Des experts à la rescousse du « bien commun » ?
Le rôle des courtiers et des gens de métiers dans la filière du grain à Venise (xive-xve siècle)
p. 331-341
Texte intégral
1En 1441, le marchand vénitien Marco Rizio engage un procès auprès des Juges de Petizion, compétents en matière commerciale, contre le capitaine de nef Pietro di Paolo, qu’il accuse d’avoir chargé en Sicile du blé tristo e guasto appartenant à un autre négociant, contre l’avis de l’écrivain de bord, alerté par les mesureurs. Le grain, conservé trop longtemps dans des fosses, a en effet contaminé le reste de la cargaison. Lorsque la nef est arrivée à Valence, le contrat passé par le commis de Marco avec les jurats de la cité catalane n’a pu être honoré : ces derniers, nous est-il dit laconiquement, ont refusé la livraison après expertise du grain. Le blé avarié est finalement vendu à des particuliers à 60 % de la valeur escomptée et Marco demande dédommagement pour la perte encourue. Le témoignage de l’écrivain de bord et les déclarations des mesureurs lui permettent d’obtenir gain de cause devant le tribunal et de récupérer une partie du manque à gagner1.
2Cet exemple, outre le fait d’illustrer les rapports commerciaux entre Venise et Valence, montre l’importance que pouvait revêtir le rôle d’individus porteurs d’un savoir spécifique en matière de commerce ou de courtage de céréales, dans le cadre de procédures d’expertise judiciaire et d’arbitrages, lorsqu’il s’agissait, par exemple, d’estimer un préjudice, d’en déterminer la cause et/ou d’en attribuer la responsabilité. Il révèle aussi la difficulté à appréhender ces « experts » qui n’apparaissent bien souvent que de manière très fugitive dans les sources vénitiennes, sans que la procédure de l’expertise ne soit davantage précisée2. Le champ judiciaire n’est cependant pas le seul domaine – loin s’en faut – où le besoin d’expertise dans le domaine des grains et des farines se manifeste : la commune vénitienne, principal acheteur du blé des marchands, fait ainsi de l’expertise une étape habituelle et obligatoire dans les procédures des marchés publics. Plus largement, l’avis de periti est sollicité à plusieurs moments de la commercialisation et de la transformation des céréales : il s’agit, bien sûr, de déterminer la valeur marchande de ces dernières – nécessaire à l’établissement du « juste prix » entre les parties tout comme à la fixation du prélèvement fiscal assis sur cette valeur estimée – mais aussi de déterminer d’autres paramètres connexes, comme le rendement en farine.
3Cette contribution se propose de cerner à quels niveaux, selon quelles modalités et en vertu de quelles compétences des individus exercent une forme d’« expertise » dans la filière céréalière et répondent de la sorte à un besoin de la communauté. L’attention se portera notamment sur l’identité de ces hommes et sur leur rapport au cadre des métiers, dans les limites imposées par l’état de la documentation vénitienne3. Pour ce faire, seront examinés successivement trois « moments » de la chaîne opératoire : la procédure de l’estime, le courtage en gros et au détail des grains et, enfin, l’établissement du barème permettant le calcul du poids du pain, le calmiere, qui est censé garantir les équilibres du « bien commun »4.
4Dans une ville comme Venise, qui a largement bâti sa prospérité sur le commerce de redistribution des produits alimentaires, la naissance des administrations annonaires procède davantage – dans un premier temps du moins – de la volonté de contrôler et surtout de taxer des trafics hautement rémunérateurs que de la nécessité de remédier à des dysfonctionnements en matière d’approvisionnement. De fait, les divers offices spécialisés qui se mettent en place, pour chaque famille de denrées, entre la fin du xiie siècle et la seconde moitié du xiiie siècle, s’affirment d’abord comme des administrations fiscales5. L’énorme masse monétaire engagée par le commerce vénitien et génois dès cette époque entraîne, en effet, un développement du système des gabelles (dazi) beaucoup plus précoce dans ces deux cités maritimes que dans la plupart des villes italiennes6.Et lorsque, à la faveur de la « crise des années 1300 », la mission annonaire consistant à assurer à la population un ravitaillement abondant, constant et à un prix socialement acceptable passe au premier plan pour ces administrations, elle ne fait que renforcer leurs attributions fiscales qui paraissent plus encore fondamentales, puisqu’il faut désormais à la commune prendre en charge et financer une part croissante des approvisionnements7. Or, ces dazi, qu’ils soient calculés de manière générique (ad valorem) ou, plus tard, de manière spécifique pour chaque type de denrée (ad pondus), nécessitent pour leur calcul une mesure de la valeur du produit imposé ou du moins son identification (provenance, qualité… )8. Certes, les gabelles pesant sur le blé – celui qui n’est pas destiné à la réexportation – s’avèrent en proportion relativement faibles par rapport aux taxes qui grèvent l’importation et la consommation de viande, d’huile et surtout de vin. Mais il n’en reste pas moins que la nécessité d’établir l’assiette des gabelles est, pour les grains comme pour les autres produits alimentaires, l’une des principales motivations de la procédure de l’« estime », l’autre étant d’orienter les denrées vers tel ou tel sous-circuit de commercialisation ou de stockage9.
