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Conclusions. Mutations impériales

p. 269-274


Texte intégral

1Les Empires espagnols et portugais sont issus d’une même matrice, celle de la monarchie universelle catholique. Toutefois, nous venons de voir qu’il n’existe plus de modèle impérial ibérique au XIXe siècle1. La divergence débute dans le dernier tiers du siècle précédent quand les réformes de Pombal et celles de Galvez imposent des directions opposées : quand l’un supprime la discrimination ethnique dans l’accès aux fonctions administratives, accordant ainsi un rôle majeur aux élites locales dans l’administration impériale, l’autre entame un processus de mise à l’écart des créoles de ces mêmes fonctions. La divergence s’amplifie avec la crise de 1808 qui donne un statut tout particulier à l’outre-mer quand le roi et la Cour du Portugal se réfugient au Brésil alors que Ferdinand VII laisse le trône à Napoléon. Par la suite, les moyens n’étaient pas les mêmes. Malgré l’effondrement des moyens de la couronne, l’Espagne a été capable d’envoyer des corps expéditionnaires aux Antilles dès 1815, Cuba et Porto Rico devenant pour un siècle des territoires fortement militarisés. Pour maintenir sa présence en Asie et en Afrique, le Portugal ne disposait ni des ressources humaines ni des ressources financières pour mener une autre politique que celle d’un contrôle de fait de l’outre-mer par les élites locales.

2Le paysage qui s’est dégagé après la tourmente indépendantiste américaine est là encore fort différent2. L’Espagne conserve deux vieilles colonies de peuplement aux Antilles alors que le Portugal ne dispose que d’enclaves, de comptoirs, dans des zones où existe une forte population autochtone. Par la persistance d’une même dynastie de part et d’autre de l’Atlantique et par le rôle clé de l’esclavage, Le Brésil indépendant est étroitement lié aux territoires africains du Portugal et reste ainsi inclus dans les circulations et la logique impériale d’un espace lusophone, ce qui réduit considérablement l’ampleur de la rupture entre la métropole et le territoire qui était sa principale colonie. À bien des égards la continuité domine3. Rien de tout cela n’existe entre l’Espagne et ses anciens territoires de l’Amérique continentale, ni entre ces derniers et les colonies du XIXe siècle. Le lien entre le Mexique – la perle de l’Empire espagnol comme l’était le Brésil pour l’Empire portugais – et les Philippines est en particulier rompu.

3Dans un premier temps, le pacte qui s’est établi entre la couronne d’Espagne et les élites créoles cubaines pouvait laisser croire à la persistance d’une voie ibérique commune connaissant une reformulation de ses fondements à la lueur de la nouvelle situation créée par les indépendances américaines. En effet, avec la liberté du commerce, la saccharocratie cubaine souhaitait se diriger vers une autonomie proche du statut que l’Angleterre avait octroyée à la Jamaïque, une autonomie entièrement au service de cette élite esclavagiste4. L’exemple antillais faisait même resurgir en métropole le rêve d’une monarchie composée dans les provinces basques et en Navarre5. Toutefois, la société antillaise n’avait rien à voir avec la société de l’Inde portugaise et l’on sait ce que le libéralisme métropolitain a fait des projets autonomistes d’Arango. Aux Philippines, seul territoire où le poids écrasant de la population autochtone pouvait s’apparenter aux territoires asiatiques de la couronne portugaise, le choix qui est fait dans ces années-là n’est en aucun cas celui de l’inclusion des élites locales descendantes de métropolitains. L’émergence d’un sentiment philippin dans les rangs de ce groupe pourtant réduit y est durement réprimée6.

4À partir des années 1830, les Empires espagnols et portugais suivent donc des trajectoires très différentes. Quand Lisbonne change de politique à l’égard de son outre-mer dans les années 1880, elle se rapproche de l’autoritarisme espagnol au moment même où les effets de celui-ci conduisaient à la crise du mode « prétorien » de gouvernement forgé dans les années 1830. Les Espagnols n’ont d’ailleurs jamais cherché leur inspiration du côté portugais, même chez les réformateurs antillais qui faisaient plutôt référence au modèle canadien7.

5S’il n’y a pas de modèle ibérique, le regard porté dans ce livre sur les administrateurs en outre-mer permet-il de mieux cerner les contours d’un modèle colonial espagnol ? Plusieurs points doivent, me semble-t-il, être mis en avant.

