « faire » les promenades des jeudis ou des dimanches, voire les deux, nombre de réfectoires et d’études pour arriver à quarante heures. Et on n’avait droit qu’à vingt-quatre heures consécutives de liberté (en manœuvrant, on pouvait cependant parvenir à trente). Mais le salaire était correct. Comme le certificat de géographie générale, le premier qu’il convenait de préparer pour une licence de géographie, comportait des « travaux pratiques » auxquels il était indispensable d’assister, j’avais compris que, durant ma première année d’études, et malgré la proximité relative de Montpellier, je devrais me consacrer à ce seul certificat. D’autant que le principal du collège dans lequel je travaillais, coléreux et tracassier, ne paraissait guère disposé à me faciliter les choses. Il me trouvait d’ailleurs trop jeune : j’avais dix-sept ans et demi.
12Je conserve pourtant un bon souvenir de cette première année d’étudiant. Mes camarades d’études, garçons et filles, étaient solidaires, prêts à aider ceux qui, parmi les étudiants, ne pouvaient assister à tous les cours. Paul Marres, le professeur titulaire de la chaire de géographie générale, qui avait consacré sa thèse aux Grands Causses, n’était pas un puriste et ne possédait pas la magie du verbe mais il excellait dans les travaux pratiques, le commentaire des cartes d’état-major (on en consommait au moins cinq par séance !) et la confection des coupes géologiques dont il était un fervent. De plus, lorsque je réussis à participer à une des excursions d’après-midi qu’il organisait dans la campagne montpelliéraine, je constatai qu’il connaissait à merveille la végétation méditerranéenne et savait la faire découvrir aux étudiants. C’était aussi un homme bon qui portait comme une croix le deuil de son fils, héros de la Résistance, tombé en août 1944. J’appris plus tard que Paul Marres avait lui-même déployé une activité notable dans la Résistance.
13Ce fut donc une bonne année, couronnée en juin par l’obtention du certificat d’études supérieures de géographie générale.
14À une douzaine de kilomètres de Pézenas, le gros village viticole de Paulhan avait un important collège moderne et technique. Or, je rencontrai à la fac de Montpellier un agrégatif de géographie, François Doumenge, qui venait d’obtenir le CAEC, ancêtre du Capes actuel, et enseignait au collège de Paulhan (il devait devenir le spécialiste français de la géographie du Pacifique). Il m’avait très aimablement invité à venir le voir chez lui ou au collège si je rencontrais quelque difficulté avec les coupes géologiques ou les cartes d’état-major. Je n’avais évidemment pas de voiture mais je disposais d’un vélo et j’allai en effet le consulter à propos de je ne sais plus quelle cuesta et du synclinal perché de l’Hortus. À ma troisième ou quatrième visite, il m’apprit que le principal du collège de Paulhan, monsieur Mitault, souhaitait me parler et que cela en valait la peine.
15C’était vrai. À cette époque, dans beaucoup de collèges publics, le principal agissait comme un petit entrepreneur, tel un hôtelier, qui logeait et nourrissait des clients (en l’occurrence les élèves internes) pour un prix convenu, à charge pour lui de payer les fournisseurs et le personnel de service (cuisiniers, aides-cuisiniers, plongeurs, etc.). Monsieur Mitault m’expliqua qu’à Paulhan, les élèves (des garçons en majorité) venaient souvent d’assez loin pour suivre les enseignements techniques qui faisaient l’originalité de ce collège, de sorte que le nombre des internes était considérable. Or, il n’avait pas dans son personnel de maîtres d’internat : quelques élèves sérieux de classes terminales en faisaient fonction. Il venait d’obtenir du rectorat la promesse de la création d’un poste de maître d’internat pour la rentrée suivante et voulait lui faire jouer le rôle d’un surveillant général de l’internat afin de superviser les grands élèves qu’il conserverait pour gérer les dortoirs. Il avait appris par Doumenge que j’étais fiable et que je quitterais volontiers Pézenas. Si je demandais le poste, il se faisait fort de l’obtenir. Je bénéficierais de grandes facilités pour continuer ma licence à Montpellier.