5Or, ce qui nous intéresse ici, est que l’estime fait intervenir l’une des expertises les plus importantes et systématiques en matière de mesure de la valeur des grains : dès leur arrivée au port vénitien, en effet, qu’elles proviennent de terre ou de mer, les céréales doivent être soumises à cette procédure qui détermine leur qualité, vérifie leur provenance et établit le montant de la gabelle à acquitter. S’il s’agit de grains et de farines de particuliers, l’opération s’effectue à Rialto, au marché central, sur le quai du fondaco des blés. Les navires chargés de céréales destinées à la commune accostent en revanche devant les greniers publics, à San Biagio puis à Terranova, à proximité de la place Saint-Marc et du siège des Provéditeurs aux blés. À partir du xve siècle, la réorganisation et la spécialisation des zones portuaires concentrent les activités en un seul lieu, sur la rive de Terranova, qui réunit désormais les opérations de transbordement des grains importés, avant leur stockage dans les magasins publics ou leur transfert pour vente à l’entrepôt des blés et des farines, le fondaco10.
6L’opération requiert un savoir pratique à plusieurs niveaux pour pouvoir estimer la valeur des cargaisons. Des compétences en matière de poids et de mesures sont tout d’abord mobilisées : il faut, en effet, calculer le rapport entre le poids et le volume des blés afin de déterminer la tare (tara) « corrective » qui doit leur être appliquée, compte tenu de la dilatation due à l’humidité. L’enjeu est de taille et il ne concerne pas seulement la mesure de la valeur marchande : au-delà de 8 %, le grain est refusé car l’humidité excessive accumulée lors du voyage en mer préjugerait mal de sa conservation et risquerait de contaminer les stocks. Les estimateurs doivent, de plus, être capables de déterminer la proportion d’impuretés mêlées au grain – du sable le plus souvent en cas de transport maritime : au-delà d’un certain seuil, ils sont tenus d’imposer au marchand le tamisage de son blé, à ses frais bien entendu11. Enfin, il leur faut pouvoir reconnaître la provenance des grains importés. En effet, celle-ci contribue non seulement à déterminer la valeur du blé mais, dans une ville qui reçoit et assure la redistribution de grains venus de toute l’Italie, de l’Adriatique et des pourtours du bassin méditerranéen, elle détermine aussi leur usage et, en conséquence, le circuit sur lequel ils seront mis en vente. Par exemple, seuls les meilleurs froments, ceux du Padouan, du Trévisan, de Mestre et du Frioul sont dirigés sur le marché où s’approvisionnent les boulangers, qui assurent environ 20 % des besoins céréaliers de la population et détiennent l’exclusivité des fournitures aux taverniers et aux hôteliers. Le blé d’autres provenances – la règlementation du fondaco des farines et des grains distingue quatre grands groupes qui correspondent à quatre qualités supposées – est vendu aux particuliers sous forme de farine ou sert, pour le gran grosso, à fabriquer le biscuit destiné à la flotte12.