6La vision des empires coloniaux du XIXe siècle comme projection des États nations a été mise à mal par l’historiographie depuis une quinzaine d’années8. Le cas espagnol, celui d’un État européen où le modèle de l’État nation s’applique mal, ne fait que renforcer cette interprétation. La permanence d’une logique impériale est patente, c’est-à-dire une logique qui fait cohabiter des espaces différents sous des normes juridiques diverses, qui fait vivre dans un même temps l’inclusion et la différence hiérarchisée9.

7Concrètement, métropoles et outre-mers ont toujours été des espaces de droit différents, les normes régissant les carrières des employés des territoires d’outremer se caractérisent par leurs diversités : à quelques très rares exceptions (dont la garde civile), les tentatives pour les uniformiser ont échoué. Les normes assimilationnistes adoptées à partir de 1885 n’ont pu faire disparaître la différence entre la métropole et les colonies car elles touchaient au cœur même de la construction impériale : l’inégalité entre les natifs des deux espaces impériaux. Par ailleurs, la logique centre/périphérie s’avère insuffisante pour essayer de comprendre le fonctionnement de l’ensemble impérial. En effet, malgré la création d’un ministère de l’Outre-mer en 1863 et malgré les réformes d’esprit assimilationniste de la fin de la période, Fernando Póo et les Philippines sont considérés jusqu’en 1898 comme des mondes différents des Antilles. En métropole, il y a même une ambiguïté sur le caractère colonial de ces derniers territoires : le cours de colonización dispensé à partir de 1870 à l’Université centrale de Madrid et le manuel qui en était issu portaient uniquement sur les Philippines10.

8Cette diversité apparaît clairement dans la présence et les modes de l’administration impériale. L’encadrement administratif est beaucoup plus fort aux Antilles qu’aux Philippines. Cette différence entre colonies de peuplement et territoires avec forte population autochtone s’observe aussi dans les autres empires coloniaux11. L’originalité de l’Empire espagnol se situe toutefois dans la comparaison avec la Péninsule : l’encadrement administratif civil n’y est que faiblement plus important qu’à Cuba. En effet, nous avons vu que le nombre d’habitants par employé de l’État y est assez proche de celui de Cuba (un pour 509 habitants contre un pour 650 habitants)12. Cet encadrement cubain serait même supérieur à celui de la Péninsule si l’on exclut la population servile. Si l’on ajoute les militaires, la présence étatique est proportionnellement plus forte dans les Antilles qu’en Péninsule en 1860. Ce résultat que permet l’approche quantitative constitue un cas unique dans le panorama des empires du XIXe siècle. Il est le reflet de la faiblesse numérique de l’administration espagnole d’État, de la place privilégiée de Cuba comme réservoir administratif pour les classes moyennes de la Péninsule et enfin de la très forte militarisation des Antilles. Cette dernière représente une des principales facettes du caractère coercitif de l’Empire espagnol, un empire dont le premier et rare corps constitué à l’échelle impériale est symboliquement la garde civile13.