16C’était une chance inespérée : en effet, je voulais préparer l’année suivante le CES indispensable de géographie régionale et le CES d’histoire du Moyen Âge qui figurait parmi les options possibles du quatrième certificat de la licence de géographie, le troisième obligatoire étant le CES d’histoire moderne et contemporaine. Si j’étais resté à Pézenas, j’aurais eu les plus grandes difficultés à mener mes études de front. J’acceptai donc avec enthousiasme et n’eus pas à le regretter. Mitault était un chef d’établissement d’une grande générosité, allant jusqu’à m’enjoindre d’abandonner pendant trois jours le collège pour participer à une excursion de géographie en Catalogne : il prendrait ma place à l’internat pendant mon absence !
17De la sorte, mon année 1947-1948 fut euphorique. Je pouvais suivre en totalité les travaux pratiques de géographie régionale. Quant au CES d’histoire médiévale, il était alors à Montpellier d’une grande facilité. Le titulaire de la chaire d’histoire du Moyen Âge, Augustin Fliche, concepteur et auteur parmi d’autres d’une monumentale Histoire de l’Église, était à la fin de sa carrière (il devait mourir en 1951) et témoignait d’une grande bienveillance envers les étudiants qu’il invitait chez lui deux ou trois fois par an pour des soirées très sages dont les attractions étaient des tableaux d’histoire médiévale muets interprétés par quelques étudiants ou étudiantes choisis au préalable. Le jeu consistait évidemment à identifier ces tableaux. Il y avait des classiques (Canossa, Frédéric II et ses danseuses sarrasines, etc.). Dans ces conditions, trois semaines de travail sérieux me suffirent pour obtenir la mention assez bien mais je traînai longtemps la honte d’avoir réussi ce CES sans avoir lu La société féodale de Marc Bloch !
Le hasard a pour moi de précieuses prévenances
18Dès lors, et pendant quatre ou cinq ans, les interventions du hasard se multiplièrent, toujours à mon avantage, même lorsque, d’apparence, il s’agissait d’une circonstance défavorable. Ainsi, j’aurais souhaité rester un an de plus à Paulhan. Mais Alphonse Dupront, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine à Montpellier, exigeait deux années de présence à ses cours avant d’autoriser la présentation à l’examen ! Cette loi non écrite, mais en vigueur alors à Montpellier, aurait retardé d’une année au moins l’achèvement de ma licence. J’expliquai mon dilemme à Mitault : je pouvais, en demandant un poste de MI à Carcassonne, préparer et obtenir le CES de moderne et contemporaine à Toulouse où Jacques Godechot s’en tenait à l’organisation normale de la licence. Mitault me donna le feu vert pour Carcassonne. Du coup, à Toulouse, je profitai de mon temps libre pour suivre les cours du CES d’histoire ancienne, ce qui me permit d’obtenir d’un coup à la fin de l’année universitaire les deux licences, géographie et histoire.
19L’enseignement de Jacques Godechot avait dissipé une partie de mes ignorances à propos de la Révolution française. Et j’avais noué de bonnes relations avec Michel Labrousse, professeur d’histoire romaine qui, deux ans plus tard, me rendit un grand service.
20Retour l’année suivante à Montpellier où, avec trois ans d’ancienneté et une double licence, j’obtins sans difficulté un poste de MI au Petit Lycée, voué aux préparations aux grandes écoles. Une sinécure ! J’avais décidé de préparer le Capes d’histoire et géographie. Car, en dépit de ses avantages incontestables, le « pionicat » n’avait rien pour susciter une vocation durable. J’avais l’impression de demeurer en marge de la vraie vie.
21De surcroît, l’économie du concours, que je découvris avec une surprise ravie, m’apparut comme une chance inespérée. En effet, le Capes comprenait trois épreuves écrites et orales : histoire, géographie et français. À l’écrit comme à l’oral, le français avait un coefficient 3, tandis que l’histoire et la géographie comptaient pour 2. Qui plus est, il n’y avait pas de programme en français alors que l’histoire et la géographie comportaient des questions communes avec le programme d’agrégation. Cette disposition n’était pas illogique car les jeunes profs d’histoire et géographie étaient souvent appelés à faire des cours de français en sixième, cinquième ou quatrième dans les petits collèges dont le nombre d’enseignants était réduit. Ce fut d’ailleurs mon sort un peu plus tard à Cadillac, près de Bordeaux.