7Les enjeux de la procédure sont tels que les estimateurs doivent naturellement affronter la pression voire la violence des marchands mécontents : ce sont eux, en effet, qui déclarent en dernier ressort une cargaison recevable (mercadante) ou non, surtout dans le cas des livraisons à la commune. En vertu de la mesure qu’ils auront faite de la valeur des grains, ils peuvent imposer un rabais par rapport au prix garanti par les pouvoirs publics lors de la souscription du contrat d’importation13. Ce sont eux aussi qui, en déterminant la valeur marchande des céréales, établissent de fait le montant de la gabelle. Ce sont eux enfin qui, en fonction de l’état des grains, suggèrent aux magistrats de les stocker ou plutôt de les moudre, afin d’en vendre la farine au fondaco, avant qu’ils ne se gâtent. Pour s’assurer que du bon grain ne recouvre pas des grains avariés, ils prélèvent trois échantillons qui sont remis aux Provéditeurs aux blés et conservés sous clé : le premier prélèvement est effectué au début de l’opération sur le dessus de la cargaison, le second après déchargement de la moitié, le troisième au fond du navire, ce qui n’est pas sans susciter d’innombrables conflits14.
8Il convient donc que les estimateurs soient unanimement reconnus pour leur compétence mais aussi qu’ils apparaissent, le plus possible, comme impartiaux et étrangers à tout conflit d’intérêts. Ces raisons expliquent sans doute pour partie le fait qu’il n’y ait pas d’estimateurs « permanents », de profession, mais que les autorités recourent plutôt à des gens de métier, disposant des connaissances et du savoir-faire nécessaires et qui sont, de la sorte, placés en situation temporaire d’expertise. Le renouvellement fréquent des « experts » rend, certes, les ententes plus difficiles avec les marchands, mais le choix de recourir aux services d’individus exerçant une profession principale plutôt que de salarier un corps d’experts « attitrés » procède aussi de raisons financières, comme nous le verrons plus avant.
9Ce sont en fait les magistrats de l’annone qui désignent les estimateurs parmi les courtiers du fondaco des farines et parmi les boulangers (pistori), à raison de cinq individus censés être « les meilleurs » pour chacun de ces deux groupes professionnels dont il sera question plus loin. Après avoir prêté serment, les fontegheri et les boulangers choisis examinent la cargaison à tour de rôle. Durant cette phase, il leur est interdit de communiquer entre eux. Ensuite, ils procèdent, toujours séparément, à un vote. La majorité dégagée par les deux collèges fait autorité et les magistrats sont tenus d’adopter la « sentence » (sententia) prononcée par ces experts, qui n’est donc pas simplement consultative mais à force de contrainte15.
10La question de la rémunération de ces « sachants » entretient d’étroits rapports avec celle de leur indépendance et de leur intégrité. Elle renvoie aussi à la représentation que se font les autorités de leur tâche, par rapport aux catégories ordinaires du travail, entre ars et scientia16. Au début du xve siècle, le montant de la somme payée aux experts est proportionnel au volume de grains estimé : il s’établit alors à un sou par centaine de setiers. La faiblesse de la rémunération entraîne cependant de fréquents refus d’exercer la charge, car les artisans et les courtiers estiment « qu’elle est cause d’une grande peine et d’un éloignement de leurs boutiques, sans [qu’]aucun revenu » ne la compense. Ils obtiennent ainsi, à partir de 1423, un salaire mensuel de 5 livres, en sus de l’indemnité qui leur était jusque-là reconnue17. Trois ans plus tard, celle-ci est portée, pour les froments achetés par la commune, à deux sous par centaine de setiers, l’un étant payé par le marchand, l’autre par la commune18. La mesure ne suffit manifestement pas puisqu’en 1478, le Collège du blé déplore que le manque de formation et de compétence des estimateurs entraîne de nombreuses fraudes et conflits d’intérêts, ainsi qu’un manque à gagner pour la gabelle19 : aux deux collèges de boulangers et de courtiers du fondaco, réduits chacun à quatre individus, s’adjoindra désormais un troisième collège de quatre experts – marchands ou autres – à la discrétion des Provéditeurs aux blés. Trois estimateurs – un par collège – sont tirés au sort pour chaque opération, de manière à empêcher un renouvellement à l’identique des équipes. En cas de désaccord, malgré leur nombre impair, sur la valeur des grains ou des farines, c’est l’avis du plus âgé des experts qui l’emporte20. La reconduction des stimadori, tous les deux ans, se fera ou pas, « comme ils le méritent par leur comportement21 ». La réalité est beaucoup plus chaotique : ainsi, les marchands se lamentent, en 1486, que sur les trois estimateurs qui devraient en théorie officier au fondaco des farines, c’est à peine si l’on en trouve un seul, qui d’ailleurs abuse de sa position pour son profit personnel, de telle sorte qu’il faut à nouveau réformer la procédure22.