9Un autre élément marquant de l’étude des administrateurs de l’Empire espagnol est la nécessité de dépasser l’opposition entre métropole et colonies pour comprendre le fonctionnement des structures administratives. Sociétés coloniales et société métropolitaine sont inextricablement liées. L’examen des recrutements et des carrières (qui reste à approfondir avec davantage d’études de cas) montre que nous sommes face à une logique complexe dans laquelle se mêlent le poids considérable de la demande sociale en emplois publics dans la Péninsule et le poids de même nature existant en outre-mer. La présence beaucoup plus forte que l’on pouvait le supposer d’individus nés en outremer dans l’administration de ces territoires en est une illustration. Le poids de ces demandes sociales s’incarne en l’existence de réseaux de relations qui s’articulent dans le cadre impérial. X. Huetz de Lemps l’a montré pour les Philippines14, nous l’avons vu avec le cas de Vicente Vázquez Queipo étudié dans ce livre où l’on suit un homme bénéficiant de plusieurs patronages successifs en recomposition (autour du comte de Toreno, d’Alejandro Mon et de Bravo Murillo). Il serait nécessaire de mettre à jour par des études de cas l’ensemble de la chaîne de ces réseaux de part et d’autres des océans. On ne peut comprendre l’administration d’outre-mer sans avoir à l’esprit qu’elle avait aussi une fonction de soupape de sécurité pour absorber une demande sociale en emplois destinés à des couches sociales moyennes qui ne pouvaient trouver des débouchés dans la Péninsule. L’outre-mer offrait un nombre d’emplois publics civils d’État, représentant plus de 15 % de l’ensemble des emplois publics civils du même type qui existaient dans la Péninsule en 1860 (et près de 20 % si l’on inclut les douaniers). Les contemporains ne s’y trompaient pas quand ils critiquaient « […] l’ardeur immodérée à créer des emplois pour satisfaire des demandes émanant de la Péninsule15 ». Cette réalité sociale alimentait ainsi une pratique clientéliste de la gestion de l’administration d’État qui, en métropole comme en outre-mer, caractérisait l’État espagnol. Cette pratique incluait dans les colonies les mêmes secteurs sociaux que dans la Péninsule, des secteurs constitués d’hommes dépendant de nominations à l’échelle locale opérée par des péninsulaires, mais aussi par des créoles. Des familles créoles, en particulier celles qui envoyaient leurs enfants faire leurs études à Madrid, étaient elles-mêmes bien intégrées dans les réseaux de clientèles centrés sur la capitale et parvenaient à occuper certains emplois publics dans la Péninsule. Nous l’avons vu pour les juges ou pour les sous-secrétaires du ministère d’Outre-mer. Ainsi, l’opposition entre créoles et péninsulaires n’était pas la seule ligne d’antagonisme existant dans le recrutement des employés d’outre-mer. Elle masquait le poids croissant des employés péninsulaires qui restaient en outre-mer et dont les enfants alimentaient dans ces mêmes territoires la demande sociale en emplois publics. Ces enfants n’étaient plus toujours lisibles en termes d’opposition entre péninsulaires et locaux. Elle masquait surtout des luttes d’influence péninsulaire ayant des ramifications dans les sociétés d’outre-mer, ainsi que des luttes au sein même de la société locale. C’est probablement aussi dans cette perspective qu’il faut aborder les conflits entre les capitaines généraux et les audiences ou les services des Finances. En arrivant à la tête d’un territoire, pour un mandat de plus en plus bref, comme nous l’avons vu, un nouveau capitaine général se trouvait à la tête d’un ensemble administratif et militaire dont l’origine était le fruit de l’influence de couches successives de réseaux de pouvoir. Pour exceptionnels qu’ils fussent, ses pouvoirs s’en trouvaient par définition beaucoup plus limités que ne le laisserait supposer le célèbre décret de 1825. Ceci nous renvoie à une conception de l’Empire comme un ensemble complexe et instable de réseaux de tous ordres (réseaux professionnels, réseaux des négociants, réseaux familiaux, solidarités régionales…) entre des territoires aux statuts différents, ces réseaux constituant l’armature qui permet à l’ensemble de tenir16.

10L’État colonial a parfois été comparé à l’État moderne. La notion de fiscalmilitary state forgé par John Brewer pour l’Angleterre a donné lieu à des débats très fertiles pour analyser la Monarchie espagnole du XVIIIe siècle, pour mieux mettre en lumière les différences avec la Monarchie britannique. La guerre n’y a pas joué un rôle de moteur économique et de structuration d’un marché interne du crédit public qui est resté trop étroit pour déclencher le cercle vertueux de la croissance17. La crise politique des années 1793-1815 amène la guerre et avec celle-ci l’effondrement de l’État. Les ressources de celui-ci sont brutalement réduites pour un demi-siècle, ce qui conduit à recourir au crédit à l’extérieur de la Monarchie, à un prix très élevé18. Les conditions d’un État fiscalo-militaire s’éloignent ainsi encore davantage. Quand la situation s’améliore par la suite, les moyens de l’État restent limités et le système fiscal libéral reste trop peu productif et trop contrôlé par les élites de la terre ou de la finance pour faire de la guerre un moteur économique19. L’État espagnol du XIXe siècle répugne à faire la guerre. Quand il la fait, c’est précisément dans des opérations coloniales modestes qui, en dehors du Maroc échouent.