22Mes notes d’histoire et de géographie à l’écrit du concours étaient convenables et j’aurais été admissible sans ma bonne note de français. Mais à l’oral, mon 17/40 en géographie et surtout mon 13/40 en histoire (pour une leçon sur Florence au xve siècle, la honte demeure !) auraient été rédhibitoires. Un 36/60 en français me sauva.
23Les épreuves orales du concours se déroulèrent à Paris. Avec d’autres candidats, j’eus la curiosité d’aller assister aux épreuves orales de l’agrégation de géographie qui se déroulaient en même temps, puisque j’envisageais toujours de préparer ce concours. Je fus consterné par les deux oraux auxquels j’assistai. Ce fut d’abord le comportement d’un membre illustre du jury, Pierre George, qui me choqua. J’étais curieux de voir en chair et en os ce professeur dont nous avions moqué les thèses pendant l’année car, fervent communiste, il présentait toujours comme acquises les prévisions de croissance des pays communistes tandis que la production des pays capitalistes paraissait condamnée à la stagnation. Or, durant cet oral, Pierre George se désintéressa totalement du candidat lorsque le sujet qu’il traitait était étranger à sa spécialité et il rédigea ostensiblement son courrier. Le pire, cependant, fut le spectacle de la souffrance évidente d’un candidat qui avait hérité d’un sujet bizarre, à notre humble avis, « Le petit bétail ». Le malheureux passa beaucoup de temps à s’interroger sur les composantes de ce petit bétail. Fallait-il considérer le cas des volailles, voire celui des huîtres et des abeilles ? Or, ce candidat (dont j’appris par la suite qu’il avait obtenu 1 à cette leçon) avait été admis en bon rang au Capes. Il n’était donc pas si mauvais !
24Fâcheusement impressionné par le malheur de ce géographe en herbe, je décidai d’assister aussi à un oral de l’agrégation d’histoire dont le jury, qui venait d’être renouvelé, était présidé désormais par Fernand Braudel. Or, ce jury fit preuve d’attentions à l’égard des candidats, les sujets traités nous parurent conformes à ce qui pouvait être attendu et les questions posées lors de la discussion qui suivit l’exposé du candidat, tout à fait pertinentes. À la sortie de la séance, j’étais presque résolu à renoncer à l’agrégation de géographie et à préparer celle d’histoire. La lecture, pendant les vacances, de l’admirable Méditerranée de Braudel, acheva ma conversion.
25Lors du grand marchandage qui suivit la proclamation des résultats, l’inspecteur général Troux, qui voulait m’expédier en Algérie et à qui je déclarai que c’eût été avec plaisir si je n’avais pas eu l’intention de préparer l’agrégation, me rétorqua méchamment que les notes obtenues à l’oral autorisaient les doutes les plus sérieux à l’égard de mes capacités. Je lui fis observer respectueusement que je n’avais que vingt et un ans et pourrais peut-être faire quelques progrès.
26Il n’y avait qu’une difficulté : c’était la nature du DES (actuel master) qui décidait de celle du concours. Or, tout en préparant le Capes, j’avais presque achevé la rédaction d’un mémoire de géographie consacré à une vallée cévenole. Il me fallait absolument trouver un sujet de mémoire d’histoire que je puisse préparer et rédiger pendant ma première année d’enseignement. Michel Labrousse eut la gentillesse de me proposer un thème qui induisait certes des lectures mais n’impliquait pas obligatoirement de recherches très longues, Sidoine Apollinaire et les Wisigoths ! À Cadillac, près de Bordeaux, puis au lycée d’Agen où je fus finalement nommé après quelques épisodes inattendus, je parvins à rédiger un texte qui obtint la mention « passable » — presque une honte dans le cas de ce diplôme !
27Je pourrais me présenter à l’agrégation d’histoire dès 1952.
28Lorsque, à la rentrée d’octobre 1951, j’arrivai la bouche en cœur au lycée d’Agen, j’appris avec stupéfaction que mon remplaçant était nommé et déjà dans la place. Le proviseur, un fort brave homme, paraissait aussi surpris que moi car il avait demandé mon maintien.