11Les questions de la compétence, de l’indépendance et de l’impartialité se trouvent sans surprise au centre de l’expertise : ils déterminent, à la fin du Moyen Âge, un recours croissant à des individus non issus des groupes professionnels traditionnellement mobilisés en vertu de leur savoir-faire supposé, mais aussi des obligations de service coutumières, dérivées des anciennes munera23. Leur rémunération évolue, elle aussi : simple indemnité au départ, elle revêt ensuite la forme d’un salaire fixe avec intéressement.
12Si l’estime est sans doute la procédure la plus originale et celle qui relève de manière la plus évidente d’une expertise, elle ne doit cependant pas occulter les autres étapes de la commercialisation des grains. Trois grandes catégories d’intermédiaires – aux contours plus ou moins bien définis – interviennent sur les marchés du grain au cours de phases particulières de la filière : ils facilitent, en vertu de leur savoir pratique et parfois aussi de leur réputation, la conclusion des transactions entre le vendeur et l’acheteur, en vérifiant et en garantissant tant la qualité que la provenance des grains, mais aussi en contribuant à la fixation du prix de vente. Il paraît donc légitime de considérer qu’ils exercent une forme d’expertise qui concourt à mesurer la « valeur des choses » : la première catégorie, celle des « mandataires aux céréales » opère – le plus souvent de manière ponctuelle – sur les places extérieures dans le but de négocier l’achat de blés pour le compte de la Seigneurie. Les deux autres, courtiers proprement dits (sensali di frumento) et fontegheri ou biavaroli, assurent l’intermédiation obligatoire, respectivement pour les transactions de gros et pour celles de détail, réalisées à Venise même.
13À partir du début du xiiie siècle, les « mandataires aux céréales » sont choisis par les conseils urbains et les magistratures en charge de l’annone. Les contours de ce groupe s’avèrent flous puisque des individus d’origine et de statut fort différents s’y insèrent. Les critères pris en compte par les conseils pour leur désignation ressortissent essentiellement de la compétence (une « personne apte et intelligente24 » ou encore « apte et fiable25 » disent les textes) mais aussi de la renommée : l’expérience marchande, les réseaux personnels et professionnels qu’ils nouent dans un espace géographique donné, la maîtrise de l’information ou encore la fama de ces individus auprès des banques et des autorités locales – dispensatrices des traites nécessaires à l’exportation – constituent autant de qualités nécessaires. L’accent est d’ailleurs mis de manière croissante, au cours des derniers siècles du Moyen Âge, sur ces compétences : alors que les notaires ou les patriciens de l’Office du blé, les officiers en poste dans le Stato da Mar et les représentants vénitiens à l’étranger (bailes ou consuls) dominaient au départ, les recrutements du xve siècle témoignent d’une technicité accrue, privilégiant des agents marchands « professionnels » qui agissent en qualité d’experts, mais aussi bien plus discrètement que les envoyés officiels26. Bien que le statut précis de ces individus reste difficile à identifier, il paraît évident qu’ils exercent une activité commerciale principale pour leur propre compte. Et c’est précisément cette activité, l’expérience et les contacts qu’ils ont accumulés grâce à elle, qui justifient leur mobilisation pour les achats publics27.
14Le marchand Domenico Grimaldi, par exemple, fournit ses services pendant près de dix ans au Conseil des Dix : il réalise de nombreuses transactions en Romagne lors de la grave crise d’approvisionnement des années 1450 et met à profit ses liens avec les filiales des banques florentines Rucellai et Strozzi qui assurent ainsi la fourniture des espèces nécessaires aux règlements. Ces mandataires touchent une commission sur les achats qu’ils réalisent, à l’exclusion de toute autre prise en charge : dans les années 1460, elle est de l’ordre de 2 % du prix d’achat du grain28.
15À Venise même en revanche, l’exercice du courtage s’avère bien plus strictement délimité. Les enjeux, fiscaux et « moraux », sont plus contraignants. L’interdiction, générale dans la plupart des villes italiennes, de revendre le grain importé dans un périmètre très large impose une stricte règlementation du courtage et la limitation de son exercice à des lieux bien définis.