11Peut-on faire un parallèle avec l’État moderne absolutiste comme cela a été fait pour la France20 ? S’il peut y avoir des analogies, comme la faiblesse des effectifs de l’administration, le caractère coercitif, l’inégalité juridique, cellesci peuvent aussi bien s’appliquer à l’État péninsulaire qu’à l’État impérial. Or l’État espagnol libéral n’est pas l’État d’Ancien Régime dont l’existence même, dans le sens contemporain de l’État, a été mise en doute21. La société corporative d’Ancien Régime, et donc la légitimité et la finalité de son mode de gouvernement, sont anthropologiquement différentes de celle du XIXe siècle22. La culture politique et juridique qui l’irriguait lui permettait de penser l’empire comme une monarchie composée. La rupture qui intervient en 1808 fut profonde et sans retour possible23. L’État libéral repose sur de nouveaux fondements, en particulier sur la souveraineté de la nation, donc sur le droit du « peuple » à se gouverner par lui-même, même si la réalité sociale conduisait à l’exclusion d’un grand nombre au nom du maintien de l’ordre24. Ce changement amena à penser l’inégalité dans l’Empire sous un angle nouveau, d’où la rupture de 1837. Il perdurait toutefois des pratiques et des modes de régulations sociales, en particulier la longue persistance des corps intermédiaires, de l’inégalité juridique (le premier Code civil est promulgué en métropole en 1889 !) et du poids des réseaux personnels de patronage et de clientélisme, en particulier dans l’administration d’État. Ces traits, nous l’avons vu au travers des employés, sont encore plus prégnants et plus persistants en outre-mer. De plus, la transformation profonde de la société antillaise par le poids de l’esclavage dans la première moitié du XIXe siècle, n’engendre pas un monde profondément différent. La dimension du phénomène était beaucoup plus limitée sous l’Ancien Régime mais sa nature restait la même. Ces traits attestent que l’Empire colonial espagnol du XIXe siècle n’est pas radicalement nouveau. Il s’agit d’une reformulation, d’un enrichissement du « répertoire des techniques impériales25 », lié aux mutations de l’État péninsulaire et du nouvel ordre mondial issu de la tourmente révolutionnaire qui a débuté en Europe à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, le passage de l’empire universel à l’empire colonial ne correspond pas à une rupture entre deux modèles « purs », mais bien plus à un processus de transformation dans lequel domine l’obsession de conserver les territoires d’outre-mer en s’adaptant aux circonstances impériales et internationales. Ceci prouve toute la plasticité des dispositifs impériaux. Par conséquent, dans le cas espagnol, l’État colonial n’est pas une forme exceptionnelle de système politique. En revanche, cet État n’échappait pas à la contradiction inhérente à tous les empires européens du XIXe siècle : la nécessité de trouver des collaborations dans les sociétés coloniales entrait tôt ou tard en conflit avec le principe de la souveraineté nationale26. Beaucoup plus tôt qu’ailleurs, en 1898, la contradiction se solda par la rupture. À cet égard, l’Empire espagnol serait précurseur.

Notes de bas de page

1 Voir ici Cabral de Oliveira, Carreira, « Existe-t-il un modèle ibérique ? », pp. 253-268.

2 Hammett, 2011.

3 Paquette, 2014.

4 Piqueras, 2005, pp. 101-102.

5 Portillo Valdés, 2006b.

6 Llobet, 2009.

7 Piqueras, 2005, pp. 111-113 ; Alonso Romero, 2002, pp. 30-31.

8 Cooper, 2010.

9 Burbank, Cooper, 2010, chap. 1.

10 Maldonado Macanaz, Principios generales.

11 Thenault, 2013, pp. 237-238.

12 Voir ici Luis, « Aproximación cuantitativa », pp. 75-96.

13 Godicheau, 2014.

14 Huetz de Lemps, 2006, chapitre 7.

15 « […] el inmoderado afan de crear empleos para satisfacer peticiones en la península », cité dans Ruiz Gómez, Exámen crítico, p. 14.

16 Magee, Thompson, 2010 ; Lambert, Lester, 2006, pp. 1-31.

17 González Enciso, 2008 ; Torres Sánchez, 2007.

18 Luis, 2011.

19 Pro Ruiz, 2008.

20 Frémigacci, 1993.

21 IL s’agit d’un vieux débat entamé dans les années 1980. Pour les mutations de la notion d’État : Portillo Valdés, 2002.

22 Agüero, 2006.

23 Dedieu, 2010.

24 Sur cette contradiction, je renvoie à Godicheau, Risques Corbellá, 2016 (à paraître).

25 Burbank, Cooper, 2011, p. 602.

26 Cooper, 2010, pp. 40-45.

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