29Le proviseur fut sidéré quand il apprit que je n’avais reçu aucune nomination. En ma présence il téléphona au ministère de l’Éducation nationale. « Ce jeune professeur a droit à un poste », serinait-il à ses interlocuteurs successifs. Le dialogue, parfois vif, dura une vingtaine de minutes. Finalement, le proviseur m’interpella : « Le collège moderne et technique de Rodez, cela vous convient ? » J’acquiesçai, certes furieux d’avoir été ainsi oublié, mais rassuré tout de même, d’autant que la nomination à Rodez me permettrait de suivre les cours de préparation à l’agreg d’un bon niveau, donnés à Toulouse par des professeurs que j’avais connus lors de ma dernière année de licence.
30Cependant, alors que l’année de Rodez avait commencé de façon favorable, je crus que la chance m’abandonnait. En janvier, un de mes collègues qui enseignait l’histoire et la géographie en classe terminale tomba gravement malade. On ne pouvait abandonner les terminales à leur sort, ils avaient une épreuve à fort coefficient à l’oral du bac. J’étais le suppléant désigné mais cela m’obligerait à dispenser vingt-quatre heures de cours par semaine trois mois durant. Il me fallait absolument faire des choix. Le premier fut relativement facile : je jouais au foot le dimanche dans un petit club des environs de Toulouse. Je jouais mal, étais totalement dépourvu de technique mais j’étais doté d’un souffle inépuisable et courais beaucoup. On se passerait aisément de moi. J’annonçai ma défection.
31Les autres choix furent plus difficiles : il me fallait obligatoirement faire l’impasse sur deux des questions du programme. Un risque évident mais inévitable.
32Le sujet qui nous fut proposé pour la question de géographie était « Les ports français de Dunkerque à Bayonne ». Pas très excitant ! Cependant, je me souvins opportunément de ce que, trois ans auparavant, Paul Marres nous avait fait étudier toutes les cartes d’état-major de France au 1/200e, de sorte que je connaissais le site et la situation de tous ces ports et quelques détails des économies régionales. Je bricolai un plan qui me parut passable, et vogue la galère ! J’ignorais alors — comme je le vérifiai plus tard lorsque je fus membre du jury de l’agrégation d’histoire — que la plupart des candidats, historiens acquis à leur discipline, étaient à peu près nuls en géographie. Le résultat me laissa incrédule : j’obtins la meilleure note du concours : 15,5/20 ! Ce qui, avec trois bonnes notes en histoire (mais sans plus), me garantissait une admissibilité en très bon rang.
33Ce fut à l’oral du concours que le hasard me permit de briller. Fernand Braudel avait fait admettre à ses collègues, parmi les documents à commenter, épreuve redoutée de l’oral décisif, les cartes d’état-major au 1/50e. Or, le sort m’attribua l’une de ces cartes, celle du marais poitevin. Je dédiai in petto une action de grâces à Paul Marres qui, bien entendu, nous avait fait étudier cette carte caractéristique et très riche. Comme, de surcroît, la nouveauté de cette épreuve inclinait le jury, et notamment ses géographes, à l’indulgence, j’eus droit à une note d’exception : 14/15.
34Je fus classé troisième à l’issue du concours, place qui devait beaucoup à la chance mais fit grand plaisir à mes maîtres toulousains et me valut l’attention de Fernand Braudel. Lors du rituel de la « confession » — cet entretien personnel avec le jury qui suit la proclamation des résultats —, il m’incita à penser à la préparation d’une thèse. Un peu plus tard, accompagné de ma jeune femme, Lucile, rencontrée à Toulouse pendant la préparation de l’agrégation (quelle belle année décidément !), je me rendis à Aniane, dans l’Hérault, pour remercier Paul Marres de la part immense qu’il avait prise dans mon succès.
Pour en finir avec le rôle de la chance dans ma carrière historique
35Je propose d’effectuer un bond d’un quart de siècle pour montrer comment une chance tout à fait improbable peut être à l’origine d’un succès d’édition parfaitement inattendu.