16Ces « sachants », intermédiaires obligés des transactions, constituent de fait un corps au statut ambigu. Les courtiers proprement dits (sensali di frumento) forment un groupe aux contours mouvants : un privilège, accordé par les magistratures annonaires, permet d’exercer la senseria aux seuls citoyens vénitiens et aux étrangers résidant dans la ville depuis dix années au moins. Leur champ d’action est cependant restreint aux grains destinés à la réexportation29 ainsi qu’à ceux acquis par les boulangers qui, d’ailleurs, s’en plaignent régulièrement30. Ils doivent en théorie être inscrits à l’Office du blé, attendre l’estime des grains et la répartition entre céréales de dentro e de fora (celles destinées au marché intérieur et celles autorisées pour la réexportation) avant d’offrir leurs services aux marchands, ou encore déclarer sous trois jours toute transaction. La réalité est bien autre : les textes réitèrent l’interdiction faite aux courtiers d’assaillir les bureaux de l’Office du blé et les marchands qui viennent y produire leurs contrelettres, et tentent de lutter contre un private market tout aussi spéculatif que florissant. De plus, des individus provenant de tous les métiers en rapport avec la filière du grain (porteurs, cribleurs, mesureurs…) s’essayent à cette activité fort lucrative. Les listes officielles de courtiers accrédités, régulièrement publiées, n’y changent pas grand-chose31.
17En comparaison, les fontegheri forment un corps d’intermédiaires beaucoup mieux défini puisqu’il s’apparente à un métier, dirigé par un gastaldo et réglé par des statuts capitulaires : ils sont, en quelque sorte, les homologues vénitiens du célèbre biadaiolo florentin Domenico Lenzi32. À Venise, le fondaco de Rialto constitue le principal circuit licite de vente au détail des grains, des légumes secs et surtout des farines. Il joue tout à la fois le rôle de « place de marché » – où convergent au vu et au su de tous l’essentiel des céréales importées par les marchands – et celui de « grenier ducal » – où sont écoulés les grains et les farines de l’annone publique. Thermomètre de la paix sociale, il fait l’objet de toutes les sollicitudes des autorités. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’activité des courtiers du fondaco soit bien plus strictement encadrée. Chaque intermédiaire reçoit en concession deux boutiques ou apoteche : la première, sorte de véritable magasin peut accueillir des volumes en vrac de 60 à 70 setiers, tandis que la seconde, attenante et plus petite, sert à la présentation des échantillons de farine (une fougasse réalisée gracieusement par les boulangers était accrochée à la devanture) ainsi qu’à la mesure et à la vente. Les courtiers jurent de n’accepter en même temps dans leur boutique que les grains ou farines d’un seul marchand, d’utiliser loyalement les mesures qui leur sont remises par les officiers préposés, d’afficher clairement prix et provenances, et de remettre sous huit jours les recettes des ventes à leurs mandants, comptes détaillés à l’appui. Les fontegheri touchent pour leur courtage une rémunération de l’ordre de 3 à 5 % ainsi qu’une gratification en nature, distribuées après vérification des transactions enregistrées par le secrétaire du fondaco. Le prix de vente des farines écoulées par l’annone publique – soit près de 50 % des besoins de la population – est fixé par les autorités, en l’occurrence les Officiers au froment. En revanche, le courtier joue un rôle – que les pouvoirs publics voudraient déflationniste – dans la l’établissement du « juste prix » des grains et des farines des marchands33. Loin de correspondre mécaniquement au prix d’équilibre marqué par la coïncidence entre l’offre et la demande, celui-ci relève aussi de facteurs multiples et complexes comme les relations personnelles et la place des acteurs économiques dans la société, selon une logique d’équité et de justice distributive34.