36J’étais alors professeur d’histoire moderne à l’université de Toulouse-Le Mirail. Une étudiante vint me voir et me demanda si j’accepterais de lui proposer comme sujet de maîtrise un thème italien dont les sources seraient rédigées en espagnol. Demande inhabituelle, mais pourquoi pas ! Après un instant de réflexion, je lui proposai des sources siciliennes, soit des documents de l’Inquisition de Palerme rédigés en castillan. Elle accepta. Je profitai alors d’un des nombreux voyages que j’effectuai à Madrid pour me rendre à l’Archivo Histórico Nacional, sección Inquisición où je demandai et obtins l’un des registres de l’Inquisition de Palerme. Je sélectionnai une série de « relations de causes » (résumés de procès) d’une dizaine d’années, qui me parurent lisibles et dont l’ensemble pouvait constituer le document de base d’une maîtrise.
37De retour à Toulouse, je remis le document à l’étudiante, Laurence Ducellier, fille d’un collègue, excellent médiévaliste, en lui demandant de m’appeler quelques jours plus tard pour me faire part de son impression. Ce qu’elle fit mais pour me dire sa surprise que je partageai aussitôt : parmi les accusés, me dit-elle, se trouvaient bien plusieurs Italiens, quelques Siciliens même, mais il s’agissait en grande majorité d’étrangers : des Grecs, des Serbo-Croates, des Hongrois, des Polonais, des Allemands. On trouvait même un contingent de Russes. Et tous étaient renégats : pris par les Turcs, ils se sont faits musulmans ! Mais cela lui plaisait, elle voulait continuer. Je lui demandai de me rapporter le document que j’examinai avec elle. Laurence avait raison : on y trouvait mentionnés les noms de gens d’origines très diverses et qui, après leur capture par l’armée turque, avaient adhéré à l’islam pour en finir avec la chiourme ou quelque autre esclavage. Je flairai un gibier. À la faveur d’un autre voyage à Madrid et d’une escale à l’Archivo Histórico Nacional, je fis l’inventaire des « relations de causes » de Palerme aux xvie et xviie siècles : les renégats d’origines très diverses représentaient au moins les deux tiers des accusés. Mais le cas de l’Inquisition de Sicile était-il unique ? Quid de la Sardaigne, des Baléares, des tribunaux des régions maritimes (Barcelone, Murcie, Séville, Galice), des tribunaux portugais, de ceux de Venise, de Malte, du tribunal des Canaries ? L’enquête que j’effectuai au cours des mois suivants ne laissait aucune place au doute : il existait un corpus documentaire extraordinaire. Mais comment tous les historiens de l’Inquisition (et il y en avait d’excellents !) avaient-ils pu ignorer un sujet aussi prometteur, aussi extraordinaire ?
38La réponse était dans les inventaires d’archives. Erreur majeure, presque toujours, les renégats avaient été définis et catalogués par des archivistes pressés comme morisques — le contraire de ce qu’ils étaient. Mieux encore : j’avais découvert qu’avaient été conservés quelques procès complets. Au total, un admirable chantier d’histoire qui pourrait permettre, au terme évidemment de quelques milliers d’heures de travail, de mettre au jour une collection de destins individuels hors du commun et d’aventures collectives insoupçonnées, qui concernait toute l’Europe moderne, des îles Britanniques et de la Scandinavie à la Grèce et à la Turquie !
39L’aventure valait la peine. Lucile, qui avait pris deux ans auparavant une retraite anticipée pour m’accompagner au Brésil, où j’avais effectué un séjour de coopération à l’université Federal Fluminense de Niteroi, était d’accord pour participer à l’entreprise qui dépassait les forces d’un seul chercheur. Comme plusieurs voyages étaient nécessaires car je devrais consulter les archives de Madrid, Lisbonne, Venise, Malte, peut-être Naples, j’avais besoin d’un contrat. Je préparai un projet que j’adressai à trois éditeurs. J’eus deux réponses dilatoires mais en 1985, le directeur de Perrin, François-Xavier de Vivie, qui perçut aussitôt la nouveauté et l’originalité du sujet, répondit en m’envoyant un contrat.
40Né du hasard, Les chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats, xvie-xviie siècle, qui fut publié en 1989, obtint un vif succès en France — où il bénéficia d’une presse exceptionnelle —, en Italie, en Espagne, et même dans le monde anglo-saxon. Trente ans plus tard, en France, où il a été réédité plusieurs fois, il est toujours en librairie.
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Pérégrinations ibériques
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