18L’indépendance et la compétence – théoriques du moins – de l’expert le désignent, en effet, tout particulièrement pour garantir les fragiles équilibres qui fondent le « bien commun » : une opération fondamentale, en aval de la filière céréalière cette fois-ci, mobilise une forme d’expertise afin de faciliter la composition entre divers intérêts contradictoires. Il s’agit de l’établissement du calmiere, c’est-à-dire de l’échelle mobile qui permet de calculer le rapport entre le poids du pain et les variations du cours du froment – le prix du pain, comme ailleurs, restant stable. Le calmiere constitue l’un des principaux instruments de la politique annonaire et il doit refléter les règles d’équité du « bien commun » entre les diverses parties prenantes : les boulangers et les consommateurs, bien sûr, mais aussi les autorités, dont les intérêts multiples combinent des préoccupations financières, un souci de l’ordre public et une certaine idée des rapports sociaux35. Or, l’échelle mobile est obtenue au moyen d’une opération, l’essai ou sazia, rééditée périodiquement, qui vise à connaître et à équilibrer les coûts et les revenus tirés de la transformation en pain d’une certaine quantité de froment. Un échantillon de deux setiers d’une même provenance est alors panifié aux fours publics de Terranova, en présence des magistrats de l’Office du blé et du chef (gastaldo) du métier des pistori. Prix, rendements en farine et en son, puis rendement en pains identiques – tous préparés à partir du poids de farine en vigueur – sont soigneusement consignés. Ensuite, les responsables dressent une liste des coûts qui inclut la mouture, la cuisson (c’est-à-dire le coût de la location du four ainsi que les dépenses de main-d’œuvre et de combustible) et les taxes (la regalia de 10 sous payée depuis 1429). Dans le chapitre des recettes figurent en revanche le produit de la vente des pains et celui de la vente du son, cette dernière devant compenser les fournitures en sel et en huile d’éclairage, non inclues dans les coûts. Au total dépenses et recettes doivent s’équilibrer et le poids du pain est modifié en conséquence. L’ensemble de l’opération pourrait sembler, comme le suggère I. Mattozzi sous forme de question rhétorique, un « simple barème comptable36 ». En fait, il n’en est rien. Comme l’a montré St. L. Kaplan, à partir de l’aveu des autorités parisiennes elles-mêmes, il est impossible « d’établir une relation “juste [et] stable” parce que l’essai donnait des résultats différents suivant les moments et les conditions. La source de cette inconstance n’était point l’erreur humaine ni la mauvaise volonté, bien que les tests fussent aisément loupés ou sabotés ; […] cela tenait à la nature du blé lui-même : le rendement variait avec la qualité de la terre, avec le temps avant et durant la moisson, avec son âge, avec le conditionnement du stockage, etc. […] », si bien « qu’un essai n’était jamais pertinent que le jour où il était effectué37 ». Présent au titre d’expert lors de la sazia, le gastaldo des boulangers doit ensuite veiller à l’application de l’équilibre défini, en contrôlant que le pain écoulé au marché central et dans les boutiques de ses confrères soit bien au poids règlementaire, ce qui n’est d’ailleurs pas de tout repos : les fraudes sur le poids du pain s’avèrent parmi les plus fréquentes et les boulangers fautifs résistent violemment aux saisies qui frappent tous les pains inférieurs de 10 % au poids règlementaire38.
19De fait, dans les périodes de difficultés économiques, de pression fiscale et de forte fluctuation des prix, le calmiere doit être renégocié sous la pression – parfois désespérée – des parties, d’autant plus que ce tarifaire considère les coûts de main-d’œuvre et de combustible des boulangers comme des charges fixes, ce qui était loin d’être le cas. Durant les longues années des guerres de Lombardie, les sazi se succèdent avec régularité jusqu’à la paix de Lodi, le plus souvent à la demande pressante du gastaldo des boulangers dont les confrères menacent d’abandonner en bloc les boulangeries. L’« expert » devient alors porte-parole des intérêts particuliers du corps de métier dont il est issu, alors que la « juste rémunération » de ce même métier est sacrifiée aux impératifs du « pain social » et à ceux du profit des marchands…39
20De nombreux individus ou groupes professionnels assimilables à des experts interviennent donc à un stade donné de la filière du grain, soit au travers d’une procédure particulière de la chaine opératoire (estime, sazia du calmiere), soit en assurant une intermédiation lors des transactions. Ils concourent de la sorte à estimer la valeur des choses tant à des fins commerciales et « morales » (déterminer le « juste prix » du grain et le « juste poids » du pain) que fiscales. En vérifiant et en garantissant la qualité des blés, ils jouent un rôle très important non seulement dans l’orientation des denrées vers tel ou tel circuit de commercialisation ou de stockage, mais aussi dans la défense de la sécurité alimentaire du consommateur. Le nombre de ces individus croît à la fin du Moyen Âge, mais cette hausse quantitative ne saurait cacher leur hétérogénéité : nos « experts » diffèrent fortement de par leur statut social, de par l’exercice ou non d’une profession principale étroitement liée à leur compétence, ou encore de par les raisons et les formes de leur intervention. Mais tous ont en commun de détenir un savoir pratique reconnu, qui justifie leur mobilisation au cours d’une situation d’expertise. L’évolution à la fin du Moyen Âge est à une certaine « professionnalisation » de ces individus, du moins pour certains d’entre eux, même si le lien avec le cadre du métier reste fondamental : un salaire s’ajoute désormais fréquemment à l’indemnité qui était censée compenser un service d’une lourdeur croissante. Une bonne rémunération paraît, en effet, une condition déterminante pour assurer la position d’impartialité requise, même si, dans la pratique, il est bien rare que l’expert se fasse le garant des fragiles équilibres du « bien commun ».
Notes de bas de page
1 ASVe, GP, SG, reg. 84, 18 février 1441, f° 30v°-34r°.
2 Voir, à ce propos, les considérations générales de Feller, Verna, 2012.
3 La connaissance des mécanismes du marché du grain et des hommes qui l’animent se heurte en effet à Venise à un problème de sources, qui interdit une étude approfondie des prix et de leur formation, comme cela a pu être fait, par exemple, pour Florence au xive siècle, ou pour Mantoue à l’époque moderne : La Roncière, 1982, en particulier pp. 103-125, 465 sqq. ; Corritore, 2000, en particulier pp. 233-260. Aucune mercuriale n’a été conservée à Venise pour la fin du Moyen Âge et il n’y a malheureusement aucune source comparable à l’œuvre – inclassable il est vrai – du biadaiolo florentin Domenico Lenzi (Il libro del biadaiolo).
4 Sur la question du « bien commun », parmi une abondante bibliographie, on se limitera à citer les récentes comparaisons européennes rassemblées par Lecuppre-Desjardin, Van Bruaene, 2010, pp. 1-9 et la contribution de Van Dixhoorn, 2010.
5 Faugeron, 2014, p. 62.
6 Ginatempo, 2001, en particulier pp. 141-145. Voir également le chap. 2 « Ravitaillement alimentaire et finances publiques (xiiie-xve siècles) » dans Faugeron, 2014, en particulier pp. 94-95 et 135-137.
7 Pour une relecture récente de la « crise des années 1300 » dans les espaces méditerranéens : Bourin, Drendel, Menant, 2011. Sur l’impact de cette conjoncture à Venise : Faugeron, 2014, en particulier pp. 185-188.
8 Sur la fiscalité vénitienne pesant sur les produits alimentaires : ibid., en particulier pp. 96-97 et 239-250.
9 C’est le cas notamment pour le vin, produit qui est commercialisé sur une multitude de circuits distincts : Id., 2013a.
10 Sur les circuits vénitiens du grain et des farines : Id., 2009.
11 ASVe, PBia, busta 2, capitulaire 4, 3 janvier 1497, f° 57v°. Il faut obtenir une majorité des ⅔ au Collège du blé pour pouvoir déroger à la tare maximale de 8 %.
12 Faugeron, 2009, p. 432 et Id., 2014, en particulier pp. 653-656 et 677-701.
13 Sur le système des contrats d’importation : Id., 2014, pp. 185-203.
14 ASVe, PBia, b. 2, capit. 4, 11 janvier 1496, f° 50r°.
15 Deliberazioni del Maggior Consiglio, vol. 2, pp. 287-289 (15 octobre 1276) et vol. 3, p. 412 (13 novembre 1296).
16 Les artisans chargés par la commune ou par le métier de contrôler la qualité des denrées mises sur le marché sont parfois qualifiés de sapientes‚ à l’instar du boucher Domenico Bozza, devenu gastaldo en 1472 : Faugeron, 2014, en particulier p. 625. Ce terme peut alors être traduit par « sachant(s) » qui, s’il n’apparait pas dans les sources vénitiennes, est néanmoins attesté en français pour la fin du Moyen Âge.
17 ASVe, Pbia, b. 1, capit. 2, 14 octobre 1423, f° 6r° : « […] che la son gran fatiga e desviamento dele suo bottege‚ senza alcuna utilitade ».
18 ASVe, Pbia, b. 1, capit. 2, 5 janvier 1426, f° 18r°.
19 ASVe, PBia, b. 2, capit. 3, 28 septembre 1478, f° 104v° : les estimateurs sont qualifiés d’« insuficienti et mal pratici a cusì fatto exercitio ».
20 ASVe, PBia, b. 2, capit. 4, 8 novembre 1486, f° 29r°.
21 ASVe, PBia, b. 2, capit. 3, 28 septembre 1478, f° 104v° : « […] che per li provededori ale biave siano eletti 12 stimadori‚ videlicet 4 per texera dela sorta et condition che antigamente sollea esser zoè 4 fontegeri‚ 4 pistori et 4 altre persone o mercadanti o come parerà a dicti signori li quali dapoi sagramentadi siano mesi in 3 bosolli‚ zoè 4 fontegeri in uno bosollo‚ 4 pistori in un altro et li 4 altri in un altra et ogni fiata che se trazerà una tessera sia trato uno per bosollo tocha a chi se voia. Et mesi in 3 altri bosoli vuodi fino serano tratti tuti et poi comenzar un’altra fiata et a questo modo queli serano compagni una fiada non serano l›altra. Et siano per do anni possando esser confermadi de do anni in do anni come meriterano suo portamenti. Item che ogni fiata cheli anderanno a stimar i formenti i debino esser sagramentadi per li provededori ».
22 ASVe, PBia, b. 2, capit. 4, 8 novembre 1486, f° 29r° : « [...] aldide le continue querele et lamentation de mercadanti che se duolno che sopra bone farine per manchamento et pocho hordene de stimadori vien guaste le suo farine ne le botege metando farine chative et farine grose sopra bone farine menude‚ et questo per esser solo una man de stimador che son tre‚ deli qual scarsamente se ne trova uno in fontego el qual per esser solo et in lui sollo la libertà non atende se non ala utilità sua et a compiazer a chi li piaze et non guardando pur le farine fa meter una sorta de farina sopra l’altra como è deto con danno grandissimo de mercadanti et dano et vergogna dela terra [...] ».
23 Bonfiglio Dosio, 1995, en particulier p. 585.
24 ASVe, PBia, b. 1, capit. 2, 11 décembre 1452, f° 89r°.
25 ASVe, Dieci, reg. 21, 3 janvier 1484, f° 189r°. Le Collège du Blé parle d’unus sufficiens nuntius : ASVe, PBia, b. 2, capit. 3, 3 août 1464, f° 14r°.
26 Les facteurs des magistratures annonaires recevaient ainsi parfois l’ordre de se travestir en moines ou en pèlerins afin de ne pas susciter une brusque hausse des cours à leur arrivée sur les marchés !
27 Faugeron, 2014, pp. 250-257.
28 Ibid., pp. 255-256.
29 Par exemple : ASVe, GP, SG, reg. 166, 28 septembre 1477, f° 69r°-71r°.
30 Par exemple : ASVe, PBia, b. 1, capit. 2, 19 août 1429, f° 29r°.
31 Faugeron, 2014, en particulier pp. 655-656 et 678-680.
32 Pinto, 1978. Leur capitulaire figure dans celui des Officiers au froment : Capitolare degli ufficiali al formento, pp. 95-106.
33 Sur les fontegheri et le fondaco : Faugeron, 2009 et Id., 2014, pp. 560, 601 et 677-689.
34 Sur le concept de « juste prix » et son rapport avec le « prix d’équilibre », dans une optique économiste « néoclassique » : De Roover, 1958 ; Langholm, 1992. Pour les relectures récentes du concept de « juste prix », voir la synthèse de Menjot, 2008.
35 Rien d’étonnant à ce que les calmieri aient été considérés comme l’une des manifestations privilégiées du concept « d’économie morale ». Sur les calmieri, se reporter aux travaux de Mattozzi, 1983 et de Guenzi, 1977.
36 Mattozzi, 1983, p. 197.
37 Kaplan, 1996, p. 470.
38 Pour des exemples tirés des archives criminelles : Faugeron, 2014, pp. 698-699.
39 Ibid., p. 700.
Auteur
Université Paris-Sorbonne‚ UMR 8596/Centre Roland Mousnier
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